La géopolitique des séries
À la Géopolitique des séries de Dominique Moïsi, il manque une théorie de la représentation. Nous y remédions par une contre-analyse de Game of Thrones, House of Cards et Mad Men.
Jeudi dernier a commencé sur Arte la diffusion française de la seconde saison d’Okkupert, la série norvégienne qui imagine que le pays, abandonné par l’Union européenne, tombe sous contrôle russe. Il n’y avait pas de meilleure occasion pour se pencher sur la géopolitique des séries, à partir de l’ouvrage de Dominique Moïsi paru l’année dernière chez Flammarion. Son analyse, nous le montrerons, est insuffisante : après en avoir démonté la logique d’ensemble, nous proposons une contre-analyse de Game of Thrones qui relève de l’appropriation de la peur plus que de sa propagation et dégageons à partir de Mad Men l’équivocité essentielle jouée par la critique de soi dans la culture américaine, qui est bien plus qu’un simple reflet du déclin.
Dominique Moïsi propose une analyse du contenu « géopolitique » d’un ensemble de séries aux thématiques géopolitiques, extrêmement populaires, et de grande qualité, et notamment de Game of Thrones. Sa thèse, qui a le mérite d’être simple, donne son sous-titre à l’ouvrage : ces séries exprimeraient un « triomphe de la peur » et la plongée progressive du monde occidental dans une attitude pessimiste.
Ainsi, Game of thrones traduirait une peur du chaos, Downton Abbey une nostalgie de l’ordre et de la grandeur passée, Homeland, un sentiment de fragilité et de vulnérabilité de l’Amérique face au terrorisme, House of cards, une défiance complète des Américains vis-à-vis de leur système politique. Tout en montrant à quel point le discours des séries s’est mélangé au discours des journalistes, et supposant que les séries influencent le monde autant qu’elles s’en inspirent, il suggère de réaliser des séries optimistes et positives, dont il propose un exemple de scénario dans le dernier chapitre de son livre, qui montrerait, sous le titre Balance of Power, les relations complexes et pourtant constructives entre les deux leaders d’un monde apaisé : les Etats-Unis et la Chine.
Reflets contre katharsis
En somme, la démonstration de Dominique Moïsi se déroule en trois étapes : a/ les séries expriment l’angoisse géopolitique des masses dans un monde incertain ; b/ leur message étant amplifié par les médias, elles contribuent à leur tour à ce « triomphe de la peur » ; c/ en conséquence, si nous voulons vivre dans un monde plus apaisé, nous devrions nous atteler à la réalisation de séries plus optimistes. Moïsi prétend donc ainsi déceler un triple mécanisme de reflet à l’œuvre dans son objet : des émotions sur les séries, des séries sur les médias, et des médias sur les émotions. Comme toutes les théories du reflet, celle-ci est insuffisante et nous allons vous expliquer pourquoi.
Peur montrée ou peur vécue ?
Selon notre auteur, les séries qu’il étudie « reflètent, de manière assez fidèle, notre mélange de fascination et de peur à l’égard du système international chaotique qui est le nôtre aujourd’hui ». Mais quel raisonnement au juste lui permet-il de conclure que nos chères séries expriment « un triomphe de la peur » ? En montrant un monde chaotique ou violent, elles rendraient compte d’une émotion collective, ce qui expliquerait leur succès. On voit d’emblée la pauvreté du principe d’interprétation : l’émotion représentée est identifiée à l’émotion vécue, sans imaginer un instant que la fascination pour la peur pourrait, par exemple, venir de l’ennui que ressentent les citoyens occidentaux dans leurs vies trop douillettes – et même lorsqu’elles jouent sur des peurs réelles, leur fonction peut aussi bien être de les domestiquer par la reformulation esthétique que de les décupler par les sensations fortes.
En somme, il manque à notre auteur les rudiments d’une théorie de la représentation. Nous ne nous aventurerons pas ici sur ce terrain, et nous contenterons de signaler qu’un certain philosophe grec voyait déjà dans le sentiment de terreur un ingrédient essentiel de la fiction : non pas simplement comme reflet des émotions du spectateur, mais comme purgation (katharsis) de celles-ci. Une telle réflexion aurait également évité de voir des révolutions là où les continuités sont évidentes : comment croire que la critique des dirigeants politiques mise en scène par House of Cards exprime un sentiment du déclin né avec les attentats du 11 septembre, quand ses ressorts ne sont pas autres que ceux de Macbeth et Richard III, comme l’auteur le reconnaît d’ailleurs lui-même à l’occasion (p. 146) ?
Les médias captifs des séries ?
