Comment qualifieriez-vous l’évolution de la politique énergétique française ? En particulier, à votre avis, comment les acteurs politiques français contemporains perçoivent-ils le nucléaire ?
Le nucléaire représente la troisième filière industrielle française soit 210 000 emplois directs et indirects, dont beaucoup d’emplois qualifiés, et plus de 2 500 entreprises réparties sur l’ensemble du territoire. C’est un atout économique majeur pour l’économie de notre pays et son industrie avec des implications très importantes sur la présence d’emplois et de savoir-faire. Il ne s’agit pas de savoir si l’avenir de la filière est compromis mais de déterminer son orientation et les objectifs qui lui sont associés. Tout ceci est actuellement en train d’être discuté dans le cadre de la loi pluriannuelle de programmation sur l’énergie. D’autre part, la France est engagée dans un certain nombre d’opérations à l’international qui devront être couronnées de succès. Je pense notamment aux discussions qui se tiennent en Chine concernant la construction d’une usine de recyclage pour les combustibles usés, ou encore au partenariat engagé avec des acteurs japonais qui vont rentrer au capital d’Areva, le Japon étant un pays avec lequel New AREVA a noué des relation depuis plus de 40 ans, notamment pour la construction d’une usine de retraitement au Japon.
Par ailleurs, la filière nucléaire française a connu certains déboires financiers ces dernières années, notamment une adaptation trop lente à l’ère post-Fukushima. La filière a été restructurée sous le mandat présidentiel précédent, en juin 2015. Le président de la République actuel a joué un rôle important dans le processus et l’État français a participé à la recapitalisation de New AREVA, recentré sur les activités du cycle du combustible, à hauteur de 2,5 milliards d’euros et 2 milliards d’euros pour AREVA SA, en charge du projet de réacteur en Finlande. À mon sens c’est un signal fort et tangible de la confiance de l’État dans l’avenir de la filière nucléaire française et à sa capacité à se développer. Il y a une véritable permanence de l’État dans ce domaine car il a toujours été en soutien des activités d’Areva, et New AREVA va désormais devoir démontrer sa capacité à être rentable dans le futur.
L’objectif affiché des accords de Paris est de minimiser les émissions de gaz à effet de serre. En parallèle, on observe en Europe un volontarisme politique, soutenu par les opinions publiques, notamment en Allemagne, qui pousse à l’utilisation de sources d’énergie renouvelables. Dans quelle mesure pensez-vous que ces deux objectifs – décarbonation et développement des énergies renouvelables – sont compatibles, et en particulier quelle est la place du nucléaire dans ce contexte ?
Il y a à vrai dire plusieurs aspects qui entrent ici en compte. Tout d’abord c’est une perspective qui est générale dans le monde car nous allons assister à une explosion de la consommation en énergie électrique avec probablement une demande deux fois supérieure à la demande actuelle à l’horizon 2040. Dans le même temps, la nécessité de réduire massivement les émissions de gaz à effet de serre – en les divisant par deux à l’horizon 2040 – vient s’ajouter comme donnée essentielle de l’équation. Une multiplication par deux du volume de production couplée à une division par deux du volume d’émission implique une réduction colossale de l’empreinte carbone par unité produite.
Lorsque aujourd’hui les deux tiers de l’énergie consommée mondialement sont d’origine fossiles, principalement du charbon, il paraît difficile voire impossible de pouvoir atteindre simultanément ces deux objectifs sans garder une part importante d’énergie nucléaire dans le mix énergétique des pays développés. En effet, les renouvelables prendront une part de plus en plus importante dans le mix énergétique mais à ce jour elles restent des énergies intermittentes – comme par exemple le solaire dont la disponibilité est de 15 % en France – auxquelles sont associés des coûts très importants, notamment en terme de réseaux. On observe en parallèle que pour les pays ayant atteint une maturation technologique suffisante, comme c’est le cas de la Chine, de l’Inde ou du Japon, le nucléaire fait partie de la solution de manière évidente. La seule solution pertinente pour un mix durable, c’est nucléaire et renouvelables.
Alors vous allez me dire qu’il existe des contre-exemples, par exemple l’Allemagne, qui a pris la décision de sortir du nucléaire d’ici 2022. Le résultat aujourd’hui est que l’Allemagne peut être satisfaite d’avoir un pourcentage d’énergie renouvelable important, autour de 30 %, ce qui est une réalisation remarquable. Il y a cependant deux bémols majeurs.
Tout d’abord, les énergies renouvelables étant intermittentes, le pays consomme du charbon (lignite) comme il ne l’a jamais fait précédemment. Ses émissions actuelles de CO2 sont au-dessus de la moyenne européenne, 40 % de l’électricité allemande étant encore produite à partir de centrales à charbon. L’objectif européen de baisse de 40 % des émissions à l’horizon 2030, les Allemands ne l’atteindront pas. Je pense qu’ils seront autour de 30 %. A mon sens c’est une incohérence majeure de la politique allemande que de développer le renouvelable au détriment de la décarbonation.
Le deuxième point concerne les surcoûts qu’entraînent les énergies renouvelables. Ceux-ci sont parfaitement tangibles en Allemagne. La décision précipitée d’abandonner le nucléaire s’est traduite par une augmentation conséquente de la facture d’électricité du consommateur, qui supporte en dernier lieu une grande part de l’investissement lié au renouvelable. Un chiffre : la facture d’électricité d’un ménage allemand est 70 % plus élevée que celle d’un ménage français.
