Joann Sfar est aujourd’hui l’un des plus grands dessinateurs français. Sa production la plus connue est sans doute la série du Chat du rabbin dont le septième volume est sorti en novembre, mais son activité est bien plus variée : il a sorti un nouveau roman cet été et prépare en ce moment l’adaptation au cinéma de sa bande dessinée Petit Vampire, après avoir réalisé Gainsbourg (Vie héroïque) en 2010 et porté à l’écran le Chat du Rabbin en 2011. Il trouve au milieu de toutes ces créations le temps d’enseigner aux Beaux-arts où il dirige un atelier.
Nous avons la chance de le rencontrer chez lui, dans un salon charmant et tout en longueur dont les murs sont couverts de livres. Derrière nous, la collection complète des Carl Barks. Derrière lui, Soumission de Houellebecq, la tête en bas. Le chat du rabbin original, nous apprendra-t-il au cours de l’entretien, n’est plus chez lui mais il vit encore. Les chats, cependant, ne manquent pas ; particulièrement habiles, ils attrapent nos stylos et tournent les pages de nos carnets tout au long de l’entrevue.
On reproche souvent à l’Europe d’être peu incarnée. Quel symbole donneriez-vous à l’Europe ?
Je suis un enfant de parents qui ont connu la guerre et pour qui l’idéal européen ne faisait aucun doute. Du coup, j’ai été inscrit à des concours de dessin européen. J’en ai d’ailleurs gagné un en dessinant un soldat français qui relevait un soldat allemand.
Mais, aujourd’hui, le symbole le plus important, c’est le parlement européen. Se concentrer sur lui et sur les élections européennes permettrait de rendre l’Europe plus politique. C’est fondamental car aujourd’hui l’Union ne se construit que par et pour le libre-échange, une idée structurante de la construction européenne, bien sûr, mais pas suffisante pour l’achever.
Mais, pour l’instant, la réalité c’est que les médias français ne parlent du parlement européen que lorsque celui-ci autorise les glyphosates ou la pêche électrique : on nous vend une France qui serait un Robin des Bois écologiste en résistance contre une Union européenne polluante. Dans ces conditions, pourquoi un jeune s’engagerait-il pour l’Europe ?
Sinon, les symboles, cela m’intéresse pas tant que ça. C’est un faux débat. Pour moi, le drapeau français ne rime à rien mais j’adore l’agiter. Et je me contrefous de savoir si le drapeau européen est un symbole chrétien : j’aime bien le regarder, ce cercle d’étoiles. Il me rappelle les chevaliers de la table ronde, Star wars ou encore cette série de mon enfance qui s’appelait les La légende des chevaliers aux 108 étoiles avec des chevaliers qui jetaient des shurikens.
Donc vous ne voulez pas nous dessiner un drapeau pour l’Europe ?
Non. Je n’ai pas une passion pour les drapeaux. Je m’en fous à vrai dire : celui qui existe me convient parfaitement.
Alors pas de chat pour faire pièce à l’aigle américain ?
Ce serait compliqué de bâtir un pays derrière un chat parce que ce n’est pas un animal très fiable. Le chat est, au mieux, un commentateur ou un observateur. [À un de ses chats qui s’est approché : Va-t’en, va-t’en, c’est pas de toi qu’on parle.]
Peut-on parler d’une Europe de la culture ?
Ce qui me préoccupe plus c’est l’absence de coproductions cinématographiques européennes parce que les cinéphiles, notamment français, pensent que ça fait du pudding. C’est idiot parce que pendant des décennies, ces coproductions ont permis de faire des films ambitieux et excellents.
Si vous voulez un exemple : les jeunes techniciens français ne savent plus mettre en boîte une scène de foule parce que le système de financement de ce cinéma ne permet plus de faire des films un peu chers en France. Malgré tout, on refuse de faire de grandes coproductions : nous faisons un bien mauvais usage de l’Europe.
Un important réveil pour moi a été les “European film awards” après la sortie de Gainsbourg (vie héroïque). Cette cérémonie est importante pour tout le monde en Europe sauf pour les Français qui n’y vont pas. Pour moi, nous avons tellement peur de perdre notre exception culturelle qu’on ne veut surtout pas se mélanger aux autres pays européens. Or, je crois qu’on aurait tout à gagner si nous essayions d’étendre notre exception culturelle. Je pense qu’on aurait des alliés dans tous les pays voisins qui ne demandent qu’à travailler avec nous. Je ne nous trouve pas assez va-t-en-guerre sur le terrain culturel.
Le Chat du Rabbin a-t-il été écrit pour mettre en valeur la culture sépharade ?
Je suis né dans une famille mixte, ashkénaze du côté de ma maman et sépharade du côté de mon père.
Quand j’étais enfant, je mettais beaucoup plus en valeur mon côté ashkénaze parce qu’une grande partie de ma famille maternelle avait disparu. C’était de grands intellectuels qui parlaient chacun une dizaine de langues, et puis c’était des gens très peu religieux, très rigolos, que je voyais peu.
