Dans son rapport relatif à la protection des entreprises contre les lois et les mesures à portée extraterritoriale, présenté le 26 juin 2019, le député Raphaël Gauvain a rappelé le nombre significatif de condamnations prononcées par les autorités américaines depuis plus de vingt ans à l’encontre d’entreprises européennes, sur le fondement du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA). Depuis 2008 notamment, ces condamnations ont entraîné le versement par ces dernières, au Trésor américain, de sommes se chiffrant en milliards de dollars.
L’application extraterritoriale de leurs lois, par les États-Unis, témoigne s’il en était besoin, de leur ambition de puissance, notamment de leur volonté d’imposer certains de leurs objectifs diplomatiques et politiques au reste du monde, tout en confortant leurs intérêts économiques et commerciaux.
Mais si les autorités américaines ont pu agir aussi longtemps de façon unilatérale, c’est aussi en raison de l’absence de dispositifs performants de prévention et de lutte contre la corruption dans le reste du monde, notamment en Europe. En s’érigeant en gendarme du monde, au motif d’instaurer un « level playing field » de dimension mondiale, les États-Unis ont parfois cherché à servir leurs intérêts propres dans un contexte de guerre économique exacerbée.
Or, dans cette difficile compétition, l’Union européenne ne dispose ni des moyens politiques et économiques qui lui permettraient de se défendre efficacement, ni même encore des instruments juridiques lui permettant d’agir dans ce domaine, et par la même de protéger les fleurons de certains secteurs stratégiques, alors même que l’article 83 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne lui donne d’ores et déjà une compétence lui permettant de légiférer dans ces matières.
Il est désormais stratégique de compléter l’acquis communautaire dans le domaine de la lutte contre la corruption.
En premier lieu, l’Union européenne dispose de la Convention du 26 mai 1997, relative à la lutte contre la corruption impliquant des fonctionnaires des Communautés européennes ou des fonctionnaires des États membres de l’Union européenne. Le dispositif qui en résulte permet notamment d’appréhender les actes de corruption active et passive dans le secteur public, en envisageant toutefois cette incrimination, uniquement lorsqu’elle est commise par des fonctionnaires, à l’exclusion des membres du Gouvernement, des élus et des agents contractuels chargés d’une mission de service public. Pour cette raison, la convention du 26 mai 1997 a longtemps été considérée comme manquant cruellement d’ambition.
En deuxième lieu, l’Union européenne dispose de la décision-cadre 2003/568/JAI du 22 juillet 2003, relative à la lutte contre la corruption, laquelle impose aux États membres de mettre en place des sanctions efficaces et proportionnées aux actes de corruption survenus dans le secteur privé.
Enfin, la directive (UE) 2017/1371 du Parlement européen et du Conseil relative à la lutte contre la fraude, portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union, n’incrimine l’infraction de corruption que lorsqu’elle porte précisément atteinte à ces intérêts financiers.
Il apparaît donc clairement que le droit européen n’envisage la lutte contre la corruption que dans un cadre relativement étroit, en n’imposant pas d’obligations très fortes aux États membres, et en n’intégrant pas explicitement, dans le champ de ses compétences, les actes de corruption transnationale d’agent public étranger.
Par ailleurs, le dispositif existant est inégalement mis en œuvre au sein de l’Union européenne. C’est en effet ce qu’établit son rapport anticorruption, publié en 2014 : « Dans certains des États membres, des stratégies nationales de lutte contre la corruption ont été adoptées récemment, mais dans d’autres rien n’a encore été mis en place » souligne le document. Dans le même esprit, le rapport de la Commission au Parlement européen et au Conseil du 26 juillet 2019, a constaté que les États membres présentaient de trop grandes disparités dans la transposition, puis la mise en œuvre de la décision-cadre 2003/JAI/568 dans les législations nationales.
