Le 3 mars dernier, Le Grand Continent a tenu une discussion à l’Ecole Normale Supérieure à Paris, sur la Russie de Poutine avec Galia Ackerman 1, Nicolas Tenzer 2 et Pierre Vimont 3. En occasion du 20e anniversaire de la prise du pouvoir du président de la Fédération Russe 4, nous en publions ici un compte rendu détaillé.
La discussion prenait inspiration de deux articles publiés sur Le Grand Continent : le premier est « L’Etat long de Poutine, Pour comprendre le poutinisme, il faut parler le langage poutinien, analyse et commentaire des mots de son premier propagandistes : Vladislav Sourkov », par Galia Ackerman. Il s’agit du décryptage d’une publication retentissante de Sourkov, « l’Etat long de Poutine » en février 2019 dans le journal Nezavisimaya Gazeta. Et la deuxième est un article du journaliste Fabrice Deprez « Ce que le fiasco Telegram révèle de l’Etat russe ».
Galia Ackerman présente Vladislav Sourkov, considéré comme une « éminence grise » du Kremlin et son concept de « démocratie souveraine », développé dans sa publication de février 2019 : « Dans cet article il parle de l’ « Etat long de Poutine » et dit que, si j’essaye de résumer en quelques mots, la Russie, qui est un pays au territoire immense […] a toujours été un Etat gouverné par un homme fort : un prince puis un tsar puis le chef du parti communiste, à part quelques brèves intermèdes comme entre les deux révolutions – la révolution de février 1917, bourgeoise, et la révolution d’octobre, que certains considèrent comme un « coup d’Etat bolchévique ». Il y avait pas mal de libertés pendant ces brèves périodes et de même, il y avait une période de liberté très importante pendant la Pérestroïka de Gorbatchev, à partir de fin 1986/début 1987 et jusqu’à l’éclatement de l’Union soviétique à la fin de 1991. Ensuite, sous Eltsine. D’ailleurs la fin d’Eltsine était déjà un peu moins libre que son premier mandat.
A part ces brèves intermèdes, la Russie a toujours été un Etat gouverné par un « homme fort », un autocrate et un Etat où […] l’Etat est plus important que le citoyen. C’est-à-dire que dans nos sociétés démocratiques, nous considérons que l’Etat doit être à notre service, nous élisons notre représentant, alors que le principe en Russie et maintenant la Russie est revenue à ce principe sous Poutine, c’est le pouvoir inéchangeable qui peut prévoir les choses à long terme et dont les intérêts prévalent sur les intérêts du citoyen. Sourkov explique en détail dans ce papier pourquoi ce type de gouvernance convient particulièrement à la Russie et il dit des choses assez intéressantes, comme par exemple que Poutine n’est pas un « poutinien », que la portée réelle du « règne » de Poutine sera seulement connue et comprise plus tard, parce que le type d’Etat qu’il construit est très particulier. Il y a un gouvernant en haut, et le peuple. A cet égard, Sourkov parle du « peuple profond ».
Apparemment il reprend à son compte l’expression de l’ « Etat profond » aux Etats-Unis, mais cela n’a pas la même connotation : il s’agit du peuple qui n’est pas soumis aux caprices des sondages sociologiques, qui ne va même pas toujours voter, mais qui n’a confiance qu’en une seule personne : le chef suprême. Et tout le reste de l’appareil, du haut en bas, c’est ce que l’on appelle la « verticale du pouvoir » – c’est le terme officiel-, c’est-à-dire le système pyramidal qui pénètre l’ossature du pouvoir qui va de haut en bas ou de bas en haut, au sommet duquel se trouve Poutine et en bas, se trouve le peuple. Selon Sourkov, les autres organes du gouvernement – qu’il s’agisse de ministres, de la branche législative, de la justice, des autorités locales etc, ne servent qu’à un seul objectif : créer et renforcer le lien entre le chef suprême et le peuple. C’est cela qu’il appelle l’avenir de la Russie. »
« Nous avons parlé de Vladislav Sourkov mais le problème, c’est qu’entre temps, on ne sait pas s’il a été limogé, ou s’il a pris la décision de démissionner -lui-même dit qu’il a démissionné de son propre gré. Mais en tout cas, formellement, il n’est plus au pouvoir, il n’est plus conseiller de Poutine. Je crois qu’au fond, Sourkov a raison dans la description du modèle de la gouvernance en Russie actuelle. »
Pierre Vimont : « Je voulais réagir à deux choses- j’étais très intéressé par votre article et vos commentaires. Deux choses m’ont frappé – la première c’est à propos du « peuple profond » – et peut-être qu’en allant un peu plus loin, je retrouve quelque chose qu’on reconnaît bien dans la littérature et dans la culture russe, on retrouve du Dostoïevski, le peuple russe qui souffre souvent, qui connaît les épreuves terribles – la pauvreté, la dictature, mais le peuple russe qui est fondamentalement bon et qui surmonte toutes ces épreuves, tous ces défis auxquels il est confronté. En lisant cet article de Sourkov, on retrouve tout d’un coup cet espèce de continuité dans la réflexion et dans la pensée russe que je trouve tout à fait intéressante.
