Dans un article consacré aux Populismes français 1, l’historien Michel Winock faisait justement remarquer que contrairement aux cas russe, états-unien ou latino-américain la catégorie « populisme » n’avait été employée que tardivement dans le contexte français. Cependant, et de manière rétrospective, il est évident aujourd’hui que les années 1880 sont marquées par l’émergence de ce phénomène incarné par la figure du général Boulanger et surtout du mouvement qu’il réussit à susciter autour de lui. Entre 1886 et 1889, ce militaire de carrière devint l’une des menaces les plus sérieuses auxquelles la jeune Troisième République – les lois constitutionnelles qui fixaient le lâche cadre institutionnel dans lequel elle s’installa n’avaient été votées qu’en 1875 – dut faire face en réunissant autour de lui une coalition d’opposants de droite et de gauche au régime, tous unis par leur opposition au parlementarisme et à la République opportuniste.
Ce premier mouvement populiste a un certain nombre de caractéristiques formelles déjà bien définies – un style en somme – qui expliquent autant ses succès initiaux que ses difficultés ultérieures. Alors que Boulanger n’est plus aujourd’hui un point de référence dans l’imaginaire politique français, cet aventurier marque une évolution très nette du bonapartisme plébiscitaire du XIXe siècle vers une forme plus hybride, les prodromes de cette droite révolutionnaire dont Zeev Sternhell a très finement identifié la formation au milieu des années 1880 avec la crise boulangiste. Plus généralement, les détails un peu rocambolesque de cette « équipée sous couleurs d’équipages » 2 (référence aux soutiens qu’il trouva dans l’aristocratie) ont fini par oblitérer l’ampleur d’un mouvement évolutif qui réussit à amalgamer en quelques années presque tous les opposants de droite et de gauche à la République opportuniste qui s’était imposée après le vote des lois constitutionnelles de 1875. L’illusion biographique fait trop souvent confondre la faiblesse du général Boulanger avec celle du mouvement que sa brève carrière politique a suscité. C’est pourtant le premier moment populiste auquel la République a dû faire face au point que, de la Troisième République à l’instauration de la Cinquième République, la référence au général Boulanger devint un recours historique systématique à gauche et au centre pour dénoncer la possible dérive césarienne de certaines figures du champ politique.
Le boulangisme émerge dans un contexte de crise économique qui se fait particulièrement sentir dans les villes. En 1886 en effet, la France fait face à un ralentissement important de sa croissance qui provoque la stagnation des salaires et la montée des prix, notamment dans les régions industrielles et dans les grands centres urbains, faisant craindre une crise frumentaire. Comme l’a souligné Roger Dupuy dans la Politique du peuple, ce contexte fait resurgir les peurs urbaines d’Ancien Régime quant au prix du pain et au retour de la famine. C’est tout particulièrement le cas à Paris dont l’approvisionnement est un cauchemar récurrent pour les autorités. Ce contexte économique tendu suscite de nombreuses grèves que la République peine à maîtriser, provoquant l’inquiétude des milieux d’affaires sur sa capacité à maintenir l’ordre.
Dans le même temps le champ politique est en profonde mutation. L’opposition de droite à la République est notamment dans une phase de transition paradoxale puisqu’elle retrouve une certaine efficacité électorale alors même qu’elle reste minée par les divisions. La mort du comte de Chambord, l’héritier légitimiste au trône, en 1883, a apparemment éclairci les choses : tous les soutiens des Bourbons devraient désormais soutenir le comte de Paris, petit-fils de Louis-Philippe, qui, en signe d’union, a changé son nom de règne de Louis Philippe II à Philippe VII. Le ralliement est pourtant loin d’être évident et une partie des légitimistes se détournent de la politique ou se lancent dans d’autres aventures comme Albert de Mun qui fonde un éphémère Parti catholique, finalement désavoué par Léon XIII. Parallèlement, les forces bonapartistes sont elles aussi ouvertement divisées depuis 1884 par l’affrontement qui met aux prises le prince Jérôme Bonaparte et son fils, le prince Victor, divisés sur le sens à donner à leur mouvement. Le premier, minoritaire, défend un bonapartisme de « gauche », favorable à la République, bien que tempéré par un fort conservatisme social. Le second, au contraire, défend un bonapartisme autoritaire et antirépublicain. Mais, peu charismatique, il contribue à l’érosion de son parti, sur les aspirations duquel – et c’est important – les boulangistes surent capitaliser à défaut de s’entendre avec les dirigeants bonapartistes.
