On dit communément qu’il y a une langue maternelle qui est principielle en nous. Or il semble que vous avez eu plusieurs langues maternelles. Comment est-ce possible et comment l’avez-vous vécu ?
Il y a un passage merveilleux chez Proust : le jeune Marcel est en train de traduire le grand critique anglais, le grand philosophe de l’art John Ruskin. Sept ans de traduction. Proust connaît très peu d’anglais. Alors, la nuit, sa maman merveilleuse fait un premier brouillon – elle avait un anglais superbe – et le met sous la porte. Et que nous dit le jeune Marcel ? « L’anglais est ma langue maternelle. » C’est une leçon très importante. Je n’y crois pas, aux langues maternelles. Dans la Suède de l’Ouest et en Finlande, dès la naissance on a les deux langues, tout à fait différentes et très difficiles. En Malaisie, ce sont trois langues ; on grandit en parlant trois langues. Dans le Frioul, trois langues : le romanche, l’italien et l’austro-allemand. Il y a beaucoup de gens qui sont nés avec plusieurs langues. On exagère énormément le soi-disant naturel du monoglottisme.
Maman commençait une phrase dans une langue et la terminait en deux ou trois autres. C’était une grande dame viennoise (tout un concept !), qui avait appris le français. Dans la haute bourgeoisie juive viennoise, on parlait français couramment. Nabokov connaît l’anglais avant le russe. Il nous dit en tout cas avoir écrit d’abord des vers anglais. Pour Nabokov, Byron vient presque avant Pouchkine ; et sa nounou – capitale dans l’histoire – lui parlait anglais. Burgess, cet Anglais merveilleux, insiste sur le fait qu’il est un Burgess de Northumberland, dans le comté de York, où il « avait des ancêtres ». Sans parler d’Oscar Wilde (qui a écrit plusieurs chefs-d’œuvre en français), de Conrad (qui quitte le polonais pour l’anglais). Et Beckett… Personne ne sait ce qu’étaient les brouillons de Beckett. J’ai essayé de montrer dans mon livre Après Babel que c’était probablement un mélange presque inconscient de son français et de son anglais avec une bonne dose d’italien. Ses premières œuvres, quand il est secrétaire de James Joyce, sont en italien. Elles portent sur Dante et l’italien. Et Beckett est peut-être le plus grand de notre littérature moderne. Il crée une sorte de territoire volcanique, un magma volcanique où les langues s’entremêlent. D’ailleurs, il a pu faire ce que personne – ou presque – n’a su faire dans l’histoire de la littérature : il a pu transférer des blagues d’une langue à une autre. Et ça, c’est ce qu’il y a de plus difficile. C’était un virtuose de Babel.
Loin d’être une malédiction, la polyphonie et la polyglottie sont une chance merveilleuse. Chaque langue ouvre une fenêtre sur un nouveau monde. Il y a un contre-argument, je le sais. Il y a ceux qui, pendant des années, m’ont marginalisé à Cambridge et en Angleterre, et qui me marginalisent encore, avec ce délicieux mot : « M. Steiner est un savant continental. » Il fallait le trouver ! Un savant continental… Il n’est pas des nôtres. Pourquoi ? Parce qu’il y a, ici aussi, le culte barrésien du sang et des morts : seul celui qui est enraciné (autre terme barrésien) dans une langue natale a un immédiat de sensibilité, de réflexe, que jamais ne peut avoir un polyglotte ou un outsider. C’est possible. C’est tout à fait possible qu’il y ait des poètes dans la langue anglaise, américaine, dont la profondeur m’échappe, bien sûr. C’est-à-dire que je peux les valoriser mais jamais rivaliser avec ceux qui se sentent totalement de cette langue et d’aucune autre.
On ne peut pas tout avoir. Je n’aurais pas voulu être monoglotte ; je ne peux pas me l’imaginer. J’ai enseigné la littérature anglaise pendant cinquante ans ; j’espère avec un certain bonheur. Je suis allé à Paris visiter la tombe de Paul Celan qui, tout autant que Hölderlin – de loin le plus grand poète de langue allemande –, est intraduisible. Déjà, et c’est très grave, vous et moi devons lire la Bible dans de mauvaises traductions, parfois glorieuses mais au fond mauvaises. Ne pas savoir l’hébreu est déjà une barrière devant l’une des sources de notre humanité. Le grec ancien, en traduction ? N’en parlons pas. Déjà, nous sommes coupés de la Chine, du Japon. Je ne lis pas le russe. À la fin de sa vie, mon prédécesseur immédiat comme critique principal de la revue américaine The New Yorker, Edmond Wilson, alors qu’il se savait mourant, prend un professeur pour apprendre le hongrois – une langue diablement difficile. Il explique : « On me dit que certains poètes sont tout aussi grands que Pouchkine et Keats. Je veux savoir ! » Il pensait à Ady, Petõfi. C’était une chose magnifique. « Je veux savoir, ne pas me laisser raconter des histoires. » Et si je n’étais pas paresseux, je serais moi-même en train d’essayer d’apprendre encore une langue ou une autre. Moi aussi j’aimerais savoir.
