Nous sommes particulièrement heureux de donner à lire à nos lecteurs la première traduction française d’un texte qui, dans toutes ses contradictions et dans certains défauts, devrait cependant nécessairement compter parmi les quelques pièces de doctrine essentielles pour construire sur des bases plus solides le débat continental. Publié dans la revue italienne Ideazione (n. 2 mars-avril 2001, pp. 93 – 108), quelques mois avant la mort de l’auteur, ce papier permet de saisir en une subtile miniature la longue trajectoire théorique d’un des penseurs du politique les plus profonds et intenses de la deuxième moitié du XXe siècle, Gianfranco Miglio. On y trouvera l’examen de la question des frontières, de la crise de l’État-nation, de l’émergence du post-politique, des effets de la révolution technologique, de la crise, enfin, de l’articulation entre les échelles du pouvoir avec l’émergence du pouvoir des villes, de la faiblesse des États nationaux. La perspective de Miglio permet de remettre à plat le labyrinthe du Léviathan imaginé par Kapoor.


L’Europe des villes

L’État moderne, « l’orgueilleuse construction du génie politique européen » dont parle Carl Schmitt, fut un de mes objets d’étude préférés. Pendant une longue période, j’ai été, en partisan du décisionnisme, un admirateur du modèle étatique. Depuis quelques décennies, alors que j’approfondissais mes recherches sur les origines historiques de l’État moderne, j’en suis venu à changer d’idée (sans pour autant renoncer à l’approche « décisionniste ») tant ce que je découvrais de sa genèse, de ses buts véritables, de sa structure, de sa véritable nature, en somme, étaient loin de toutes les nobles parures idéologiques dont celui-ci s’était drapé depuis des siècles. La racine idéologique de la construction de l’État comme forme politique m’est apparue de plus en plus clairement, une forme née de l’action et du zèle théorique de juristes et de jurisconsultes décidés à en travestir la vraie finalité : faire la guerre. Toute la structure financière de l’État est née de cet objectif, trouver les ressources pour conduire les guerres des souverains.

Notre époque est précisément celle de la disparition progressive de l’État comme nous l’avons connu depuis quatre siècles.

GIANFRANCO MIGLIO

La matrice thélogico-absolutiste de l’État s’est également révélée clairement à moi1. Celle-ci est complètement incompatible avec la laïcisation de la politique et avec la diffusion du pluralisme et de l’individualisme. La notion de souveraineté, qui est, selon l’habile image de Cardin Le Bret, l’équivalent du point en géométrie, ou l’équivalent sur terre de la volonté divine, exprime une obsession, toute théologique, pour l’unité, pour la reductio ad unum, absolument incompatible avec le pluralisme social et politique contemporain. L’unité signifie l’homogénéité. Aujourd’hui, au contraire, il s’agit d’harmoniser politiquement les différences, de les valoriser et de les défendre, pas de les annuler. Autant de choses que l’État, par nature, ne peut accomplir.

J’ai toujours été convaincu, dans le sillage de l’œuvre de Max Weber et des autres grands classiques de la pensée politique occidentale, que les institutions politiques, sans restriction, sont destinées, tôt ou tard, à disparaître. L’État, qui est aussi un produit de l’Histoire, ne fait pas exception. Notre époque est précisément celle de la disparition progressive de l’État comme nous l’avons connu depuis quatre siècles.

La fin d’un monde

Ce que je souhaiterais dire est que nous assistons, que cela nous plaise ou non, à la fin d’un monde politique, celui du Jus Publicum Europaeum, du droit public européen né après la paix de Westphalie (bien que ses prémisses aient été posés avant) et qui, en quatre siècles, a laissé une empreinte extrêmement forte sur le système des relations internationales.

Les grands partis de masse, de leur côté, sont déjà un souvenir, remplacés désormais par des groupements d’intérêts dans lesquels l’idéologie n’a plus sa place, remplacée par le charisme des chefs et l’usage scientifique de la propagande.

