« Chaque film est un prototype », une conversation avec Rebecca Zlotowski
Passée par Normal Sup et l'agrégation avant de devenir réalisatrice, Rebecca Zlotowski revient sur son parcours et nous livre sa vision du métier de réalisatrice à l'occasion de la diffusion de la série Les Sauvages, adaptation du roman du même nom de Sabri Louatah.
Vous avez fait quatre longs-métrages et une série aux thèmes et aux univers très différents. Y-a-t-il pour vous une unité sous-jacente, un thème directeur qui fait le lien ?
C’est la même psyché qui les conçoit, et en grande partie la même équipe qui travaille dessus : les films sont faits par le même producteur, avec le même compositeur, le même chef opérateur, le même premier assistant. Il y a un nombre considérable de chefs de postes qui sont les mêmes. Pour moi ce n’est pas anecdotique. Et c’est avec la même équipe et la même réalisatrice que l’on fait des choses différentes à chaque fois.
Je me rends bien compte qu’il y a un sentiment de disparate, d’hétéroclite dans les sujets que je choisis de traiter. Mais je suis très inspirée par certains cinéastes qui me passionne, comme Sidney Lumet, qui de film en film ne font jamais la même histoire ou jamais la même zone très difficile. Il est très difficile de voir le lien entre Running on Empty et Network par exemple : on a l’impression que ce n’est pas du tout le même cinéaste. Cette diversité me plaît. Lorsqu’on me la fait remarquer, je le prends comme un compliment.
Après si vous regardez en détail, j’ai l’impression d’être obsessionnelle, de parler de la même chose à chaque fois : d’invisibilité par exemple, ou de systèmes d’émotions plus difficiles, moins spontanés, plus pudiques et puis de parler du danger des choses qui rodent de manières invisibles entre les gens.
Dans tous vos films et dans votre série, on retrouve la figure de l’étranger, déclinée de pleins de manière différentes. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce type de personnage, est-ce un bon véhicule pour la fiction, ou est-ce que vous entretenez un rapport plus intime avec la notion d’étrangeté ou avec le fait d’être étranger ?
J’interviens justement au colloque du Monde des livres sur la question de l’identité. Je vois bien que j’ai ressenti l’exclusion dont je pense qu’elle était plus liée à ma personnalité qu’à mon origine culturelle. Et cela bien que je sois la fille de deux immigrés et que le couple formé par les notions d’inclusion et d’exclusion soit structurant chez moi puisqu’il a fallu que je donne des gages très forts d’appartenance aux républicains pour me sentir française. J’ai suivi ce trajet comme s’il était nécessaire : je ne me serais pas sentie légitime par exemple à faire du cinéma sans faire la grande école du cinéma, pas légitime à enseigner sans faire Normal Sup et l’agrégation. Il a fallu que je m’immerge dans la francité pour me sentir française. Et les films que je fais sont systématiquement l’histoire de quelqu’un à qui on ouvre une porte interdite et qui est un peu en abyme avec ce que je sens moi aussi en faisant du cinéma. Les personnages de mes films sont toujours un peu des outsiders qui ouvrent une porte qui ne leur était pas forcément désignée. C’est très évident dans Une fille facile, dans Belle Épine aussi, dans Grand Central c’est carrément le milieu toxique de la centrale nucléaire, dans Planétarium c’est un monde auquel mes héroïnes n’auraient pas imaginé pouvoir avoir accès et qui est le cinéma.
A chaque fois il y a un territoire qui est interdit et un personnage qui est l’outsider sur le modèle des westerns dans lesquels le film naît de l’arrivée d’un étranger en ville. Pour moi, en abyme, c’est mon histoire. Je vais utiliser le film comme le moyen d’avoir la clé de la porte qui m’était fermée, le plus souvent parce que j’étais trop jeune ou une femme.
