Atypique . Mais dans un contexte où les juges doivent reconquérir un état de droit dans une économie mondialisée livrée à un nouvel état de nature, c’est précisément la connaissance et le langage de cette « matière  » qui peut permettre à la Cour de s’imposer comme une des grandes forces régulatrices de cette mondialisation, et un organe incontournable pour que l’Europe trouve sa place dans le monde.

Une cour qui parle le langage de la mondialisation

Dans un article important publié en 2002, Martin Shapiro 1 observait que la mondialisation avait pour effet de repousser les juges à la périphérie (du fait que leur juridiction restait liée à un territoire national tandis que le marché s’unifiait), alors que le cœur des relations mondiales était tenu par d’autres institutions, techniques ou économiques. L’avenir lui a donné raison. Même le règlement des litiges, autrefois prérogative des juridictions, est aujourd’hui confié de plus en plus souvent à l’arbitrage privé ou à des organes non-juridictionnels éphémères comme les panels.

Le monde westphalien n’arrivait à conserver tant bien que mal le droit au centre que par une articulation du national et de l’international opérée par les droits internationaux public et privé. Mais la matière du monde n’est plus ordonnée par le territoire et sa concrétude ; elle se compose d’entités circulantes plus difficilement saisissables comme les signaux monétaires ou numériques. C’est ainsi que l’on assiste à une curieuse coexistence entre un droit territorialisé de plus en plus périphérique et une sorte d’état de nature central. La mondialisation juridique prend ainsi la forme d’une couronne : le centre est occupé par des nouveaux modes de régulation, la plupart du temps discrets et peu analysés, alors que les juridictions classiques n’occupent que la périphérie.

« La matière du monde n’est plus ordonnée par le territoire et sa concrétude ; elle se compose d’entités circulantes plus difficilement saisissables comme les signaux monétaires ou numériques. »

Antoine Garapon

Droit matériel contre droit naturel

L’originalité de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) est d’avoir mis d’emblée un pied dans ce centre vide. Rappelons qu’à l’instar de l’Union, elle s’est construite d’abord avec la matière (le charbon et l’acier) et la concurrence autour de cette matière (avec le rôle de différentiel de puissance). Elle part de l’économique, c’est-à-dire de la réunion des territoires non pas sur un projet politique mais sur ce qu’il a y de plus matériel : à savoir le charbon, l’acier et plus largement l’économie comme circulation répondant à son régulateur naturel qu’est le marché. Et ce qui apparaissait comme un prérequis a minima pour construire une puissance se présente aujourd’hui comme une puissance.

La CJUE existe en tension avec l’autre juridiction « européenne », la CEDH, qui quant à elle se fonde sur un concept universel – l’idée de droits de l’Homme et de libertés fondamentales – lui permettant de dépasser les contraintes du territoire. De son côté, la CJUE se limite à la matière sans spiritualiser sa vision du monde. Et alors que la CEDH a une vocation d’expansion territoriale quasi-infinie du fait de cette idée universelle (Azerbaïdjan, Turquie, Russie, autant d’autres pays où l’on voudrait protéger l’idée de droits de l’Homme), la CJUE se cantonne à un territoire spécifique politiquement défini.

Or c’est bien de sa matière que vient la force de la CJUE, de sa matérialité, de la dimension strictement et fondamentalement économique de sa compétence, par rapport à l’extension à l’universel que caractérise la sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Cette tension se joue dans une opposition entre le droit matériel de la CJUE et le droit naturel de la CEDH. Ce qui nous intéresse, c’est la manière dont la CJUE approche cette matière avec laquelle elle doit faire du droit. Tandis que le juge de la CEDH évolue d’emblée dans un univers juridico-étatique traditionnel, l’univers, le monde de la CJUE est beaucoup moins facile à cerner : elle aborde désormais sa matière sous contrainte des droits fondamentaux.

Cet antagonisme s’est en effet affaibli du fait, entre autre, de la Charte des droits fondamentaux. Grâce à cette nouvelle compétence, la CJUE n’est plus cantonnée purement et simplement au matériel, c’est-à-dire à la bonne régulation du marché unique, mais s’empare des droits fondamentaux (dans le domaine des relations de travail par exemple comme le montre l’arrêt Achbita sur le voile islamique au sein des entreprises privées 2).