GIANFRANCO MIGLIO

Les unes après les autres, toutes les grandes structures institutionnelles qui ont défini, au cours des siècles, notre paysage politique, ont décliné. Pensons, par exemple, aux parlements nationaux, non seulement incapables de prendre des décisions, mais désormais continuellement contournés, à propos des questions politiques et économiques les plus importantes, par des organisations qui agissent en dehors des structures parlementaires. En même temps que les parlements et leurs débats picrocholins s’effacera la classe des parlementaires, ces figures désuètes, un peu ennuyeuses et arrogantes, que nous avons toujours imaginées, en nous conformant à une image d’Épinal, comme les acteurs principaux et indispensables de toute politique. Les grands partis de masse, de leur côté, sont déjà un souvenir, remplacés désormais par des groupements d’intérêts dans lesquels l’idéologie n’a plus sa place, remplacée par le charisme des chefs et l’usage scientifique de la propagande.

La fin de la Constitution

En changeant les partis, les mécanismes de la représentation changent également. Le sens donné à la Constitution jusqu’à maintenant est également voué à changer. La politique a pris aujourd’hui une dimension pleinement mondaine et séculière. Dès lors, comment peut-on parvenir à se représenter un acte politique, comme la Constitution, jouissant d’une aura presque sacrée et religieuse, intouchable, un système normatif clos qui, une fois posé, est destiné à conditionner la vie de toutes les générations à venir ? En réalité, chaque génération devrait pouvoir écrire sa Constitution, et fixer de manière autonome les règles de coexistence politique selon ses propres exigences et nécessités.

Dans le futur, à la place de la Constitution – entendue comme un code de valeurs, comme une structure organique et complète, immuable dans ses principes –, nous aurons probablement des recueils de « lois particulières », chacune tournée vers des questions et des aspects spécifiques de la vie collective et destinée à résoudre des problèmes, par définition toujours divers, d’une communauté. Ce ne sera donc plus la Constitution, dépositaire de la maiestas d’un peuple entier, à laquelle nous a habitué un droit public européen ancré dans le XIXe siècle, mais un instrument plus flexible et dynamique.

La fin des frontières

Un autre concept typiquement lié à l’expérience de l’État-nation est celui de frontière. Il est également destiné, étant donné les évolutions actuelles de l’économie et de la technique, à devenir un anachronisme politico-juridique, au contraire de ce que nous ont enseigné les maîtres de droit public. Cette habitude de fixer des frontières rigides et immuables et de les faire respecter par la force est une vieille manie de la politique de l’âge de l’État moderne. Certains pensent encore qu’il suffit d’une frontière pour défendre les identités. En vertu de l’évolution économique et technique, pourtant, les frontières n’existent déjà plus. Elles survivent seulement comme expressions symboliques, autrefois politiques et militaires, d’un monde sur le point de disparaître. Les zones frontalières sont de plus en plus des espaces d’échange et de coopération, et pourtant même l’Europe communautaire ne fait que s’appuyer sur l’obsession étatique, devenue doctrine juridique depuis les juristes du XVIIe siècle, des frontières « extérieures » qui continuent de diviser en deux le continent2.

Mais si l’État souverain, qui est né comme une structure politico-militaire au but guerrier, ne peut plus exercer sa fonction primaire, s’il ne peut plus, en somme, exhiber ses armées et ses drapeaux, que lui reste-t-il ?

GIANFRANCO MIGLIO

La révolution technologique

Au fondement de ces changements irréversibles, auxquels nous ne sommes peut-être pas encore mentalement préparés, il y a évidemment une donnée matérielle dont les effets étaient, jusqu’à récemment, imprévisibles : la révolution technologique, qui se poursuit sans cesse. Que détermine la technologie dans l’évolution de l’État ? Deux changements qui, parce qu’ils sapent sa matrice originelle, finissent par déterminer son dépérissement et donc sa disparition de la scène politique. Les deux changements principaux sont : 1) l’impossibilité, aujourd’hui, de faire la guerre 2) la disparition de la classe des bureaucrates et des fonctionnaires d’État, c’est-à-dire de la structure administrative traditionnelle.

