Le Gazoduc
Vitaly Mansky suit la route du gaz russe, de son extraction dans le nord à sa vente en bonbonnes, quelques milliers de kilomètres plus loin, à Cologne
Vitaly Mansky, cinquante-quatre ans, est aujourd’hui l’un des documentaristes russes les plus éminents, président du festival documentaire Artdocfest qui a lieu chaque année à Moscou. Vous avez peut-être entendu parler de Sous le soleil (2015) qui suit la vie d’une petite fille en Corée du Nord et dont le tournage et la diffusion ont été pour le moins rocambolesques. Mais c’est un film antérieur que nous avons vu pour vous : Труба, littéralement « le Tuyau », connu en Occident sous le titre « the Pipeline » et parfois traduit en France par « le Gazoduc ».
De quoi s’agit-il dans cette enquête ? Mansky a suivi le trajet du gaz à partir du Nord russe où il est extrait, jusqu’à Cologne en Allemagne. Le long du gazoduc « Ourengoï–Pomary–Oujhorod » le spectateur traverse la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine avant d’entrer dans l’Union Européenne. Le film se présente comme une succession d’immersions dans des communautés qui vivent à proximité du tuyau : autochtones sibériens, paysans russes, ouvriers de la sidérurgie.
Il s’agit d’un film absolument pudique : il n’impose ni rythme, ni récit, ni message à la vie des gens simples qu’il observe. Il ne s’agit pas d’une aventure à la conquête de l’Europe, pas non plus d’une déchéance à mesure qu’on s’éloigne de la pureté traditionnelle de la Sibérie occidentale. Il ne s’agit pas d’une enquête journalistique sur les tenants et les aboutissants d’une infrastructure de cette importance ; pas non plus d’une ode à l’énergie et à sa force vitale.
L’unité première qui se donne au spectateur est celle de la photographie : esthétique impeccable, cadrage géométrique, plans lents qui donnent toute sa mesure à l’immensité de l’espace eurasiatique. Mais très vite on retrouve également des thèmes qui sans imprimer au film une direction forcée, lui donnent sa cohérence. Le premier d’entre eux est le gaz. Il s’agit bien sûr d’un pilier de la géopolitique russe. Nous savons que les exportations de gaz russe représentent un quart du total mondial. L’épigraphe du film nous le rappelle : « Les revenus du domaine du pétrole et du gaz représentent près de la moitié de budget de l’État russe. »
Le film ne se prononce pas contre l’économie des ressources. Mais il en suggère certaines conséquences : les autochtones sibériens pêchent des poissons morts, et lorsque le maire d’un village placé non loin du tuyau promet que ses administrés auront bientôt accès, eux aussi, à la ressource, il se fait traiter de menteur.
Mais le gaz se voit aussi inscrit dans l’univers symbolique de l’espace post-soviétique. C’est bien de la combustion de la ressource fossile qu’est issue la « Flamme éternelle » (Вечный огонь), le mémorial typique consacré aux soldats de Grande guerre patriotique en Union Soviétique. Peut-être, étant donné les réserves de gaz en Russie, suffira-t-il de « remplacer la batterie » ? En Ukraine cependant, nous constatons que la Flamme éternelle n’est allumée que lors des fêtes pour des raisons d’économie.
Au cours du voyage, nous voyons s’atténuer le rôle et la valeur du gaz. En Slovaquie, pour la première fois, nous lui rencontrons un rival : les éoliennes, autre source d’énergie. Dans le crématorium tchèque, son rôle n’est plus du tout honorable. En Allemagne enfin, le gaz s’achète et se vend en bonbonnes : intégré dans la société de consommation et l’économie de marché, il a perdu toute singularité.
Voici donc que le thème du gaz nous mène à une autre récurrence thématique, celle des unités et des différences des communautés traversées. L’exotisme radical de certaines expériences ne peut que frapper le spectateur occidental, comme le wagon-église qui sillonne la toundra, offrant la possibilité du recueillement aux paysans d’un village isolé. Quand on avance vers l’Ouest le temps se fait moins froid, les routes plus plates et les maisons plus riches. Mais derrière ces différences se dessine une identité plus profonde. Le sens de la fête reste la même, que ce soit à l’occasion d’un mariage à la frontière entre Asie et Europe ou du carnaval de Cologne. Et la mort bien sûr est la même, que le corps du défunt soit déposé dans une tombe creusée dans la terre gelée ou incinéré dans un crématorium tchèque.
Mais la véritable cohérence du film est sans doute ailleurs. Partons de l’expérience d’un désarroi : le trajet du gazoduc n’est jamais représenté sur une carte, et à chaque déplacement, nous n’apprenons où nous nous trouvons que par des indices qui sont parfois difficiles à relever et à interpréter pour le spectateur français. On peut en tirer un conseil, comme la critique Alissa Simon sur le site Variety : « L’ajout de sous-titres indiquant le nom des lieux aiderait les spectateurs occidentaux. » On peut aussi se demander pourquoi Mansky n’a pas fait ce choix.
Peut-être, au fond, que ce n’est pas la géographie qui l’intéresse. Ce qui donne en effet son véritable souffle à l’œuvre, c’est la question du temps. C’est frappant sur la place d’une petite ville, au carrefour de rues qui portent toutes deux noms, l’un soviétique et communiste et l’autre moderne et souvent teinté de religion : quelques personnes âgées se rassemblent devant la statue de Lénine et, avant d’être dispersés par la police, appellent « les jeunes », qui brillent par leur absence, à ne pas oublier les vérités du socialisme.
Aucune nostalgie absurde, donc, mais un regard compréhensif sur des communautés que les dernières décennies ont plongées dans un désarroi qui ressemble à la sagesse, comme ce vieil Ukrainien russophone qui parle des effets dévastateurs de la campagne de prohibition lancée par Gorbatchev : faute d’alcool potable, la population s’était empoisonnée avec toutes sortes de lotions alcoolisées. C’est l’occasion de se rappeler que le mot tруба, en argot russe, signifie aussi « la fin ».
Saluons donc le magnifique travail de Mansky. Ceux qui s’intéressent aux enjeux sociaux et culturels de l’espace culturel postsoviétique y trouveront une grande richesse de matériaux et de témoignages. Mais tous pourront apprécier ces images où le réalisme coïncide avec le sublime, et la géopolitique avec la méditation sur l’histoire et sur le temps