De l’autre côté, j’avais ma famille sépharade qui était adorable mais très présente, et donc pour qui j’avais moins de curiosité. En plus, Nice n’étant pas la ville la moins raciste de France, on ne mettait pas trop en avant son identité maghrébine. En tout cas je me souviens que je n’aimais pas trop ça quand j’étais enfant. Ce n’était pas quelque chose dont j’étais fier. Quoi qu’il en soit, ce folklore maghrébin était tellement proche que je n’y voyais pas d’intérêt.
Plusieurs événements ont changé cette perception : la naissance de ma fille, mon premier enfant, et le décès de ma grand-mère qui était détentrice de toute cette culture algérienne ont eu lieu presque en même temps. C’était ma grand-mère qui faisait semblant de ne pas parler arabe et qui expliquait que nous venions d’Espagne, alors qu’elle était née à Sidi Bel Abbès ! Je ne sais pas si c’est une bibliothèque qui brûle quand un vieil Africain meurt mais là il y avait la boîte à biscuits, les livres : tout a disparu quand elle est morte.
À peu près à la même époque, il y a eu le 11 septembre. À ce moment-là les éditorialistes du monde entier, qui étaient plus éveillés qu’aujourd’hui, ont tous titré qu’on essayait de nous vendre une guerre de civilisation et qu’il ne fallait pas tomber dans le piège. Deux problèmes géopolitiques paraissaient alors évidents : la guerre de leadership au Moyen-Orient qui ne concernait les pays européens que de manière périphérique et une Amérique en mal de nouveaux ennemis – l’Amérique n’est bonne que quand elle se trouve un ennemi. Dans ce contexte-là, sans parler de l’omniprésence du conflit israélo-palestinien, j’ai eu envie de réenchanter mes origines maghrébines parce que chaque Français a à voir avec le Maghreb et parce qu’il y a quelque chose d’apaisant à créer, non pas un symbole, mais un terrain de jeu avec l’imaginaire de ma grand-mère.
Je ne fais pas œuvre d’historien. J’ai lu beaucoup de livres sur l’Algérie coloniale mais je donne toujours le dernier mot à ma grand-mère même si elle a tort et je ne prétends pas du tout qu’il y aurait eu un âge d’or dont je serais nostalgique. Je sais que c’était un bordel sans nom et que ça ne se passait pas si bien que ça : comme le pogrom de Constantine en 1934. Le pire, c’est que ce sont les mêmes populations qui s’affrontent aujourd’hui, que les problèmes qu’ils avaient à l’époque persistent et qu’on en a tartiné pas mal par dessus.
À cette époque, donc, Le Chat du Rabbin tombait bien. J’ajouterais qu’on se voit alors que Donald Trump vient de reconnaître Jérusalem comme la capitale de l’État hébreu [décision du 6 décembre, ndlr]. Ce qui m’étonne beaucoup c’est qu’il a fallu que Donald Trump le dise pour que cela fasse autant de bruit alors qu’Israël l’affirme depuis longtemps.
Je suis particulièrement inquiet car une partie de ma famille vit en Israël et aujourd’hui j’ai peur pour leur sécurité. Je vois des dirigeants qui jouent aux dés dans des régions où vivent des populations nombreuses, dont certaines me sont liées alors que je crois que le seul moyen de régler les conflits entre humains est d’inventer une nouvelle mythologie.
Tant qu’on se racontera les guerres de civilisation, les origines mythiques et la pureté religieuse ou ethnique, cela créera des conflits. Tous ces récits disent de l’envie de sang. Ce n’est pas très bon que le religieux devienne une identité exclusive et qu’en plus le religieux se résume à des rituels stupides comme le vêtement ou l’interdit alimentaire. Au contraire, le Maghreb que je cherche à faire vivre est aussi syncrétique que la Marseille de Pagnol, c’est-à-dire que je souhaite que quiconque ouvre Le Chat du rabbin se sente chez soi.
Je voudrais qu’on s’aperçoive à la première image que les Juifs ressemblent aux Arabes. Je ne voudrais pas que ce soit un conte philosophique ou un débat d’idées, mais quelque chose de sensoriel qui provoque un rapprochement, qui provoque une question et qui bouge un peu les lignes de l’imaginaire. On ne va pas s’en sortir si tous les jeunes Chrétiens pensent qu’ils descendent de Charlemagne, les petits Juifs du roi David et les petits musulmans des Omeyyades.
Les lieux de culte sont omniprésents dans le dernier Chat du Rabbin. Que vous inspirent les polémiques sur les financements étrangers de certains lieux de cultes, notamment musulmans ?
Une des questions que pose ce livre c’est la question de l’occupation de l’espace public. Les lieux de culte posent la question de son partage.
J’ai eu une rencontre déterminante avec une parlementaire allemande d’origine turque qui s’appelle Lale Akgün, musulmane non religieuse et très militante. Vous pouvez imaginer qu’elle emmerde les racistes allemands mais qu’elle emmerde aussi les musulmans fondamentalistes puisqu’elle dénonce le financement de certaines mosquées. En Allemagne, en effet, une partie des impôts finance les cultes, mais là-bas malheureusement certaines mosquées sont noyautés par des gens du Golfe. Ça rend Lale Akgün folle de rage lorsqu’elle voit cela.