Ces divers constats montrent qu’il n’existe pas encore de « level playing field » européen en matière de lutte contre la corruption et que la perception de ce sujet, par les différentes populations des États-membres, révèlent des contextes encore très contrastés. L’étude menée sur la corruption par l’Institut Eurobaromètre a ainsi montré que 96 % des Grecs, 94 % des Espagnols, ou 86 % des Hongrois estiment que la corruption est répandue dans leur pays, contre seulement 22 % des Danois ou 44 % des Hollandais. Elle a également mis en lumière que près d’un européen sur deux (43 %) estime le niveau de corruption dans son pays supérieur à celui de 2013.
Dans le même esprit, l’étude annuelle sur la perception de la corruption de l’ONG Transparency International, publiée le 30 janvier 2019, a pointé l’absence d’une politique globale et cohérente de prévention et de lutte contre la corruption à l’échelle de l’Union européenne.
Ces constats révèlent donc d’incontestables manquements, résultant pour partie de l’inefficacité des dispositifs en vigueur, alors même que la corruption demeure une préoccupation majeure, de même qu’une pratique jugée inacceptable, pour près de trois citoyens européens sur quatre.
Pourtant, en dépit de cette réalité, la nouvelle Commission européenne n’a pas jugé opportun d’ériger la lutte contre la corruption en priorité. En effet, l’examen des vingt-six lettres de mission adressées par la nouvelle présidente de la Commission européenne, Madame Ursula von der Leyen, aux commissaires désignés par les États membres, montre que la lutte contre la corruption n’est pas affichée comme un objectif de la mandature qui commence.
Or, la corruption, quelle que soit sa forme, affecte profondément, et de diverses manières les États membres, ainsi que l’Union européenne dans son ensemble. Elle représente tout d’abord une entrave au bon fonctionnement du marché intérieur, en créant des distorsions de concurrence entre les entreprises y ayant recours et les autres. Elle facilite par ailleurs l’infiltration de groupes criminels dans l’économie des différents pays. Enfin, elle contribue à mettre en péril les démocraties, en affectant la confiance des citoyens dans le fonctionnement des institutions publiques et du marché.
Dès lors, il est essentiel que l’Union européenne se dote sans attendre d’une politique globale et cohérente de lutte contre la corruption, en l’articulant autour d’objectifs clairs et lisibles : l’instauration d’un « level playing-field » entre les différents États membres de l’Union européenne ; la résolution d’éventuels conflits de juridictions au niveau européen ; la défense des entreprises européennes dans le monde en rééquilibrant l’asymétrie de la relation euro-américaine en matière d’extraterritorialité notamment ; la promotion des normes et pratiques européennes de lutte contre la corruption dans le monde, comme un élément de sécurisation des stratégies d’implantation et d’investissement.
Cette politique, afin de marquer son niveau élevé d’ambition et son exigence de cohérence, devra prendre la forme d’un « paquet anti-corruption » qui pourrait reposer sur plusieurs éléments, notamment sur trois nouvelles directives :
Une première directive pourrait imposer aux États membres de se conformer aux principes et recommandations dégagés par la Convention de l’OCDE de 1997 sur la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, qui constituent un véritable standard international en matière de prévention et de lutte contre la corruption.
L’acquis de l’OCDE repose non seulement sur la Convention elle-même, mais aussi sur ses commentaires officiels, qui retiennent une définition étendue de l’infraction de corruption ainsi que de la notion d’agent public étranger : « […] toute personne qui détient un mandat législatif, administratif ou judiciaire dans un pays étranger, qu’elle ait été nommée ou élue, toute personne exerçant une fonction publique pour un pays étranger, y compris pour une entreprise ou un organisme public et tout fonctionnaire ou agent d’une organisation internationale publique ».
L’acquis repose également sur l’ensemble des textes adoptées par les instances de l’OCDE sur le fondement de la Convention de 1997, parmi lesquels figurent quatre recommandations adoptées en 2006, 2009, et 2016. Au terme de la transposition dans le droit de l’Union de l’ensemble des principes posés par ces textes, la corruption transnationale d’agent public étranger sera ainsi plus systématiquement prise en compte, contribuant ainsi au confortement du marché intérieur.