L’autre chose, c’est à propos de cet « Etat profond » dont on entend beaucoup parler. On en a vu même l’expression dans certains propos de notre Président, du président de la République. C’est une veille thématique que Sourkov raccroche à la Turquie et qui en réalité est également très anglo-saxonne et qu’on retrouve même dans la révolution du Printemps arabe. On l’entendait beaucoup en Egypte, par exemple aussi et ailleurs. Il y a chez Sourkov quelque chose que je trouve là aussi intéressant, c’est qu’il donne à ce concept une dimension très complotiste en réalité, alors qu’au fond chez beaucoup d’anglo-saxons, c’est plutôt une dimension de bureaucratie et de routine bureaucratique, qui a en réalité beaucoup de mal à s’adapter aux épreuves du temps, aux nouvelles réalités et qui, plus par ignorance, par inefficacité souvent, n’avance guère. Donc c’est intéressant de voir comment ce concept, qu’il reprend à son compte, il le transforme en quelque chose de beaucoup plus machiavélique, j’allais dire, que ce que l’on entend souvent dans la littérature notamment de sciences politiques. »
Galia Ackerman : « Oui c’est exactement cela. Et je voudrais encore ajouter peut-être une petite dimension. Quand j’ai travaillé sur ce texte de Sourkov, j’ai regardé comment on définit la relation entre le tsar et ses sujets. Et c’est exactement, sans utiliser le mot « tsar », le propos de cet article. » « Il y a un dialogue direct entre le peuple et le tsar, et tous les autres, soit ils dérangent, soit ils aident. Mais en fait le vrai dialogue, on le fait entre le peuple et le gouvernant. Et par exemple, avec le dernier tsar, Nicolas II, c’est exactement cela. Cela allait très mal dans l’armée russe, en période de guerre, il y a avait toutes sortes de désastres qui se sont produits, notamment lors du couronnement de Nicolas II. Et à chaque fois, quand les proches ou les courtisants ont essayé de lui expliquer qu’il fallait faire ceci ou cela, il n’y croyait pas parce qu’il était persuadé qu’il y a un lien mystique entre lui-même et le peuple, et que lui, à lui seul, incarne le peuple. L’article de Sourkov va dans ce sens-là, et cela laisse peut-être présager la direction dans laquelle va évoluer le pouvoir russe. »
Nicolas Tenzer : « J’ai trouvé ce papier tout à fait éclairant et remarquable. Ce qui m’a beaucoup frappé sur le sujet dont on vient de discuter, c’est qu’on retrouve – et je pense que c’est une des clés d’interprétation du poutinisme sur laquelle nous reviendrons- une forme de naturalisation, d’essentialisation du peuple, que l’on retrouve sous d’autres figures – et j’arrêterai la comparaison avec le régime communiste là-, avec la figure du prolétariat. Le prolétariat qui représente aussi ce peuple essentialisé, le bon peuple, par rapport à une autre partie du peuple qui serait faite d’ennemis. On le retrouve sur cette essentialisation du peuple.
Mais à partir du moment où on a un peuple naturalisé mais qui est évidemment enfermé dans une acception bien particulière de ce qu’il est ou ce qu’il doit être ou supposé être et doit penser, cela recrée une verticale entre ceux qui sont censés être les « bons interprètes du peuple » -ce que l’on appelait dans le temps l’« avant-garde du prolétariat », et ce peuple. Et là, on a des interprètes qui sont soi-disant, dans la typologie poutinienne, plus légitimes que d’autres, pour appréhender ce qu’est véritablement ce peuple, ce peuple immuable, ce peuple qui à la fois incarne la nation mais incarnait aussi la tradition de la Russie par rapport à « des ennemis ».
Cela aussi est très important, c’est que ceux qui ne sont pas du côté de ce peuple essentialisé, sont par définition des « ennemis », que ce soit évidemment les mouvements libéraux, les homosexuels, des nations qui ne se conforment pas aux intérêts de la Russie, ou des ennemis extérieurs. Il y a là une matrice idéologique que je ne qualifierai pas de « totalitaire », je ne crois pas que le régime de Poutine soit totalitaire, il est dictatorial, criminel et oppressant mais peut-être pas totalitaire dans le sens où le stalinisme pouvait être qualifié de tel. Mais on retrouve cette direction totalement excluante, singulière, et qui donne le prétexte à l’exclusion et à la persécution aussi de tous ceux qui ne sont pas conformes.
Il ne faut absolument pas sous-estimer la dimension idéologique du poutinisme, et par définition la guerre idéologique qu’il livre au reste du monde. […] Si on parle d’Etat ou de nation ou d’histoire russe, on rentre dans la logique de Monsieur Poutine et je crois que c’est extrêmement dangereux de faire des références historiques pour justifier d’une manière ou d’une autre, je dirai, la Russie ».
Galia Ackerman : « D’une part on a eu la démission de Sourkov. Maintenant il y a toutes sortes d’hypothèses. Pourquoi ? Est-ce un éloignement réel ? En est-ce fini de son influence etc. D’autre part, il se produit actuellement des changement drastiques en Russie, qui n’ont pas attiré beaucoup d’attention en Occident, peut-être parce qu’on ne sait pas trop comment les interpréter. Au même moment que la démission de Sourkov il y a très peu de temps, Poutine a annoncé subitement que, d’une part, le gouvernement de Medvedev devait partir, et il a proposé tout de suite un nouveau chef de gouvernement. Ce qui laisse supposer que le coup avait été bien préparé, parce que le pays n’est pas resté plus de 24 heures sans un nouveau gouvernement. Et, encore une secousse sismique : Poutine a proposé parallèlement des changements constitutionnels.
La Constitution a été adoptée en 1993, sous Eltsine, et Poutine a déclaré qu’il était temps de changer la Constitution non pas complètement, mais de l’amender dans l’esprit du temps. Cela est totalement en contradiction avec sa position il y a encore quelques années, quand il a même cédé son siège de président à Medvedev pour récupérer ce siège quelques années plus tard, parce qu’il ne voulait pas violer l’article de la Constitution selon lequel le président ne pouvait pas occuper ce poste plus de deux mandats consécutifs. Après avoir été pendant quatre ans Premier ministre, Poutine est revenu au pouvoir, et on sait bien sûr, que pendant ces quatre ans, même si Medvedev était Président et lui Premier ministre, il était quand même aux commandes. »
