L’entrée en fonction de Joe Biden intervient à un moment de gravité et d’urgence aux États-Unis : la gravité en raison de la profondeur de la crise qui affecte la démocratie américaine ; l’urgence et une « course contre la montre » engagée pour obtenir des premiers résultats et réunifier les Américains, dans le cadre d’un système institutionnel qui laisse très peu de temps avant les prochaines échéances électorales des mid terms en 2022.
Mais la séquence qui s’ouvre doit aussi être appréciée dans une perspective plus large, au-delà de Washington DC et des politiques fédérales. Dans la tradition américaine, les grands mouvements de refondation du pays se construisent d’abord au sein de la société civile, avant de mettre en mouvement le Congrès et l’État fédéral. À cet égard, Joe Biden pourra s’appuyer sur un profond renouveau de la pensée et de l’action en faveur de la démocratie américaine dans un grand nombre de domaines, en réaction aux tensions et aux fragilités actuelles. Les États-Unis semblent être arrivés au terme d’un grand cycle historique, marqué par la prévalence des idées libertariennes depuis plus d’une génération et qui atteint aujourd’hui ses limites, comme en témoignent les fractures qui s’expriment aujourd’hui. Joe Biden ne sera pas seulement celui qui a battu Donald Trump mais le Président qui cherchera à accompagner le passage vers un nouveau cycle politique et conceptuel.
Cette situation ouvre des opportunités inédites pour une conversation partagée sur la démocratie avec l’Europe, pour répondre aux fragilités et aux enjeux communs par des cadres nouveaux de gouvernance et de coopération.
L’enjeu qui se présente à Joe Biden est immense
La démocratie américaine traverse aujourd’hui la crise la plus profonde de son histoire contemporaine. Les divisions, l’extrême polarisation, la perte de confiance dans les institutions mais aussi – ce qui est nouveau – entre Américains, la tentation de la violence, toujours latente dans l’histoire américaine et qui s’est exprimée de façon dramatique lors de l’attaque du Capitole, affaiblissent fortement le contrat démocratique américain.
Cette réalité est la conséquence d’une série de failles très profondes – chacune marquée par sa spécificité et sa gravité – qui se sont développées depuis plus d’une génération, dont les effets se combinent et qui ont longtemps été négligées par les administrations successives : le très fort développement des inégalités depuis plus de trente ans dans tous les domaines (revenus, patrimoine, santé, éducation), la concentration des activités économiques dans les régions déjà les plus prospères, au détriment de régions déclassées qui ont perdu confiance en l’avenir, l’impact du progrès technique sur les emplois des working class et les communautés ouvrières, le déclin progressif des grands mythes collectifs qui unissaient les Américains et qui donnaient le sentiment d’un destin partagé, etc.
Un élément fondamental permet, en particulier, de comprendre la crise actuelle. Si les fractures existantes affectent toutes les communautés du pays (les Afro-américains, les Hispaniques, les nouveaux immigrants), elles affaiblissent notamment les communautés blanches pauvres. Cette partie de l’Amérique combine une crise démographique (la population d’origine européenne baisse dans la plupart des comtés), sanitaire (la crise des opioïdes et la très forte hausse des overdoses, qui tuent 90 000 Américains chaque année, les affectent particulièrement), psychologique (le taux de suicide atteint un record historique), sociologique (avec le fort recul des liens de proximité traditionnels, notamment dans les régions rurales). Cette situation nourrit une grande peur du déclassement et d’insécurité face à l’avenir, un syndrome d’effondrement culturel et anthropologique.
Donald Trump a donné à cette partie de l’Amérique une grande mythologie, incarnant un âge d’or vers lequel il faudrait revenir, celui d’une Amérique plus homogène ethniquement et socialement, censée être immuable dans ses équilibres. En les attisant systématiquement et délibérément, il a projeté les peurs et les colères contre les « ennemis de l’intérieur » (les élites en tout premier lieu) et ceux de l’extérieur (les immigrants en particulier et le reste du monde en général). En tout état de cause, parce qu’elles se sont développées depuis plus d’une génération, ces failles ne disparaîtront pas spontanément ni rapidement. Il faudra du temps et beaucoup d’efforts pour en venir à bout. Tant qu’elles demeureront, la démocratie américaine restera fragile et déstabilisée dans ses fondements profonds.