Cette question de la féminité est très présente, presque tous vos protagonistes sont des héroïnes… (elle coupe)
Non pas du tout. C’est drôle comme cette question revient aujourd’hui. Comme j’ai un engagement féministe, il y a une relecture de mon travail. Dans Grand Central le héros est masculin, c’est un monde d’hommes au fond dans la centrale nucléaire, et il n’y a qu’un personnage féminin. Dans Les Sauvages, mes héros évoluent dans des milieux masculins. Et dans Planétarium, pour moi personnage principal est Corben, plus que les deux sœurs.
C’est quelque chose qui vous a frappé tout de suite ? Dès le premier film on a plus parlé des femmes que des hommes ?
Non pas dès le premier. Mais on m’a tout de suite signalé que j’en étais une. Je me suis donc toujours posé la question. Dans chaque entretien il y a toujours eu la question féminine alors que je ne pense pas qu’il y ait la question masculine chez les hommes. En fait, il faudrait interroger les hommes cinéastes pour savoir quelle est la tarte à la crème de leurs interviews. Moi c’est vraiment la question qui concerne le féminin, mon aptitude à filmer le féminin ou ma difficulté à filmer le féminin dans un monde d’hommes en tant que cinéaste. Cela a tendance à se dissiper car aujourd’hui la culture des représentations du genre est plus partagée et il y a donc des questions plus intéressantes dans lesquelles des hommes se retrouvent aussi. Mais pendant longtemps c’est la réception critique de mes films qui m’a fait penser que c’était un débat qui devait encore être mené.
Et qui vous a fait évoluer sur votre position ?
Oui complètement ! Le féminisme n’était pas vraiment un sujet pour moi mais ça l’est devenu. Cela n’était pas un sujet pour moi car je venais du monde universitaire dans lequel il y a une espèce de foi absolue dans la parité du concours anonyme républicain qui effacerait la question du genre et du sexe. Je n’ai par exemple pas le souvenir à l’oral de l’agrégation d’avoir eu l’impression qu’être une femme ou un homme avait un rôle à jouer.
Dans de nombreuses interviews que vous avez données, vous parliez très librement, du physique des actrices de vos films. Avez-vous un fil conducteur justement sur le physique de vos actrices et de vos acteurs ? Est-ce que cela apparaît très tôt dans le scénario ?
Je ne sais pas. J’ai beaucoup érotisé le physique de mes actrices, c’est vrai. En tout cas, je n’ai pas de fil conducteur là-dessus. Je suis séduite par mes acteurs et mes actrices autant moralement que physiquement. Il me tient à cœur de montrer les acteurs dans leur beauté. Je pense qu’Alain Guiraudie dirait la même chose alors qu’il a toujours un décor très particulier pas du tout dans les canons de la beauté et qu’ils sont éclairés, regardés d’une manière beaucoup plus crue que ce que l’on imagine quand on dit « je veux les montrer dans leur beauté ». Il est la preuve qu’on n’a pas nécessairement besoin d’utiliser une lumière tamisée avec un effet gant de soie. En tant que spectatrice, le cinéma fonctionne sur moi comme un catalyseur de beauté et cela me tient à cœur de le reproduire dans mes films.
Dans Planétarium et dans Fille facile, vos deux derniers films, ont en commun de raconter les relations de jeunes, voire de très jeunes femmes, avec des hommes plus âgés : comment et pourquoi êtes-vous intéressée par cette dynamique ? Entre ces deux films a éclaté l’affaire Weinstein. A-t-elle fait évoluer votre traitement de ce sujet ?
Oui bien sûr. Je suis en train de lire des textes de Romain Gary et dans l’un d’entre eux il écrit qu’il ne sait pas comment il écrit ses romans mais qu’il sait qu’il répond à la provocation du monde. De temps en temps on est nargué par des moments politiques, esthétiques ou poétique que ce soit le réchauffement climatique, l’affaire Weinstein, une remontée d’antisémitisme avec Dieudonné. Et chaque film est une réponse à une provocation de mon environnement qui passe par un chemin très secret – érotique chez moi.