La guerre comme la comprenaient les grands chefs militaires de l’époque moderne – la guerre comme un affrontement entre États souverains qui se reconnaissent formellement ennemis – est désormais devenue impossible. Tout d’abord, la Première Guerre mondiale l’a fait évoluer vers la guerre totale, de masse, qui implique les civils. Ensuite, l’arme nucléaire a été développée, projetant les conflits armés destructeurs au-delà de toute imagination. La guerre – j’entends la guerre entre deux États souverains – sort toujours plus de notre horizon historique, remplacée par des rivalités économiques et par des conflits liés à la possession et à l’usage de technologies. De ce point de vue, l’expérience européenne est exemplaire. Qui pourrait imaginer, dans l’Europe contemporaine, une guerre directe, disons, entre la France et l’Allemagne, ou entre la Grande-Bretagne et l’Espagne ? Mais si l’État souverain, qui est né comme une structure politico-militaire au but guerrier, ne peut plus exercer sa fonction primaire, s’il ne peut plus, en somme, exhiber ses armées et ses drapeaux, que lui reste-t-il ?

Nous nous sommes leurrés en pensant qu’il suffisait d’exporter le modèle de l’État-nation et le régime parlementaire européen.

GIANFRANCO MIGLIO

Quant à la pléthorique bureaucratique d’État, les dizaines de milliers de fonctionnaires de chaque niveau qui représentent l’État sur le territoire, qui en expriment symboliquement les ramifications et l’omniprésence, avec leur croissance excessive et irrépressible, en particulier dans les pays ultra-centralisés comme l’Italie, celle-ci sera rendue de plus en plus superflue par l’automatisation. Ce processus rendra en effet toujours plus inutile et économiquement contre-productif une médiation quelconque entre les citoyens et la sphère de décision politique. Les détenteurs de charges publiques (et de rentes politiques, indépendantes du marché) devront fournir un effort infernal pour justifier et légitimer les salaires publics.
La machine, qui remplace le fonctionnaire, rendra vraiment impersonnel le pouvoir public mais, paradoxalement, par là même, le rapprochera de la participation citoyenne. Naturellement, il ne faut pas se cacher les effets sociaux de ce processus : quel avenir pour les centaines de milliers de personnes qui vivent grâce aux services dont l’État s’est arrogé le monopole, de manière aujourd’hui injustifiable.

Un regard vers l’Est

Tout le monde regarde vers l’Occident, vers l’Europe occidentale et les États-Unis, pour chercher à comprendre comment évolueront nos institutions politiques. En réalité, le futur est en Europe de l’Est, dans les pays qui sont sortis de la domination communiste. L’Europe orientale est destinée à devenir — elle l’est déjà en partie — un immense laboratoire politique. L’Europe occidentale sera contrainte de suivre les innovations radicales qui se produiront dans cette autre Europe destinée à déterminer, après en avoir déplacé le centre de gravité, une nouvelle configuration du continent tout entier3.

Le but n’est pas, aujourd’hui, d’opposer au nationalisme traditionnel, un nationalisme de clocher qui reprendrait de toute façon sa logique au premier.

GIANFRANCO MIGLIO

Nous nous sommes leurrés en pensant que, pour récupérer ces pays après la fin des « régimes administrés », il suffisait d’exporter le modèle de l’État-nation et le régime parlementaire européen. On a vu que cela n’avait pas fonctionné. En Europe de l’Est, le modèle westphalien de relations entre États ne semble pas fonctionner, au point qu’à un moment ou à un autre il faudra sans doute expérimenter de nouvelles modalités d’organisation des relations internationales.