« C’est bien de sa matière que vient la force de la CJUE, de sa matérialité, de la dimension strictement et fondamentalement économique de sa compétence, par rapport à l’extension à l’universel que caractérise la sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. »

Antoine Garapon

L’institution d’une distance interne au pouvoir européen

La seconde singularité à envisager est la capacité de réflexivité permise par la juridiction communautaire. À cet égard, la décision Schneider du 11 juillet 2007 doit servir de point de départ. Dans cette affaire, le Tribunal de première instance (TPI) a pour la première fois condamné la Commission à payer des dommages-intérêts à l’entreprise Schneider qui considérait qu’elle avait illégalement interdit sa fusion avec la société Legrand. Si la décision de 2007 fut partiellement annulée par un arrêt de la CJUE du 16 juillet 2009, ce dernier ne donnait nullement tort au TPI dans son principe, mais revenait sur le fond du dossier 3. La CJUE s’ouvrait donc par cette voie la possibilité de se reconnaître comme instance de recours contre les décisions de la Commission.

Cette étape, qui n’est peut-être qu’un signal faible, est d’importance. Quand on regarde la mécanique des pouvoirs européens, tout se passe comme si la mutualisation ne pouvait aboutir qu’à une centralisation du pouvoir. Comme si les pouvoirs exécutifs de l’Union ne pouvaient que produire à Bruxelles un sur-centre opératoire, un pouvoir instrumental qui n’avait en quelque sorte pour seule vocation que d’agir. Les pouvoirs exécutifs ne peuvent déléguer autre chose que leur propre forme. En tant qu’addition de pouvoirs (au détriment de toute autorité propre), le pouvoir bruxellois ne pouvait bénéficier des attributs symboliques des États, indélégables, qui restaient bloqués en quelque sorte au plan interne. Il manquait à ce pouvoir instrumental une possibilité de séparation ou de division interne, et donc une référence pour le faire.

Un grand pas a été franchi avec le Parlement et le renforcement de sa légitimité et de ses attributions. C’est une incontestable source de légitimité mais pas de réflexivité. À terme, l’enjeu du pouvoir européen, en s’affirmant, en se raffinant, va donc être de trouver ses distances internes, sa réflexivité propre, pour constituer un pouvoir doté d’une véritable autorité (possédant une nature propre qui ne se confond pas avec la représentativité). Il cesserait alors d’être un pouvoir purement instrumental ou opératoire, cantonné à sa dimension exécutive.

Un pouvoir ainsi mutualisé de la Commission a une tendance naturelle à devenir un pouvoir condensé, sauf à introduire, sous l’impulsion du Parlement, des considérations proprement politiques, comme peuvent l’être les droits de l’homme ou l’écologie. On y voit donc se développer des référents universels du genre de ceux qui caractérisent le droit. Au niveau organique, ce pouvoir peut donc se différencier, se séparer en instances clairement identifiables : parquet européen, Parlement, Cour de justice, etc.

« À terme, l’enjeu du pouvoir européen, en s’affirmant, en se raffinant, va donc être de trouver ses distances internes, sa réflexivité propre, pour constituer un pouvoir doté d’une véritable autorité (possédant une nature propre qui ne se confond pas avec la représentativité). »

Antoine Garapon

Par le biais de son interprétation des législations européennes sur des politiques publiques (telles la politique de l’environnement ou de la digitalisation) et sur des politiques concernant les droits fondamentaux des Européens (telle la politique de la protection des données), la CJUE est en train de dépasser graduellement et tacitement son cantonnement à sa seule mission fonctionnaliste, qui consistait traditionnellement à faire avancer et à faciliter la construction d’un marché unique, et commence à adopter des traits l’assimilant à un travail plus classiquement juridictionnel qu’auparavant.

À la différence du Parlement européen qui est une institution politique, la CJUE, comme tout pouvoir juridictionnel, a besoin d’avoir ses références. Compte tenu de la matière de la Cour de justice, à savoir l’économique et le commercial, cette distance interne n’était pas évidente. L’arrêt Kadi de 2008 est à cet égard très intéressant, car la Cour de justice s’y approprie dans ses raisonnements les références des droits de l’homme 4. Elle s’appuie pour cela bien sûr sur sa compétence liée à la Charte des droits fondamentaux adoptée par l’Union, mais aussi sur le droit des gens.

À partir du moment où la Cour de justice s’affirme comme véritable instance d’appel, de recours, il y a, à proprement parler, du droit ; et il y a de la « réflexivité » au sein du pouvoir de l’Union européenne. Le pouvoir européen devient un pouvoir non seulement délimité mais également limité, contre lequel on peut en appeler au plan européen (et non plus par des protestations internes contre les États membres) au nom de principes fondateurs et politiques.