Dominique Moïsi remarque également que les discours des séries sont désormais repris par les plus grands médias traditionnels et deviennent une sorte de clef de lecture du monde contemporain. Les exemples, en effet, ne manquent pas : « Game of Thrones Comes to Saudi Arabia » (New York Times), « La dernière saison de Game of Thrones » (Vatan-é Emrouz, journal ultraconservateur iranien), « Game of Thrones » (Time, avec Georges W. Bush et Bill Clinton en couverture).
Et certes, alors que Trump est le premier président qui, de star de la télé réalité, est devenu président des Etats-Unis, on peut concevoir une certaine inquiétude sur la disparition des frontières entre fiction et réalité. Mais ce serait une interprétation bien trop rapide : en réalité les séries, devenues les références communes de nos sociétés, fournissent les mots de nos analyses, mais rarement leur contenu. Les personnages de Game of Thrones ou House of Cards peuplent aujourd’hui notre univers symbolique comme il y a quelques décennies encore on disait « lui, c’est un Rastignac » ou « elle, c’est une Bovary ». Il s’agit d’une nouvelle grammaire, mais non d’un nouveau paradigme. Prétendre autre chose, c’est en rester à la une sans ouvrir le journal.
Pour un art optimiste ?
Sur ce dernier point, nous répondrons par une image, création artistique du début des années 50 appelant à la construction commune d’un monde pacifique :
Est-ce ce là la voie que M. Moïsi souhaite ouvrir à la création contemporaine ?
Esthétique de la Realpolitik
Nous avons voulu mettre en doute par ces quelques remarques la structure du projet théorique de M. Moïsi. Mais une théorie esthétique ne se soutient en dernière instance que de l’analyse des œuvres. Intéressons-nous donc d’un peu plus près à celle qui forme le pilier de son argumentation : Game of Thrones, exemple iconique, selon lui, du triomphe de la peur et du chaos dans la fiction occidentale.
L’ordre derrière le chaos
Cette série exprimerait la fascination et la crainte pour le chaos et la complexité des aléas brutaux de notre monde multipolaire depuis la fin de la Guerre froide et de la stabilité géopolitique relative qui l’accompagnait. Or la série présente bien un univers chaotique ; mais derrière une impression de grande confusion et de complexité des alliances, sa narration offre une structure remarquablement claire et on peut même admirer la chorégraphie que forment des événements tous préparés de longue date par des indices savamment orchestrés. Le grand mouvement de simplification et de dénouement se caractérise, dans la saison 6, avec le châtiment de “Little finger”, personnage particulièrement désagréable et vicieux, et les retrouvailles de tous les enfants de la famille Stark, puis se poursuit dans la saison 7, avec la rencontre amoureuse miraculeuse de Jon Snow et Danenerys, les deux personnages principaux qui ne s’étaient jusque là jamais rencontrés et dont l’union des forces débloque également la situation sur le plan stratégique. – Plutôt qu’un tournant dans la structure du récit, nous ne pouvons que constater une remarquable reprise des conventions classiques — celles, par exemple, de L’Avare de Molière qui présente des situations inextricables jusqu’à ce que tout le monde se découvre des liens de parenté qui permettent le mariage des jeunes amants.
Mais qu’en est-il avant ce geste final de simplification, dans le mouvement même des péripéties et des retournements d’alliance qui forment le tissu même de la série ? M. Moïsi considère que le succès de la série réside en cela que les séries sont devenues aussi complexes que la réalité. Moïsi cite notamment la journaliste Alyssa Rosenberg, qui avait proposé dans Foreign Policy une transposition systématique entre le Moyen-Orient et la série américaine :
Comme on le voit, cette comparaison revient à faire des « islamistes » et des « Kurdes » des ensembles homogènes et unis : il n’y a pas du tout assez de protagonistes dans la série, qui pourtant n’en manque pas, pour représenter ne serait-ce qu’une portion infime des personnes impliquées dans le conflit syrien. Il serait donc beaucoup plus naturel de supposer que Game of Thrones permet au spectateur de réfléchir à des conflits qui ressemblent au réel, qui en ont la complexité apparente, mais qui sont au fond d’une très grande simplicité, et par conséquent plus agréables à analyser.
Au fond, la véritable caractéristique de la série serait donc sa simplicité et non sa complexité. Les exemples ne manquent pas : ainsi, lorsque Jon Snow accepte que les nomades vivant au Nord du Grand mur traversent celui-ci pour ne pas être massacrés par les « Marcheurs blancs » , l’auteur y voit une reprise du geste d’Angela Merkel acceptant d’accueillir un million de réfugiés en Allemagne. Cependant, force est de constater que, une fois la décision prise par Jon Snow, qui est sévèrement critiqué pour cela, les « réfugiés » sont accueillis, et, après quelques péripéties qui durent durant toute la saison 6, le problème est résolu. La série présente donc des problèmes similaires aux nôtres, avec la différence notable qu’ils peuvent être résolus facilement dès lors qu’un héros prend la décision juste.