En particulier, la tentative d’appliquer la formule simplificatrice de l’État-nation a abouti à une explosion incontrôlée de micro-nationalismes (le cas des Balkans est éloquent). Le but n’est pas, aujourd’hui, d’opposer au nationalisme traditionnel un nationalisme de clocher qui reprendrait de toute façon sa logique au premier. Il s’agit plutôt de comprendre s’il est possible d’imaginer des modèles d’organisation politique qui n’aient pas comme fondement le lien indissoluble d’un individu avec son territoire et avec une souveraineté territoriale située dans des États homogènes et territorialement continus. La mondialisation, dont on parle tant aujourd’hui, est d’habitude observée d’un point de vue économique. Les aspects plus particulièrement politiques sont généralement négligés. Le plus important d’entre eux est l’affaiblissement à venir des liens territoriaux, base de tout nationalisme (qu’il soit « micro » ou « macro ») et de l’État.

Avec la mondialisation, on se dirige vers la déterritorialisation des rapports et des liens politiques qui perdront toujours plus leur caractère fixe et contraignant. L’Europe de l’Est, justement parce que c’est un terrain politiquement plus vierge, réussira d’abord, selon moi, à expérimenter des formes de coexistence politique post-étatiques et néo-fédératives. En somme, le futur est à l’Est, pas à l’Ouest, pas sur la Manche. Nous, de notre côté de l’Europe, nous avons désormais défini un étalon politico-institutionnel dont nous peinons à nous détacher, bien qu’il fonctionne chaque jour un peu moins. De l’autre côté, au contraire, grâce à l’accélération historique produite par la chute du communisme, se sont créées les conditions structurelles, politiques, spirituelles et culturelles, pour expérimenter quelque chose de nouveau qui reprenne pourtant la forme de coexistence dont l’expérience a été interrompue violemment par celle de l’État moderne « souverain ».

Je prévois des oppositions croissantes des « gouverneurs » des régions avec l’administration centralisée de l’État qui défendra naturellement ses pouvoirs et ses privilèges.

GIANFRANCO MIGLIO

Un regard vers l’Italie

J’ai consacré beaucoup de temps à la question particulière de l’État italien depuis l’unité. Quand je me suis convaincu que notre modèle étatique, entré dans sa phase parlementaire intégrale, risquait de perdre de sa viabilité et de son efficacité, j’ai développé avec effort une ligne réformatrice, comme le démontre l’expérience du « Groupe de Milan », que j’ai dirigé en 1983, qui prévoyait une révision profonde de notre organisation constitutionnelle, définie à l’époque comme « décisionniste »4.

Ce projet s’inscrivait encore dans la logique de l’État unitaire et centralisateur. Avec la fin du communisme, qui marqua le début d’une nouvelle époque historique, je me suis rendu compte des limites de cette approche réformatrice. J’ai ainsi changé radicalement de vision en reprenant la proposition (rejetée par mes collaborateurs) que je fis en ce même endroit, en abandonnant toute forme de compromis avec la perspective ratée de l’État unitaire et en embrassant définitivement la solution fédérale, non pour des raisons éthiques, je tiens à le préciser, mais pour des raisons scientifiques. C’est à elle que j’ai dédiée toute mon énergie au cours des quinze dernières années.

Ce fut un effort constant qui n’a pas encore abouti en réel changement, bien que l’on ait beaucoup parlé de fédéralisme ces dernières années. Cependant, il faut dire que l’élection directe des gouverneurs régionaux italiens est une réforme qui contient un potentiel révolutionnaire bien plus important qu’on ne se l’imaginait. Je l’avais dit à Amato lorsqu’il était ministre du gouvernement D’Alema : « Vous ne vous rendez absolument pas compte de ce que signifie cette innovation. » La naissance des « gouverneurs » a contribué à susciter des personnalités politiques très fortes, dotées d’une forte légitimité, destinées à compter toujours plus sur la scène politique nationale. Mais la transformation sera vraiment incarnée par la rédaction et l’application des Statuts régionaux, qui ne pourront être identiques.

L’étape suivante, dans une logique de réelle autonomie politique et institutionnelle, sera le regroupement des régions actuelles en des zones homogènes d’un point de vue économico-territorial.

