Nous rencontrons Clément Therme en une belle matinée parisienne à l’Inalco. Docteur en sociologie (EHESS, Paris) et docteur en histoire internationale de l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID, Genève) il est depuis 2017, Research Fellow à l’International Institute for Strategic Studies (IISS) à Manama (Bahreïn).
Groupe d’études géopolitiques : Dans votre ouvrage, Les relations entre Téhéran et Moscou depuis 1979 vous posez l’incapacité de la diplomatie iranienne à sortir d’un cadre de pensée Khomeyniste et sa lecture révolutionnaire du système international, l’empêchant de défendre complètement ses intérêts nationaux. L’accord sur le nucléaire, la réélection de Rouhâni, et la lente ouverture du pays, réorientent-ils progressivement la politique iranienne vers plus de pragmatisme ?
Clément Therme : La République islamique, en dépit de son caractère révolutionnaire, a pour premier objectif sa propre survie. Le cadre idéologique n’empêche pas une application pragmatique des principes qu’il impose. Le discernement, prévu par la constitution iranienne – changée peu avant la mort de Khomeiny, implique que l’Etat passe avant la Révolution. Certains ont considéré à tort que la Révolution entrait alors dans une période thermidorienne. Cette comparaison ne fonctionne pas, notamment avec l’arrivée au pouvoir de Mahmoud Ahmadinejad en 2005 qui vient contredire une évolution cyclique de la vie politique iranienne suivant le modèle de la Révolution française . Ainsi nous sommes aujourd’hui confrontés à un jeu complexe : certes, une partie du pouvoir est autoritaire, mais il existe néanmoins des élections, comme en Russie somme toute, et l’opinion publique doit par conséquent être prise en compte (sinon écoutée).
La République islamique, en dépit de son caractère révolutionnaire, a pour premier objectif sa propre survie
Par ailleurs, la théorie révolutionnaire iranienne se fonde sur l’autosuffisance. Or cet objectif n’a pas été atteint, dans la mesure où l’Iran dépend désormais en grande partie de la Russie, et de plus en plus de la Chine.
Dans la crise irako-syrienne, comment l’Iran navigue-t-il entre le pragmatisme qu’impliquent les enjeux régionaux, et l’idéalisme parfois affiché sur la scène internationale ? L’Iran a-t-il tourné la page de la Révolution ?
En Asie Centrale, pour des raisons de realpolitik, l’Iran ne pouvait pas se permettre de défier les grandes puissances « non occidentales » du Conseil de Sécurité, et a fait un sacrifice idéologique, en n’essayant pas de se rapprocher des minorités musulmanes voisines (notamment les Ouïghours et les Kashmiris).
Néanmoins, tout en s’opposant aux grandes puissances occidentales qu’il qualifie d’ « arrogantes », l’Iran se trouve pris dans un jeu d’alliance qu’il ne maîtrise pas. Ainsi, il est gênant pour l’Iran de se retrouver aux côtés des américains à lutter contre Daesh. C’est pourquoi il existe non une, mais une multiplicité d’alliances en Syrie.
Seule la structure révolutionnaire de l’Etat a un intérêt à menacer Israël – ce n’est ni dans « l’intérêt national » du pays, ni plébiscité par la population
Ainsi, l’Iran est pragmatique lorsqu’on se trouve à la périphérie du Moyen-Orient ou en Asie (Pakistan, Afghanistan, Turquie), mais ne peut pas abandonner son idéologie lorsqu’Israël est en cause – la logique profonde de la République Islamique voyant dans Israël le symbole de l’Occident à combattre. De ce point de vue-là, l’Iran n’a pas tourné la page de la Révolution – seule la structure révolutionnaire de l’Etat a un intérêt à menacer Israël – ce n’est ni dans « l’intérêt national » du pays, ni plébiscité par la population.
Définir une politique étrangère : le processus de décision et les luttes internes
Pour son second mandat, le président Rouhâni est-il susceptible de faire évoluer la situation ? Est-il véritablement opposé aux conservateurs ?
Une inconnue majeure demeure pour le second mandat de Rouhâni : le Guide pourrait mourir, et l’on ne voit pas qui pourrait le remplacer. Dans ce cadre, Rouhâni a une certaine marge de manœuvre. Néanmoins, tandis qu’il a dû afficher un profil plus progressiste pour être élu, il devra, s’il veut rassurer les autorités non élues, se montrer plus conservateur, ce qui suscite dès aujourd’hui la frustration de ses électeurs. De nombreux articles sont écrits sur la réforme de l’Iran à venir, mais il ne s’agit pour l’instant que d’une hypothèse sans traduction politique immédiate à part au niveau local où la marge de manœuvre est plus grande – en atteste le résultat des dernières élections municipales.
Rouhâni est une excellente solution face à Trump, pour les conservateurs, car il permet d’afficher un visage modéré, sans pour autant véritablement changer la politique intérieure du pays
Les membres de la pétro-théocratie-participative, comme je l’appelle (le pétrole permet de payer les gens ; l’invocation de la légitimité divine permet de contrôler les velléités de rébellion – même si la politisation de Dieu a largement nui à la ferveur de la foi ; la population a malgré tout le sentiment de participer) n’ont pas intérêt à une libéralisation de l’économie : ils craignent que l’émergence d’un secteur privé permette le développement d’une société civile plus indépendante, prête à se mobiliser pour des droits civiques.