Pour moi, Une Fille facile est une forme de réponse à l’affaire Weinstein, c’est ma carte postale très légère, très polie, que j’essaye de rendre à la fois très calme et excitante. En fait, j’essaye de créer de l’excitation et de la sensualité sur un sujet qui pourrait n’être traité que de manière politique.
Donc la répétition de ce thème n’est pas le fruit du hasard, ce n’est pas quelque chose qui m’échappe et qui m’intéresserait comme un truc structurant de ma personnalité que je devrais analyser. Une fille facile m’a donné l’occasion de m’interroger sur les zones grises de la domination, de la circulation un peu marxiste du rapport entre dominant et dominé. J’ai essayé de reposer la question avec intelligence sans se dire que la fille n’aurait aucun pouvoir et que l’homme les aurait tous mais plutôt de raconter une circulation du pouvoir sur courant alternatif comme en physique. J’ai voulu me demander comment on pouvait éventuellement sortir victorieux de ça et comment on peut aussi créer de la pensée, de la poésie autour de ça, comment on peut s’autoriser à le vivre aussi.
L’autre question est de savoir pourquoi ce motif des femmes plus jeunes attirées par des hommes plus vieux m’intéresse. Je pense que cela fait partie de ma libido et de ma libido de lectrice. Je pense à Lolita, aux Liaisons Dangereuses… Mes origines littéraires sont héritées d’un système patriarcal qui place ces histoires comme des histoires possibles, érotisantes pour ceux qui les écrivent – principalement des hommes. J’ai construit ma libido avec ces histoires-là et ça fait partie aussi de mon érotique.
Sans rien dévoiler de mon prochain film, vous touchez juste en m’interrogeant sur cette dynamique dans mes films. Et je crois qu’on peut en dire quelque chose sans être condamné à des positions fixes. J’adore les films qui racontent comment une femme de quarante ans tombe amoureuse d’un mec de vingt ans, comment cette dynamique-là est aussi possible, et en même temps je trouve qu’on peut faire du cinéma féministe sans être obligé de renverser le système narratif.
Vous parlez de vos lectures. Quels livres ont compté pour vous ?
Le lien très fort que j’ai entre la littérature et mon activité aujourd’hui, ce serait de la littérature queer, de la littérature réellement gay et lesbienne. Je me suis rendue compte en me retournant vers les auteurs très importants pour moi quand je devais les citer qu’ils étaient quasi exclusivement homosexuels : d’André Gide à Proust mais aussi Susan Sontag, Guibert, Dustan.
J’ai dû admettre que j’avais certainement une attirance pour la littérature queer et aussi pour ceux qui n’en faisaient pas un thème central de leur œuvre mais qui étaient homosexuels. Je pense que c’est lié à mon intérêt pour les questions que soulèvent la discrimination des minorités. Souvent je reconnais des sujets, des motifs, des intérêts chez ces auteurs qui sont proches des miens. Je ressens chez ceux qui sont à la marge, ou les discriminés une affinité d’intérêts, de problèmes. Deleuze disait à raison que « pour être concerné par un sujet il faut avoir une affinité de problèmes avec ». Je trouve que c’est une littérature traversée d’érotisme car je pense que ce sont des auteurs qui utilisent leur art leur champ de la représentation pour vivre pleinement leur sexualité ou au contraire qui disséminent une sexualité qu’ils ont dû cacher dans leur œuvre.
Et ce goût de la littérature se retrouve-t-il dans votre travail ?
J’ai fait de longues études littéraires qui ne sont en apparence pas du tout nécessaires pour faire le métier que je fais. Ceci dit, je viens du scénario et même de la construction de l’histoire. Et là je crois que mes études m’ont apporté une certaine technicité formelle dans le rapport à l’histoire. au point que j’ai mis longtemps à comprendre qu’un roman ce n’était pas que de la langue, du texte mais aussi une histoire.