GIANFRANCO MIGLIO

Je prévois des oppositions croissantes avec l’administration centralisée de l’État, qui défendra naturellement ses propres pouvoirs et privilèges. Dans la nouvelle législature, les régions seront le véritable moteur du changement institutionnel, d’autant plus que nous nous sommes approchés de l’échéance électorale sans que ne se soit produite une sérieuse et profonde modification de la machine publique. Je me demande comment réagira la caste des hauts fonctionnaires d’État — j’entends par là les préfets, les questeurs, les directeurs généraux des ministères – à un processus qui tendra à leur enlever leurs pouvoirs croissants. Après les Statuts (qui ne devront pas trop se ressembler les uns les autres mais qui, au contraire, devront refléter les différences entre les territoires et éviter le piège de l’homogénéité), l’étape suivante, dans une logique de réelle autonomie politique et institutionnelle, sera le regroupement des régions actuelles en des zones homogènes d’un point de vue économico-territorial.

C’est un passage inévitable, parce que les régions actuelles, artificielles et inventées sur un coin de table durant le XIXe siècle, ne peuvent transformer le pays en entité fédérale. À ce moment-là, avec la naissance de « macro-régions » organisées en cantons, se seront créées les conditions institutionnelles permettant de réaliser une véritable structure fédérale, permettant de définir une organisation politico-constitutionnelle embrionnairement post-étatique.

Fédéralisme : le vrai et le faux (ou d’apparence)

En bon Lombard, j’ai toujours été fédéraliste5. Mais au début, je l’étais de manière plutôt culturelle et émotionnelle. D’un point de vue scientifique et institutionnel, je suis devenu fédéraliste plutôt tard, après avoir été longtemps un adepte du Jus Publicum Europaeum et donc de l’État moderne, fasciné par sa « monstruosité » apparemment efficace.

Je me suis converti au fédéralisme quand j’ai été convaincu, à partir de la distinction fondatrice pour ma théorie politique entre le pacte politique et le contrat-échange (deux dimensions de la coexistence humaine radicalement opposées et irréductibles l’une à l’autre, surtout sur les plans de la parité et de la réciprocité), que les relations politiques sont désormais en train d’évoluer toujours plus vers des modèles contractuels et ancrés dans le droit privé. Ils sont incompatibles avec l’État centralisateur et, au contraire, institutionnellement compatibles avec l’organisation fédérale, dans laquelle l’élément contractuel est décisif, comme il a pu l’être pendant des siècles.

La Constitution fédérale américaine a, au contraire, détruit cette authentique tradition fédéraliste d’origine européenne.

GIANFRANCO MIGLIO

D’un point de vue doctrinal, la lecture des fédéralistes nord-américains a été très importante pour moi. Pas les fédéralistes modernes, qui sont de faux fédéralistes, mais des penseurs originels, des pères fondateurs davantage versés dans la théorie politique fédérale. En les étudiant, je me suis rendu compte, à mon très grand plaisir, qu’ils étaient loin d’être originaux. Leur théorie est, au contraire, une reprise de la grande tradition fédéraliste européenne, qui a sa source en Johannes Althusius6.

Il n’y a d’ailleurs pas à s’en étonner. Il suffit de jeter un œil aux gravures qui représentent les rédacteurs de la Constitution de Pennsylvanie de 1776 (j’en possède une très belle).

John Trumbull, Déclaration d’indépendance, 1819


Ces personnages sont en tout des protestants allemands, par leur façon de s’habiller et de se saluer, par la langue qu’ils parlaient encore. Leur culture juridique était tributaire de la grande tradition jusnaturaliste et fédéraliste althusienne, fondée sur le contractualisme, qui avait fait la grandeur des cités de la Hanse et des Provinces-Unies en garantissant pendant une longue période leur indépendance politique et leur croissance économique et civique. La Constitution fédérale américaine a, au contraire, détruit cette authentique tradition fédéraliste d’origine européenne. Alexander Hamilton n’était pas un fédéraliste, mais un adepte de l’unitarisme monarchique d’inspiration britannique. Ce n’est pas un hasard qu’il soit érigé en référence par les « fédéralistes européens » contemporains, avec leur vision étatiste, ou qu’il soit republié de manière obsessionnelle par les centralistes italiens qui le vendent comme le héraut du fédéralisme.