« Au début, cela pouvait même paraître comme quelque chose de plus ou moins visant à un rééquilibrage des pouvoirs, c’est-à-dire qu’il a proposé de renforcer les pouvoirs de la Douma, du Parlement, et d’enlever au président certaines prérogatives qui étaient jusque-là les siennes. On a pensé d’abord que peut-être, comme il ne sera plus président mais sera autre chose, qu’il veut rééquilibrer les pouvoirs de telle sorte que le futur président ne puisse pas faire des choses trop importantes. En même temps, Poutine a parlé du renforcement d’un organe qui jusque-là est simplement consultatif, le Conseil d’Etat. Déjà, il a fait partir Medvedev du poste de chef du gouvernement, Premier ministre, mais il a tout de suite signé un décret qui lui a donné un poste au Conseil de Sécurité, c’est-à-dire que Poutine, en tant que Président est président du Conseil de Sécurité, et Medvedev est devenu vice-président du conseil de Sécurité, le poste n’existait pas jusque-là. On lui a donc trouvé une place importante. Ce Conseil d’Etat était jusque-là, une structure plus ou moins honorifique qui, je crois même, n’est pas mentionnée dans la Constitution. Donc Poutine a dit qu’il faut introduire le Conseil d’Etat dans la Constitution. » « Poutine est souvent imprévisible, il a le don de nous étonner. On pense peut-être, que ce Conseil d’Etat va devenir en fait une sorte de super-structure, un Conseil des Sages et si Poutine devient président de ce Conseil alors qu’il a un pouvoir renforcé, décisionnaire et que cette structure chapeaute tout, ce sera peut-être une autre forme pour se maintenir au pouvoir. En fait, on peut se poser la question : pourquoi cela se produit au début de 2020, alors que l’élection présidentielle est en 2024 ? »
Galia Ackerman mentionne les « succès dans la politique étrangère notamment en Syrie » de la Russie, qui est « très amie avec le régime de Bachar. Elle a son pied son Libye parce qu’elle soutient le général Haftar ». « La Russie a plein de pions posés dans différents points du globe, en Afrique aussi d’ailleurs, mais à l’intérieur cela ne va pas très fort parce que le niveau de vie de la population a baissé pendant les quelques dernières années. Il y a eu une réforme des retraites extrêmement impopulaire, le système de santé est dans un état plutôt catastrophique. Il y a quand même -dans ce sens Sourkov a peut-être raison-, le peuple [qui] croit encore en Poutine, mais il croit beaucoup moins en sa verticale du pouvoir, en la capacité du gouvernement de gouverner réellement le pays, et surtout, en ce parti qui a été créé par Poutine, qui s’appelle la Russie Unie, et qui a la vocation un peu, d’être le parti majoritaire au Parlement. Le Parlement devient une chambre d’enregistrement, mais pour les officiels et fonctionnaires de haut rang, il est pratiquement obligatoire de faire partie de la Russie unie, c’est-à-dire que ce n’est pas tout à fait comme le Parti communiste à l’époque soviétique, mais c’est un modèle un peu chinois […]. »
« En 2021, on doit avoir les élections législatives. Et je crois que c’est maintenant que Poutine fait des changements de la Constitution, nomme un nouveau gouvernement et essaye d’insuffler la vie dans ce parti La Russie Unie, en appelant ce parti à être réformé, à fusionner avec une autre organisation de masse, qui s’appelle Front populaire unifié, peut-être changer de nom et changer de look […] pour que, si Poutine arrive à gagner les élections législatives, il puisse terminer tranquillement son mandat et apparaître devant nous en 2024, dans un rôle différent. »
Pierre Vimont : « Je voudrais réagir peut-être un peu à ce que disait Nicolas tout à l’heure à propos de la guerre idéologique. Je crois qu’il a en partie raison parce que tout le monde se souvient, je crois que c’était [lors de] l’un des derniers sommets multilatéraux où Vladimir Poutine, lors d’une interview au Financial Times, avait dit assez brutalement que les démocraties libérales atteignaient leurs limites et que l’on assistait sans doute à la fin des démocraties libérales. Je suis assez d’accord qu’il y a incontestablement là une forme de rivalité ou de confrontation idéologique.
Là où j’ai un peu plus de doute- et je pense en particulier à propos de l’allusion qui a été faite il y a quelques minutes à la Syrie par Madame Ackerman-, c’est que je suis frappé en tout cas en politique étrangère de voir une Russie et un Président Poutine beaucoup plus tacticien que visionnaire. Lorsque le Printemps arabe éclate en 2011, en Tunisie, en Egypte, en Libye et en Syrie, on a une Russie qui attend, qui même, laisse les Européens – et elle a toujours dit qu’elle le regrettait après coup- et les Occidentaux lancer leur opération en Libye, avec l’abstention de la Chine et de la Russie au Conseil de Sécurité dans le cadre de la résolution qui autorisait cette intervention.
Vous avez en réalité une Russie qui observe, qui voit les difficultés du Printemps arabe, qui est présente en Syrie avec ses bases et qui attend son heure. Et son heure arrive avec le fameux doute- en réalité le refus de Barack Obama et des Occidentaux en 2013, au moment de l’attaque chimique, [d’intervenir]. Et c’est là qu’on voit peu à peu la Russie avancer, proposer de donner un coup de main aux Américains pour essayer de se sortir de la difficulté dans laquelle ils se trouvaient après la décision de Barack Obama de ne pas intervenir, et lentement de monter en présence militaire et en soutien à Bachar al-Assad, de trouver cette forme de coalition et d’alliance assez curieuse avec l’Iran et avec la Turquie, qui à certains égards, étaient vraiment presque contre-nature et peu à peu, devenir cet acteur sur la scène syrienne de plus en plus présent, omniprésent, et qui fait en quelque sorte la pluie et le beau temps aujourd’hui en Syrie.
Cela me rappelle la remarque que m’avait faite un jour un diplomate d’un pays mêlé à toutes ces affaires, qui me disait : ce qui est fascinant avec la Russie, c’est quand on commence très prudemment à un niveau très bas, par ce qu’on appelle souvent aujourd’hui dans le jargon militaire un « canal de déconfliction ». En d’autres termes proches du terrain, les deux parties évitent de se retrouver dans une position où elles s’affrontent, ce qui est d’ailleurs à peu près ce qu’étaient les accords d’Astana et de Sotchi avec la Turquie. Et même encore aujourd’hui vous aurez remarqué que les nouvelles tensions actuellement en Syrie sont essentiellement entre les Turcs et les Syriens, la Russie continue à manoeuvrer d’une manière particulièrement intelligente de ce point de vue-là. Mais ce diplomate me disait : cela commence par un canal de déconfliction et peu à peu ça monte jusqu’à devenir un dialogue stratégique. Et c’est comme cela qu’opère la Russie, avec pas mal de flair et de perspicacité, qui ne cesse de nous poser des problèmes. En Syrie pour le moment, peut-être demain en Libye où on voit une présence russe avancer, là encore me semble-t-il avec beaucoup de prudence. Il faut bien voir que c’est comme cela qu’ils avancent.