Le manichéisme derrière l’exotisme
Dominique Moïsi, de même que la plupart des commentateurs de la série, s’étonne, que la série ne soit pas « manichéenne ». Mais une telle assertion ne résiste pas à l’analyse. Il existe dans la série, qu’on l’accepte ou non, une distinction très claire entre les gentils et les méchants. Jon Snow, Arya Stark, Lady Brienne, ou Tyrion Lannister, par exemple, sont des personnages toujours positifs. Et la cruauté dont fait preuve Daenerys ne trompe personne : certes, elle crucifie les aristocrates de la ville aux esclaves, mais il s’agit uniquement d’une punition disproportionnée pour les violences qu’ils avaient commises, présentée comme maladroite, mais certainement pas comme profondément mauvaise – prouvant l’intransigeance du personnage plutôt que sa violence. Il ne s’agit donc pas de brouiller nos repères moraux, mais à l’exact inverse de nous permettre de les retrouver dans un univers exotique, en l’occurrence féodal, où ils ne peuvent plus prendre la même forme ni correspondre aux mêmes degrés de violence.
De l’autre côté, il existe une panoplie de « vrais méchants » dont les personnages principaux se vengent pour la plus grande délectation du spectateur. Ainsi, Ramsay Bolton est une figure du mal absolu, dévoré finalement par ses propres chiens après avoir été démoli à mains nues par Jon Snow, vengeant ainsi sa sœur que Bolton avait atrocement brutalisée au cours de leur mariage.
En revanche, comment expliquer, et là réside le véritable mystère, que tout le monde s’étonne que la plus populaire série au monde, qui dure environ 60 heures, et présente une cinquantaine de personnages principaux, ne soit pas caricaturalement manichéiste (bien qu’elle le soit quand même au fond) ? La plupart des spectateurs restent probablement, au fond, universalistes, mais drapent leur universalisme derrière un réalisme ostentatoire, dont se revendiquent en permanence la plupart des personnages.
La série autocritique, stade ultime du capitalisme
Alors même que ce livre est paru avant l’élection de Donald Trump, le livre de Moïsi constate à travers les séries l’émergence d’un sentiment de déclin de la puissance américaine. Ce sentiment de déclin serait à l’origine de la popularité de séries autocritiques voire autodestructrices dont il reconnaît la qualité tout en déplorant le pessimisme qu’elles contribuent à valoriser. Si nous partageons le constat de l’autocritique, nous pensons que, si elle est apparue récemment dans les séries, elle existe en revanche de longue date dans la culture américaine. Elle est au contraire une des sources de l’hégémonie américaine sur le monde, comme nous le montrera l’analyse de Mad Men, qui, bien que non géopolitique dans son thème, propose dans sa dernière saison une analyse complète de la grandeur de l’Amérique, et, derrière elle, du nouvel esprit du capitalisme.
Le terrorisme ne rend pas autocritique
Moïsi constate assez rapidement que les séries américaines sont marquées par une autocritique généralisée à l’égard du système américain, notamment House of Cards, ce qui témoignerait d’un déclin de la puissance américaine. Qu’est-ce qui explique cette apparition de « la peur » des Etats-Unis, et d’un sentiment de vulnérabilité profond ? La réponse proposée a le mérite de la concision : les attentats du 11 septembre.
D’une part, il semble contestable de mettre sur le même plan l’expression de peurs et la critique du système américain. L’expression des peurs de l’Amérique (notamment vis-à-vis du terrorisme) s’inscrit dans un registre sérieux et digne, lié au culte des vétérans, à la protection de la famille, à l’affirmation de l’État protecteur, tandis que les discours « autocritiques » visent justement les valeurs américaines traditionnelles (la famille, l’honneur, l’armée). Ainsi, il semble assez difficile de mettre sur le même plan la vision inquiète du terrorisme dans Homeland et la remise en cause du système américain qui existe dans House of Cards, les deux séries appartenant à deux registres discursifs différents.
D’autre part, le pessimisme et la peur ne sont pas apparus dans la culture populaire américaine avec le 11 septembre : les films catastrophes ont toujours connu des succès retentissants dans les années 90 : Armageddon, Titanic, Independance Day, sans parler des films de zombies ou d’horreur. En revanche, on peut dire qu’ils sont apparus dans les années 2000 au sein des séries américaines, non en raison d’une modification essentielle de l’ethos américain, mais plutôt parce que les séries, acquérant leurs lettres de noblesse, ont commencé à développer des thématiques plus noires, comme le remarque d’ailleurs M. Moïsi lui-même, en faisant d’une rétrospective de 2001 au MOMA consacrée aux saisons 1 et 2 des Sopranos le début de la reconnaissance institutionnelle et artistique des séries télévisées.