L’unique système qui peut vraiment se dire fédéral, bien qu’il le soit imparfaitement, est encore le système suisse fondé sur les cantons.

GIANFRANCO MIGLIO

Je suis habitué à distinguer entre fédéralisme « faux » (ou « d’apparence »), mais également « dégénéré » (dans les expériences historiques d’États fédéraux), et vrai fédéralisme. À mon avis, tous les régimes fédéraux habituellement brandis en exemple sont faux, des États-Unis à l’Allemagne. Dans ces pays, le pouvoir accru du gouvernement fédéral, tout particulièrement du point de vue de la fiscalité, a progressivement érodé l’indépendance des États ou des Länder. De plus, l’axe principal du pouvoir se trouve dans ces pays en dehors de la structure fédérale, incarnée par les entités « fédérées ». L’unique système qui peut se dire fédéral, bien qui le soit imparfaitement, est encore le système suisse fondé sur les cantons.
Qu’est-ce-qui distingue le faux et le vrai fédéralisme ? Dans le premier cas, le pouvoir suprême n’a pas de réelle assise territoriale, c’est-à-dire qu’il ne fait pas référence aux unités politiques (États, régions, cantons …) qui composent la Fédération. Ce pouvoir est, au contraire, l’expression d’un parlement fondé sur le système partisan. Dans le second cas, à l’inverse, le gouvernement, celui qui prend les orientations directrices, est l’expression directe des unités territoriales qui forment la Fédération. Dans le premier cas, le fédéralisme est un ornement, quelque chose d’extérieur au système : on s’y contente donc de constituer, au plus, une seconde assemblée à base territoriale. Dans le second cas, le fédéralisme est le principe constitutionnel organisateur à tous les niveaux7.

L’idée même d’État fédéral est du reste un oxymore qui cherche à concilier deux formes d’agrégats politiques radicalement différentes. C’est comme parler de glace brûlante.

GIANFRANCO MIGLIO

Malheureusement, en Italie, on parle de fédéralisme mal à propos. On veut le mettre en œuvre en sauvant complètement la structure centralisatrice de l’État et le rôle moteur des partis dans le parlement et dans le gouvernement. Ces deux tendances sont incompatibles. L’idée même d’État fédéral est du reste un oxymore qui cherche à concilier deux formes d’agrégats politiques radicalement différentes. C’est comme parler de glace brûlante. Même ceux qui soutiennent le fédéralisme avec conviction et de bonne foi sont malheureusement encore trop ancrés dans une vision « à la Cattaneo », très dix-neuvième siècle, dont le but est de construire l’unité, sans réel fondement scientifique.

L’oligarchie nécessaire

Comme je l’ai mentionné, l’organe de gouvernement, le directoire, est fondamental à l’intérieur de la structure fédérale. Durant ces dernières années, j’ai consacré beaucoup de temps aux directoires, si peu étudiés par les constitutionnalistes. Il me plairait que le gouvernement d’une communauté politique soit confié non à un Conseil des ministres pléthorique (comme cela arrive aujourd’hui dans les régimes parlementaires), mais à un collège restreint formé des sommets électifs des diverses unités politico-territoriales qui composent la Fédération. Cinq ou sept personnes aidées par un secrétaire, capables d’initier d’authentiques processus décisionnels qui seraient le fruit non d’exténuants arbitrages entre ministres représentant chacun un parti ou, pire, un courant, mais d’accords conclus en plein jour et rapidement. Comme on le voit, l’instance décisionnelle demeure au centre de ma vision politique. Je suis convaincu qu’elle est mieux garantie par un régime directorial que par un système parlementaire.