En deuxième lieu, une directive devra remplacer la décision cadre 2003/568/JAI relative à la lutte contre la corruption dans le secteur privé, insuffisamment mise en œuvre par les États membres, en reprenant une partie de son contenu pour le moderniser. Il s’agira ainsi de mieux intégrer, d’une part, l’incrimination de corruption passive et active dans le secteur privé dans le droit européen, de sorte à lutter plus efficacement contre la corruption transnationale intra-européenne et d’autre part de modifier les alinéas 1, 2 et 3 de l’article 7 de la décision-cadre, qui laissent actuellement une trop grande latitude aux États membres pour ne pas exercer systématiquement leurs compétences pour des actes de corruption commis hors de leur territoire.
Les États membres de l’Union européenne se verront ainsi proposer des solutions de compétence propres à leur permettre de réprimer les infractions de corruption commises en dehors de leur territoire, mais présentant un lien de rattachement avec celui-ci, à l’instar de l’article 435-6-2 du Code pénal français, depuis l’entrée en vigueur de la loi Sapin 2. Cette modification serait, en outre, conforme à l’approche extraterritoriale retenue par l’article 4 de la Convention de l’OCDE de 1997.
Enfin, cette directive permettra de mettre l’ensemble des juridictions des États membres, à égalité d’armes avec les juridictions d’États tiers les plus actives en matière de lutte contre la corruption internationale, en particulier les juridictions américaine et britannique.
En troisième lieu, une autre directive devrait imposer aux États membres de soumettre les entreprises de taille significative à des obligations de prévention et de détection de la corruption, ce que préconise notamment la Recommandation du Conseil de l’OCDE du 26 novembre 2009. L’efficacité de ces mesures a notamment été mise en lumière par une étude de l’OCDE réalisée en 2017, intitulée « The Detection of Foreign Bribery », qui établit notamment que les mécanismes de corruption transnationale ont été, pour 24 % d’entre eux, détectés à la suite d’une auto-dénonciation ou de l’action d’un lanceur d’alerte. De fait, au moins quatre États membres de l’Union européenne imposent déjà aux entreprises de taille significative des obligations de prévention et de détection de la corruption : l’Allemagne, l’Italie, la France et le Royaume-Uni.
La directive pourrait également imposer aux États membres de désigner une autorité en charge de contrôler le respect des obligations de prévention et de détection de la corruption pesant sur les entreprises répondant à certaines conditions de seuil, tout en laissant ceux-ci libres du choix de cette autorité, qui pourrait être administrative ou judiciaire.
Parallèlement à l’adoption de ce « paquet anticorruption », des clauses anticorruption pourraient être insérées dans les actes de droit européen dérivé.
En premier lieu, des clauses anticorruption devraient être insérées dans les actes de droit européen dérivé sectoriels, subordonnant à autorisation l’exercice de certaines activités réglementées, comme en matière de banque, de services d’investissement, et d’assurance, sur le fondement de l’article 114.1 du TFUE, selon la procédure législative ordinaire. De telles clauses existent déjà dans certaines directives, telles que la directive 2014/24/UE sur la passation de marchés publics, qui impose, à son article 57, aux pouvoirs adjudicateurs d’exclure un opérateur économique ayant fait l’objet d’une condamnation pour corruption, de la participation à une procédure de passation de marché.
La décision Meca rendue par la Cour de justice de l’Union européenne, le 19 juin 2019, a récemment confirmé la faculté d’exclusion a priori d’un soumissionnaire ouverte aux pouvoirs adjudicateurs, en cas de faute grave, y compris lorsqu’un recours contestant cette faute est pendant. Un acte de corruption pourrait ainsi constituer une faute grave, au sens de la jurisprudence de la CJUE, ouvrant aux pouvoirs adjudicateurs la faculté d’exclure a priori un opérateur économique de la possibilité de soumissionner à un marché public. Dès lors, l’insertion de telles clauses dans les actes de droit européen dérivé sectoriels, subordonnant à autorisation l’exercice de certaines activités réglementées, contribuerait à rétablir un rapport équilibré entre l’Union européenne et les États-Unis, ainsi que d’autres puissances et compétiteurs, en matière de lutte contre la corruption.