Devant ces dissensions qui témoignent d’une stagnation idéologique des droites, incertaines quant à leurs options politiques, les élections législatives de 1885 marquent une évolution importante. D’une part, en dépit de leurs profondes divisions idéologiques et dynastiques, l’ensemble des forces de droite (monarchistes, bonapartistes et conservatrices) forment des listes d’union conservatrice dans presque tous les départements, emmenées par le royaliste Armand de Mackau. Cette stratégie paye au premier tour où les droites doublent leurs voix par rapport aux élections de 1881, faisant craindre aux républicains une majorité conservatrice. En réaction, les républicains s’unissent et remportent largement les élections au second tour. Pour les droites, c’est l’occasion d’un double constat : ils ont pu compter leurs soutiens et se rendre compte qu’unis, ils rassemblaient un tiers de l’électorat ; malgré l’union, la reconquête du pouvoir par les urnes semblaient quasi impossible, renforçant ceux qui pensaient que seul un coup de force pourrait rendre aux Français le régime auquel, croyaient-ils, ils aspiraient vraiment. Cette tentation de la voie extralégale était d’autant mieux renforcée par le vote de la loi du 14 août 1884 qui prohibait que la forme républicaine du gouvernement fût remise en question.
Inversement, c’est l’union conservatrice qui a provoqué ce mécanisme de concentration républicaine. Malgré leurs oppositions très fortes, sur les questions sociale et coloniale, c’est en fusionnant leurs listes que les modérés, les radicaux et une partie des socialistes l’emportent. Malgré cette victoire difficile, premier à coup dans la progression constante des Républicains depuis 1876, la Chambre reste très divisée : trois groupes se partagent les suffrages républicains, les modérés de l’Union républicaine et de l’Union démocratique – que le journaliste Henri Rochefort, ancien communard devenu l’un des premiers soutiens de Boulanger, avait péjorativement qualifiés d’opportunistes – et la Gauche radicale dont fait partie Clemenceau.
Dans sa biographie de ce dernier, Michel Winock cite le journal l’Année politique qui, en 1885, tire de sombres conclusions de ces élections : « La situation la plus pénible, la plus fausse, voire la plus inextricable qui se puisse concevoir ; il n’y avait point de majorité. Le pays n’avait donné à aucun des trois groupes en présence une autorité et une force suffisantes pour gouverner à lui seul […] ; il avait élu une Chambre négative, bonne sans doute pour tout empêcher, incapable de rien entreprendre. » 3 Une opposition renforcée mais manifestement incapable d’arriver au pouvoir face à une majorité qui a démontré sa cohésion républicaine sans être d’accord sur grand chose d’autre alors même que le pays faisait face à une crise économique d’ampleur : c’est dans ce contexte que le général Boulanger entama sa carrière politique.
En lui-même, le général Boulanger est peu intéressant et la plupart des historiens se sont étonnés de l’ampleur politique qu’a prise, chez ses partisans comme chez ses adversaires, un personnage assez médiocre, extrêmement pusillanime, aux idées peu affirmées. Ses beaux états de service dans les troupes coloniales et un sens développé du réseau lui ont pourtant permis de faire une très belle carrière : il fut d’abord instructeur à Saint-Cyr avant de se prévaloir du soutien du duc d’Aumale, un fils de Louis-Philippe devenu inspecteur général des corps d’armée, qui appuya sa promotion au grade de général de brigade en 1880, devenant ainsi le plus jeune général de l’armée. Malgré ces accointances monarchistes, il est perçu comme modernisateur et républicain, prêt à tout pour efficacement préparer la revanche, une image qui lui permit d’arriver au poste clef de directeur de l’infanterie, en charge des innovations techniques adoptées par l’armée, entre 1882 et 1886. C’est au cours de ces années qu’il se rapproche de Georges Clemenceau, l’une des voix les plus puissantes de la Gauche radicale, qui l’impose à Charles de Freycinet comme ministre de la Guerre dans le premier gouvernement issu de la législature élue en 1885. Il a alors 49 ans.