Ces évolutions sont indispensables à sa maturité et à sa vocation première : réintroduire dans le droit déterritorialisé de l’Union européenne la distance interne qui va lui permettre d’être à la fois un pouvoir et une autorité, et qui va se définir dans l’espace-monde d’aujourd’hui. Espace qui n’est pas fondé sur le modèle westphalien mécaniciste et systémique mais sur une spatialité historique et géographique.

Et c’est pour le continent une question de nécessité : l’Europe, comme le rappelait Valéry, est cette pointe de la péninsule asiatique qui a tiré paradoxalement vers la modernité le reste du continent. Elle se trouve dans cette position particulière entre les États-Unis et la Chine. En cela, elle est contrainte de se penser dans une géographie du monde particulière et singulière, alors que la pensée du droit public international supposait un espace-monde abstrait, systémique, traitant les États comme autant de sujets de droit. En mettant au jour cette distance interne, cette réflexivité, la Cour de justice permet peut-être au droit européen de se re-territorialiser.

« En mettant au jour cette distance interne, cette réflexivité, la Cour de justice permet au droit européen de se re-territorialiser. »

Antoine Garapon

Un droit au service du politique

En raison de cette séparation interne qu’elle a conquise au fil des années, de sa matière même, qui est l’économie et la concurrence, la Cour tend à jouer un rôle d’intégration morale dans le monde d’aujourd’hui. Pour le saisir, il faut partir des récents développements de la puissance américaine.

Celle-ci a très tôt compris que son influence devait épouser la nouvelle consistance du monde que sont les flux monétaires ou numériques. Mais elle a également compris que cette influence ne pouvait s’exercer sans un idéal moral. C’est la raison pour laquelle l’extraterritorialité du droit américain s’est toujours autorisée des causes les plus nobles (comme les Holocaust Claims), les plus évidentes voire logiques (il n’y a de marché mondial que si chacun respecte les mêmes règles et donc ils se sont fait les champions des règles de la concurrence), les plus consensuelles (lutte contre la corruption et le FCPA). Mais le market power et les causes morales ne servent à rien si elles ne sont mises au service d’une vision géopolitique du monde, d’une véritable politique globale – d’où le rôle structurant des politiques de sanctions pour la diplomatie américaine. C’est une des spécificités américaines que d’être un pouvoir doté d’une vision géopolitique à long terme, d’une forte économie et d’un pouvoir moral.

Revenons en Europe, où il y a peu d’organes susceptibles de réunir le market power européen, si laborieux, une cause morale et une vision du monde. C’est pourtant ce que fit l’Europe, avec succès, en promulguant le RGPD, opération dans laquelle la CJUE a joué un très grand rôle. Qu’il s’agisse des arrêts sur Google ou concernant le Safe Harbour, à chaque fois que la Cour de justice se retrouve, du fait de sa position originale et de sa matière première économique, en situation de réguler cette économie-monde d’un nouveau genre, elle potentialise la force d’un marché avec une certaine vision du monde, le contraint à trouver sa place dans le monde en fonction de principes, d’une certaine idée du monde, et ce dans une perspective morale. Cette caractéristique est essentielle car, à la différence de la Cour de Strasbourg, ou d’une cour hors sol ou hors territoire, la Cour de Luxembourg est une « Cour du sol », celui de l’Europe.

« À la différence de la Cour de Strasbourg, ou d’une cour hors sol ou hors territoire, la Cour de Luxembourg est une « Cour du sol », celui de l’Europe. »

Antoine Garapon

Dans les affaires numériques, la Cour s’est appuyée sur le fait que le très grand marché européen est nécessaire à la maturité et au développement américain, mais elle le fait au nom d’une idée (la protection des données personnelles, comme extension de la protection de la personne humaine). Si la réglementation de la protection des données peut être applicable et efficace hors de l’Union, et notamment vis-à-vis des États-Unis, c’est parce qu’elle est prise au nom de principes, et non comme simple outil géopolitique.

Elle affaiblit la fameuse dichotomie entre une Amérique qui innove mais ne régule pas et une Europe qui régule mais n’innove pas. Le fait est que les Américains se vivent comme des makers, libérant leurs forces créatrices en évitant de poser d’emblée des entraves à leur inventivité, tandis que les Européens sont des rulers, qui se précipitent à encadrer toute nouveauté au prétexte de dompter les forces créatrices dans ce qu’elles ont de plus destructeur.