En deuxième lieu, une clause de conditionnalité relative à la lutte contre la corruption devrait être systématiquement imposée par l’Union européenne dans les accords de partenariat économique de nouvelle génération, conclus avec des États tiers. Inspirées de la clause « droits fondamentaux et État de droit » – qui permet de déchoir des avantages qui leur sont accordés, les États tiers qui ne respecteraient pas certains engagement pris en matière de droits fondamentaux – des clauses analogues relatives à la corruption ou, plus largement à la « gouvernance », ont déjà été intégrées dans un accord de partenariat et de coopération conclu avec l’Indonésie en 2009, ou dans l’accord de partenariat économique conclu avec le Japon en 2019.
Enfin, l’adoption d’un paquet anti-corruption devra nécessairement être accompagnée, sur le plan processuel, d’un renforcement de la coopération entre les États membres en matière de lutte contre la corruption transnationale.
Le Parquet européen, encore en devenir, doit progressivement monter en puissance.
Le Parquet européen a été créé par le règlement (UE) 2017/1939 du 12 octobre 2017, entré en vigueur le 20 novembre 2017. Il sera mis en place au plus tôt le 20 novembre 2020.
La compétence ratione temporis du Parquet européen se limite aux infractions, relevant de ses attributions, commises après le 20 novembre 2017, à l’exclusion des infractions commises avant cette date. Une première question se pose donc, dès à présent, pour ce qui relève des infractions continues, nées avant le 20 novembre 2017 et dont les effets se poursuivraient après cette date.
En France, la transposition de ce règlement nécessitera l’adoption de trois textes : (i) une loi organique sur les aspects statutaires du Parquet européen, (ii) une loi spéciale sur les modalités procédurales de fonctionnement du Parquet européen et (iii) une inscription, dans les lois de finances annuelles, des dépenses budgétaires afférentes au fonctionnement du Parquet européen.
Au sein de l’Union européenne, le Parquet européen est compétent à l’égard des infractions commises dans vingt-deux États membres sur un total de vingt-huit. S’agissant des États n’ayant pas souhaité, pour l’heure, participer à cette coopération renforcée, les articles 99 et 105 du règlement (UE) 2017/1939 prévoient, pour ce qui les concerne, l’existence de « relations de coopération » ainsi que la conclusion « d’arrangements de travail de nature technique et/ou opérationnelle ».
En dépit de ces possibilités de coopération, la circonstance que le règlement (UE) 2017/1939 du 12 octobre 2017 ne soit actuellement applicable que dans certains États membres, à l’exclusion des autres, limite l’intérêt d’étendre la compétence du Parquet européen à tous les actes de corruption transnationale.
S’agissant des infractions commises en dehors de l’Union européenne, l’article 23 du règlement ne prévoit pas de solution commune pour les États membres participant à cette coopération renforcée et renvoie aux règles nationales de compétence territoriale ou personnelle. C’est également pour cette raison qu’il apparaît essentiel, ainsi qu’il a été exposé ci-dessus, que l’article 7 de la décision-cadre 2003/568/JAI du 22 Juillet 2003 soit révisé et repris dans une nouvelle directive de manière à imposer l’intervention extraterritoriale des juges pénaux des États membres de l’Union européenne.
S’agissant enfin de la compétence matérielle du Parquet européen, celle-ci se trouve limitée, en premier lieu, par la définition des infractions visées par la directive (UE) 2017/1371 du 5 juillet 2017, relative à la lutte contre la fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union au moyen du droit pénal, à laquelle le règlement renvoie expressément.
L’article 3 de cette directive vise la fraude « portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union », en détaillant précisément les infractions ainsi concernées, parmi lesquelles figurent par exemple, en matière de dépenses relatives aux marchés publics, l’utilisation ou la présentation de documents faux, la non-communication d’une information en violation d’une obligation spécifique, ou le détournement de fonds.
L’article 4 de cette même directive impose également aux États membres de sanctionner pénalement le blanchiment de capitaux, ainsi que la corruption passive et la corruption active.
Pour chacune des infractions qu’elle vise, la directive (UE) 2017/1371 du 5 juillet 2017 adopte, en outre, une définition étendue de la notion d’agent public, qui englobe les agents de l’Union et les agents nationaux, au sens du droit national de l’État qui les emploie, mais aussi « toute autre personne investie d’une fonction de service public ».