Dans un pays encore marqué par la défaite de 1870 et alors que le régime parlementaire – orphelin de Gambetta, mort en 1882, et de Jules Ferry, vaincu par Clemenceau sur la question coloniale – peine à s’incarner dans le personnel politique républicain, ce ministère offre une forte exposition médiatique à un général encore jeune et politiquement frais. En tout cas, le général Boulanger sait utiliser ce maroquin ministériel pour se construire une stature nationale qui finit par excéder largement le rôle, largement technique, d’un ministre de la Guerre, du moins aux yeux d’un personnel républicain qui par tradition cultive une certaine méfiance vis-à-vis des cadres de l’armée depuis les coups d’État de Brumaire et du 2 décembre 1851. Entre la nomination du gouvernement Freycinet, le 7 janvier 1886, et la chute du gouvernement Goblet, le 17 mai 1887, se dessinent les contours du style boulangiste largement structuré autour d’un patriotisme bruyant et revanchard qui lui assure le surnom de « général Revanche » et un large soutien public, notamment dans les villes républicaines. Ses provocations (interdiction de représenter Lohengrin ou d’exporter des chevaux vers l’Allemagne) culminent dans l’affaire Schnaebelé, une obscure affaire d’espionnage, qui finit par faire craindre, au moins en apparence, que les deux pays ne se déclarent la guerre, une possibilité pour laquelle la France n’est absolument pas prête.
Cette année et demie au ministère le voit aussi s’employer à réformer l’armée, non sans un sens consommé du symbole. Ainsi, il exclut de l’État-major, dans une application très stricte de la loi d’exil votée en 1886, les princes issus de familles ayant régné sur la France, frappant plusieurs princes de la Maison d’Orléans (dont son ancien bienfaiteur, le duc d’Aumale) et de la famille Bonaparte. Il entreprend aussi de modifier drastiquement la conscription afin que les garçons de familles aisées (qui pouvaient ne servir qu’un an en précédant l’appel) et les prêtres (exemptés) y soient assujettis.
Ces mesures et d’autres renforcent son aura de général radical mais elles finissent également par lui attirer l’hostilité des républicains modérés, insupportés par ses éclats diplomatiques, et de la droite, pour des raisons évidentes. À la chute du gouvernement Goblet, cette coalition l’exclut du gouvernement. Clemenceau, inquiet de ce qu’il perçoit déjà comme une évolution césarienne du personnage, ne le soutient pas ; les radicaux dans leur ensemble sont assez divisés sur la question. Mais la chute de Boulanger n’a pas l’effet escompté, il ne disparaît pas de la scène politique. Au contraire du reste du personnel politique républicain, le général a gagné une consistance médiatique qui dépasse largement son action ministérielle et en n’étant pas reconduit au gouvernement il devient, pour de nombreux nationalistes (de droite et de gauche) et de républicains avancés, un symbole de l’ineffacité d’un Parlement gagné aux intérêts convergents de la bourgeoisie républicaine modérée et des forces royalistes. Sans complètement le vouloir, le général est devenu un symbole de l’antiparlementarisme et du nationalisme.
La figure de Boulanger est alors l’objet de nombreuses tentatives de récupérations par des chefs républicains qui n’arrivent pas à s’entendre sur leur plateforme politique. Cette manipulation populiste résonne avec la définition qu’en donne Gérard Noiriel dans Le venin et la plume, son essai sur le pamphlet en République, : « Le « populisme » au sens vrai du terme c’est l’usage que les dominants font du « peuple » pour régler leurs querelles internes. » 4 Dans ce cas de figure, Boulanger serait autant un vecteur de cette domination, utilisé avec plus ou moins de talent par des chefs de parti et des patrons de presse, qu’un protagoniste à part entière d’un champ politique dans lequel il s’imagine vivre les premiers rôles. Clemenceau par exemple s’est d’abord appuyé sur le phénomène boulangiste pour pousser ses réformes institutionnelles radicales, principalement la suppression de la Présidence de la République et du Sénat, avant de s’en distancer complètement. C’est que le style boulangiste heurte de plus en plus la majorité du camp républicain, des modérés aux radicaux, inquiets devant des formes de personnalisation du pouvoir qui leur rappellent Napoléon III.