Dans ce contexte, le nouveau Président va insister sur plusieurs priorités dans la séquence qui s’ouvre
La nouvelle administration va d’abord essayer en priorité de juguler l’épidémie pour préserver la vie des personnes et ré-ouvrir l’économie, tout en aidant les Américains les plus vulnérables (chèque aux ménages, assurance chômage, moratoire sur les expulsions de logements, soutien aux programmes sociaux des États fédérés et des villes etc.). C’est l’objet d’un premier plan de soutien très important au regard des montants financiers mobilisés.
Le nouveau Président va également proposer des mesures structurelles pour répondre aux fragilités fondamentales actuelles (salaire minimum, infrastructures, transition industrielle autour des énergies propres, éducation). Il s’appuiera à cet égard sur les zones de convergence qui existent au sein de la société. Si les Américains sont très opposés sur les questions sociétales et culturelles, ils ne le sont pas sur les questions sociales, la nécessité de renforcer le socle industriel du pays ou, de plus en plus, l’urgence climatique. Ces questions devraient faire l’objet d’un second ensemble de mesures, avant le printemps, pour des montants également très importants.
Enfin, le Président Biden va mettre l’accent sur des symboles partagés et un message d’unité, pour apaiser les polarisations actuelles. Traditionnellement, l’équilibre de la démocratie américaine repose sur le respect de la Constitution, texte sacré de tous les Américains, mais aussi sur un « esprit des institutions » : la tolérance du contradicteur, l’acceptation de faits objectifs, la confiance (social trust). Joe Biden va insister sur l’importance de normes communes. En elle-même, la Constitution ne suffit pas à garantir la démocratie. La volonté de réguler les grandes entreprises numériques s’inscrit aussi dans ce cadre. Les réseaux sociaux ne sont pas à l’origine des polarisations. Mais ils ont profondément accentué les clivages en enfermant les Américains dans des « tribus numériques » qui ne se comprennent plus : les Américains ne reçoivent plus les mêmes informations, selon les profils personnalisés établis « pour leur compte » par les algorithmes, les réseaux sociaux affaiblissent les liens dans le monde réel et la perception d’enjeux communs, ils favorisent la diffusion des théories du complot.
Pour mettre en œuvre sa politique, Joe Biden dispose de deux atouts importants, d’émergence récente
Le renouveau de la pensée et de l’action en faveur de la démocratie :
Il existe une autre réalité américaine que celle incarnée par les tensions, la tentation de la violence et les fragmentations : les États-Unis connaissent un grand renouveau de la pensée et de l’action pour refonder leur démocratie, en réponse aux fractures qui la menacent.
Ce renouveau se traduit d’abord par la volonté de comprendre les causes profondes des difficultés actuelles, ce qui est relativement nouveau. Ainsi, de nombreux commentateurs avaient mis la victoire de Donald Trump en 2016 sur le compte d’un accident de l’histoire ou des errements du système électoral, qui permet à un candidat qui n’obtient pas la majorité du vote populaire de gagner l’élection.
Ce renouveau s’incarne par des propositions originales et souvent fondatrices. Le champ couvert est très important : la déconcentration du capitalisme américain contre les grands monopoles, la refondation des protections sociales, la réforme des modes de fonctionnement des entreprises (corporate governance), la régulation des entreprises numériques, la définition de nouveaux équilibres entre la démocratie américaine et l’économie globalisée, la modernisation des garanties constitutionnelles (digital bill of rights) dans un contexte où les pouvoirs exécutifs disposent de moyens technologiques sans précédent pour entrer dans l’intimité des personnes, l’éthique de l’intelligence artificielle, le climat et la conservation de la nature, pour ne citer que quelques exemples.
Dans la tradition américaine, ces grandes mobilisations nouvelles se développent aujourd’hui d’abord au sein de la société civile, du marché, des décisions des villes et des États fédérés, avant de mettre en mouvement le Congrès et l’État fédéral, comme en témoignent plusieurs exemples, parmi d’autres.
Ainsi, l’évolution très rapide de l’opinion publique sur la question climatique explique les mouvements des marchés et des entreprises pour sortir des énergies fossiles, ce qui constitue un levier puissant pour accompagner l’action au niveau fédéral (l’annonce récente de General Motors de ne plus produire de véhicules thermiques à compter de 2035 est un exemple significatif).