Au fond cela m’a amusé de voir que la France qui ne met pas un centime dans les cultes, sauf en territoire de Concordat, et l’Allemagne qui les finance, ont exactement les mêmes problèmes. C’est pourquoi à un moment le rabbin se rebelle et dit : “Je fais un service public, je veux qu’on me finance”.
Dans cet album, est-ce que vous parlez de deux religions — les Juifs et les musulmans —, ou trois — les Juifs, les musulmans et les chrétiens ? Ces derniers semblent avoir un statut particulier parce que ce sont des colons, alors que vous construisez une symétrie totale entre Juifs et musulmans qui se ressemblent, donnant l’impression que chaque personnage musulman a son double juif et réciproquement. Quelle est la morale de cette symétrie : est-ce que l’expérience française du judaïsme permet de comprendre l’Islam en France aujourd’hui ?
Non, ce serait un faux ami et une erreur. C’est quelque chose que j’ai compris pendant mon bref service militaire. Je m’occupais d’un centre d’aide aux devoirs à Bagnolet et j’y voyais des enfants musulmans qui avaient une haine terrible des Juifs alors qu’ils n’en avaient jamais rencontrés. Pour eux le Juif était un immigré qui avait été traité mieux que les autres. Une immense partie de la haine antijuive dans ce pays vient de l’impression que le Juif est un immigré mieux traité alors qu’il y a toujours eu des Juifs en France.
On ne leur avait pas expliqué qu’il y avait aussi des Juifs en France à partir du IIIe siècle après J.-C., environ cinq siècles avant l’arrivée des ancêtres de Jean-Marie Le Pen.
D’abord opprimés, on leur a peu à peu fait une place plus enviable, à partir de 1789, ce qui a déclenché de nouvelles haines, en Allemagne, dans les pogroms ou durant l’affaire Dreyfus. Mais cette histoire des Juifs en France, elle n’est jamais racontée. On est passé de l’histoire monolithique de mon enfance par laquelle aucun enfant d’immigré ne se sentait concerné à l’histoire des chaînes câblées où chaque chaîne raconte sa petite histoire et où personne ne se parle. C’est passer d’un enfer à l’autre. Quel temps il reste dans les familles pour expliquer le peuple d’à côté dans ces moments-là ? Je ne parle même pas de l’enseignement religieux qui met de l’huile sur le feu en permanence. Dans ce contexte-là, je ne me sens pas d’autre choix que de montrer l’universel et je montre des Juifs et des Arabes parce que Don Camillo ça a été fait avant moi d’une certaine façon. Et puis j’aime bien compliquer les choses, montrer que les paternalismes juif et musulman se ressemblent beaucoup ou que leurs traditions religieuses ont quelques points communs.
Que ce soit le chat, le curé, le rabbin ou l’imam, tous insistent sur la nécessité d’accueillir, mais peinent à mettre leur précepte en œuvre. Cela fait penser aux incertitudes des États européens, tous signataires de la Déclaration des Droits de l’Homme, devant l’arrivée des migrants. Vous semblez décrire avec tendresse ceux qui peinent à accueillir autrui. Quel est votre regard sur la crise migratoire ?
Je fais de mon mieux pour ne pas mettre trop d’actualité dans mes livres. Là, ça s’est imposé parce que dans le credo des trois religions il y a cette idée d’accueil de l’autre, ce qui donne profondément envie de mettre la théorie et la pratique face à face.
Au contraire, ce qui m’agace prodigieusement, c’est quand j’allume ma radio tous les matins et que j’entends des humoristes m’expliquer le camp du bien et ce camp du bien, évidemment, c’est toujours l’accueil des migrants.
Dans Entre deux mondes d’Olivier Norek, un excellent policier et un excellent auteur de polars, on voit la complexité de ce qui s’est passé à Calais, de ce qu’ont vécu les gens. Ça, ça m’intéresse. Et j’aime bien montrer que ce n’est pas facile : accueillir des gens ce n’est pas facile, voir son habitat se modifier ce n’est pas facile. Je l’ai traité de façon très légère dans Le Chat du Rabbin, puisque le chat doit accueillir des chatons qui lui font dire : “On ne peut pas accueillir tous les ronrons du monde”.
Au fond, ce chat n’a qu’une envie, c’est d’être d’extrême-droite, justement parce qu’être d’extrême-droite c’est se comporter comme un animal en se disant qu’on va défendre son territoire.
Il n’y a pas un chat au monde qui va être content de voir arriver un nouveau chat. Ils vont commencer par se taper dessus. Par contre, ce serait dommage que nous nous comportions de la même façon. On me dit que je suis enfantin quand je dis ça, mais je crois que l’Allemagne a accueilli six fois plus de migrants que nous et que ça ne s’est pas si mal passé, alors que nous avons l’impression d’être au bord de la guerre civile. Il y a une absence de volonté politique pour que cela se passe bien et pour décrire ce qui se produit. Pour moi, le goût français de la poésie et de l’abstraction s’accommode très mal des mouvements de population.
