À Paris, le 24 mars 2020
Nous l’attendions : nous y sommes désormais.
Depuis le début de cette crise, toutes les habitudes de la vie normale à l’hôpital ont sauté. Et la normalité dans un service d’urgences était déjà une notion toute relative. Nous sommes dans une situation d’exception où tout change : le ratio d’infirmières par malade, le type de matériel qu’on utilise, les heures de travail, les temps de repos, etc. tout cela est terminé, toutes les normes auxquelles nous étions habitués n’ont désormais plus de sens. Dans le même temps, tout ce qui n’était pas possible hier l’est aujourd’hui et avec une grande facilité. La mobilisation du personnel soignant est totale.
Pour reprendre l’expression utilisée par le Président de la République, nous sommes bien dans une forme de guerre contre le coronavirus. Mais c’est une drôle de guerre.
Beaucoup de réactions au début de la crise ont été mitigées, entre la peur le doute. La drôle de guerre est une période étrange : il faut s’attendre et se préparer au pire sans avoir assez d’éléments pour savoir ce qu’on va affronter. Les personnes qui affirment aujourd’hui qu’elles savaient exactement comment tout cela allait se dérouler sont de mauvaise foi. Personne ne savait avec certitude. Et beaucoup se sont dit qu’on était en train de nous mobiliser pour quelque chose qui n’arriverait pas, ou alors pas dans les proportions annoncées. Ce genre de pandémies a été annoncé plusieurs fois (MERS-Coronavirus, AH1N1, Ebola), mais elles ne s’étaient jamais produites dans les proportions décrites. C’est la première fois que nous la vivons réellement.
Dans une drôle de guerre, on ne sait pas qui est l’ennemi avant de l’avoir vu. On l’attend tout en essayant de préparer au mieux ce qui va venir. Nous nous y attendions : nous avions reçu les premiers signaux de Chine début 2020, puis nos collègues italiens dans les hôpitaux nous avaient prévenus. Désormais, cet ennemi invisible est bien présent, omniprésent même, et les mesures d’adaptation et d’urgence sont en place.
Vu de l’hôpital, les changements sont sans précédents. Nos structures d’aujourd’hui ne ressemblent en rien à celles que nous connaissions encore il y a trois semaines. Alors que tous nos services sont occupés à la réorganisation de l’hôpital, le personnel soignant que je côtoie au quotidien ne fait preuve d’aucun découragement. L’attention des soignants est partagée entre d’un côté faire face efficacement à la crise à l’intérieur de nos services, qui sont complètement chamboulés, et de l’autre garder une vigilance de tous les instants sur les chiffres et l’évolution de la situation pour sans cesse s’adapter au rythme imposé par l’épidémie.
Les structures hospitalières ont fait des efforts considérables pour s’adapter au mieux à la situation. Notre service de réanimation, qui comprend 12 lits en temps normal, ventile aujourd’hui 30 patients. C’est un subtil jeu de vases communicants dans l’urgence : on mobilise des unités de soins intensifs, ou bien le service de surveillance post-interventionnelle (SSPI), pour libérer des places en réanimation. Tout cela demande beaucoup d’adaptation et de changements d’habitude. On sort du quotidien, mais cela se fait très naturellement de la part des soignants, ce qui ne m’étonne absolument pas.
Le « plan blanc » a été activé : toute opération non indispensable est interrompue. Les hôpitaux ont été séparés en deux, entre les unités Covid et les unités non-Covid, pour ne pas contaminer les patients et bien séparer les soignants : ceux qui n’accèdent pas au secteur et ceux qui y accèdent. Il est possible que l’intégralité de l’hôpital se transforme en un hôpital Covid, et que les cliniques se voient confier la poursuite des activités non-Covid.
Or comme on peut l’imaginer, tous ces bouleversements ne se font pas sans crainte. On voit un certain nombre de soignants tomber malades. Les principales angoisses du personnel hospitalier aujourd’hui concerne sa protection et la crainte de devoir faire des choix éthiques faute de ventilateurs : aurons-nous toute la protection nécessaire pour faire face sans être massivement contaminés ? Aurons-nous assez de ventilateurs pour suppléer aux défaillances respiratoires ? Pour l’instant, nous avons cette protection, mais il faut s’assurer que nous l’aurons aussi demain. Ces inquiétudes sur le futur concernent également le matériel, notamment le matériel de ventilation. Dans notre établissement, nous avons multiplié le parc de lits avec ventilation par trois, en allant puiser dans toutes nos réserves et dans tous nos stocks. La crainte permanente est bien sûr celle du jour où nous verrons arriver le patient qui nécessitera de la ventilation mais qui ne pourra pas être pris en charge, faute de ventilateur. Nous n’avons pas encore eu à faire des choix douloureux mais nous sommes aux portes d’une nouvelle approche des indications de réanimation.
Les autres craintes des soignants, dont peut-être les gens n’ont pas idée, sont d’ordre plutôt logistique, liées à leurs déplacements, au retour à leurs domiciles, aux possibilités de logement, à la protection de leur famille, à la nécessité aussi de se reposer pour durer, etc… C’est une part invisible et non négligeable de la crise, mais qu’il faut prendre en compte lorsqu’on veut avoir une image globale de la situation afin de pouvoir soutenir ce rythme durant plusieurs semaines.
En dehors de ces craintes légitimes, je peux vous témoigner que personne ne déserte devant la crise, et ce même si les habitudes sont profondément bouleversées, que les heures n’existent plus et que l’inquiétude est présente.
Maintenant, pour durer et pouvoir faire face avec les moyens dont nous disposons, il est essentiel que la courbe de progression du nombre de nouveaux patients par jour s’aplatisse. Les mesures de confinement qui ont été prises sont à cet égard absolument primordiales. J’insiste : elles sont fondamentales, une condition sine qua non de la gestion de cette crise. Il faudrait de mon point de vue renforcer ce confinement. Le confinement devrait produire ses effets bientôt. On voit déjà qu’il commence à en avoir en Italie. Les Français ne le comprennent peut-être pas bien, et sont sans doute encore pour une partie d’entre eux dans une forme de déni car ils ne sont pas personnellement touché et n’ont pas de connaissance réelle de ce qui se passe dans les hôpitaux. Mais lorsqu’on est dans le système de santé, la chose la plus importante que l’on demande à nos concitoyens, même si on conçoit bien que c’est difficile, c’est de respecter les mesures de confinement demandées de façon stricte. C’est leur participation à l’effort de la nation contre cette « guerre ».
Dans notre hôpital, nous avons aujourd’hui 113 malades du Covid-19. Mais nous avons conscience que nous ne sommes qu’au début de la crise. Tout l’enjeu maintenant est de tenir dans la durée.
Je le redis : la mobilisation des soignants est absolument remarquable et sans faille. C’est ce qui fait que le système tient. Dans cette crise, l’hôpital public, malgré ses difficultés et ses fragilités, montre qu’il a de la ressource. La solidarité de la population, enfin, compte énormément et je les en remercie. Je peux témoigner d’où je suis que les soignants et les non soignants qui travaillent dans les hôpitaux sont très touchés par cet élan et par les encouragements quotidiens.
Si j’avais un dernier message à faire passer, c’est donc bien le suivant : pour les non soignants, l’acte le plus important à accomplir est de rester chez vous ! C’est le seul moyen pour ralentir l’épidémie et permettre aux soignants et à l’hôpital de continuer à tenir face au pic qui s’annonce.
C’est notre métier. Nous y arriverons.