L’Iran et ses rivaux
Comment ont évolué les relations de la République islamique d'Iran avec ses voisins, avec les grandes puissances et avec les autres continents, dans les dernières années ? Quelles leçons en tirer pour tâcher de sortir de la crise actuelle du JCPOA ?
L’Iran et ses rivaux : entre nation et révolution, est un ouvrage collectif, dirigé par Clément Therme, spécialiste de l’Iran, auteur de Les Relations entre Téhéran et Moscou depuis 1979, et chercheur au CERI de Science Po, qui analyse les relations que la République islamique d’Iran entretient avec onze autres ensembles politiques.
Que pouvons-nous retenir du panorama proposé par cette synthèse, extrêmement utile pour appréhender, dans sa complexité, la politique étrangère de la République islamique, alors que la crise du coronavirus pourrait accélérer les tendances observées ?
Le livre montre d’abord un affaiblissement de la position internationale de la République islamique depuis la période 2015-2016.
Ainsi, l’Iran n’a pas trouvé dans la République populaire de Chine le partenaire que les dirigeants iraniens attendaient pour lutter contre l’hégémonie américaine. Pour Thierry Kellner, qui revient sur l’histoiredes relations entre les deux pays, la sortie du JCPOA a simplement poussé l’Iran dans la sphère d’influence chinoise, renforçant la situation de dépendance non voulue dans laquelle se trouve Téhéran (p. 37-52). De la même manière, Clément Therme explique comment la Russie et l’Iran sont partiellement en rivalité en Syrie : d’un point de vue économique, les entreprises iraniennes se sentent exclues du marché syrien par les entreprises russes ; d’un point de vue stratégique, Moscou s’appuie sur la souveraineté des Etats et Téhéran sur des groupes paramilitaires (p. 53-65).
A l’échelle régionale, Elisabeth Marteu montre qu’Israël ne considère plus l’Iran comme une menace existentielle mais comme une « menace obsidionale », en raison de la supériorité militaire qu’Israël a progressivement acquise, notamment grâce à sa capacité de dissuasion cumulative : systèmes antimissiles (Arrow, David’s Sling, Iron Dome) et capacité de guerre cybernétique, dont les exemples les plus fameux sont les virus informatiques Stuxnet et Flame (p. 109-122). Louis Blin rappelle comment l’Arabie saoudite, avec une population plus de deux fois inférieure, a progressivement dépassé en termes de PIB l’Iran (684 milliards de dollars contre 561 en 2017), lui permettant d’intégrer le G20, tandis que la présence des lieux saints sur son territoire et les forts investissements à l’extérieur de la monarchie lui fournissent un avantage important dans la lutte de soft power que se livrent les deux pays (p. 143-162). De même, Hayk A. Martirosyan montre comment l’opposition géorgienne à la Russie a progressivement rapproché Tbilissi des pays occidentaux et notamment des Etats-Unis depuis 2008, tandis que l’aide militaire que Donald Trump a proposé en 2018 à l’Azerbaïdjan a refroidi les relations entre Bakou et Téhéran (p. 67-80).
Enfin, Elodie Brun montre, dans un article consacré aux relations entre l’Amérique latine et l’Iran (p. 163-178), comment les bonnes relations de Téhéran avec l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA) ont perdu de leur intérêt depuis la crise vénézuélienne et depuis le réchauffement entre les Etats-Unis et Cuba, et comment le Brésil, qui avait un temps envisagé de jouer les médiateurs entre l’Iran et le monde occidental, sous la présidence de Lula, s’est éloigné sous Dilma Roussef, tendance renforcée avec l’élection de Jair Bolsonaro. Enfin, pour Marc-Antoine Pérouse de Montclos, la diplomatie iranienne vis-à-vis de l’Afrique subsaharienne est considérablement limitée par ses faibles capacités d’investissement, tandis que la constitution de groupes chiites pro-iranien est généralement plus embarrassante qu’utile pour Téhéran (p. 179-190).
Est-ce à dire que la politique de Donald Trump parvient à ses objectifs ? Selon Annick Cizel, l’opposition à l’Iran de l’administration actuelle repose davantage sur une lecture idéologique et profondément opposée au régime du Téhéran que sur une stratégie bien pensée. La politique de l’administration actuelle peut donc affaiblir l’Iran mais n’a pas de plan de sortie de crise (p. 17-36).
Que faudrait-il donc faire ? Le livre permet d’évaluer les réussites et échecs des diplomaties occidentales, d’envisager des pistes de négociations pour sortir de la crise du JCPOA et de réfléchir aux partenaires par l’intermédiaire desquels de telles discussions pourraient se dérouler.
Pour un certain nombre d’auteurs du livre, l’affaiblissement de la position occidentale s’explique par la rupture totale avec l’Iran sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013). Ainsi, pour Clément Therme, la fin des échanges avec les think-tanks iraniens durant cette période a considérablement rapprochés ces derniers des thinks-tanks russes et de leur lecture des relations internationales. De même, Thierry Kellner explique que la Chine a profité de cette situation pour devenir le principal partenaire économique de l’Iran (44 % des échanges en 2014) et aider le pouvoir iranien à renforcer sa capacité de contrôle de la population, notamment dans le domaine informatique.
En revanche, François Nicoullaud, ancien ambassadeur de France en Iran, revient sur la première réussite de la diplomatie « à l’échelle européenne », en 2003, quand la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont réussi à un premier apaisement des tensions sur le dossier nucléaire, puis sur la capacité d’initiative de la diplomatie française, quand Laurent Fabius a joué le « bad cop » de John Kerry à Genève lors des dernières négociations du JCPOA, ou quand Emmanuel Macron a fait apparaître, tel un diable hors de sa boîte, Mohammed Javad Zarif lors du G7 d’août 2019 (p. 123-142).
Certains auteurs proposent également des pistes qui permettraient de sortir de la crise actuelle. Ainsi, pour Louis Blin, le succès économique de l’Arabie saoudite devrait être un argument pour proposer à l’Iran un grand plan de négociation qui l’inviterait à abandonner son idéologie au nom de ses intérêts économiques. Michel Duclos, ancien ambassadeur de France en Syrie, envisage que la Turquie et l’Iran deviennent, sur le long terme, les principales puissances régionales, en raison de leur poids démographique, de leur complémentarité économique et de leur influence historique dans la région. Cette évolution serait rendue possible par un retrait structurel de la présence américaine dans la région, et par les difficultés structurelles que vont rencontrer les Etats du Golfe (p. 95-108).
Pour conclure, Clément Therme explique que le soft power de la République islamique a souffert de son opposition aux révolutions en Irak et au Liban de novembre 2019, qui la place du côté des puissances conservatrices, et de la destruction de l’avion ukrainien au-dessus de Téhéran le 08 janvier 2020. Si l’échec de la politique étrangère révolutionnaire est manifeste, aucune sortie de crise ne semble émerger pour autant.