Cette force d’intégration de la morale, de l’économie, et du pouvoir, est constitutive de la spécialisation politique de l’Europe. En d’autres termes : l’Europe arrivera à maturité si elle arrive à coordonner sa situation dans le monde, la puissance de son économie et ses valeurs morales au sein d’un pouvoir politique.

Ce rôle de la Cour de justice pourrait bien être un discriminant dans le monde régionalisé de demain. La Chine construit depuis des années un pouvoir de même nature dans le monde – notamment à travers les fameuses routes de la soie pour lesquelles le droit joue aussi un grand rôle. Mais le pouvoir chinois ne bénéficie pas de distance interne comme celui des États-Unis, et celui de l’Europe. Contrairement au pouvoir chinois, les États-Unis sont une puissance compensée. La Cour suprême des États-Unis est certes un élément de la puissance américaine mais c’et également une véritable cour de justice devant laquelle les États peuvent plaider ou déposer des amicus briefs, et surtout devant laquelle ils peuvent gagner contre le pouvoir fédéral. Il y a eu des exemples (songeons à l’arrêt Morrison). Le droit et le respect du droit sont des éléments de la puissance américaine, qui s’impose comme un modèle protecteur.

En d’autres termes, l’affirmation d’un pouvoir judiciaire au niveau européen ne présente pas des avantages uniquement au plan interne européen mais aussi pour le reste du monde, en se présentant comme une puissance certes, mais une puissance triangulée en quelque sorte par des principes universels.

« Le pari est de réguler les matières de la mondialisation économique non pas à la manière d’une forteresse protectrice, mais plutôt dans la perspective d’une domestication des affaires par des règles promouvant l’intérêt public. »

Antoine Garapon

À cet égard, la Cour de justice occupe déjà un rôle d’intégrateur moral extrêmement déterminant des éléments constitutifs d’un pouvoir, indispensable aux pouvoirs complémentaires du Parlement et de la Commission. Dans la mondialisation, on ne peut pas opposer à l’économie, au marché, et au numérique, des valeurs qui les bloqueraient de manière externe, comme le voulaient le rêve marxiste d’hier ou celui de certains radicaux d’aujourd’hui. Le marché et le numérique étant des réalités en perpétuelle recomposition, on n’a d’autre choix que d’agir sur la redéfinition interne du marché et du numérique. C’est de cette façon qu’on pourra domestiquer ces nouveaux sujets juridiques en les faisant sortir de l’état de nature pour les ramener à l’état de droit.

Le pari est de réguler les matières de la mondialisation économique non pas à la manière d’une forteresse protectrice, mais plutôt dans la perspective d’une domestication des affaires par des règles promouvant l’intérêt public. La première forme de régulation se situe à des degrés de normativité différenciés (soft law, c’est-à-dire autorégulation et corégulation, et divers types de hard law, directives, règlements ou décisions plus techniques pris en procédure de ce qu’on appelait jadis « comitologie »). La seconde forme de régulation épouse mieux les réalités de la matière à réguler, ne regarde pas ses acteurs comme des ennemis de l’intérieur mais ne leur donne pas non plus de carte blanche ; au contraire, elle les met devant leurs responsabilités vis-à-vis des consommateurs, des usagers, et en dernière instance des citoyens.

Un rôle de protection interne toujours insuffisant

La Cour n’a peut-être pas encore tout à fait saisi son rôle de protection des citoyens européens au-delà de son rôle économique. C’est ce que les juges de Luxembourg ont prouvé à plusieurs occasions, lorsque, par certaines décisions, la Cour de Justice n’a été que l’instrument de politiques néolibérales. Dans les arrêts Viking notamment, elle a fait montre d’un dessaisissement de la question sociale. Par son rôle crucial et central dans le jeu européen, elle s’est naturellement assignée la fonction de tracer la frontière entre ce qui doit être soumis à la concurrence et ce qui ne doit pas l’être. En d’autres termes, la Cour a été prise à son propre piège en étant obligée de parler le langage de la concurrence, et en s’en appliquant les contraintes de manière interne. On peut déplorer à cet égard le manque de recul dont elle a pu parfois faire preuve. Une réflexion élémentaire aurait peut-être permis de dégager le principe selon lequel la dimension économique de la concurrence imposerait de n’avoir d’égard que contre ce qui empêcherait de l’extérieur la concurrence interne. Dans sa quête de réflexivité, elle n’a pas encore trouvé une sphère propre qui la préserve d’être à la merci du marché. Elle n’a pas trouvé le point d’équilibre entre la protection en interne et la prise en considération des enjeux géopolitiques qui se profilent à l’horizon.