En matière sociale, un nombre croissant des villes et d’États fédérés (démocrates comme républicains) ont décidé d’augmenter le salaire minimum jusqu’à 15 dollars de l’heure pour les plus ambitieux d’entre eux (contre 7,25 $ au niveau fédéral). En Floride, les mêmes électeurs qui ont donné une confortable majorité aux Républicains lors des élections de décembre se sont prononcés, dans le cadre d’un référendum local, pour une forte hausse du salaire minimum. Ces mouvements renforcent la position de Joe Biden sur cette question.
De même, des référendums d’initiative populaire ont amené la Californie à instaurer les premières lois de régulation d’Internet aux États-Unis, dans le berceau même des grandes entreprises numériques. Les réflexions au sein de la société civile et la contestation des pratiques de collecte et de monétisation des données personnelles (le « capitalisme de surveillance » dénoncé par Shoshanna Zuboff) expliquent aussi que certaines entreprises technologiques annoncent vouloir développer un modèle économique différent, ce qui aura un effet systémique, complémentaire de lois qui pourraient être instituées par le Congrès sur ces questions (voir à cet égard les annonces d’Apple en matière de respect de la vie privée, très critiquées par Facebook, par exemple).
L’élection de Joe Biden intervient aussi dans ce contexte. Le nouveau président pourra s’appuyer sur des évolutions, dans la profondeur du pays, en faveur de la refondation de la démocratie américaine. Ce qui frappe aujourd’hui aux États-Unis sur ces questions, c’est la vitesse. Beaucoup des associations, des actions aujourd’hui mobilisées pour renforcer la démocratie américaine n’existaient pas il y a encore quelques années. À cet égard, ce mouvement de renouveau n’en est qu’à ses débuts.
L’aiguillon chinois
Par ailleurs, les Américains – dans les deux camps – réalisent qu’ils pourraient perdre la compétition des systèmes avec la Chine, s’ils ne se ressaisissent pas, s’ils ne rétablissent pas les bases de la confiance commune et de la cohésion sociale, s’ils n’investissent pas dans l’avenir, les infrastructures, la recherche, l’éducation de leurs enfants. Cette prise de conscience nouvelle (elle date de quelques années seulement) suscite des convergences bipartisanes entre des gens qui ne se parlaient plus au Congrès, mais aussi entre le business et l’État fédéral, comme le montre l’évolution de grandes figures de la Tech comme Eric Schmidt, ancien patron de Google, qui plaide pour le retour d’un État stratège aux États-Unis, capable d’une vision de long terme et qui ait les moyens d’agir. Les États-Unis reviennent ainsi à des chemins qu’ils ont déjà empruntés dans leur histoire : la refondation de la démocratie américaine et la pression de la compétition externe sont souvent allées de pair. Les grandes réformes du passé (les lois sociales, les civil rights) ont pris place dans un contexte où l’Amérique cherchait à traiter ses faiblesses pour elle-même, mais aussi à préserver la force de son modèle dans la concurrence existentielle avec les régimes autoritaires. Il en est désormais de même aujourd’hui, s’agissant de la compétition des systèmes avec la Chine.
Un nouveau cycle politique et conceptuel ?
Fondamentalement, la séquence actuelle pose une question essentielle : les États-Unis ne sont-ils pas en train de clôturer un grand cycle intellectuel et politique de 40 à 50 ans, marqué par la prévalence des idées libertariennes, mises en avant par la « révolution conservatrice » de Ronald Reagan ? Ces idées, qui ont affirmé que l’individualisme était le meilleur vecteur de la réalisation de l’intérêt général et que le gouvernement et les régulations publiques étaient liberticides, ont très profondément imprégné les États-Unis depuis plus de trente ans. Il n’est pas possible de comprendre les réalités américaines contemporaines sans voir la profondeur de leur influence, bien au-delà des courants conservateurs dont elles émanaient initialement, dans un grand nombre de domaines : la réticence à réguler l’argent en politique, la faiblesse des protections sociales, l’accent quasi exclusif mis sur la baisse des impôts en matière de politique économique, le retard pris dans la réponse au changement climatique, la gouvernance d’entreprise et la priorité accordée aux intérêts des actionnaires etc.
Ce moment intellectuel et politique est en train de se refermer. Les Américains – dans les deux camps – en voient les conséquences et les limites : le creusement des inégalités, le développement d’une économie plus financiarisée, court termiste, moins innovante, l’essor d’une société fermée et héréditaire, contraire aux traditions américaines, la négligence des questions qui ne peuvent pas être traitées par le seul jeu du marché, comme le climat et l’environnement ou la prévention d’une utilisation consumériste des technologies génétiques, par exemple.