Après sa sortie du gouvernement en effet, Boulanger reste à Paris où il trouve un fort soutien dans les quartiers populaires du Nord et de l’Est de la capitale. La campagne de presse en sa faveur menée par L’Intransigeant d’Henri Rochefort et La Lanterne d’Eugène Mayer — deux journaux qui présentent la face la plus avancée du radicalisme — le présente comme une figure providentielle. Et, alors que se tient une élection législative partielle à Paris le 23 mai, Rochefort appelle les électeurs à inscrire le nom de Boulanger sur un bulletin. Alors même que le général ne peut voter en tant que militaire, et encore moins être élu, il reçoit près de cent mille suffrages. Cette nouvelle provocation pousse l’Assemblée à lui donner un commandement à Clermont-Ferrand pour l’éloigner de Paris. Cette mesure échoue à nouveau et le départ du général en train ressemble à s’y méprendre à une manifestation (qui risque de tourner à l’émeute) : des dizaines de milliers de personnes envahissent la gare de Lyon et tentent d’empêcher le train de partir. À ce moment-là, la rupture entre Boulanger et Clemenceau est presque complètement actée. Dans un discours au Parlement, ce dernier dit : « La question Boulanger, c’est un malheur, c’est notre malheur à tous, pour vous comme pour moi, que nous soyons obligés d’en parler à cette tribune ; mais il le faut (…). Je blâme absolument, de la manière la plus formelle, les manifestations qui ont eu lieu (…). Cette popularité est venue trop vite, à quelqu’un qui aimait trop le bruit, ou, pour être plus juste, qui ne le fuyait pas assez. » 5
Agitateur et immensément populaire, Boulanger commence à faire peur à un personnel républicain déjà échaudé par les élections de 1885. La condamnation de Clemenceau le prive de ses derniers relais importants à l’Assemblée, quand bien même plusieurs intermédiaires tentèrent de les rapprocher jusqu’à la fin de l’année 1887. Il n’en demeure pas moins que l’éloignement de Boulanger et le silence que lui impose son commandement laissent espérer brièvement que ce moment populiste n’aurait pas de suite. À l’automne pourtant, Le XIXe siècle, journal proche de la tendance boulangiste qui a commencé à se dessiner, révèle l’existence d’un trafic de décorations (monnayées contre des faveurs ou des marchés publics). Article après article, il est révélé que l’un des principaux organisateurs de ce trafic est Daniel Wilson, un député autrefois proche de Gambetta et surtout le gendre de Jules Grévy, le président de la République. Alors qu’il a été réélu deux ans plus tôt, ce dernier doit finalement démissionner à la date symbolique du 2 décembre.
Ce scandale ramène doublement le général dans le jeu politique. D’abord, cette crise semble confirmer les critiques violentes de ses soutiens à l’égard de la République parlementaire. Et puis, la nécessité de trouver un successeur à Jules Grévy – sous la Troisième République, le président est élu par le Sénat et l’Assemblée réunis – fait de Boulanger un objet des tractations auxquelles se livrent les parlementaires. De fait, dans un retournement caractéristique du style boulangiste, les monarchistes qui l’ont renversé quelques mois plus tôt promettent maintenant leurs votes au candidat à la présidence qui essaiera de l’imposer comme ministre de la guerre. Cette première manifestation de soutien n’aboutit pas puisque Sadi Carnot finit par réunir la majorité des républicains sur son nom, mais ce premier rapprochement témoigne de l’hybridation idéologique et stratégique qui caractérise le boulangisme en 1888 et en 1889. C’est à ce moment-là que le général commence à faire l’union des opposants d’une République parlementaire qu’ils voient comme un régime désincarné au main d’une caste politique corrompue.