Actuellement, Rouhâni est une excellente solution face à Trump, pour les conservateurs, car il permet d’afficher un visage modéré, sans pour autant véritablement changer la politique intérieure du pays.
Après la politique pro-russe décriée d’Ahmadinedjad, comment la situation a-t-elle évolué depuis 2013 ? Comment l’attitude évolue-t-elle également vis-à-vis de l’Europe ?
La diplomatie iranienne cherche à rééquilibrer le poids de ses différents partenaires pour ne dépendre d’aucun (avec la Chine, la Russie, mais aussi avec l’Europe comme partenaire économique), d’autant plus que la Russie et la Chine sont des alliés plus rassurants que les pays occidentaux, car ils ne cherchent pas à faire évoluer le régime iranien, et n’ont aucune exigence en matière de droits civiques.
Rouhâni pense que, s’il y a un développement économique, cela permettrait de supporter les privations de liberté – un peu comme en Chine.
Rouhâni, en revanche, cherche à créer plus de compétitivité grâce aux investissements et technologies européens. En cela, il existe une certaine parenté entre les Révolutions cubaines et iraniennes, en cela que chacune faisait de la recherche des technologies une priorité du nouveau régime. En Iran, plus particulièrement, la possession de pétrole implique d’avoir accès aux meilleures technologies (notamment le gaz naturel liquéfié, par exemple). Il en va de même pour la technologie nucléaire. Les Iraniens pourraient travailler avec les Russes, mais préfèreraient avoir pour partenaire Areva. Rouhâni pense que, s’il y a un développement économique, cela permettrait de supporter les privations de liberté – un peu comme en Chine. Néanmoins, cela reviendrait à omettre un courant libéral iranien né avec la révolution constitutionnelle iranienne en 1905.
La crise syrienne et « l’entente tactique » irano-russe
L’évolution de la situation en Syrie transforme-t-elle l’entente tactique entre l’Iran et la Russie en véritable alliance stratégique ?
La Russie donne la priorité à ses relations avec les Etats-Unis. En revanche, quand les Républicains sont au pouvoir aux Etats-Unis, les Russes se rapprochent de l’Iran par défi. Par ailleurs, la Russie est persuadée que l’Iran est un partenaire beaucoup plus fiable que les occidentaux pour lutter contre Daesh – ils soupçonnent en effet une certaine complaisance occidentale à l’égard du djihadisme sunnite depuis la guerre d’Afghanistan (de manière très simplifiée et avec une bonne dose de propagande).
La Russie est persuadée que l’Iran est un partenaire beaucoup plus fiable que les occidentaux pour lutter contre Daesh
Cependant, il pourrait y avoir un conflit concernant la vision démographique de la région : tandis que l’Iran serait favorable à une « chiitisation » de la Syrie, la Russie défend le statu quo ante bellum. De même, les pays ne sont pas d’accord sur le rôle à attribuer aux milices dans la Syrie post-guerre : la Russie soutient le régime ; l’Iran préfère les groupes non étatiques.
À travers la crise syrienne, comment évolue le caractère asymétrique de la relation irano-russe ? À Astana ou sur le terrain, l’Iran est-il toujours aussi dépendant et instrumental pour la Russie ?
A propos de la Syrie, l’Iran ne se fait pas entendre, limité par les autres (les français, jusqu’à récemment, ne souhaitaient pas que l’Iran participe aux négociations sur la Syrie), et par lui-même (l’Iran refuse de parler à Israël). Au contraire, la Russie parle à tous les acteurs de la région, même lorsqu’ils sont ennemis : elle parle avec Israël, a d’excellentes relations avec les monarchies du Golfe, collabore avec la Turquie, l’Iran, et le Hezbollah, et a par conséquent d’immenses marges de manœuvre. L’Iran, lui, apparaît comme une puissance régionale, présente dans un seul camp. Le rapprochement avec la Turquie, de même, est très conjoncturel (contre les Kurdes).
Vision alternative de l’ordre international et relation avec les Etats-Unis
Vous parlez dans votre ouvrage d’une relation essentiellement tri-latérale. Les Etats-Unis sont un facteur structurant de la relation entre l’Iran et la Russie. L’irruption de Donald Trump sur la scène internationale a-t’elle renforcé la convergence irano-russe dans le rejet de l’influence idéologique occidentale et sur une vision alternative de l’ordre international ?
Trump s’est vu obligé pour des raisons de politique intérieure à mettre en place des sanctions unilatérales contre la Russie (ce qui la rapproche forcément de l’Iran). Dans certains cas, des entités russes sont sanctionnées pour avoir travaillé en Iran. De fait, ils se sentent également touché par l’extraterritorialité des lois américaines. Certes, Iran et Russie s’opposent à la « doctrine des droits de l’homme », mais s’il s’agissait de proposer positivement un projet de « droits universaux », ils se verraient en désaccord (les uns soutenant les droits de l’homme orthodoxes ; les autres les droits de l’homme islamiques). De même, l’Iran conteste l’autorité du Conseil de Sécurité des Nations Unies alors que la Russie s’y trouve (et a voté des sanctions contre l’Iran avec les autres puissances). Les seules convergences se font en opposition aux Etats-Unis, et n’aboutissent pas à un projet positif sous quelque forme que ce soit