Donc vous êtes favorable à l’accueil des migrants ?
Il y a une question très importante que je n’aborde pas dans Le Chat, et que la gauche n’affronte pas depuis longtemps, à mon avis par manque de courage. C’est la contradiction qui existe entre deux marqueurs politiques de gauche : l’ouverture des frontières et le maintien de notre système de protection sociale. Si tout le monde peut entrer ce sera formidable mais il faut arrêter de croire qu’on pourra protéger tout le monde.
Les gouvernements sont très lâches et ils se contentent de dire que notre système de protection sociale fonctionne. Pourtant il suffit de passer un peu de temps dans les hôpitaux, les commissariats ou les tribunaux pour voir que ce n’est pas le cas. Comme souvent, nous avons du mal à regarder le réel en face.
Dans Klezmer, la série que vous avez consacrée à la musique juive d’Europe orientale, l’opposition entre les nomades (musiciens, Juifs, Tsiganes, voire Cosaques) et sédentaires mal identifiés est structurante. L’Europe est-elle culturellement nomade ou sédentaire ?
Pour changer je vais parler des Juifs ! Le destin juif s’est joué au moment des pogroms russes, singulièrement après celui de Kichinev en 1903. La communauté juive de l’Empire russe s’est alors demandée quelle serait son avenir. Une partie a émigré, dans d’égales proportions en Israël, en Amérique du Sud et Amérique du Nord, tandis que d’autres choisissaient de rester en Europe, de créer un syndicat, l’Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie, le Bund, parce qu’ils considéraient qu’ils faisaient partie de la polyphonie européenne.
Ce rêve-là a trouvé un écho en France lorsque de nombreux Juifs se sont dits qu’il fallait y émigrer tant ils trouvaient incroyables que le pays ait été capable de se couper en deux pour défendre un capitaine juif, pendant l’Affaire Dreyfus. Le rêve européen tel que je le caresse, par mon héritage culturel, c’est le rêve de populations d’héritages et de cultures diverses qui mettent leurs voix en commun pour le bien public. C’est le rêve du Bund. Malgré tout, j’ai été élevé dans l’idée que ceux qui avaient choisi le Bund avaient commis une erreur parce qu’ils étaients morts dans les camps tandis que ceux qui étaient venus consolider la présence juive en Israël avaient eu raison parce qu’ils avaient survécu. C’est ma famille de survivants qui me disait ça.
Pourtant j’ai fini par me dire que ceux qui étaient restés en Europe avaient eu raison. Pour leur rendre hommage, il me fallait rester en Europe. Alors même qu’ils avaient vu les pogroms, ils ont fait le choix extrêmement noble de ne pas émigrer, car ils étaient convaincus d’être européens. Donc, si je reprends le Bund, voilà mon rêve européen : c’est le rêve d’un lieu où les citoyens, quelle que soit leur origine, reçoivent protection.
L’Europe de vos livres est-elle enviable ?
Pour moi, c’est une réalité livresque, une réalité romanesque et je crois que le réel est sous-tendu par la manière dont on raconte les pays et les territoires. J’aime beaucoup l’idée de l’immigré ou du migrant qui arrive et qui voit le pays d’accueil mieux que ça n’est. Dans La Promesse de l’Aube, il y a cette scène extraordinaire lorsque le héros part au front, sa mère est la seule des parents sur le quai de la gare à agiter un drapeau français. Cela lui fait remarquer que c’était à cela qu’on voyait qu’elle n’était pas française.
C’est cette Europe-là, une Europe romanesque, que vous racontez ?
La réalité de ce que je raconte c’est une filiation littéraire : je fais Klezmer parce qu’il y a eu Isaac Babel qui a inventé d’un côté son bandit Bénia Krik et de l’autre côté qui a raconté sa Révolution russe. Je fais Le Chat du Rabbin parce qu’Albert Cohen a inventé Les Valeureux. Chez moi ce n’est plus Corfou mais l’Algérie, et au fond c’est la même chose.
Donc je crois qu’il y a une géographie du monde, et ensuite il y a une géographie romanesque, qui ne sert à rien mais qui a une lourde mission parce que quand elle cesse de dire le monde, personne ne le dira à sa place. La filiation romanesque, la filiation littéraire cela me paraît essentiel, même en religion. Notre ennemi en religion c’est le littéralisme : c’est la personne qui à force de lire un livre saint ne va plus lire que celui-là. On a fait remarquer une fois à Gilles Kepel, qui dit parfois des choses pas idiotes, qu’il y avait autant de décapitations dans l’Iliade et l’Odyssée qu’il y en a dans le Coran et dans la Torah, à quoi il a répondu qu’on faisait rarement une lecture littérale d’Homère.
En fait, mon rêve est de tout tirer vers le romanesque. Si je réussis à faire passer la Torah, le Coran et les Évangiles pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire pour des bestsellers de littérature populaire j’aurai gagné parce qu’on pourra enfin en parler sans s’entre-tuer.
La Russie est-elle européenne ?