Quel regard portez-vous sur l’actuelle domination de l’anglo-américain, à l’échelle mondiale ? Et que penser de la situation du français ?
Une langue, c’est une façon de dire les choses, tout simplement : le verbe au futur – qui s’appelle l’espoir dans certaines langues – est différent dans chaque langue. L’attente du potentiel de l’aventure humaine, de la condition humaine, varie de langue en langue. Tout autant que le souvenir, que l’immense masse du souvenir. Si nous devenions une planète monoglotte ou presque monoglotte, cela serait une perte tout aussi grande que celle de la faune et de la flore (que, comme vous le savez, nous sommes en train de détruire partout dans le monde), cela serait un appauvrissement terrible. Et je n’ai pas besoin de vous dire combien est inquiétante la situation du français face aux conquêtes anglo-américaines.
Ceci dit, la victoire de cette langue, ô ironie, de cet espéranto industriel, technologique, scientifique, économique, fiscal, ne se rattache pas seulement à la puissance politique de l’Amérique. D’une façon qui est encore difficile à expliquer, l’anglo-américain est plein d’espoirs, plein de promesses, tandis que, dans d’autres très grandes langues, il y a maintenant une fatigue et une tristesse évidentes. Quelle riche matière à étudier ! Certaines langues sont écrasées par la domination du continent américain tandis que dans d’autres, une vitalité nouvelle s’installe. L’Espagne est en train de prendre le rebond des grands écrivains de l’Amérique latine, et ça donne un essor formidable. Le Portugal de Saramago et de Antonio Lobo Antunes (à mes yeux l’un des plus grands écrivains européens) a repris l’avantage sur le Brésil – qui a lui-même une très grande littérature. Dans d’autres cas, ça écrase.
Le destin de la langue anglaise, ici en Angleterre, est incertain parce que, pour les jeunes, c’est une sorte d’anglo-américain qui l’emporte énormément. Le romancier qui fut un temps (« qui fut », j’insiste sur le passé) le plus prometteur de sa génération, le jeune Martin Amis, a écrit tout jeune un texte intitulé Money, où il manie cette nouvelle langue américaine avec un brio incomparable. Mais ça n’a pas vraiment marché.
Pour un écrivain anglais, devenir américain, ce n’est pas facile, cela pose des trappes psychologiques très profondes. Et d’où vient l’anglais qui vit maintenant ? Des Caraïbes, de l’Inde, du Pakistan (ce sont Salman Rushdie, Naipaul…), et avant tout d’Irlande, d’une Irlande qui a une tradition d’indépendance linguistique formidable. C’est de là, c’est de la marge de l’anglais classique que viennent les nouvelles forces vitales.
La petite Manche entre la France et l’Angleterre, elle est plus large que le Pacifique ; les deux langues, les deux visions du monde qu’elle sépare sont profondément et radicalement différentes. D’un côté, il y a eu cette grande école de moralisme français qui maintenant, peut-être, est en train de s’éteindre un peu, mais qui reviendra. La pensée française a toujours eu cette dimension (certainement depuis le XVIIe), elle s’adresse à l’homme, à l’universalité morale de l’homme. C’est très différent de la philosophie allemande et de la tradition anglaise. La métaphysique n’a jamais eu bonne fortune en Angleterre, mais d’un autre côté, l’empirisme anglais, l’ironie anglaise, le scepticisme de Hume, de Bertrand Russel ont eu un impact planétaire. Il ne faut jamais oublier que l’Angleterre se trouve devant ce paradoxe : c’est une petite île en déclin économique et politique, profondément blessée par des guerres qu’elle n’a pas gagnées ou qu’elle a gagnées de façon paradoxale, avec une langue qui domine la planète. De cette petite île sort Shakespeare et la langue anglaise utilisée dans le monde entier. J’ai beaucoup voyagé et, partout où je vais, l’anglais vient à ma rencontre. Que ce soit en Chine, parmi mes élèves japonais, ou encore dans l’Est de l’Europe.