Dès lors, il apparaît que le Parquet européen sera compétent pour un certain nombre de manquements à la probité, et notamment pour les infractions de corruption, à la condition toutefois que ces manquements portent atteinte aux intérêts financiers de l’Union européenne.
En second lieu, la compétence matérielle du Parquet européen est limitée aux infractions entraînant un préjudice supérieur à 10.000 euros et, s’agissant des fraudes à la TVA, à 10.000.000 d’euros, à la condition que celles-ci « portent atteinte aux intérêts financiers de l’Union », au sens de la directive (UE) 2017/1371 du 5 juillet 2017.
Il en résulte, en particulier, que les actes de corruption transnationale, qui ne portent pas atteinte aux intérêts financiers de l’Union européenne, échappent à la compétence du Parquet européen. Des possibilités d’extension de la compétence du Parquet européen sont cependant concevables.
Plusieurs options peuvent permettre de surmonter les limites à la compétence du Parquet européen.
Une première piste consisterait à préconiser une interprétation large de la notion « d’infraction indissociablement liée » à une autre infraction relevant de la compétence du Parquet européen. En effet, aux termes des dispositions de l’article 22.3 du règlement (UE) 2017/1939 du 12 octobre 2017, « le Parquet européen est également compétent à l’égard de toute autre infraction pénale indissociablement liée à un comportement délictueux relevant du champ d’application du paragraphe 1 du présent article ». Les considérants 55 et 56 du règlement permettent toutefois de comprendre que cette notion apparaît comme particulièrement complexe et, en tout état de cause, étroitement liée à l’existence d’une infraction principale portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union européenne.
Une deuxième piste, pour étendre la compétence du Parquet, au-delà des infractions portant atteinte aux stricts intérêts financiers de l’Union européenne, pourrait consister à faire prévaloir une interprétation large de la notion de « protection des intérêts financiers de l’Union » elle-même.
La décision Taricco de la Cour de justice de l’Union européenne du 8 septembre 2015 semble de nature à favoriser une telle interprétation, dans la mesure où celle-ci a en effet jugé : « [qu’un] lien direct existe entre la perception des recettes provenant de la TVA dans le respect du droit de l’Union applicable et la mise à disposition du budget de l’Union des ressources de TVA correspondantes, dès lors que toute lacune dans la perception des premières se trouve potentiellement à l’origine d’une réduction des secondes ». Pour autant, une telle interprétation, à supposer qu’elle s’impose durablement, serait insuffisante pour établir la compétence du Parquet européen à l’égard des actes de corruption transnationale, sans lien apparent avec la protection des intérêts financiers de l’Union.
Enfin, une dernière voie, sans doute la plus radicale, consisterait à délier la compétence du Parquet européen de l’unique protection des intérêts financiers de l’Union et de l’étendre aux actes de corruption transnationale ne portant pas atteinte aux intérêts financiers de l’Union.
Dans l’immédiat, une telle extension serait tout à fait prématurée, le Parquet européen n’ayant même pas encore été installé et devant, avant de considérer cette extension, asseoir sa crédibilité au fur et à mesure de son action. Surtout, un tel mouvement ne pourrait se produire qu’au terme d’une procédure particulièrement lourde, compte tenu de l’obstacle posé par l’article 86 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), dont le premier paragraphe limite explicitement la compétence du Parquet européen aux « infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union ».
En effet, l’extension textuelle de la compétence du Parquet européen ne pourrait avoir lieu qu’en réunissant les conditions suivantes, visées au paragraphe 4 de l’article 86 TFUE, qui précisent que « Le Conseil européen peut, simultanément ou ultérieurement, adopter une décision modifiant le paragraphe 1, afin d’étendre les attributions du Parquet européen à la lutte contre la criminalité grave, ayant une dimension transfrontière et modifiant en conséquence le paragraphe 2 en ce qui concerne les auteurs et les complices de crimes graves, affectant plusieurs Etats membres. Le Conseil européen statue à l’unanimité, après approbation du Parlement européen et après consultation de la Commission ».