En même temps, parce que je vois bien la réponse que va me faire Nicolas, ce n’est pas le cas en Ukraine. Et c’est peut-être aussi pourquoi il faut là encore bien mesurer la façon dont la Russie avance d’un côté ou de l’autre. L’Ukraine est probablement pour elle quelque chose de tout à fait différent. C’est sa sphère d’influence, les anciennes « possessions » de l’Union soviétique et là je dirai de manière un peu plus claire on est dans du « dur ». On touche à ce qu’il considère comme un intérêt majeur. Mais je ne crois pas que pour autant on puisse parler d’une vraie vision et d’une vraie stratégie. Il me semble que même sur l’Ukraine, les Russes ont attendu de voir ce que faisaient les Européens – je pense que là aussi j’aurai un différend avec Nicolas- il me semble que la manière dont a évolué la situation autour de l’Ukraine pour aboutir à la crise, l’annexion de la Crimée et l’intervention dans le Donbass, est liée certainement aux agissements de la Russie mais aussi à certains égards à la mauvaise gestion de tous ces dossiers de la part de l’Union européenne, et notamment des institutions européennes dont on peut toujours regretter qu’elles n’aient pas la vision géopolitique qu’on est en droit d’attendre d’elles. C’est cela à mon avis tel que je le vois de la part d’un modeste praticien, la manière dont la Russie opère, et qui rend particulièrement difficile la réponse à donner à ce type d’approche.
Nicolas Tenzer : « Il y a un point avec lequel je suis entièrement d’accord avec Pierre, c’est sur le fait que Poutine est un tacticien hors pair et qu’il sait avec grande habileté saisir les opportunités pour avancer ses pions. Il a profité de notre très grande faiblesse, pour ne pas dire de notre lâcheté, aussi bien lors de la Seconde guerre de Tchétchénie, qui était probablement l’un des éléments déclencheurs ou en tout cas les plus révélateurs sur lesquels peu de personnes avait alerté à l’époque, à part en France André Glucksmann. Je crois que cela a été quelque chose qui a vraiment servi après de modèle et de matrice pour les crimes de guerre commis par la Russie en Syrie et pour l’ensemble de ses exactions en Syrie. Il est évident que cette absence de réponse-là, la manière dont on a quand même très fortement balayé tous les crimes qui avaient été commis et qui auraient dû nous alerter, la manière dont nous avons pas su répondre à la crise de 2008 en Géorgie, avec l’annexion quand même de 20 % – annexion de fait- sous couvert de deux républiques, Abkhazie et Ossétie, complètement fantoches. Et le fait que nous ayons été totalement pusillanimes et lâches en Syrie, qui est évidemment la pire catastrophe, je crois, de ce XXIème siècle, a considérablement renforcé Monsieur Poutine. Mais pas uniquement sur le plan tactique ou géostratégique, également sur le plan idéologique. Et que, à un certain moment, il est vrai que Vladimir Poutine avait probablement une vision toute faite, idéologique lorsqu’il est arrivé au pouvoir fin 1999 et début 2000 officiellement, mais que petit à petit -et de ce point de vue-là son entourage a énormément joué dans ce façonnement idéologique-, il a vu une opportunité. »
« A mon avis le but idéologique majeur de Monsieur Poutine […] est de détruire tout ce qui pourrait ressembler à des principes libéraux au sens large – droits de l’homme, règles de droit, respect du droit international et également l’ensemble des institutions internationales. Je crois qu’aujourd’hui, l’offensive que lance Monsieur Poutine, non seulement avec le soutien de l’extrême-droite et une partie de l’extrême-gauche dans les pays occidentaux, est aussi une offensive extérieure contre les institutions des Nations Unies, contre le droit humanitaire international, dont il essaye de montrer l’absence totale de validité précisément parce qu’il n’y a personne en face qui ait le courage de le faire respecter. Et petit à petit, cette destruction progressive, est devenue la véritable nature du régime poutinien et on le voit, parce que précisément nous n’avons pas réagi. Je pense que [c’est] le grand tort, la grande faiblesse de l’Occident qui est encore celle d’aujourd’hui – c’est pour cela que je pousse toujours à une intervention en Syrie et je pousse effectivement à une réaction sans aucun compromis sur l’Ukraine. C’est précisément parce qu’à chaque fois que nous laissons la moindre marge de manoeuvre ou bien parce qu’avec les récits que l’on donne sur la Russie on se méprend complètement sur les objectifs aujourd’hui de Monsieur Poutine, [que], si on ne réagit pas, on va laisser complètement faire de ce que veut Monsieur Poutine, une prophétie auto-réalisatrice. »
Pierre Vimont : « C’est tout l’objet actuellement de l’initiative du Président de la République. Il faut d’ailleurs rappeler que dans sa réflexion sur la Russie au départ, c’est cette réflexion qu’il a depuis longtemps sur l’Europe en réalité. Son point de départ c’est celui-là, c’est son idée de souveraineté européenne et comment faire en sorte que l’Union européenne en tant que telle ou les Européens en tant que tels, jouent à nouveau un rôle sur la scène internationale à la hauteur de leurs responsabilités et d’essayer à tout prix cet espèce de déclin que certains jugent aujourd’hui irréversibles. Au fond, ce qu’il fait avec la Russie, c’est ce qu’il faut faire avec la Chine, avec les autres grands partenaires, l’Inde, le Japon, le Canada et aussi avec notre partenaire américain. » Concernant la Russie, les partenaires européens les plus sceptiques « me disent : Mais que fait la France ? Elle s’éloigne, elle remet en cause notre unité et notre solidarité, il ne faut pas parler aux Russes, ce dialogue que nous entamons en situation d’infériorité va se retourner contre nous, cela va diviser les Européens etc. A tous ces commentaires et critiques, je pose toujours une seule question, c’est : alors qu’est-ce qu’on fait à partir de là ? On ne parle pas aux Russes et on attend simplement tranquillement que quelque chose se passe en Russie ? Et Madame Ackerman a montré que cela pouvait encore durer un certain temps.
Quand vous êtes un diplomate et que vous êtes confronté à une telle situation, ce que vous vous dites, c’est comment est-ce qu’on peut essayer de retourner cette situation à notre avantage. Et c’est tout le sens de ce dialogue. Nicolas disait qu’il faut être ferme à propos de l’Ukraine et intervenir. Mais au fond ce que l’on fait actuellement à propos de l’Ukraine, c’est tout ce que l’on a appelé la mise en oeuvre des accords de Minsk et cela peut paraître peu de choses par rapport aux grands principes que nous défendons, mais ce n’est pas négligeable, d’essayer, pas à pas et de manière progressive, d’abord d’arrêter la violence et les tensions sur place.