Valéry – que j’idolâtre, mais qui pouvait dire des bêtises merveilleuses – a dit : « On me dit qu’on peut apprendre l’anglais en vingt heures. Je réponds qu’on ne peut pas apprendre le français en vingt mille heures. » Belle boutade très bête, mais merveilleuse. Il est effectivement vrai – j’ai enseigné toutes ces langues – que l’anglais, non seulement s’apprend vite, mais contient un message d’espoir. Comment dire ? Il y a dans l’anglais le tapis roulant vers demain. L’anglais est plein de promesses ; il nous dit : « Ça ira mieux demain. » La déclaration d’indépendance américaine contient la fameuse expression : « la poursuite du bonheur ». C’est quelque chose que de dire à l’humanité : « Va poursuivre le bonheur ! » ; ce n’est pas du tout évident. Il n’y a pas dans cette langue les grands désespoirs, les grandes apocalypses du russe, du français, cette vision métaphysique, de la damnation de l’homme, du péché originel. L’anglo-américain n’y a jamais cru.
Je ne vois pas d’ordinateur chez vous.
Je suis d’une ignorance technologique à faire hurler. Je n’arrive même pas à comprendre comment marche le téléphone. D’ailleurs, je ne crois pas que vous le compreniez non plus. Il y a un bluff inouï des gens. Nous sommes entourés d’instruments auxquels nous ne comprenons rien. Le Kindle, l’iPod, Twitter. Je connais leur existence grâce à mes petits-enfants qui sont des virtuoses de ces arts magiques. Tout cela repose sur l’anglo-américain, sur une économie de la parole et une économie de la syntaxe. Faisons attention. Si l’ordinateur et les premières langues pour ordinateurs – qui reviennent à Shannon en Amérique et à Turing en Angleterre –, si leur invention avait été développée en Inde, et si les premières formules d’écritures informatiques avaient été fondées sur la grammaire hindoue, le monde serait différent. La planète ne serait pas celle que nous connaissons. Il existe une coïncidence fantastique entre la nouvelle conception du langage minimal et la structure naturelle de l’anglo-américain. Pourquoi l’allemand rend-il les gens fous et permet-il tout en philosophie ? Parce que le verbe vient tout à la fin de phrases interminables. C’est-à-dire qu’on peut hésiter, se reprendre, qu’on peut se dire « ou, ou, ou » pour finalement tomber à plat ventre sur le verbe. Cela a permis tout le style de Hegel, de Schopenhauer, de Kant et de Heidegger. Avec l’anglais, ça ne marche pas.
L’anglais a dit aux gens non pas illettrés ou incultes – évitons ces mots brutaux – mais à ceux qui ne sont pas privilégiés pour les langues, il leur a dit : « Vous aussi, vous pouvez tout ce que vous voulez. » Il y a cette grande promesse d’une éloquence de langue simple.
Notez, il y a beaucoup de pays – la France, par exemple – où, si l’on fait des fautes de grammaire, des bévues, et si l’on tâtonne avec la langue, c’est très mal vu. En Amérique on identifie le manque d’éloquence avec l’honnêteté : quelqu’un qui parle mal doit être quelqu’un d’honnête, il n’est pas en train de nous raconter des histoires. Ça, c’est très profond comme dialectique, comme antithèse à la civilisation romaine et française. En France, il faut savoir bien parler et les grands leaders français ont souvent été d’une éloquence magnifique. La France a produit un Bossuet, un de Gaulle, et bien d’autres. En Amérique, le vocabulaire fondamental se limite à près de huit cents mots. Des études ont été faites par la compagnie de téléphone Bell : avec quatre-vingts mots, on arrive presque à dire tout ce qu’on veut. Dans d’autres langues, la richesse immense du vocabulaire définit une sorte d’élite sociale, d’élite de l’éducation ; c’est très différent.
On connaît les lieux où vous vous ressourcez, les lieux que vous aimez habiter : le Sud de la France, la grand-place de Marrakech, ce petit temple de Ségeste, les toits de Jérusalem au petit matin… Avez-vous aussi des regrets en matière de lieu, d’endroits que vous rêvez de visiter et que vous n’aurez pas vus ?
Oui, j’ai une petite liste des desiderata suprêmes où je n’irai jamais. Pour l’instant, je ne vois pas le moyen d’aller à Petra, ce qui devient en même temps possible et difficile à mon âge. J’ai une petite liste de rêves perdus. J’aurais voulu voir la montagne rouge en Australie, Ayers Rock. On m’a invité une douzaine de fois. Mais c’était à vingt-trois heures de vol et j’ai simplement manqué de courage, de cran. C’est pour ça que mon autobiographie s’appelle Errata. Il y a une série d’erreurs, ou du moins de défaillances.