Jusqu’en mars 1888 néanmoins, Boulanger ne peut s’exprimer ouvertement, se reposant toujours sur des soutiens de plus en plus divers. En février, en effet, sa candidature est déposée dans sept départements différents, dans lesquels il est présenté comme bonapartiste. Au vu des positions défendues par le mouvement en cours de structuration, cette catégorisation n’est pas absurde : Boulanger est issu de l’armée, il n’est pas (encore) suspect de vouloir restaurer les Bourbons, et il incarne une conception verticale et autoritaire de la République opposée au Parlement. Comme Nathalie Petiteau l’a souligné, si les états-majors des deux mouvements n’ont pas fusionné – le soutien du prince Jérôme, très minoritaire au sein de la nébuleuse bonapartiste, ne comptant pas vraiment –, le boulangisme réussit en 1888 à « capter les aspirations du peuple à un pouvoir fort remis à un homme qui pourrait être providentiel dans un contexte de crise économique, de montée du nationalisme et de République affectée par des scandales de corruption. » 6
Il n’empêche, cette nouvelle transgression idéologique, si elle est désormais caractéristique du style boulangiste, pousse le ministre de la Guerre à sévir. En mars, Boulanger est rayé des cadres de l’armée et cassé de son grade. La violence de la riposte marque à nouveau l’inquiétude qu’il suscite. Elle a aussi pour effet de le libérer complètement. Porté au ministère par une majorité républicaine instable en 1886, Boulanger devient en 1888 le principal opposant de la République parlementaire. La personnalisation et le caractère plébiscitaire du mouvement, manifeste dans les candidatures multiples de Boulanger aux législatives partielles, sont intrinsèquement des attaques contre un régime qui s’est construit contre l’Empire. L’un et l’autre des républicains impeccables, Gambetta et Clemenceau eurent à souffrir durant leurs carrières de leur popularité et de leurs capacité à se singulariser du personnel politique. Dans le cas de Boulanger, ce style est maintenant tourné contre l’Assemblée, dans laquelle il entre comme député en juillet, accompagné par une foule immense.
Au même moment, le boulangisme entre dans la dernière phase de son hybridation, celle qui se donne à voir dans le discours que nous présentons, puisque c’est au cours de l’été 1888 qu’il commence à être financé par la richissime et très royaliste duchesse d’Uzès, tout en prenant des contacts avec Albert de Mun. Il réussit une autre prise importante lorsque le député bonapartiste Paul de Cassagnac s’éloigne du prince Victor et se rapproche de Boulanger et du comte de Paris. Dans les milieux monarchistes, le général fait ressurgir le fantasme ancien du « connétable », du « Monk 7 français » qui viendrait restaurer le trône, emmenant le peuple dans son sillage.
Apparemment parti du radicalisme, le boulangisme rassemble largement les nationalistes de droite mais il conserve aussi un ancrage fort dans des villes marquées à gauche, comme Paris. Pour Roger Dupuy, cela s’explique entre autre par la capacité du populisme boulangiste à converger avec la « politique du peuple » urbain — un concept qu’il a forgé pour désigner la capacité des classes populaires à exister politiquement de manière autonome des structures politiques institutionnelles maîtrisées par les élites — à un moment où la petite bourgeoisie parisienne et les ouvriers qualifiés voient leurs conditions fragilisés par la crise et, plus profondément, par la mutation de l’économie française et, par conséquent, du tissu urbain de la capitale. En faisant converger les droites traditionnelles, déstabilisées par la victoire de plus en plus évidente de la République, vers une partie des populations urbaines qui, venues de la gauche, ne se retrouvent plus dans les partis républicains comme dans les mouvances socialistes, le style boulangiste est une étape clef dans la constitution de ce que Zeev Sternhell a identifié comme la « droite révolutionnaire » 8. Par ce concept, il entendait rendre compte d’une réalité persistante de la vie politique française des années 1880 à 1940 : des mouvements qui idéologiquement se rattachaient à l’hémisphère droit du champ politique mais dont le recrutement sociologique et l’action politique extraparlementaire se rapprochaient du mouvement ouvrier.