Je vous signale que c’est aussi la priorité de l’actuel président ukrainien, qui voudrait avant tout essayer de faire en sorte que le cessez-le-feu, qui normalement devrait être en place, soit enfin respecté et que la population des deux côtés de la ligne de cessez-le-feu puisse vivre aujourd’hui en paix, contrairement à ce qui existe à l’heure actuelle, et d’autre part essayer de trouver une solution politique pour en sortir. Nous sommes tous d’accord et nous avons tous condamné l’annexion de la Crimée, l’ingérence en Ukraine de l’Est, mais une fois qu’on est face à cette situation, la question qui se pose pour ceux qui sont sur le terrain, c’est comment est-ce qu’on sort de cette situation-là. Et c’est donc la raison pour laquelle nous engageons ce dialogue. Alors sur l’Ukraine, on l’a déjà engagé depuis 2014 et cela avance péniblement, difficilement. Mais on l’engage aussi sur la Syrie, sur la Libye, en Afrique où on voit aussi une présence et une influence russes croissantes et on le fera sur beaucoup d’autres domaines.
On veut le faire aussi sur d’autres sujets où il peut y avoir un vrai intérêt mutuel à discuter : des nouvelles technologies, l’avenir de toute la zone arctique, la lutte contre la pollution et les changements climatiques. Il y a là toute une série de questions sur lesquelles on pourrait peut-être, si on agit de manière intelligente, faire évoluer cette relation avec la Russie qui est aujourd’hui essentiellement une relation de confrontation et de non dialogue. »
Galia Ackerman : « En 2008 quand la Russie a occupé une partie de la Géorgie, l’opération militaire s’appelait – je ne sais pas comment le dire en français- « forçage à la paix ». Dans une interview très récente, Vladislav Sourkov a dit quelque chose d’absolument remarquable parce que c’est Sourkov qui était responsable du dossier ukrainien au Kremlin. » « Et l’idée était de créer ce qui a été appelé un processus, appelé « le printemps russe », bien sûr en référence au « printemps arabe ». L’idée était que tout le sud-est de l’Ukraine […] se soulève et balaie ce que les insurgés et les Russes appelaient « l’agent de Kiev » […], de surcroît un agent fasciste.
Dans l’interview récente, Sourkov reconnaît que ce projet n’a pas marché. Finalement les deux républiques qui ont été créées et qui ont maintenant leurs propres armées, utilisent le rouble russe et font le commerce et les échanges essentiellement avec la Russie. Quand on lui demande ce qu’il faut faire, il dit que la seule façon d’agir avec l’Ukraine qui n’est pas un pays mais une élucubration mentale, c’est de la « forcer à la paix » . [C’est] donc la même formule que pour la Géorgie en 2008. Et quand on lui demande dans ce même entretien s’il y a un moyen pour que le Donbass revienne dans le giron ukrainien, il répond : je pense que ce serait une trop grande humiliation pour le peuple du Donbass qui est héroïque jusqu’au dernier homme. Donc [il y aurait] humiliation pour le Donbass et un trop grand honneur pour l’Ukraine.
Il paraît que la principale pomme de discorde qui a aboutit au limogeage de Sourkov, c’était justement l’Ukraine parce que maintenant il y a une tentative quand même de s’entendre et je crois que, jusqu’à un certain point, en effet, c’est possible. Je pense qu’il est tout à fait réaliste, d’arriver à l’arrêt des hostilités, aux patrouilles dans la zone de démarcation, à l’échange de tous les prisonniers – il faut rappeler que tous les prisonniers n’ont pas encore été libérés, loin de là. Mais ensuite, se posent des questions auxquelles il n’y a pas de solution. Je pense qu’il faut accepter qu’il y a des situations qui n’ont pas de solution diplomatique. Par exemple, la situation d’Israël et de la Palestine […] ». Galia Ackerman évoque les accords d’Oslo et explique que d’après elle, les protagonistes ont remis les problèmes importants à plus tard, tels que le statut de Jérusalem et le retour des réfugiés palestiniens, et que la situation a dégénéré depuis, avec ce « fantôme des conditions non réalisables ».
« C’est la même chose qui se passe avec les accords de Minsk. J’ose penser, dès le début d’ailleurs, qu’une partie des accords de Minsk, la partie politique, n’est pas réalisable. Elle est d’autant moins réalisable que maintenant ces deux républiques [Donetsk et Lougansk] se sont complètement constituées, elles ont leur armée qui, paraît-il, appartiennent aux meilleures armées de l’Europe, ce sont les Russes qui disent cela donc c’est sous caution. Néanmoins, ce sont des républiques armées jusqu’aux dents par la Russie et vis-à-vis de leur propre opinion publique, les Russes ne peuvent pas les lâcher. Donc on peut amender certaines choses, mais quand il arrivera l’heure par exemple des élections dans les deux républiques, comment on peut envisager qu’il y ait des élections libres avec la participation de partis ukrainiens, avec la libre propagande de tous les partis, alors que Donetsk et Lougansk sont deux Etats policiers et que toute propagande ukrainienne est totalement bannie. Or ces élections sont une des conditions des progrès dans les accords de Minsk. Comment on peut prévoir l’autonomie dans ces conditions-là, quand ce sont deux républiques ouvertement hostiles au pouvoir ukrainien, comment on peut penser qu’ils seront représentés à la Rada [le Parlement ukrainien] et qu’ils pourraient influer sur les affaires de l’Ukraine, son cours politique, les réformes économiques etc. Tout cela est tout simplement impensable. Je pense qu’en réalité, c’est très bien qu’on ait repris le format de Normandie, c’est très bien que le nouveau Président essaye de faire quelques pas en avant, mais il me semble que la seule issue qui est possible est le gel du conflit et la transformation des républiques de Donetsk et de Lougansk en « deux corps étrangers » dans le corps de l’Ukraine, tout comme les Transnistrie en Moldavie et comme le sont l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie en Géorgie. Je crains qu’il ne soit pas possible d’aller plus loin, sauf s’il y a un nouveau un conflit armé entre la Russie et l’Ukraine. »
Nicolas Tenzer : « Sur l’idée du dialogue avec la Russie, oui bien sûr. D’ailleurs le dialogue n’a jamais cessé en fait, quels que soient les Présidents. Sous François Hollande, il a toujours existé et il doit exister – ne serait-ce que sur les questions militaires, en particulier nucléaires autour desquelles les risques sont particulièrement élevés.