Et qu’est-ce qui vous a amené à faire la bascule ?
Arrive un moment où tu as envie de vivre des histoires plutôt que d’analyser du tissu sémiotique. Et je ressentais sans doute aussi une limite d’émotions, d’assèchement d’émotions là-dedans.
Revenons à Sauvages, par quoi avez vous été séduite dans les romans de Sabri Louatah ?
Il y a trois choses qui m’ont plu dans ce projet : les romans, Sabri Louatah et l’idée de les adapter. Je pense que le roman lui-même ex-nihilo me plaisait, le plaisir de la galerie de personnage. J’ai toujours adoré les gens qui fabriquait des mondes, c’est plus visible chez certains que chez d’autres et chez Sabri Louatah c’est très visible. J’avais entre les mains quelqu’un qui avait fabriqué avec énergie un monde auquel je croyais. Dans son travail, j’ai aimé le mélange du storytelling à l’américaine et du roman russe : c’est un roman très européen sur une dynastie familiale qu’il modernise en n’utilisant que des personnages kabyles tout en donnant ce rythme haletant du feuilleton à l’américaine. En le lisant, je me disais qu’il était possible de projeter la matière romanesque qu’il a inventée pour imaginer de nouvelles histoires, et donc peut-être d’autres saisons. Dès la première saison, le thème était tellement riche que l’on pouvait facilement s’échapper du roman, tout en conservant son cadre, qui est très fort.
Et le processus d’adaptation n’a pas été trop douloureux pour lui ?
Il faudrait lui demander. Je ne pense pas. Je pense que c’était douloureux avant que je n’arrive – c’est-à-dire avant qu’une personne en qui pouvait avoir confiance n’arrive. A partir du moment où il s’est senti main dans la main avec un autre auteur cela s’est très bien passé.
Et votre relation d’auteurs comment s’est-elle construite ?
Elle est géniale. Je suis même devenue la marraine de son fils. Il y a vraiment eu une rencontre de travail très puissantes et vertueuses alors qu’on n’est pas d’accord sur plein de choses. C’est vraiment un auteur que je respecte beaucoup. Il a un certain génie, une force de travail, d’humour… il a toutes les qualités d’un auteur que j’adore. Et à cela s’ajoute la possibilité de débattre. C’est quelqu’un qui n’est pas mon semblable mais avec qui j’ai plus de plaisir à débattre et à discuter qu’avec mon semblable.
D’autant que vous êtes sensiblement de la même génération.
Il a trois ou quatre ans de moins de moi mais il est plutôt de la même génération que moi effectivement.
Vous avez donc vécu dans le même pays depuis 35 ans en étant issus de milieux, de cultures et de territoires très différents. Vous en avez discuté ?
Évidemment on n’a parlé que de ça. Et c’était formidable. On a renvoyé dos-à-dos nos malhonnêtetés intellectuelles, nos honnêtetés intellectuelles, notre rapport à la méritocratie, à la République française, au sentiment d’immigration, nos sentiments de discrimination, qui ne sont pas du tout les mêmes : moi peut-être que ma plus grosse expérience de la discrimination ce serait le féminin, lui porte en permanence un visage d’arabe. On n’a pas du tout eu les mêmes expériences et en même temps en creusant on se rendait compte que nous avions tous deux été protégés, pour des raisons différentes. On a aussi remarqué que notre singularité dans des mondes très blancs et très masculins avaient pu nous servir. Quand j’ai commencé à travailler dans le cinéma, je sentais que j’avais plus de travail parce que tous ces hommes avaient besoin d’un regard de femme. C’était ma manière d’être discriminée, qui ne m’a pas handicapé.
Quoi qu’il en soit, on n’a pas cessé de parler d’identité, de la France, de politique tout en s’opposant, se convainquant l’un l’autre. C’est une relation géniale. Je pense que la série porte cette conversation-là. Je l’espère.