Pour autant, cette hybridation politique du style boulangiste, qui venait manifester la crise de représentativité politique de la fin des années 1880, suscita une campagne de presse extrêmement violente contre Boulanger. Alors que son programme se résumait à un vague slogan, « Dissolution, révision, constituante », ses opposants, dont Clemenceau fut l’un des plus offensifs, l’attaquèrent en lui reprochant de faire le jeu de la monarchie sous couvert de républicanisme radical.
L’aplanissement de cette ambiguïté devient nécessaire alors que Boulanger veut désormais se présenter à Paris. C’est à Nevers qu’il lance la campagne qui doit le conduire à la législative partielle du 27 janvier 1889 dans la capitale. Prononcé à la date désormais quintuplement symbolique du 2 décembre – sacre de Napoléon Ier, victoire d’Austerlitz, coup d’État de 1851, couronnement de Napoléon III en 1852 et démission de Jules Grévy –, Boulanger tente de justifier politiquement son positionnement politique et la manière dont il se situe historiquement, par rapport aux régimes qui se succèdent en France depuis 1789. C’est à proprement parler un exercice de style acrobatique puisqu’il doit rendre compte des deux ailes, apparemment inconciliables, sur lesquelles repose son mouvement.
Ce discours a une tonalité assez républicaine dans la mesure où il n’attaque pas frontalement la République comme principe d’organisation des pouvoirs (ce qu’il n’a fait que rarement). Pour autant, le républicanisme boulangiste n’a rien à voir avec celui des fondateurs de la Troisième République, ni même avec celui de radicaux comme Clemenceau, c’est un républicanisme populiste, très flou dans ses principes, qui s’exprime à Nevers. Le style de Boulanger revient à faire converger les deux mouvements qui le soutiennent – ceux qui regrettent l’avant 1789, comme ceux qui revendiquent son héritage – en trouvant une continuité « par le bas ». L’objet continu de ses attaques est le pouvoir et ceux qui l’ont détenu ou le détiennent alors qu’il s’exprime. Avant 1789, ce sont un monarque et des parlements incapables de subvenir aux besoins d’un peuple affamé ; après 1789, c’est au tour d’un parlement sans monarque qui permet à une élite restreinte et corrompue de cartelliser le pouvoir. Un principe, le parlementarisme – puisque par un bel anachronisme il compare les parlements d’Ancien Régime au Parlement républicain –, fait systématiquement le malheur du peuple. En somme, Boulanger se présente comme le sauveur la République contre le Parlement, reprenant à son compte un élément clef de la geste bonapartiste en 1799 ou en 1851.
Cette rhétorique a plusieurs avantages et un inconvénient, structurels au style populiste. Les avantages apparaissent assez facilement : originellement perçu comme un républicain à poigne, Boulanger réussit à justifier ses nombreux soutiens à droite en découvrant un ennemi commun aux deux grandes familles boulangistes, le Parlement ; il parvient à tenir un discours articulé sur la grande coupure qui travaille le XIXe siècle français, 1789 ; il se présente comme un recours, un instrument entre les mains d’un peuple français qui sait instinctivement ce dont il a besoin. Le principal inconvénient de ce discours, caractéristique du positionnement politique, de Boulanger est qu’il ne lui permet pas vraiment d’exprimer positivement ce qu’il ferait une fois arrivé au pouvoir au-delà de son slogan : « Dissolution, révision, constituante ». De fait, le boulangisme ne tient que grâce au charisme dont il a été investi par ses soutiens, notamment médiatiques : c’est ce que Jean Garrigues appelle la « fabrique de l’homme providentiel 9 ».