Le problème des frontières de l’Europe est un problème qui me dépasse. À la base, c’est très clair, on voit où s’arrête l’Europe. Là où ça titille l’imaginaire, c’est sur la Russie. On ne sait pas très bien ce que c’est que la Russie.
Bien sûr qu’on ne sait pas ce que c’est que cette Russie, parce que c’est un pays qui a connu le servage, qui est un mot élégant pour esclavage, jusqu’au XIXe siècle puis qui s’est alphabétisé à la vitesse de l’éclair. On est parti d’un pays où personne ne savait lire pour arriver au pays où il y avait le plus d’écrivains et le plus de lecteurs au monde. On est parti d’un pays où aucun paysan ne savait rien faire, et les Juifs savaient faire encore moins que les autres, à un pays où les Juifs ont eu tout d’un coup le droit de peindre.
Et donc il se passe en Russie — en tout cas dans la vision romanesque que j’en ai — un mélange constant d’extrême civilisation et de sauvagerie possible. Et ça on ne sait pas quoi en faire, on ne sait pas où le mettre. Les dangers politiques et sécuritaires on les voit tous, là où je me trouve, ce qui m’intéresse c’est ce que va donner culturellement. On a rêvé jusqu’à récemment que l’Europe allait s’étendre dans ses aspects les plus bénéfiques depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural. On dirait que parfois on a l’inverse et qu’elle est en train de se glacer depuis l’Oural jusqu’à l’Atlantique, c’est un mouvement intéressant à observer.
Quelles conséquences en tirer pour les relations de l’Europe à la Russie ?
Moi j’étais très proche pour des raisons sentimentales de la Lituanie, parce que la maman de mes enfants est lituanienne, ses grand-parents étaient ambassadeurs de Lituanie en France dans les années vingt et trente. Quand Staline a envahi leur pays ils ont jugé bon de rester dans le sud de la France (c’était assez habile). Et lors de la libération de la Lituanie, la première visite à l’extérieur de Vytautas Landsbergis [chef d’État de la Lituanie entre 1990 et 1992, ndlr] ça a été à la grand-mère de mon ex-femme, et nous avons accueilli son garde du corps, un Lituanien pas possible qui faisait 8 m 30 de haut, on l’a traîné sur la côte d’Azur pendant quelques jours et c’était le début de plein d’échanges avec ce pays.
Là où la question européenne se pose très fort c’est pour ces pays-là qui sont coincés… et vis-à-vis de qui on a un devoir, parce qu’on les a abandonnés derrière le rideau de fer pour hâter ou simplifier les négociations de l’après-guerre. Mais j’ai l’impression qu’il y a très peu de Français qui se sentent un devoir face aux pays de l’Est. C’est dommage. Je n’ai pas d’idée très élevée là-dessus, je sais que les pays ne s’éloignent pas les uns des autres donc il va falloir apprendre plein de choses. Pour des raisons très pratiques aussi : aux Beaux-Arts de Paris où je suis professeur depuis deux ans, on me propose un échange avec les Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg, alors je suis ravi, je vais voir ce que ça donne, je vais voir ce qu’il s’y passe, j’essaye d’y aller plus avec mes yeux qu’avec mon cerveau en général.
Il y a des artistes russes qui vous plaisent particulièrement ?
J’en sais rien, j’en connais pas. Je suis allé une fois à Odessa, je ne suis jamais allé en Russie. J’ai lu Nicolas Gogol mais je crois qu’il n’est plus trop en circulation. J’ai beaucoup copié les ambulants russes, parce que c’est une peinture réaliste, qui me rend fou, qui me plaît… [Au chat : tu nous fatigues… À nous : c’est la race du chat du rabbin, ce sont des Orientaux. Le vrai chat du rabbin a dix-huit ans, il s’appelle Imhotep, lui c’est une doublure.]
Si vous nous permettez de passer à un sujet peut-être plus délicat, quel sens a eu pour vous la tuerie de Charlie Hebdo ?
Lorsque je suis à la page 5 ou 6 du sixième volume du Chat du Rabbin, il y a les tueries de Charlie Hebdo. Je me dis que je suis complètement complètement con de raconter des fictions, que ça ne rime plus à rien, j’ai des copains qui sont morts, je mets cela de côté, je commence à faire des journaux autobiographiques, qui sont lourds, qui sont pesants, qui sont redondants, pareil quand je fais un roman, c’est à la première personne, c’est très sale parfois, c’est ma voix, ça me ressemble. Je mets ça de côté, je reviens au Chat pour le 6 et pour le 7, eh bien il est mieux que moi…
Vous préférez la voix du Chat à la vôtre ?
Mes lecteurs m’aident beaucoup à comprendre ce genre de boulot, un lecteur m’a demandé il y a quelques jours : “Vos bandes dessinées c’est de l’oralité ou pas ?” Et c’était ça la question, évidemment la bande dessinée c’est de l’oralité. Évidemment, dès que je vais faire un carnet autobiographique ou un roman, je vais être dans la pesanteur de celui qui est en chaire ou qui parle ou qui raconte, je pourrai mettre tous les truchements que je veux, ça restera monocorde et univoque.