Cinq ou sept personnes aidées par un secrétaire, capables d’initier d’authentiques processus décisionnels qui seraient le fruit non d’exténuants arbitrages entre ministres représentant chacun un parti ou, pire, un courant, mais d’accords conclus en plein jour et rapidement.

Gianfranco Miglio

L’alternative au parlementarisme n’est pas représenté par la dictature comme le croit Sartori et, avec lui, toute la science politique académique, mais par l’oligarchie d’un directoire qui permet un système de prise de décision efficace. Dans l’histoire, nous avons de grands exemples de régimes oligarchiques qui ont démontré une très forte capacité de résistance. Je pense par exemple à la République de Venise.

Comme on le voit, dans ma vision fédéraliste reviennent, se retrouvent et s’amalgament certains des thèmes centraux de ma théorie politique : le décisionnisme, le réalisme qui considère l’oligarchie nécessaire, la primauté des formes contractuelles, du contrat-échange, sur les formes plus typiques de la politique étatiste. Somme toute, la transformation de ma vision scientifique et institutionnelle, qui va en quelque sorte de l’étatisme vers le fédéralisme, a été moins brusque qu’il ne le semblait à première vue8.

Cités marchandes libres et Empire

Je soutiens le fédéralisme comme solution et comme issue au déclin de l’État-nation. Mais si je devais dire quel modèle politique a ma préférence, quel est le système que je souhaiterais voir se réaliser, il s’agirait d’un modèle que je définis comme « hanséatique », calqué sur celui des cités commerçantes libres que l’Europe a connues avant que, partout sur le continent, ne s’impose la structure étatique moderne, avec ses armées et sa bureaucratie. En effet, la plus authentique tradition fédéraliste fut celle qui s’étendit du XIIe au XVIIe siècle dans ces cités avant que l’avènement brutal de l’État moderne ne les submergeât. Même Otto von Gierke n’a pas étudié à fond la structure contractuelle hanséatique. À cette époque, dans ces cités, il n’y avait ni figure de trop grande envergure politique ni parlements, mais seulement une gestion des affaires quotidiennes en permanente négociation et un gouvernement fragmenté. Le livre que je souhaiterais écrire devrait s’intituler : L’Europe des États contre l’Europe des cités.

En réalité, il existe des signaux qui laissent entrevoir la possibilité d’une évolution dans la direction que j’appelle de mes vœux. En Europe existent aujourd’hui de grandes aires métropolitaines cohérentes (Randstad Holland, à la structure polynucléaire — semblable à la Padanie —, et ses six millions d’habitants répartis entre Amsterdam, Rotterdam, La Haye et Utrecht), de grands centres urbains, comme Milan, Lyon, Paris, Monaco, Londres, Francfort, qui sont, à tous points de vue, de véritables mégalopoles (dans le sens que Gottmann lui confère9).

Ce sont des zones de référence du point de vue des échanges économiques, du développement démographique, de l’innovation technologique ou des rapports politiques.

Ce sont de véritables communautés politiques, de fait toujours plus affranchies des États, entretenant parfois des relations étroites (ou des rivalités) les unes avec les autres. Elles sont toujours moins en harmonie avec leurs États respectifs qui leur imposent plutôt des limites.
L’Europe a déjà connu quelque chose de similaire, à l’époque du Saint Empire romain germanique, qui était une structure internationale et pluraliste qui ne produisait pas de souveraineté (Pufendorf avait tort). Dans cet ensemble, les cités jouissaient d’une grande indépendance, en disposant toutefois d’une autorité supérieure vers laquelle se tourner pour résoudre leurs conflits. Je dois l’avouer, la référence du ministre allemand Fischer à la structure du Saint Empire comme modèle pour l’Europe du futur m’a beaucoup plu. Cela n’a d’ailleurs pas plu aux gardiens du modèle jacobin et niveleur, Jacques Chirac en tête10.