Et avant tout, celle de ne pas avoir pris le risque d’essayer de créer. J’ai beaucoup dessiné, peint, quand j’étais enfant. J’ai publié des vers ; je crois qu’ils sont très mauvais. Mais je les ai publiés et ils avaient leurs lecteurs. Et puis à un certain moment, l’enseignement est devenu pour moi le but, la vocation presque totale.
Je prends un exemple beaucoup plus trivial, mais qui illustre parfaitement la chose. Pendant mes cinq ou six premières semaines à l’université de Chicago – j’étais terriblement jeune –, le poison sacré des échecs me saisit et je joue dix-huit heures par jour avec de vrais joueurs, des joueurs très forts. C’était un des centres mondiaux des échecs. Pour être sérieux, on boit une tasse de café et on reprend la partie, on étudie, on fait la théorie des échecs, on se penche sur leur histoire : il n’y a plus rien d’autre. J’étais peut-être alors à portée lointaine de la possibilité de devenir un vrai joueur, un joueur sérieux. Mais devant le vertige, j’ai reculé. J’ai manqué de courage pour devenir assez fou pour consacrer ma vie à ce jeu… Car c’est un jeu, après tout, mais quel jeu ! Depuis lors, je joue, mais je joue mal, c’est-à-dire en amateur des plus amateurs.
Avec cette petite expérience de quelques semaines, j’ai entrevu l’abîme, ce que Henry James appelle the real thing (la vraie chose) : on se donne totalement. Risque de vie, de mort, de disgrâce, de dettes – on s’en fout de tout pour vivre l’absolu, risquer la totalité. L’alpiniste qui va au-delà de ses forces le fait à chaque fois ; le plongeur en profondeur le fait à chaque fois, pour savoir ce que c’est que l’ivresse de l’absolu, où il n’y a plus rien d’autre, où toutes ces petites vertus bourgeoises n’existent plus. Je n’ai pas eu ce sens du courage du risque ultime.
Un autre regret me revient encore. J’en ai pris conscience en Angleterre, en côtoyant des gens qui ont vécu de grandes batailles. Le soir, dans mon college, après un troisième verre de porto, quand la fameuse pudeur anglaise commence à se lézarder, ils confessaient parfois : « Ce qu’on était heureux dans la bataille ! Ce qu’on était heureux. Plus rien dans notre vie n’est comparable à l’orgasme du combat. » C’étaient des gens hautement civilisés, de grands professeurs, des penseurs, qui, quand venait le moment de franchise, disaient : « Combien la vie est ennuyeuse, depuis ! » D’abord, à la guerre, ils étaient loin de leur femme, c’est déjà inouï de bonheur. Pour l’Anglais, être loin de son épouse, c’est la condition du bonheur. Et puis, il y avait cette camaraderie homo-érotique, pas du tout vécue homosexuellement, mais un éros masculin, cette affection entre hommes qui est la clé du college anglais, de l’élite anglaise. Aujourd’hui, on voit à Londres des gangs de jeunes armés de couteaux, la situation est très grave. On sait bien que, si on les mettait dans des commandos, on aurait en cinq semaines des soldats magnifiques. C’est là presque la même chose. Le gang criminel et le parachutiste sont en fait très proches l’un de l’autre. Pour Alexis Philonenko, l’expérience algérienne a été décisive ; pour Alain également ; Descartes a connu le combat ; Homère, déjà, nous avait instruits de l’ivresse du combat. Pour moi, je n’ai jamais connu de tels moments et jamais je ne saurai comment je me serais comporté. Eux, ils savent. Pour le bien et le mauvais. He had a good war, dit-on en anglais ; c’est intraduisible. Péguy le savait, si on veut ; je crois que Montherlant le savait, ce que c’est que d’affronter un adversaire, face à face. Et quand j’écoute parler mes collègues, le souvenir de leur bonheur est réel, ce n’est pas du bluff. De toute façon, on vivait là vingt-cinq heures par jour, donc, à la fin, on ne se racontait pas d’histoires. Ni aux psychanalystes, ni aux thérapeutes, ni aux journalistes. Ne pas se raconter des histoires, se dire : « Le bilan est tel et tel, et il est loin de ce qu’il aurait dû être. Bon, bon… mais on a essayé, on a fait de son mieux. » C’est tout ce que nous pouvons faire. Et toujours, savoir que les très grands, c’est autre chose.