Maintenant je pense qu’il y a deux problèmes qui risquent d’alimenter, si on poursuit trop loin certains types de discussions, la propagande, le récit de Poutine et finalement sa victoire. Premièrement, je pense qu’il est d’abord très important- pour être en contact avec beaucoup de dissidents russes, de tenir bon, tout simplement parce que c’est ce qu’ils demandent. Et qu’il faut bien montrer que la Russie, ce n’est pas le régime de Monsieur Poutine, il y a une autre Russie, et c’est cette Russie-là qu’il faut à long terme soutenir, protéger, renforcer autant que possible – c’est très difficile bien sûr-, ne serait-ce que parce que c’est cette Russie-là qui sera la seule condition pour que le reste du monde vive en paix. Je pense que c’est très important et c’est vraiment ce que nous disent tous les amis dissidents : surtout ne copiez pas, ne copions pas, nous Occidentaux, le récit de Monsieur Poutine, [un récit] faux, qu’il cherche à faire croire, sur l’humiliation, les torts de l’Occident, le « deux poids deux mesures »… Je pense que c’est extrêmement dangereux.
Deuxièmement, si on revient sur le conflit syrien, il faut quand même appeler les choses par leur nom, il faut dire les choses. » « Les crimes de guerre, ce n’est pas anodin. Quand on a un Etat qui commet des crimes de guerre – je rappellerai que la Russie de Poutine a tué plus de civils syriens que l’Etat islamique-, c’est quelque chose qui est inacceptable. […] Il faut dire que cela ne peut pas être banalisé. Parce que là nous prenons un trop gros risque, précisément dans le cadre de cette guerre idéologique. Et de ce point de vue-là, rencontrer Monsieur Poutine, oui. Mais c’est quelque chose que j’ai dit d’ailleurs au Président, je dirais lui serrer la main, sourire, le prendre par le bras, non. Monsieur Poutine est un criminel de guerre, sa place est plutôt à La Haye que dans les palais internationaux et les grandes rencontres internationales. Je dis les choses de manière un peu brutale parce que si l’on ne tient pas sur ces principes, on finit par céder à peu près sur tout. »
« Sur la question de l’Ukraine ou de la Géorgie, si l’on considère et qu’on retourne à ces formes de « zones d’influence », qu’on accepte – Galia l’a très bien dit- des formes de conflits gelés qui empêchent l’accession de ces pays un jour, certes lointain (ils ne sont pas encore prêts, loin s’en faut) à l’Union européenne ou à l’OTAN, qu’on laisse se dicter la loi par une puissance hostile, et que peut-être profondément sur le plan des principes, on considère que les peuples libres, y compris d’ailleurs, cela concerne d’autres pays, les petites nations, dont parlait Kundera, « n’ont pas leur mot à dire », je pense que c’est quand même l’ensemble des règles du système international qui se trouve mis à mal. Et cela, c’est également l’une des volontés de Monsieur Poutine. Dialoguer oui, mais en gardant clairement en ligne de fond les principes de base. Et je crains que ces principes ne s’effilochent – on le voit encore aujourd’hui, quand on parle de […] la Grèce, « attention les frontières de l’Europe » etc. Sans voir que la réalité, ce n’est pas les frontières de l’Europe ni les quelques […] réfugiés qui vont arriver en Grèce.
Le sujet, ce sont les crimes de guerre, ce sont les massacres. C’est le fait que l’armée russe, et l’armée d’Assad et l’Iran, tuent volontairement, délibérément, intentionnellement des enfants. Je crois que là aussi il faut dire les choses. Et que les problèmes, ce sont les problèmes-là. Et que si à un moment on ne les tient pas ensemble, qu’on ne défend pas une position de principe, c’est tout l’édifice international, tout le principal de notre diplomatie qui s’effondre. Et je crois que c’est cela qu’il faut à un moment dire, de manière plus claire. »
« La présence de Monsieur Macron le 9 mai […] est totalement malvenue, parce que non seulement cela va donner lieu à la propagande que Galia connaît mieux que moi et elle a bien décrit dans son livre admirable, Le Régiment Immortel, l’instrumentalisation de la guerre patriotique de Poutine, et parce qu’on pourrait avoir, à côté, des forces russes qui ont commis des crimes en Ukraine et en Syrie. […] Il y a quand même des règles sur lesquelles nous devons vraiment totalement tenir. Je crois que c’est cela le réalisme politique, ce n’est pas l’irréalisme. »
« Un dernier point et je reconnais que c’est une difficulté majeure : c’est que, le Président l’a dit à la conférence de Munich, on a une certaine forme de solitude de la France. Si on devait intervenir, avec qui ? C’est une vraie question. Mais si on n’essaye pas d’avoir nos alliés et là on a une fenêtre d’opportunité en Syrie avec la Turquie – quoi qu’on en pense par ailleurs, je ne vais pas défendre le régime Erdogan rassurez-vous- mais allons-y avec eux, essayons d’abord de mettre un terme aux massacres qui sont commis par la Russie et par Assad. »
Pierre Vimont : « Je souffre. D’abord je souffre profondément quand on me dit qu’il y a des situations qui ne peuvent pas être résolues. Parce que j’ai moi-même tenu à une certaine époque ce discours. J’y ai moi-même pensé un moment à propos du Brexit. Et en réalité, on l’a très bien vu, on a finalement trouvé une solution pour ce divorce et ce sera la même chose d’ailleurs pour le stade actuel de cette négociation.
Sur le Moyen-Orient […], il y a des solutions, il y avait des solutions, même sur les deux points que vous mettez en avant, Jérusalem et le retour des réfugiés, on y a beaucoup travaillé. Il faut simplement qu’il y ait une volonté politique des deux côtés. Et il y a eu un moment très important en 2002, le plan de paix des pays arabes, qui était quand même une offre absolument remarquable, et qui a été tout simplement ignorée à l’époque. Ce n’est pas qu’il y a eu une réponse négative, il n’y a pas eu de réponse du tout. Et je peux vous dire, pour avoir travaillé encore récemment avec les autorités israéliennes, celles qui sont un peu éclairées, elles reconnaissent qu’elles ont un peu « raté le coche » à cette époque-là. Donc non je ne suis pas du tout d’accord, il y a une solution pour le Moyen-Orient, pas avec le gouvernement israélien actuel et malheureusement, il y a tout lieu de penser qu’il va continuer à être là en place. Monsieur Netanyahou ne veut pas la paix, et c’est quand même l’un des gros problèmes qui se pose. Il y a de l’autre côté aussi des grands torts de l’Autorité palestinienne qui n’a jamais exercé et assuré les réformes internes qu’elle devait faire. Mais il y a une possibilité. Je cite quand même la fameuse phrase d’Henry Kissinger : « La paix au Moyen-Orient, nous connaissons tous la solution, notre problème, c’est qu’on ne sait pas comment y arriver ».