Malgré l’adversaire de poids que lui oppose les républicains, Édouard Jacques, président du Conseil général de la Seine, c’est-à-dire le chef de l’exécutif parisien, Boulanger triomphe à Paris en obtenant 240 000 (Jacque n’en obtient que 160 000). La victoire est belle : Paris est historiquement une ville républicaine. Le soir même pourtant alors que Boulanger célèbre sa victoire près de la place de la Madeleine avec cinquante mille personnes, certains de ses partisans le pressent de marcher sur l’Assemblée nationale. Sans doute inquiété par l’idée d’une rupture définitive avec la République, il refuse. Sans le soutien d’un chef sur lequel repose la popularité du mouvement, les plus échauffés des boulangistes renoncent donc temporairement au coup de force. Ce répit est bien utilisé par les Républicains que ce potentiel coup d’État a inquiété, mais qui trouve les moyens d’une réaction rapide.
C’est Ernest Constans, nommé ministre de l’Intérieur, en février qui se charge de porter l’estocade. Après quelques semaines de préparation, il lance une double offensive : en se prévalant d’une loi contre les sociétés secrètes, il ordonne la dissolution de la Ligue des patriotes ; au même moment, il se débarrasse de Boulanger en faisant courir le bruit qu’il va être arrêté. Le général, paniqué, fuit à Bruxelles sans que les pouvoirs publics ne s’opposent à son départ. Le but principal est atteint, à part le noyau dur de ses soutiens, Boulanger s’est en partie discrédité par sa fuite. Au cours de l’été, Boulanger, Rochefort et le comte Dillon, ces deux derniers représentant les deux tendances, gauche et droite, du mouvement, sont tous condamnés par contumace par le Sénat réuni en Haute cour pour complot contre la sûreté de l’État. Boulanger reste donc en exil. Malgré tout, aux élections législatives de l’automne, une quarantaine de députés se réclamant de Boulanger ou demandant la révision de la Constitution parviennent à être élus. Leur groupe est alors dirigé par Alfred Naquet, issu de l’extrême gauche mais en 1890, les révélations sur les tractations secrètes entre Boulanger et les chefs monarchistes font imploser le mouvement. L’année suivante, le suicide d’opérette de Boulanger sur la tombe de sa maîtresse met fin à la carrière de cet aventurier politique.
Pour autant, le style boulangiste a durablement modifié le champ politique français. À gauche, il a contribué à rapprocher les radicaux des opportunistes en poussant le groupe parlementaire à exclure tous ses membres qui avaient manifesté leur soutien au général. Mais c’est surtout à droite que le boulangisme a eu les effets les plus profonds. De fait, Boulanger, comme phénomène politique, a assurément été le « fossoyeur de la monarchie », pour reprendre l’expression de Philippe Levillain 10, non pas dans le sens où les oppositions monarchiques à la République auraient disparu avec le boulangisme mais plutôt parce qu’il révéla les faiblesses structurelles du mouvement. Alors même que le comte de Paris et ses soutiens n’avaient accordé qu’une demie-confiance au général – les tractations entre Boulanger et les monarchistes sont d’une grande complexité, faites de mensonges, de cachotteries, etc. –, espérant sans doute que Boulanger serait le vecteur d’une Révolution légale qui aboutirait à la restauration de la monarchie, le mouvement signa le déclin définitif du monarchisme dynastique tel qu’il s’était exprimé au XIXe siècle. De plus, les lois d’exil de 1886, que Boulanger avait contribué à appliquer, participèrent à irrémédiablement creuser l’écart entre le prétendant, ses relais politiques restés en France et ses soutiens populaires. Enfin, les élections de 1889 marquèrent l’effondrement final du bonapartisme comme force politique : la concurrence des boulangistes avait été trop forte pour un mouvement divisé et emmené par un chef sans charisme, le prince Victor. Face à des droites dynastiques épuisées, le boulangisme a été le creuset dans lequel s’est formée une nouvelle génération hostile à la République parlementaire 11 et le style boulangiste a fait des émules.