Et au-delà de l’identité, dans le récit de ces 35 dernières années, vous vous êtes entendus sur des moments charnières dans votre perception du monde qui vous entourait, de son évolution ?
Oui, les émeutes de 2005. On est d’accord tous les deux. C’est pour cela que le point de départ de son roman est très juste en partant de ces événements dont les livres d’histoire nous rappelleront qu’après les choses ont été différentes. Nous avions tous les deux l’impression très forte que ces émeutes ont été sous-estimées dans la compréhension de la France des quinze dernières années. Et puis dans le temps plus long, la guerre d’Algérie est une césure fondamentale, qui jusqu’à aujourd’hui contribue aux scissions que l’on peut ressentir dans la société française.
Comment avez-vous préparé Les Sauvages, vous êtes-vous imprégnée des différents univers traversés par Fouad, le héros, de Saint-Etienne au milieu politique parisien ?
Saint-Etienne était pour moi un élément décisif du storytelling des Sauvages. Sabri est un très grand auteur qui a fait l’histoire de sa ville. Comme tous les auteurs mégalomanes il fait le récit de son enfance et le roman de sa ville. Il fait de cette ville totalement anecdotique en France, oublié, désaimée, issue d’une industrie oubliée, en plein déclin qu’est l’industrie minière, le foyer de sa grande fiction, ce que je trouve génial et complètement mégalo. Mais c’était très aussi important pour moi de voir la ville sans lui. J’ai donc fait les premiers repérages toute seule. Et en la voyant, une idée m’est venue qui s’ajoutait à l’intuition géniale qu’avait eu Sabri et qui était qu’il y avait là un commentaire sur la France des gilets jaunes, sur la France périphérique : Saint-Étienne est une ville que tout le monde connait de nom sans que personne n’y ait jamais mis les pieds parce que c’est enclavé, il n’y a pas d’autoroutes ni de TGV qui y mènent et que l’industrie a été oubliée. Et cela a vraiment été un foyer d’immigration clé en main pour ces hommes venus de petite Kabylie qui avaient une vraie connaissance du travail de la mine. On pourrait — on devrait — faire de la micro-histoire à partir de Saint-Etienne. Et du reste, c’est un peu ce qu’a fait Sabri Louatah en créant une histoire de France locale.
En arrivant j’ai senti tout de suite qu’il y avait un potentiel à la Cimino dans la ville. Je savais que j’allais tourner à une période de l’année où il y aurait une couleur de rouille et que la rouille était liée à la sidérurgie. J’avais en tête le Cimino de Voyage au bout de l’enfer, mêlée à l’impression qui peut naître d’une sorte de ville désaffectée comme Détroit peut l’être aux États-Unis. Cela m’a donné une piste artistique très forte. Il fallait aussi que je trouve comment filmer une ville comme Saint-Etienne et puis que j’évoque sa splendeur, qui est réelle. C’est de là qu’est née une chose qui n’existait pas dans le roman, le passage dans le stade Geoffroy-Guichard. Je me dis très bien on va filmer cette ville aussi dans ce qu’elle a de splendide. Et quel est le grand monument de Saint-Etienne ? Geoffroy-Guichard.
La scène dans le stade est très frappante. On sent que vous avez été séduite par les possibilités du stade comme espace dramatique et politique. Comment fait-on pour faire vivre Geoffroy-Guichard ?
Un stade est un terrain de jeu fascinant pour une cinéaste. Mais c’est un terrain sous-filmé car cela pose tout un tas de problèmes de droit à l’image et d’ordre budgétaire. Comment faire vivre un stade alors qu’on a peu de moyens. Personne n’a les moyens de payer 40 000 figurants pendant plusieurs jours. Et même sur des choses très concrètes, un pylône d’éclairage c’est 8 000 euros pour une heure. Donc si on n’invente pas une manière de travailler avec la ville, tout cela est impossible. Cela explique que ce ne soit pas si filmé dans la fiction. Pour le coup nous avons travaillé avec des astuces de réalisation assez classiques. Quand les acteurs sont à l’image il y a quelques figurants, pas plus, mais on se débrouille avec des plans expressifs, des contre-plongées et ensuite on hybride avec des images prises lors d’un vrai match.