Pourquoi est-ce que tant de mes collègues universitaires ne m’aiment vraiment pas beaucoup ? Pourquoi est-ce que toute ma vie j’ai été un peu en marge ? Parce que, depuis ma première œuvre, Tolstoï ou Dostoïevski, je dis que la distance entre celui qui crée et celui qui commente ou interprète, représente des années-lumière. J’en suis absolument convaincu. Bien sûr il y a des grands critiques qui frisent la création : Proust dans le Contre Sainte-Beuve, les essais de T. S. Eliot, Mandelstam sur Dante. Ce sont, d’habitude, des géants de la création qui sont aussi des commentateurs et des critiques de premier rang. C’est très rare mais bien sûr que cela existe. Quel plus grand critique d’art que Baudelaire ? Mais, s’il n’avait écrit que Les Fleurs du Mal, cela suffisait amplement. Et cette différence, à la fin de ma vie, elle me laisse souvent très triste parce qu’il fallait risquer certaines choses.
Si je suis ce que je suis, c’est parce que je n’ai pas été créateur. C’est une tristesse très profonde. J’aimerais dire qu’il y a là un côté biographique, dans la grande tradition judaïque que je dois si souvent invoquer. Mon père était convaincu que créer quelque chose, c’est bien mais c’est très suspect. Être professeur, c’est la charge suprême. D’ailleurs le mot rabbonim (rabbin) veut dire professeur. C’est un mot tout ce qu’il y a de séculier ; rien de sacré. Être un rabbonim.
Très jeune, j’ai publié, je vous l’ai dit, quelques volumes de poésie, et un matin je les relis et je vois que ce sont des vers. L’ennemi total de la poésie, c’est le vers. Alors, plus jamais. J’ai publié des fictions telles que mon Transport d’A.H., mais ce sont des fictions d’idées, des débats, si vous voulez, des dialogues d’idées en forme de fictions ou de narrations. Le Transport d’A.H. (1981), c’est plus qu’un débat d’idées ; c’est un ouvrage sur le pouvoir, une méditation sur le pouvoir suprême et l’hitlérisme.
Il me manque totalement l’innocence, la bêtise du grand créateur. Dans mon college, le sculpteur Henry Moore venait, de temps à autre, dîner avec nous. Quand Henry Moore ouvrait la bouche pour parler de politique, c’était effarant de naïveté. Alors on regardait ses mains sur la table, la vie des mains de Henry Moore, et on se disait : « On s’en fout de ce qu’il raconte ! Regardez ses mains et ce qu’il peut faire avec ses mains. » Le mystère de l’innocence des grands créateurs est une chose très profonde, que l’outsider – nous le sommes tous – comprend mal.
Alors, quelle est ma tâche ? C’est d’être un facteur, comme dans ce film merveilleux, Il Postino. C’est un film sur Neruda et sur le petit monsieur qui porte les lettres de Neruda, et qui commence à concevoir ce que c’est que d’être Neruda. Toute ma vie, j’ai essayé d’être un bon facteur, de prendre les lettres et de les mettre dans les bonnes boîtes. Ce n’est pas toujours facile de trouver les bonnes boîtes pour parler d’une œuvre, pour introduire une nouvelle œuvre. On peut se tromper terriblement, mais c’est une tâche très importante et passionnante. J’ai une veine folle d’avoir pu être un postino pour les très grands. Mais il ne faut jamais confondre les deux. Pouchkine – qui était aussi un aristocrate ; on l’oublie, parfois, ils ne sont pas comme nous, les princes russes – aimait rappeler : « à mes éditeurs, à mes traducteurs, à mes critiques, je dis merci de tout cœur, mais les lettres, c’est moi qui les écris. » Mais oui, cela dit tout.
S’il y a dans ma vie un regret énorme, c’est celui de n’avoir pas tenté ma chance d’écrire quelque très mauvais livre ; tenter ma chance, peut-être dans le roman ou dans le théâtre – qui était très important pour moi, quand j’étais jeune homme. Je n’ai pas voulu prendre le risque parce que me débordait le privilège de porter les lettres et de les mettre dans la boîte. Deux ou trois fois dans ma vie, j’ai eu cette veine inouïe d’ouvrir le chemin à des très grands. Jamais je n’oublierai le très courtois coup de téléphone du Times littéraire (le supplément le plus important en Angleterre) : « Vous nous avez envoyé un article sur un monsieur (il épelle) C-E-L-A-N. Est-ce que c’est un nom de plume ? C’est qui ? » C’était le premier article en anglais sur Paul Celan. Il y a quelques autres cas où j’ai aidé à introduire des écrivains, des poètes très importants, juste au début de leur carrière.