Mais c’est très différent de l’Ukraine, où je reconnais avec vous qu’il y a un vrai problème, je pense qu’il y a aussi une solution. La vérité, c’est que c’est difficile à trouver parce que le fond du problème est bien évidemment la demande russe de sphère d’influence donc d’une forme de Yalta 2.0 qui est, en effet, tout à fait inacceptable. Mais là où je voudrais insister sur ce point, c’est que nous réfléchissons tous d’une manière totalement statique. […] Nous réfléchissons en disant – et ce débat nous l’avons entre Européens et entre alliés en permanence, au fond, à chaque fois qu’on se pose la question pour l’Ukraine, pour la Géorgie : est-ce qu’il faut aller de l’avant avec leurs demandes de devenir membres de l’Union européenne ou de l’OTAN ? » Pierre Vimont explique qu’« on est immédiatement divisés » parce qu’il y a ceux « qui disent bien sûr, et on sait bien que ça ne va pas plaire à Moscou et c’est pour cela qu’il faut y aller, il faut avancer ; et de l’autre côté il y a les timides, ou les prudents et les pragmatiques qui disent justement, il ne faut pas soulever les lièvres et donc il est préférable d’attendre des jours meilleurs. »
« Il me semble que le problème que les uns ou les autres commettent, c’est qu’ils se placent dans une perspective où tout est inchangé, où nous vivons dans un monde où rien ne bouge. Or tout est en train de bouger, y compris au sein de l’Union européenne, où en réalité, ce à quoi nous assistons, c’est une Europe qui est en train de progressivement se transformer, que toute la discussion actuellement sur l’élargissement pour ce qui concerne les Balkans occidentaux, est en train d’aboutir à une formule qui est d’ailleurs tout à fait intéressante, où il y aura des formes déjà de participation à des programmes, des subventions qui seront à accorder. Et où on voit bien qu’actuellement quand on discute même entre les 27 membres à l’heure actuelle de la défense européenne, on est en train de voir se constituer des groupes qui sont prêts à aller de l’avant et d’autres qui n’y sont pas prêts. Au fond, dans dix ans, on sera peut-être dans un situation tout à fait différente, où beaucoup de problèmes se seront non pas réglés, mais où on pourra avancer. C’est pour cela que je pense, et je suis le premier à reconnaître bien sûr, que les diplomates n’ont pas de réponses à tout, et qu’ils sont même souvent totalement incapables de trouver des réponses. Mais à partir de là, dire qu’il y a des problèmes qui ne peuvent pas être résolus, cela, vraiment, c’est un fatalisme que je rejette totalement parce que sinon on reste chez soi, on reste tranquille et on attend que le monde s’écroule en quelque sorte. Non, il me semble qu’il faut très modestement, imaginer Sisyphe heureux et reprendre notre labeur imperturbablement pour essayer de faire avancer les choses. Je crois que c’est très important.
Et sur le deuxième point que met en avant Nicolas, les crimes de guerre et contre l’humanité, d’abord je voudrais dire à Nicolas que je comprends très bien et je partage son indignation. Mais alors allons jusqu’au bout, parlons aussi du Yémen, parlons aussi d’un conflit dont on ne parle jamais qui est du Sud Soudan. Et j’en parle pourquoi ? Il se trouve que j’ai beaucoup de contacts et d’ailleurs c’est une personne que j’apprécie énormément et que je vous conseille d’inviter, qui est le président de la Croix Rouge, Monsieur Maurer. C’est quelqu’un qui me dit depuis sept ou huit ans, que le droit humanitaire international est bafoué partout, et nous n’arrivons plus à le faire respecter. Et pour une organisation non gouvernementale comme la Croix Rouge, c’est devenu très, très, difficile de travailler comme c’est difficile pour Médecins sans frontières et beaucoup d’autres. Il faut qu’on soit conscients de cette réalité-là, qui est vraie et qui est vraiment compliquée, et face à laquelle on attend toujours un sursaut du système multilatéral qui malheureusement ne vient toujours pas ».
« Mais pour moi, je trouve que si on ne sait pas déjà dans un premier temps – j’en reviens à mon approche extrêmement pragmatique et au ras des pâquerettes- si avant de se poser des questions de responsabilités en matière de crimes de guerre ou autre, on n’essaye pas tout simplement d’arrêter la violence et d’essayer de trouver une manière de sortir de là où on en est avant de se lancer dans des grandes déclarations contre les uns et les autres, alors là on n’avancera pas. C’est pour cela qu’il me semble qu’il faut à chaque fois, quand on est confrontés à ce genre de situation, avant tout, penser aux malheureux qui sont sur le terrain et voir comment, à travers le cessez-le-feu, à travers autoriser le passage de l’assistance humanitaire etc, puis peu à peu la recherche de solutions à plus long terme, [on peut] arriver à sortir du conflit et des situations dans lesquelles on se trouve. »
Questions de la salle
Galia Ackerman, interrogée sur Vladimir Poutine et l’avenir de la Russie : « L’idée du pouvoir qui règne au Kremlin, c’est la non alternance parce que Poutine et son gouvernement croient qu’ils savent ce qu’il faut faire. […] Dimitri Kisselev, chef de l’audiovisuel d’Etat en Russie, a déjà dit qu’il faut quand même faire l’exception pour Poutine parce que c’est Poutine qui a construit la Russie telle qu’elle est, c’est lui qui lui a rendu sa puissance etc. Un autre haut fonctionnaire a formulé cela très brièvement : « il y a Poutine, il y a la Russie. Et il n’y a pas de Poutine, il n’y a pas de Russie ». « En fait, on ne sait pas comment mais les journalistes politiques comme les opposants sont convaincus que Poutine trouvera un moyen de rester au pouvoir. »
Nicolas Tenzer, interrogé sur les extrêmes comme meilleurs relais de la politique de Poutine dans la contestation de l’Union européenne, mais aussi sur la nécessité peut-être de se tourner vers des « éléments proches de l’administration », notamment Jean-Pierre Raffarin : « C’est un point sur lequel j’attire l’attention depuis extrêmement longtemps. Bien sûr, vous avez l’extrême-droite, vous avez les réseaux sociaux, vous avez eu a manière dont la Russie s’est infiltrée dans certains mouvements Gilets Jaunes, comment dans d’autres pays elle a renforcé considérablement toute la propagande anti-immigrés, anti-migrants, renforcé les fausses rumeurs. On pourrait décrire tout cela. Et comment une partie de l’extrême-gauche – une partie, pas toute l’extrême-gauche, au nom d’un certain anti-impérialisme, en a profité pour accuser surtout les Américains, qui ont évidemment commis beaucoup de fautes et tous les autres, et en sauvegardant la Russie.