Dès que c’est le Chat du Rabbin, c’est de l’oralité, c’est du théâtre au sens où il y avait des théâtres sur les places des églises, et ce sont des masques comme il y en a eu dans la commedia dell’arte, dans les films d’horreur. Mon chat c’est un petit valet de chez Scapin, c’est le renard du Roman de Renart, et là le lecteur s’en empare. Là je reçois des dessins des gens – même les adultes m’envoient des dessins. Et j’ai envie de leur donner des jouets.
Est-ce que Klezmer et le Chat du Rabbin portent un message politique ?
Je suis certain de ne servir à rien, et je ne cherche jamais rien d’autre que d’écrire l’histoire que j’ai en tête et que mes personnages m’imposent. Klezmer est un récit extrêmement noir, très pessimiste. Ce n’est même pas un récit de lanceur d’alerte, c’est un récit de sonneur de glas. J’ai un personnage, l’écrivain à la fin, qui va se faire abattre par un non-Juif qui voudrait être plus juif que les Juifs, qui vient de subir l’antisémitisme cosaque. Il se demande pourquoi l’artiste devrait être courageux, il prend une balle. On ne voit que cette haine dans les âmes, dans les cœurs donc je me borne à la décrire. Dans le Chat du Rabbin je n’offre jamais la moindre réponse. À la rigueur le chat a l’air de dire à tout le monde : “je vous regarde, et débrouillez-vous avec cela”.
Donc vous ne cherchez pas à être utile ? Pas même pour ramener les gens ensemble ?
Non, ça ne m’intéresse pas, ça ne m’intéresse pas du tout. Ce qui m’intéresse, c’est de raconter une fable qui, sans le faire exprès ou pas, va chanter avec ce qu’on est en train de vivre, qui va donner un outil pour qu’on se dise : “ah d’accord, c’est comme ça que c’est en train de se passer”, “ah d’accord, ok, il nous regarde”. Ça, ça m’intéresse davantage. Je n’ai pas envie que cela serve à quelque chose, ce serait trop décevant. Mais être un miroir, dire son temps, cela sert à quelque chose, dans le sens où Robert Crumb a été un miroir de l’Amérique et, par le visuel, il a raconté beaucoup de choses.
Mais alors, qu’est-ce que le dessin pour vous ?
Ma religion c’est le dessin. Ce n’est pas une formule, c’est un truc que je pense très profondément. Si la religion c’est ce qui aide à se sentir mieux, à comprendre les autres, à ne pas les haïr et à trouver une espèce de loi non écrite de l’existence, chez moi ça passe par le dessin, ce qui est une excellente nouvelle pour moi.
Quand j’étais étudiant aux Beaux-Arts de Paris il y a une trentaine d’années, les figuratifs se comptaient sur les doigts d’une main, étaient réfugiés comme le village d’Astérix dans le département de morphologie avec M. Jean-François Debord qui nous protégeait et dans un ou deux ateliers comme celui de M. Caron, mais pour le reste, si on faisait du dessin figuratif ou de la peinture aux Beaux-Arts de Paris, on prenait des cailloux. On n’avait pas le droit de dire “dessin”. Aujourd’hui c’est l’inverse : aujourd’hui même les étudiants qui font de l’art contemporain, qui font des installations, etc., ils savent dessiner, il ne leur viendrait pas à l’idée de ne pas faire un dessin pour présenter leur œuvre ou leur projet. Donc le dessin est redevenu extrêmement pertinent car il est rétif à tous les progrès technologiques. On peut dessiner sur des ordinateurs, sur des tablettes, etc., mais ça reste un geste, et ce geste a un pouvoir subversif inespéré.
Vous vous réjouissez de ce pouvoir subversif du dessin ?
Moi je suis ravi de cela, je suis ravi que le dessin rende des gens malades, ça me fait très plaisir ; ce qui m’ennuie, c’est qu’il est évident qu’un dessin s’adresse à des gens qui savent recevoir un dessin. À mes yeux, Plantu a commis une grave erreur après les tueries de Charlie Hebdo lorsqu’il a dit “il faut qu’on fasse attention, parce que les dessins qu’on fait peuvent être vus en Aghanistan”, ou au Pakistan, je ne sais plus ce qu’il a dit. Mais c’est comme si on disait à un romancier français : “Fais très attention, parce qu’en Alaska, quelqu’un va pouvoir lire ton histoire et va être choqué de voir que les Françaises sont si peu vêtues alors qu’il fait froid en Alaska.”
Il y a un moment où accepter un dessin, c’est savoir que le dessin est un commentaire anodin, ou absurde, ou méchant du réel, que c’est un pas de côté, que ce n’est pas une insulte. Donc d’un point de vue légal, il s’est passé quelque chose d’essentiel en 2007 dans le procès des caricatures, quand le tribunal a réaffirmé le caractère essentiel du droit de blasphème. On peut le dire en d’autres mots : on a le droit de se moquer des idées, on n’a pas le droit de stigmatiser des gens. On n’a pas le droit de dire que telles populations sont ceci ou sont cela. En revanche on a le droit de s’en prendre aux idées et, à ma connaissance, Dieu c’est une idée. Donc d’un point de vue légal, je défends la plus totale liberté pour les caricaturistes et les humoristes.