La réalité est que l’histoire de l’État moderne a diffusé une idée limitée et partielle des innombrables possibilités qui s’offrent à nous pour organiser la coexistence internationale. Les constitutionnalistes, les spécialistes en droit public et en droit international, ne s’en rendent pourtant pas compte, ou alors confusément, à cause de l’obsession conceptuelle pour la souveraineté avec laquelle ils ont grandi. D’ici une cinquantaine d’années, une nouvelle combinaison de facteurs politiques et sociaux donnera naissance à des structures de type néo-fédérales presque partout.
Ma conclusion pourra paraître blasphématoire à certains. Pour d’autres, dont je suis, c’est un cri d’espoir : et si, dans le futur, une fois terminée l’époque des États-nations (commerçants) clos (le Geschlossener Handelsstaat de Fichte), émergeait un nouvel espace politique, une structure de type impérial capable d’unir, en respectant la diversité, tous les peuples européens ?

Sources
  1. Gianfranco Miglio, Guerra, pace e diritto, Editrice La Scuola, 2016.
  2. Gianfranco Miglio, Scritti Politici, a cura di Luigi Marco Bassani, Ed. I libri del Federalismo, 2016.
  3. Gianfranco Miglio, Genesi e trasformazione del termine-concetto “Stato”, Ed. Morcelliana, 2015.
  4. Gruppo di Milano, Verso una Nuova Costituzione, Ed. Giuffrè, 1983.
  5. En Lombardie la tradition fédéraliste est portée par une histoire intellectuelle d’envergure européenne dans la figure du philosophe Carlo Cattaneo, le premier théoricien italien à systématiser l’idée fédérale.
  6. Johannes Althusius, Politica methodice digesta et exemplis sacris et profanis illustrata, Herborn, 1603. Althusius s’oppose à Jean Bodin dans sa théorie de la souveraineté, plaçant la puissance politique non au sommet de l’État mais dans ce qui constitue sa base, non pas les individus qui, isolés, n’ont aucune chance de survie, mais dans des groupements locaux (cités, duchés…) qui consentent à leur agrégation dans une structure plus large et fédérative (pour Althusius, le Saint Empire romain germanique où la souveraineté se partage). Sur le débat entre Bodin et Althusius, voir Gaëlle Demelemestre, Les deux souverainetés et leur destin. Le tournant Bodin-Althusius, Paris, Éd. du Cerf, 2011 ; Id., Introduction à la “Politica methodice digesta” de Johannes Althusius, Paris, Éd. du Cerf, 2012. Frédéric Lordon va jusqu’à parler d’un débat entre « souveraineté de gauche » (Althusius) et « souveraineté de droite » (Bodin), in F. Lordon, Imperium. Structures et affects des corps politiques, Paris, La Fabrique, 2015, p. 207.
  7. Gianfranco Miglio (dir.), Federalismi falsi e degenerati, Sperling & Kupfer, 1997.
  8. Gianfranco Miglio, Le regolarità della politica. Scritti scelti, raccolti e pubblicati dagli allievi, Ed. Giuffrè, 1988.
  9. Jean Gottmann, Megalopolis, the urbanized northeastern seabord of the United States, New York, 1961.
  10. En réalité, Joschka Fischer a toujours nié faire du Saint Empire un modèle, et ce n’est là que ce que Jean-Pierre Chevènement voulait lui faire dire dans un débat en l’an 2000. Pour se replonger dans le débat de l’époque, voir Joachim Whaley, « Federal Habits : Holy Roman Empire and the Continuity of German Federalism », in Maiken Umbach (dir.), German Federalism : Past, Present, Future, Basingstoke/New York, Palgrave Macmillan, 2002, p. 15-41 ; Muriel Rambour, « Analyse comparée du débat sur la structure future de l’Europe : vers une “fédération d’États-nations” ? », Revue internationale de politique comparée, 10, 2003, p. 51-61 ; Lorraine Millot, « Chevènement et Fischer prêts à débattre de l’Europe », Libération, 31 mai 2000 ; Arnaud Leparmentier, « La France et l’Allemagne, c’est une histoire, deux mémoires », Le Monde, 10 juin 2006.