Ce qui m’inquiète le plus […], c’est précisément ce que j’appelle la « propagande douce », c’est-à-dire la manière dont la Russie place ses pions- on trouve parfois des « idiots utiles » ou un certain nombre de ses consultants bien payés, qui renforcent ces thèses dans les allées du pouvoir, pas seulement en France. » « Et ce ne sont pas des gens qui vont vous dire « Assad est formidable », « Poutine est un génie, un homme merveilleux », qui ne vont pas essayer de laver en quelque sorte les crimes du régime. Mais qui vont avoir une attitude de « compréhension », d’apaisement. Je vais vous donner un exemple qui est très frappant parce que je sais qu’il n’en est pas responsable – comment expliquer par exemple que dans un des propos du Président de la République à Brégançon le 19 août dernier, se soit trouvé cette fameuse phrase sur « l’Europe de Lisbonne à Vladivostok » ?
Pour moi c’est un mystère. Parce que cette phrase, elle a une origine bien précise, c’est Alexandre Douguine […], qui est le concepteur de l’expression au nom de l’eurasianisme, que cette Europe de Lisbonne à Vladivostok a donné par la suite lieu à un article signé par Monsieur Poutine – probablement pas écrit par lui mais peu importe- dans un journal allemand en 2011. Pourquoi est-ce que tout à coup cette expression, sans qu’il le sache- vraiment, aucun procès d’intention, surtout pas- se retrouve dans la bouche du Président de la République ? Pourquoi un certain nombre de thématiques – ayant étudié de près tout le discours et tout le narratif porté par la Russie de Poutine depuis très longtemps-, un certain nombre d’expressions se retrouvent parfois dans un certain nombre de discours officiels ? Je pense que c’est cela qui est très, très perturbant. Je pourrais donner beaucoup d’exemples aussi sur l’Allemagne, où on a quand même, au-delà des extrêmes, toute une partie du SPD pour ne pas le nommer, au delà de l’amour du gain d’un certain nombre de ses anciens dirigeants mais cela relève d’autre chose, qui se retrouve effectivement poussée à défendre des thèses proches du Kremlin. Pour moi, [c’est] le plus perturbant, le plus inquiétant et la menace la plus grave à mon avis, à moyen terme. »
Pierre Vimont : « Ce discours est un discours que j’entends beaucoup actuellement, sur le thème oui, nous comprenons bien la France, c’est important d’avoir un dialogue, mais de grâce pas maintenant, pas ici, pas comme ça etc. Le résultat, si vous regardez bien, c’est qu’au fond on est dans une situation historique que je trouve tout à fait fascinante, c’est-à-dire qu’on a plus de mal à dialoguer avec la Russie aujourd’hui qu’on ne le faisait avec l’Union soviétique. Souvenez-vous quand même, quand le chancelier Brandt, de l’Allemagne fédérale à l’époque, lance l’Ostpolitik en 1969. Vous êtes un an après l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie, vous êtes au moment où le dirigeant de l’Union soviétique, Leonid Brejnev, parle de « souveraineté limitée ».
Normalement, si on s’en tient au type de discours que l’on entend aujourd’hui, jamais, jamais, on aurait pu commencer d’une manière ou d’une autre un dialogue avec Moscou. Quand Willy Brandt se jette à l’eau en quelque sorte, il prend ce risque, et c’est le début de toute une évolution qu’on connaît bien, qui aboutit au processus d’Helsinki, aux principes d’Helsinki que l’on retrouve d’ailleurs dans la Charte de Paris de 1990, principes qui seront la base, après la chute du Mur de Berlin et je dirai la fin de l’empire soviétique, de l’ordre européen à l’heure actuelle. On a peut-être intérêt à réfléchir un peu plus à la manière d’approcher aujourd’hui la Russie et la forme de dialogue qu’on veut avoir.
Les gens qui proposent le dialogue ne sont pas du tout complaisants, ne sont pas naïfs – en tout cas moi, je ne le suis pas du tout. Je voudrais, puisqu’on a souvent cité le Président de la République, rappeler ce qu’il a dit à Munich il y a encore quelques jours : oui il y a déstabilisation de la Russie, oui, il y en aura d’autres, il faut tenir bon. C’est quand même le Président de la République. Je crois que je n’avais jamais entendu un Président français dire, à propos de la Russie, [que] c’est un défi, ça peut être un partenaire, aujourd’hui c’est une menace. Et il a dit ça à Londres, dans sa conférence de presse à la fin [du sommet] de l’OTAN. Ne partons pas du principe que toute personne qui décide d’essayer de lancer un dialogue est un idiot utile qui va tomber dans le panneau et se faire avoir à tous les coups. On peut avoir une manière intelligente de lancer un dialogue avec nos interlocuteurs russes sans tomber forcément dans la naïveté, la complaisance ou l’erreur stratégique. »
Sources
- Galia Ackerman est historienne et journaliste franco-russe, spécialiste du monde russe. Dans son dernier livre Le Régiment Immortel – La guerre sacrée de Poutine (Premier Parallèle, 2019), elle se livre à une analyse de la réinterprétation de faits historiques liés à la Seconde guerre mondiale par le pouvoir russe et démontre comment ce dernier réhabilite aujourd’hui son passé soviétique.
- Nicolas Tenzer est président fondateur du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique (CERAP) et chargé d’enseignement à Sciences Po Paris. Il est l’auteur de 22 ouvrages, dont le dernier Resisting Despair in Confrontational Times (avec R. Jahanbegloo, Har-Anand Publications) est paru en 2019.
- Pierre Vimont est diplomate et envoyé spécial du président de la République pour l’architecture de sécurité et de confiance avec la Russie.
- 20 ans de Poutine en Russie, Le Grand Continent, 7 mai 2020