Ensuite il y a mon éthique personnelle, et ça c’est une autre question. J’ai en tête très fort, à quel point les caricatures ethniques, ou racistes, ou de comportement sexuel, ont été les meilleurs alliés des dictateurs et des dictatures : donc il est évident que quand on est un homme, ce n’est pas anodin de dessiner une femme, quand on est blanc, ce n’est pas anodin de dessiner un noir, quand on est juif, ce n’est pas anodin de dessiner un musulman, et là-dessus on décide ce qu’on veut faire.
J’ai toujours souhaité rire avec les gens, parce que sinon j’aurais du chagrin. Si je ne me rendais pas compte qu’on peut rire de la même chose, j’aurais du chagrin. Donc sans doute qu’il y a une tendresse, une douceur, une envie de m’adresser à un public familial, c’est extrêmement conscient — y compris de m’adresser à des enfants. La limite de ça, c’est que je ne supporterais pas d’être niais, d’être anodin, de ne pas poser de vraies questions. Donc le jeu d’équilibriste entre être compris et refuser de relever du simple divertissement peut parfois picoter un petit peu.
Donc voilà : sur le plan légal je suis partisan de la liberté la plus totale tant qu’on ne s’en prend pas aux individus. Sur le plan de l’éthique personnelle, là où je me trouve, je n’ai pas envie d’éduquer, cela ne m’intéresse pas du tout. En revanche ce qu’Alice Miller appelle une main secourable, c’est-à-dire amener à l’enfant (parce que je pense beaucoup aux enfants) un discours qui n’est pas celui de la famille, pas celui des parents, pas celui des professeurs, un discours qui ne va blesser personne, mais qui néanmoins va amener un doute, va amener une question, c’est cela qui me semble intéressant, enfin c’est ce que j’essaye de faire en tout cas.
Vous dites que votre religion est le dessin. N’est-ce pas complètement hérétique pour un Juif ?
Alors ça dépend. Il y a deux dessins pour les Juifs. Le premier c’est le dessin de l’idolâtrie. Finalement les Juifs sont très platoniciens, même s’ils ne veulent pas le reconnaître. Quand on fabrique une image du monde, que ce soit dans une caverne ou ailleurs, on est dans l’idolâtrie parce qu’on va la contempler. D’ailleurs je me rappelle, quand j’étais petit au talmud torah, quand on ne comprenait pas ce que c’était qu’une idole, le rabbin nous disait “Bah c’est très simple, une idole c’est Johnny Halliday”, parce que les gens y vont, ils se prosternent, ils pleurent, ils l’applaudissent. Le principe de Dieu, c’est que vous n’avez pas le droit de baisser la tête devant un homme quel qu’il soit. Et le rabbin terminait : parce qu’au bout du compte, ils n’ont tous qu’un trou du cul. Ça je ne sais pas dans quel livre du Talmud il l’a trouvé.
Donc ce dessin-là, le sacre de Napoléon par David, ça c’est de l’idolâtrie, ça les Juifs ne l’aiment pas du tout. En revanche, je ne comprends pas ces Juifs qui interdisent la représentation de la figure humaine et qui disent que le plus grand saint, c’est-à-dire le Maharal de Prague [rabbin et mystique du XVIe siècle, ndlr] ou n’importe lequel, s’est rendu célèbre en fabriquant un Golem, c’est-à-dire une statue qui ressemblait tellement à l’homme qu’elle s’est mise à vivre.
Donc quand on fait un dessin, on n’est pas en train de créer un nouvel espace d’idolâtrie ou d’adoration, on est en train d’étudier le réel. Si c’est pour étudier le réel, là c’est permis. Si c’est une cartographie du monde, là c’est permis, si c’est une manière comme chez Lévinas d’en revenir au visage de son prochain – parce qu’on ne dit pas assez que les Juifs et les Musulmans n’ont pas encore réglé la question de l’iconoclasme que nos frères chrétiens ont réglée depuis mille ans, on prend tellement la honte. Plus de mille ans.
Vous concevez donc le dessin comme une étude du réel ? Comme une science ?
J’ai eu la chance de rencontrer le créateur d’une science, j’ai eu la chance d’être l’élève de Jean-François Debord aux Beaux-Arts de Paris, qui a inventé la morphologie, qui n’existait pas. Avant il y avait l’anatomie artistique, qui consistait à couper en morceaux tout ce qu’on trouvait, mort ou vivant. La morphologie consiste à dire : la chaise, la plante, l’oiseau, la femme à poil, l’homme à poil aussi si on veut, c’est la même chose. Si tu ne comprends pas que l’os, le tendon, le muscle ça fait partie du même mouvement, si tu ne comprends pas qu’un corps mort ça ne sert à rien de le disséquer parce qu’il n’y a plus d’âme, l’âme c’est le mouvement, ben là t’as pas le dessin. Donc avec Debord, avec des gens qui ont enseigné le dessin, on est dans un dessin qui n’est absolument pas un dessin d’idolâtrie.