Pour vous, le stade est un moyen de dramatiser les tensions qui traversent la société française ?
Le surnom de ce stade c’est le chaudron. Le chaudron politique. Le chaudron pulsionnel. Le chaudron social entre le Kop Nord, le Kop Sud. Bien évidemment c’est très important d’un point de vue dramatique et politique. Cela prend des enjeux puissants, pas seulement financiers avec le mercato mais aussi géopolitique comme un France-Algérie ou plus récemment le France-Turquie, qui du reste avait lieu le lendemain de la sortie des Sauvages. L’éternel débat sur les drapeaux algériens dans les stades ou après les victoires de l’équipe de France raconte la crispation que la France a avec son ancienne colonie et avec ses français d’origine algérienne. Oui un match peut être un endroit de politique très fort.
Et pourquoi filmer PSG-Saint-Étienne, plutôt que Saint-Étienne-Lyon ? Après tout le derby peut avoir un immense potentiel dramatique.
Comme dans le reste de la série, j’avais vraiment besoin d’opposer la France centralisée et jacobine de la capitale et cette France des gilets jaunes dont je voulais parler, la France périphérique. C’était très important que ce ne soit pas l’animosité entre Lyon et Saint-Etienne, animosité historique de voisins qui se détestent mais qui s’apparente plutôt au folklore d’Astérix et Obélix pour moi. Je voulais montrer ce qu’il se passe quand Paris vient à Saint-Etienne et raconter à l’échelle miniature l’opposition de ma série.
Pour le groupuscule identitaire qui est l’un des pôles de la série, comment avez-vous travaillé ?
Je n’en ai pas rencontré. Pour travailler très concrètement la fabrication de ce groupuscule j’ai passé beaucoup de temps sur des sites identitaires et à regarder des vidéos sur YouTube. Comme le journaliste, le scénariste se retrouve à un moment à regarder ce qui circule dans l’espace public et il y a beaucoup de choses qui nous viennent. Je me suis par exemple beaucoup inspirée d’une vidéo d’un groupuscule fasciste de Lyon qui se trouve être un groupuscule sportif et qui a une salle de sport communautaire, comme les personnages de la série. On s’est aussi inspirés du Bloc identitaire bien sûr. Par exemple, le t-shirt floqué du mot « défendre » était dans une de leurs vidéos que j’avais vue. Je l’ai repris dans la série, c’est le genre de chose que l’on ne peut pas inventer que « défendre » était vraiment un discours fasciste très compréhensible. Ce sont des gens qui ne se vivent pas comme des offensifs mais comme des défensifs, ce qui en un sens me les rendait plus humains. Et je crois profondément que tout ce qui me pouvait me faire faire un chemin d’humanité vers ces gens qui ne pensent pas du tout comme moi, qui peuvent être très violents par ailleurs, m’intéressait. Je suis en effet convaincu que plus le méchant est humain plus le film est bon.
Dans deux de tes films, Planétarium et Les Sauvages, La Marseillaise revient. Ce n’est pas complètement anodin. Et dans les deux cas ça arrive pendant des événements sportifs.
Oui je crois que ce sont des moments où s’autorise le patriotisme.
Pourquoi s’autorise-t-on le patriotisme que pendant le sport ? Avez-vous un rapport particulier à cet hymne ? Aux hymnes en général ?
Non pas spécialement. Mais j’ai un rapport très fort à la France, à ma langue et j’ai l’impression qu’une entité vient vraiment de ma langue et que ma langue est ce qui me rend le plus riche, solide, fort. Du coup, je n’ai cessé de questionner mon appartenance à ce pays et je pense qu’on n’a pas cessé de me questionner là-dessus.