Ainsi, en favorisant l’émergence d’une droite révolutionnaire organisée, le style boulangiste a contribué à ancrer à droite un le phénomène ligueur, qui croit d’autant plus au coup de force que la République a su renverser Boulanger qui avait choisi de rester dans le cadre légal. Vingt ans plus tard, dans Si le coup de force est possible, Charles Maurras et Henri Dutrait-Crozon pouvait écrire :
« On est entre le coup de force et le néant. Ou l’on croit à ce « Coup », ou l’on ne croit à rien, et l’on n’espère rien, et la France est perdue ; perdus aussi le temps, l’argent, les paroles qu’on ne cesse de prodiguer pour un sauvetage dont on oublie même de proposer et d’imaginer le moyen. . . »
Ce fantasme du coup de force, en partie suscité par la relecture boulangiste de certains mythes fondateurs bonapartistes, devient un des points topiques de l’imaginaire des droites antirépublicaines sous les Troisième et Quatrième Républiques. Inversement, les républicains font aussi souvent référence à Boulanger qu’aux Bonaparte pour dénoncer les adversaires du parlementarisme, notamment pendant les périodes de crise politique. De façon remarquable, cette mémoire de la crise boulangiste s’estompe après la fondation de la Ve République, alors même que la prise du pouvoir par de Gaulle en 1958 provoque une salve de comparaisons entre les deux généraux 12. Ce sont en quelque sorte les dernières apparitions médiatiques du général Boulanger qui cesse d’être une référence historique à mesure que la Ve République s’installe.
En un sens, le style gaulliste a définitivement démodé le populisme boulangiste comme horizon mémoriel du champ politique français.
Sources
- Michel Winock, « Populismes français », Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°56, octobre-décembre 1997. Les populismes. pp. 77-91.
- Philippe Levillain, « Les droites en république » in Jean-François Sirinelli, Histoire des droites en France, t. 1 Politique, Paris, NRF-Essais Gallimard, 1992, p. 182.
- Winock Michel, « 9. Clemenceau lance Boulanger » in Michel Winock (dir.), Clemenceau, Paris, Éditions Perrin, 2013, p. 169-188.
- Gérard Noiriel, Le venin dans la plume, Paris, La Découverte, 2019, p. 9.
- Bertrand Joly, « Boulanger, général Georges » in– Sylvie Brodziak, Samuël Tomei, Dictionnaire Clemenceau, Paris, Robert Laffont, 2017, p. 146.
- Nathalie Petiteau, « L’Empire dans la IIIe République » in – Marion Fontaine, Frédéric Monier, Christophe Prochasson (dirs), Une contre-histoire de la IIIe République, Paris, La Découverte, p. 207.
- George Monck dit Monk (1608-1670) est l’un des principaux généraux de Cromwell pendant qu’il exerce ses fonctions de Lord Protecteur. Après la mort de ce dernier, il est le principal acteur de la Restauration des Stuarts sur le trône d’Angleterre. Après la chute de la monarchie en France, la référence à Monk devient un des principaux topos historiques des émigrés comme des royalistes restés en France. En 1799, Bonaparte est ainsi vu par certains comme un possible Monk français. Philippe Levillain a bien montré comment cette espérance se retrouve tout au long du XIXe siècle : le connétable ou le Monk français étant le vecteur d’une restauration de plus en plus improbable.
- Zeev Sternhell, La droite révolutionnaire, 1885-1914 : les origines françaises du fascisme. Nouv. éd. augm. d’un essai inédit, Paris, Fayard, 2000, 436p.
- ean Garrigues, « Boulanger, ou la fabrique de l’homme providentiel », Parlement[s], Revue d’histoire politique, 2010/1 (n° 13), p. 8-23.
- Philippe Levillain, Boulanger : fossoyeur de la monarchie, Paris, Flammarion, 1982, 224 p.
- Zeev Sternhell, Maurice Barrès et le nationalisme français, Paris, Presses de Sciences Po, 1972, p. 61-107.
- Dans son récent Charles de Gaulle, Paris, 2019, Éditions du Seuil, 996 p., Julian Jackson montre comment les opposants ou rivaux républicains du général de Gaulle l’ont souvent comparé au général Boulanger, des années 1941-1942 où une partie de la France libre et de la Résistance intérieure s’interrogent sur ses convictions républicaines jusqu’aux circonstances troublées de son retour en 1958.