Civiliser une mondialisation sauvage

Les traités internationaux de nouvelle génération ont compris qu’ils sont en quelque sorte des produits immatures qui doivent être sans cesse interprétés en fonction des cas de figure inédits ou des désaccords dans l’interprétation. C’est pourquoi il faut prêter la plus grande attention au mode de règlement des conflits soulevés par la vie de ces traités qui sont appelés à jouer un rôle considérable (l’histoire juridique est pleine de juridictions qui ont transcendé leur rôle initial pour s’imposer en véritable tiers entre les faibles et les forts). S’il s’agit de juges, il y a fort à parier qu’ils joueront ce rôle tôt ou tard, si ce sont des panels éphémères, il est à craindre qu’au-delà des solutions, ils ne reproduisent le rapport de force économique.

Une direction que la CJUE pourrait prendre dans ce sens pourrait être celle de juge naturel de l’application des traités de libre-échange. Elle pourrait se donner le rôle de Cour protectrice contre les abus du commerce international et les forces parfois destructrices mises en mouvement par les traités internationaux, qui s’en remettent souvent au marché après avoir fait renoncer le pouvoir politique à toute intervention par des engagements. Dans la perspective d’une politisation de son rôle, de l’accentuation de sa capacité réflexive à l’intérieur du pouvoir politique de l’Union, et surtout de la position de l’Europe dans la mondialisation, territoire juridique entre les États-Unis et la Chine, la Cour pourrait devenir le juge suprême de la mondialisation, intervenant a posteriori pour limiter les effets des traités internationaux, dans un contexte de préoccupation de l’opinion concernant ces traités.

« Une direction que la CJUE pourrait prendre pourrait être celle de juge naturel de l’application des traités de libre-échange. »

Antoine Garapon

Reste à la Cour de démontrer qu’elle est capable d’assumer ce rôle. Elle a envoyé des signaux précurseurs mais uniquement concernant les matières, disons, non-commerciales et non relatives aux investissements, comme la protection des données personnelles ou encore le droit d’accès à des documents, qui ont porté un coup fatal à des esquisses de traités notamment EU-USA. Mais elle n’a pas encore eu l’occasion de s’attaquer au dur, à savoir aux traités (bilatéraux ou multilatéraux) et aux clauses de protection du commerce et des investissements. Il n’est pas sûr que cette occasion lui soit donnée d’ailleurs, étant donné le verrouillage par des clauses exorbitantes (préférence pour l’arbitrage privé ou clauses dérogeant au droit processuel commun) incorporées dans ces traités.

Conclusion

« Ce qui est apparu longtemps comme un obstacle à la légitimité de la Cour de Justice par rapport à d’autres juridictions, à savoir sa matière économique, en fait désormais une de ses forces. »

Antoine Garapon

Ce qui est apparu longtemps comme un obstacle à la légitimité de la Cour de Justice par rapport à d’autres juridictions, à savoir sa matière économique, en fait désormais une de ses forces. Parce qu’elle sait parler le langage de la mondialisation, la Cour ne peut être que promise à un grand avenir dans le contexte actuel. Son bilan à cet égard serait à analyser et à inventorier en détail – peut-être est-il encore trop tôt pour le faire – mais les perspectives en ce sens sont déjà visibles. En utilisant son pouvoir réfléchissant, en mettant à profit la distance interne qu’elle est capable d’imposer à l’intérieur du pouvoir de Bruxelles, elle pourrait finalement permettre à l’Europe de jouer politiquement un rôle d’interface aussi bien pour le marché intérieur que pour la place du continent dans le monde.

Sources
  1. M. Shapiro, “The success ofJudicial Review and Democracy”, in Martin M. Shapiro et Alec Stone Sweet (eds), On Law, Politics and Judicialization, Oxford, Oxford University Press, 149-183, 2002.
  2. CJUE, 14 mars 2017, Achbita, C‑157/15.
  3. CJUE, Schneider, 16 juillet 2009, C‑440/07 P.
  4. CJCE, 3 septembre 2008, Kadi et al Barakaat, C-402/05