Les États-Unis sont en train de basculer dans un cycle nouveau, qui insiste sur la déconcentration du pouvoir économique contre les monopoles, sur le lien social et la place de la société civile contre l’individualisme, sur la primauté du common good sur les identités particulières et les identity politics, sur la coopération plutôt que sur la compétition. De ce point de vue, Joe Biden ne sera pas simplement un président de transition, comme l’estiment certains commentateurs, mais celui qui cherchera à accompagner le passage vers des idées nouvelles et des politiques publiques renouvelées pour refonder la démocratie américaine.
L’Amérique, l’Europe et la démocratie
Optimisme et pessimisme
La victoire de Donald Trump en 2016 et les évènements intervenus depuis cette date ont rappelé qu’il n’y a pas de déterminisme à ce que le marché, le progrès technologique, la globalisation de l’économie, assurent la stabilité de la démocratie (ce que Timothy Snyder a appelé les politics of inevitability). Une grande partie des élites américaines avait négligé la part des peurs, des passions et des colères. Mais il n’y a pas davantage de déterminisme à ce que la démocratie ait aujourd’hui atteint le bout de sa route, que l’avenir appartienne aux régimes autoritaires. De même, contrairement à ce que laissent entendre certains messages venus de la Silicon Valley, il n’y a aucun déterminisme à ce que la personne humaine s’efface devant les « machines intelligentes », animées par l’intelligence artificielle. Aujourd’hui, ceux qui œuvrent à la refondation de la démocratie aux États-Unis rappellent que l’avenir de celle-ci dépend d’abord de la force de l’engagement civique et des propositions et des initiatives pour renouveler le contrat démocratique. Face aux craintes de pertes de sens et de contrôle, le choix démocratique reste possible. Tout est ouvert. Leurs initiatives, leurs propositions et leurs actions constituent une puissante réponse au pessimisme qui travaille aujourd’hui les démocraties, y compris en Europe.
La crise de l’humain
Au fond, la question essentielle qui traverse aujourd’hui la démocratie américaine est celle de la place, du respect, de la dignité de la personne. La crise de la démocratie américaine révèle d’abord une crise de l’humain, sous l’effet de facteurs profonds, nombreux et convergents : le recul des liens de proximité et le développement des grandes solitudes, le durcissement des modes de fonctionnement de l’économie à l’égard des salariés et des communautés locales, le recul des grands rêves et des mythologies positives qui donnaient du sens et unissaient les Américains, l’extension du champ du marché à des domaines qui ne relevaient pas auparavant de la recherche du profit (la génétique, les intimités et les réseaux d’amitié, l’espace), au détriment de l’altruisme, du désintéressement, de la coopération, éléments traditionnels essentiels de la société et de la philanthropie américaines. Aujourd’hui, la recherche d’un agenda permettant de répondre à ces questions porte toutes les réflexions sur la refondation de la démocratie américaine, pour apaiser les peurs et les divisions, la perte de confiance et de sens.
L’enjeu d’une conversation partagée sur la démocratie
Ainsi, dans une perspective américaine, le moment politique et historique actuel est très particulier, s’agissant du rapport des États-Unis au reste du monde. Les Américains se rendent compte que leur crise démocratique est si profonde qu’ils ne pourront pas la résoudre seuls : l’Amérique a besoin des autres démocraties. La gouvernance d’Internet, pour assurer que les réseaux sociaux et le modèle économique des grandes plateformes numériques ne déstabilisent pas les contrats démocratiques, requiert la coopération de l’Europe et de l’Amérique, par exemple. Cette situation est nouvelle et inédite. Face aux menaces existentielles, la démocratie américaine est venue dans le passé au secours des autres démocraties. Elle a pu définir ce qu’elle concevait comme un modèle, qu’elle a cherché à promouvoir. Elle est aujourd’hui prête à une conversation partagée sur la démocratie. Si les problèmes sont communs, les solutions ne pourraient-elles pas l’être aussi ? Cette interrogation et cette disponibilité nouvelles ouvrent un moment original, à la durée incertaine, mais dont le potentiel est réel et très important. Aux démocraties européennes de savoir s’en saisir pour formuler des propositions et rechercher en commun les voies et moyens d’un renforcement de la démocratie, tout en permettant à chacun de tracer son propre chemin.