Là où je me trouve, ma lecture du monde se fait par le dessin.
Accessoirement, et pour un bavard comme moi c’est quand même assez utile, le dessin permet d’observer avant d’ouvrir sa gueule. Je crois que c’est vraiment utile et si on pouvait condamner à quelques heures de dessin chacun de nos éditorialistes tous les matins, la presse gagnerait en profondeur.
Vous êtes professeur aux Beaux-Arts depuis un an maintenant. Y a-t-il, comme certains le disent, une crise de la transmission ?
Je ne crois pas. Je vois une jeunesse beaucoup plus ouverte qu’elle ne l’était à mon époque, puisqu’ils n’ont aucun problème pour faire une installation d’art contemporain, de la photo, du cinéma, tenter d’écrire des textes. À mon époque on faisait de la BD, ou on faisait de la peinture. Et on avait des idées très arrêtées sur tout. Je les trouve très fins, je les trouve très peu idéologiques. Vachement politisés, mais bizarrement. Moi je les trouve passionnants, c’est moi qui apprends beaucoup.
Je ne suis pas professeur au sens d’un professeur en chaire. J’ai un atelier : c’est un petit peu comme vous parleriez d’un directeur de thèse, c’est-à-dire que les étudiants sont dans mon atelier autant qu’ils veulent pendant leurs études, de la première à la cinquième année, ils peuvent rester cinq ans s’ils le veulent. J’ai treize places, l’an dernier ils étaient vingt, tous les vingt de l’an dernier sont revenus, malheureusement j’en ai douze autres, donc on est trente-deux à se partager douze places. Donc c’est la Cène, mais avec plus de personnages.
Il y a une demande énorme en tout cas, d’être remplis, d’avoir des choses à faire. Je trouve très beau qu’il y ait autant d’étudiants en art en France.
Ces dessinateurs trouvent des débouchés ?
Je trouve extraordinaire que le dessin, et en particulier le dessin sur papier, se développe à ce point. J’en veux pour preuve les ventes d’aquarelle en France qui augmentent de 100 ou 200 % par an, c’est un truc de taré. Donc la question est un peu plus vaste : pourquoi la France peine-t-elle à donner au monde de grands artistes ? Est-il possible, étant donné la manière dont fonctionne aujourd’hui le système industriel, que la France donne au monde de grands artistes ?
On est face à des empires comme les États-unis ou le Japon, qui sont très forts pour exporter et pratiquent un protectionnisme sanguinaire. Mœbius en parlait très bien, lui qui a été le premier à faire venir des mangas en France, et qui disait : “on a ouvert une porte et on se l’est prise dans la gueule”. C’est ça qui est très agaçant. Il ne faut pas être protectionniste, évidemment qu’il ne faut pas. Mais on est moins aidés quand on veut exporter notre art que ne le sont les Américains ou les Japonais ou les gens d’autres pays.
La France se dit très heureuse d’avoir des Instituts français et des cinémas où vont les expatriés français, et cela permet à la France de dire que le cinéma français voyage. Je n’ai jamais pu me satisfaire de ça. La bande dessinée à mes yeux est un domaine d’excellence dans l’édition française, puisqu’il y a peu d’auteurs français qui sont autant traduits et lus à l’étranger que les auteurs de bande dessinée. On n’a jamais été aidés sérieusement dans ce combat-là. Ça s’est résumé à des dîners dans les Instituts français, et ça ne suffit absolument pas. On a une Afrique massivement francophone à laquelle on peine encore à envoyer les livres qu’on devrait lui envoyer. On en est à envoyer des livres qui devraient aller au pilon. Les vastes opérations pour faire des échanges avec l’Afrique, pour faire des rencontres, elles n’arrivent pas.
J’ose à peine dire que Le chat du Rabbin existe depuis quinze ans et qu’on ne m’a jamais invité dans le Maghreb pour le présenter. Mais c’est un autre problème, c’est le problème du monde arabe ou maghrébin quand il y a “rabbin” dans le titre d’un livre. C’est-à-dire que je suis énormément lu dans le Maghreb et dans les pays arabes, mais ce n’est jamais soutenu par les États ou par les institutions politiques.
Vous seriez donc favorable à une politique d’exportation culturelle plus active ?
Je ne connais pas un pays qui a autant de librairies que la France, autant de librairies qui vont bien, autant d’auteurs. On est protégés donc j’ai l’air de râler bêtement, mais j’ai l’impression qu’on ne voit pas nos richesses. J’ai l’impression qu’on ne voit pas que l’industrie culturelle en France rapporte plus de fric que les bagnoles : si on se mettait vraiment cela dans la tête, si on défendait autant nos auteurs qu’on défend nos bagnoles, mais qu’est-ce qu’on irait bien ! On dirait toujours que c’est un peu indigne de mettre le pied dans la porte, de dire “Tiens, celui-là on va vraiment le défendre à fond”. Alors que pour une bagnole on ne se gênerait pas.