En quoi le cinéma sert mieux la passion pour la langue, qui est très claire chez vous que la littérature par exemple ? Comment travaillez-vous vos scénarios ?
Mes scénarios n’ont aucun intérêt. Ce qui me plaît avec un scénario c’est que cela se jette à la poubelle. Je n’ai aucun attachement littéraire ou fétichiste aux scénarios. Je crois vraiment dans le mot des frères Dardenne « il me tarde de brûler le scénario dans le feu du film ». Un scénario est impubliable. Je me souviens de la première sensation que j’ai eu quand j’ai lu pour la première fois un scénario à la FEMIS j’avais honte pour celui qui l’avait écrit. Je me disais que c’était nul. Il y a vraiment des étapes du scénario qui sont humiliantes. Donc je crois que pour avancer, il faut se détacher du désir de bien écrire. La belle phrase n’a aucun sens au cinéma.
En fait choisir le cinéma plus que la littérature, pour quelqu’un comme moi qui aurait pu avoir l’ambition d’écrire des romans ou d’enseigner à l’université c’était lutter contre mon propre intérêt. Inversement je n’ai jamais essayé d’écrire, je n’ai pas eu ce désir par peur d’être seule car c’est d’abord la partie collective du cinéma qui m’a passionnée. Le monde du cinéma m’intéressait plus que le monde de la littérature. Il m’émerveillait plus. Le principe de plaisir qui a guidé mon existence m’amenait plus à vouloir le cinéma que la littérature. Et je pense que j’ai eu raison. Et essayer d’être un peu audacieux avec soi-même en allant dans un endroit où ce pour quoi on est fort ne nous servira à rien. Sinon j’aurais été prof.
Dans Planétarium vous faites jouer des acteurs français et américains. Est-ce une expérience que vous souhaiteriez reproduire, faire travailler des acteurs qui ne sont pas de la même culture, qui ne parlent pas la même la même ? Est-ce que l’idée de faire des films européens avec des acteurs allemands, italiens… vous intéresserait ?
Tout est ouvert. J’avance à la pointe de mon ignorance. Chaque film est un prototype. D’une certaine manière Planétarium est un sujet européen. David Bennent qui joue Juncker, le Monsieur Loyal du début est le petit garçon du Tambour de Volker Schlöndorff qui a 50 ans aujourd’hui. Il y a des Allemands dans le film… L’inspiration Mitteleuropa de Planétarium au fond me donne l’impression d’avoir déjà un peu parlé d’Europe avec ce film, d’avoir parlé d’un certain moment d’Europe qui avait été possible et qui ne l’est plus, qui était une utopie européenne de ces années 1930.
Traiter des années 1930 justement ce n’était pas trop difficile ?
Tout fait peur et rien ne fait peur. Je me suis dit que c’était passionnant et j’ai l’avantage de ne pas être historienne. C’est toujours plus confortable de faire des films : si on est très fort c’est génial et si on ne l’est pas et qu’on est un peu imprécis on peut dire qu’on est cinéaste et qu’on réinterprète l’histoire. Je n’ai pas senti de responsabilité d’historienne là-dedans et je n’ai pas l’impression d’avoir dit des bêtises non plus. Dans la préparation, j’ai une vraie démarche universitaire donc je ne peux pas m’emparer d’un sujet sans avoir tout lu avant. En ce sens, il y a quelque chose d’assez scolaire chez moi. Cela ne fait pas de meilleurs films mais cela fait des films plus documentés. Grand Central par exemple est un film très documenté. C’est un film que je fais avec l’aide de techniciens nucléaires, je lis une grosse littérature sur le sujet, je fais pas mal de visites de centrales nucléaires avant de raconter une histoire d’amour en réalité. Je crois que dans le travail du scénariste, il y a une part d’historien et une part de journaliste. Et c’est assez beau.