Une telle décision, qui s’analyse comme une révision simplifiée du TFUE apparaît donc juridiquement contrainte et politiquement difficile, l’extension de la compétence du Parquet européen ne pouvant avoir lieu sans que le Conseil européen ait statué à l’unanimité de ses membres.
La coopération entre les États membres peut et doit être renforcée dans l’immédiat.
L’Espace européen de liberté, de sécurité et de justice (ELSJ), développé à partir du Traité d’Amsterdam de 1997, offre aux États membres des possibilités de coopération en matière répressive.
Les actes de corruption peuvent ainsi, dès à présent, donner lieu à une décision d’enquête européenne, l’émission d’un mandat d’arrêt européen, des actes de coopération dans le cadre d’Eurojust, des actes de coopération dans le cadre d’Europol. Eurojust, en particulier, a pour mission, aux termes de l’article 85 du TFUE, « d’appuyer et de renforcer la coordination et la coopération entre les autorités nationales chargées des enquêtes et des poursuites relatives à la criminalité grave affectant deux ou plusieurs Etats membres ou exigeant une poursuite sur des bases communes, sur la base des opérations effectuées et des informations fournies par les autorités des Etats membres et par Europol ».
L’agence poursuit, dans l’exercice de cette mission, trois objectifs principaux, détaillés à présent par le règlement (UE) 2018/1727 du 14 novembre 2018 :
(i) promouvoir et améliorer la coordination entre les autorités judiciaires compétentes des États membres, en particulier en ce qui concerne les formes graves de criminalité organisée ;
(ii) promouvoir et améliorer la coopération entre les mêmes autorités, en facilitant notamment la mise en œuvre de l’entraide judiciaire internationale et l’exécution des demandes d’extradition ;
(iii) soutenir les mêmes autorités, afin de renforcer l’efficacité de leurs enquêtes et de leurs poursuites.
Ces objectifs concernent, notamment, la lutte contre la corruption, désignée comme l’une des priorités d’Eurojust par le Conseil de l’Union européenne.
Par ailleurs, l’Union européenne dispose d’un mécanisme de résolution des conflits de juridictions entre États membres en matière répressive, avec la décision-cadre 2009/948/JAI du Conseil du 30 novembre 2009 « relative à la prévention et au règlement des conflits en matière d’exercice de la compétence dans le cadre des procédures pénales ».
C’est ainsi que son article 1er énonce que cette décision vise à permettre l’application du principe « non bis in idem » au sein de l’Union européenne et « à dégager un consensus sur toute solution efficace visant à éviter les conséquences négatives découlant de l’existence de telles procédures parallèles ».
La décision-cadre 2009/948/JAI impose ainsi aux autorités judiciaires des États membres des solutions visant à prévenir les inconvénients liés à l’existence de procédures parallèles, à raison des mêmes faits, et favoriser, dans toute la mesure du possible, la concentration de ces procédures dans un seul Etat membre.
Pour autant, en dépit de ces mécanismes, qui seraient susceptibles de faciliter la répression des cas de corruption transnationale, il apparaît que l’activité d’Eurojust reste principalement concentrée sur d’autres formes de criminalité organisée, telles que la fraude, le blanchiment de capitaux, le trafic de stupéfiants ou le trafic d’êtres humains, comme l’illustre ce graphique :
Dans ces conditions, il serait sans doute plus efficace que la coopération entre les États membres en matière de lutte contre la corruption transnationale soit renforcée au sein d’Eurojust, qui constitue le cadre naturel de résolution des conflits de juridictions en matière répressive, en l’état actuel du droit européen et dans l’attente de la montée en puissance du futur Parquet européen.
Pour que cet objectif devienne une réalité, les Etats membres devraient exprimer une volonté politique claire d’ériger ce sujet en priorité pour l’agence.
Ainsi, l’adoption de ces nouveaux instruments, conjuguée au renforcement de la coopération des États membres, offrira à l’Union européenne la politique globale et cohérente en matière de lutte contre la corruption dont elle est aujourd’hui orpheline.