Compte tenu des choix historiques si différents faits en matière de politique énergétique par les deux pays phares de l’Union européenne que sont la France et l’Allemagne, une coopération énergétique entre ces deux pays est-elle possible ?
Pour l’instant, les contraintes et les objectifs n’étant pas parfaitement fixés, l’Europe se trouve dans l’incapacité d’envoyer un signal cohérent avec les objectifs des COP 21, 22 et 23.
Il faut que l’Union règle cette question. On pourra ensuite comparer les différentes stratégies et déterminer s’il existe des synergies ou des complémentarités, entre la France et l’Allemagne par exemple.
L’échelle européenne est-elle pertinente pour mener une politique énergétique ? L’avenir est-il à l’interconnexion des réseaux électriques au niveau continental ou à la génération par de plus petites unités au niveau local avec de nouvelles solutions pour le stockage ?
À ce jour, la politique énergétique reste une prérogative de la souveraineté nationale. Il y a par ailleurs des approches philosophiques complètement différentes d’un pays à l’autre. À mon sens, la politique européenne souffre de deux défauts évidents dans la mise en place d’objectifs clairs et cohérents.
En effet, l’UE se concentre aujourd’hui essentiellement sur la part du renouvelable dans le mix des États en fixant un pourcentage à atteindre. Or la France a une production d’électricité décarboné à 94 % aujourd’hui, qui est ce que l’on recherche avant tout pour la planète. Donc ce n’est pas sur la production d’électricité qu’il faut jouer en France pour baisser la production de CO2 mais plutôt sur l’électrification des moteurs de voiture, ou sur le chauffage. Concernant la production, ce serait contreproductif de développer les renouvelables et en même temps d’être contraint, pour assurer la permanence de production de l’électricité, de développer les centrales à gaz ou à charbon. C’est actuellement le travers de la politique énergétique allemande dans une large mesure.
Le deuxième point d’incohérence dans la poursuite des objectifs exprimés en pourcentage de renouvelable est que cela aboutit à une surcapacité du fait de la construction d’équipements qu’il faudra amortir sur de longues périodes. En effet, comme les prix de l’énergie produite par ces installations sont garantis à long terme, par exemple de 25 à 35 ans pour l’éolien off-shore, on se retrouve à fixer le prix du megawattheure à 100 ou 200 euros alors que le coût cash du même megawattheure pour une centrale nucléaire qui peut encore fonctionner techniquement 10 à 20 ans est de 33 euros. C’est donc prendre la décision de faire payer au consommateur la différence, sans compter la surcapacité très importante sur le marché, ce qui fait que les prix de l’énergie sont déprimés. Par ailleurs la possibilité de contrats à long terme au niveau européen et les moyens à mettre en œuvre pour assurer les prix fixés par ces contrats sont donc à étudier.
Avec les prix de l’énergie tels qu’ils sont aujourd’hui, on ne peut pas construire de nouvelles infrastructures sans des subventions importantes. Ces éléments soulèvent un certain nombre d’interrogations sur la pérennité de ce système.
En tant qu’industriel, quelle est votre perception de l’action de l’UE dans le domaine de la production énergétique ?
Pour l’instant la dimension européenne apporte des contraintes et des objectifs qui ne sont pas parfaitement clairs. La priorité est d’abord de régler ces questions. Avant de décentraliser les décisions en la matière et de porter au niveau européen des décisions qui relèvent de la souveraineté nationale, il faut d’abord que l’Union corrige un certain nombre d’imperfections dans le dispositif actuel que je viens de citer.
Comment New Areva se positionne-t-elle par rapport à la concurrence internationale, notamment chinoise ?
New Areva est aujourd’hui un acteur d’envergure mondial et 60 % de son chiffre d’affaires se fait à l’export. Sa force est sa capacité d’innovation tant au niveau des savoir-faire que de la technologie, ce qui en fait un interlocuteur crédible sur le cycle du combustible qui va de la production minière jusqu’au démantèlement et à la gestion des déchets. C’est une Groupe qui est dans le Top 3 mondial dans ses principaux métiers : la production minière, la chimie de l’uranium, le recyclage des combustibles nucléaires usés. Sur le recyclage, il est important de rappeler par exemple que grâce aux technologies de New AREVA, près d’une ampoule sur 10 en France fonctionne grâce à des matières nucléaires recyclées.
À votre avis y a-t-il un intérêt immédiat à créer un acteur consolidé au niveau européen qui se positionne sur les deux créneaux que sont le cycle du combustible et l’installation de centrales nucléaires ?
Dans le cadre de la France, la filière a été complètement restructurée et EDF est désormais le chef de file pour la construction de centrales nucléaires en France ou ailleurs. Je fais ici référence aux chantiers de construction de réacteurs EPR en cours en Chine, sur le site de Taishan par exemple. De même, EDF mène des discussions en Inde et est de fait un acteur qui promeut les réacteurs français dans le monde. New Areva est bien sur en soutient pour apporter ses compétences et savoir-faire dans la gestion du cycle du combustible.
La France est-elle donc toujours un leader européen dans le nucléaire ?
Oui exactement. Avec le Royaume-Uni. EDF est d’ailleurs désormais présent au Royaume-Uni.
Comment évaluez-vous le risque géopolitique qui pèse sur l’approvisionnement de la filière nucléaire aujourd’hui ?
Le risque géopolitique est faible aujourd’hui pour la filière française compte-tenu de la diversité de ses approvisionnements. En effet, New Areva possède des mines au Niger, au Kazakhstan et au Canada. Elle n’est donc plus soumise au risque géopolitique comme elle a pu l’être lors de sa création dans les années 70.