Dialectique du rêve américain
Moïsi constate que les séries américaines sont les seules à critiquer leur propre pays avec autant de systématisme (p. 44-45), mais semble limiter ce constat aux seules séries : « Elle [l’Amérique] aurait même le génie à travers ses séries de transformer ses défaites, ou tout le moins ses échecs en victoire » (p. 36). Or ce constat est également valable pour le cinéma, la musique, et la littérature.
On peut tout à fait soutenir que, si les Etats-Unis ont perdu la guerre du Vietnam, notamment en raison de la pression populaire aux Etats-Unis, en revanche, le traitement culturel de la guerre du Vietnam, et la critique rapide dont elle a fait l’objet, a grandement bénéficié à l’image du pays, tant au cinéma (The Deer Hunter sort en 1978, Apocalypse Now en 1979, Full metal jacket en 1987) qu’en musique. Ainsi le festival de Woodstock, en 1969, sur fond de contestation pacifique anti-guerre, marque le début de la décennie hippie sur les airs de l’hymne américain détourné par Jimmy Hendrix, ou avec la chanson ouvertement anti-militaire de Country Joe Macdonald. Les Etats-Unis ont peut-être perdu la guerre du Vietnam mais l’opposition à cette guerre marque le début d’une contre-culture qui a rayonné sur le monde, contribuant par là à valoriser un pays où elle était née pour le mettre en question, dans un mouvement d’appropriation des forces de la critique, comme le veut le nouvel esprit du capitalisme.
Les craintes de Moïsi qui constate le nationalisme exacerbé des séries télévisées russes, ne semblent pas fondées : « Il existe bien deux poids, deux mesures. A travers ses séries, l’Amérique s’auto flagelle. A travers les siennes, qui n’ont pour l’essentiel qu’une audience locale, la Russie se glorifie. A ce jeu, peut-on continuer de penser qu’une société démocratique et ouverte l’emportera nécessairement, à terme, en présentant ses faiblesses de manière presque caricaturale, sur un régime qui se présente lui aussi de manière caricaturale en vantant exclusivement ses mérites ? » (p. 152) Au contraire, le nationalisme des séries russes, opposé à l’acceptation (au détournement, et à la valorisation financière) de l’auto-critique américaine est la meilleure garantie que le modèle culturel américain continuera à dominer le modèle russe.
Don Draper et l’Amérique
La plupart des grandes œuvres artistiques se reconnaissent à leur capacité à exprimer, lors de moments clefs, une quantité de significations, de symboles, et d’interprétations presque infinie, d’autant plus satisfaisants qu’ils forment une harmonie imprévisible. Si nous sommes relativement sceptiques à l’idée d’analyser le contenu proprement géopolitique des séries, nous pensons que certaines grandes séries, aujourd’hui encore peu nombreuses, se prêtent à une analyse formelle.
À la fin de la grande fresque de Mad Men, qui est une méditation sur nos origines, et une invitation à comparer notre époque avec celle des années 60, le personnage principal, Don Draper, a quitté son entreprise, sa famille, tout, et se trouve dans un camp hippie en Californie, assis en tailleur, la chemise hors de son pantalon, émettant des « Aum » gutturaux entouré de comparses barbus et chevelus. Il semble sérieux, un peu strict pour l’occasion, puis, peu à peu, un grand sourire se dessine sur ses lèvres. A-t-il enfin trouvé la paix intérieure, loin du business, aussi loin de ses problèmes familiaux que du modèle de virilité qu’il incarnait dans une spirale de séductions incessantes, balaye-t-il d’un coup l’ancien monde capitaliste de la publicité ? Soudain, une musique retentit : il s’agit du fameux spot publicitaire pour Coca-Cola « I’d like to buy the world a coke », où l’on voit des jeunes bigarrés, habillés en hippies, qui prononcent des paroles étonnamment lyriques pour un simple soda, sur une colline perdue dans la nature.
Que signifie cette conclusion étonnante ? C’est justement au moment où l’on pensait que la contre-culture allait l’emporter et que Don Draper allait abandonner son travail pour se consacrer à des activités non-lucratives, qu’il comprend en fait l’essence même de la culture américaine, et devient donc capable d’inventer une publicité historique, accomplissant ainsi le rêve de tout publicitaire grâce au symbole même de l’Amérique capitaliste : le Coca-Cola. Cette série rend donc sensible et proprement esthétique, au terme de sept saisons et après avoir construit un personnage d’une complexité fabuleuse qui pourrait tout à fait incarner l’Amérique, un retour sur soi du personnage qui rend soudain compréhensible au lecteur, de manière consciente ou purement instinctive, la relation directe entre la critique sincère du capitalisme et son renforcement inexorable.