But it surely cannot be prudent for us as a country to rely on a kind of balance of financial terror to hold back reserve sales that would threaten our stability.
Lawrence H. Summers 1
« L’équilibre de la terreur »
L’économie mondiale repose en partie depuis les années 1990 sur l’équilibre précaire régnant au sein d’un couple improbable : la Chine et les États-Unis. Au début, c’est une relation déséquilibrée entre le colosse américain et la Chine, qui, en simplifiant, a en abondance de la main d’œuvre à bas prix mais pas grand chose d’autre. Aujourd’hui, malgré les aboiements des deux côtés du Pacifique, les deux géants savent qu’ils ne peuvent plus se passer l’un de l’autre. La Chine et les États Unis sont dans une relation toxique, mais d’où viennent leurs troubles conjugaux ?
D’abord, les États-Unis sont un pays en perpétuel besoin de financements étrangers. Comme le montre le graphique ci-dessous, les investissements nets ont toujours été supérieurs à l’épargne nette aux États-Unis depuis les années 1980. Cela signifie que l’épargne des ménages américains ne suffit pas à financer l’entièreté de l’activité du pays : le reste vient de l’étranger, notamment par l’intermédiaire de l’achat de bons du trésor américains. En 2007, juste avant la crise, les besoins de financement américains étaient de plus de 500 milliards de dollars ! Le fait que les États-Unis puissent financer aussi facilement leur dette est la marque de l’exceptionnelle attractivité de l’économie américaine.
Dans n’importe quel autre pays, un tel besoin de financement ne serait pas soutenable : une demande de capital si forte devrait mener à une augmentation de sa rémunération. Si le taux d’intérêt augmente, cela devrait pousser les ménages nationaux à épargner plus. Pourquoi pas aux États-Unis ? Si la demande de capital est bien extrêmement élevée, ce n’est pas le cas de sa rémunération. Car l’offre de capital a suivi la demande, notamment en provenance de l’étranger. Étant donné que le rendement de l’épargne national est resté faible, les ménages américains ont donc continué de lui préférer la consommation, notamment sur le marché de l’immobilier. L’État fédéral à pu également continuer à s’endetter à bas prix. Ce phénomène est à l’origine d’un double déficit : un déficit commercial, c’est-à-dire que les Américains importent plus qu’ils n’exportent, et un déficit gouvernemental. Les États-Unis se sont endettés, notamment en réduisant leurs recettes fiscales.
Cette situation prévaut depuis les années 1990. Sur le graphique ci-dessus le niveau des deux déficits en milliards de dollars actuel a été normalisé à 1 en 1982. Le déficit commercial est aujourd’hui vingt fois plus important et le déficit gouvernemental environ cinq fois.
Mais d’où vient le capital étranger qui permet aux États-Unis de soutenir de tels déséquilibres ? De l’Europe et du Japon dans les années 1980 ; principalement des économies émergentes et au premier rang d’entre elles, la Chine depuis les années 1990. Les investisseurs chinois se sont enrichis grâce à l’épargne de la classe moyenne émergentes et des nouveaux riches. Ils ont fait des placements dans l’économie américaine, leur principal partenaire – les échanges se font en dollar. La Banque centrale chinoise a de plus accumulé sciemment des réserves de titres en dollar dans ses coffres afin de faciliter une sous-évaluation du Yuan. Cela lui permet d’augmenter la compétitivité des exportations chinoises aux États-Unis. La Chine a donc profité de sa relation avec les États-Unis : la croissance chinoise a été tirée vers le haut grâce à la demande américaine en biens et services. Les capitaux chinois aux États-Unis ont de plus fait des petits et leurs bénéfices ont pu être réinvesti dans l’économie domestique et nourrir la demande intérieure chinoise.
Ce partenariat mutuellement profitable a néanmoins comme contrepartie des déséquilibres importants. La Chine est de loin la première détentrice de réserves en monnaie étrangère dans le monde selon le FMI. Et ce principalement à travers la détention de bons du trésor américains – c’est-à-dire de la dette américaine. Le déficit commercial américain avec la Chine nourrit donc son déficit gouvernemental. Les deux économies sont aujourd’hui fortement interdépendantes et exposées à des risques de plus en plus importants faute d’une coordination parfaite ; c’est ce que Lawrence Summers a appelé dès 2004, « l’équilibre financier de la terreur. »
Danser sur le volcan : le couple sino-américain à l’épreuve des crises
En effet, nous ne sommes pas loin du scénario d’une destruction mutuelle assurée. Les deux premières économies mondiales sont à la merci l’une de l’autre. Si la Chine venait à écouler ses réserves en dollar, la dette souveraine américaine pourrait devenir insoutenable. Mais cela provoquerait également une appréciation du Yuan qui aurait pour conséquence de faire baisser la compétitivité des biens chinois. Cela réduirait en plus à une peau de chagrin ses réserves de monnaie étrangère – et donc sa marge de manoeuvre monétaire.
L’interdépendance entre les deux économies ne fait qu’augmenter depuis les années 1990. Chaque année, les déficits jumeaux s’élargissent et les réserves chinoises de même. Du côté américain, c’est un thème récurrent au sein de l’élite de Washington : que se passerait-il si les autorités Chinoises en venaient à vendre en masse leurs titres en dollar ? Peter Orzag & Robert Rubin, deux pontes du parti Démocrate, ont écrit dès 2004 un article alarmiste : Des déficits budgétaires prolongés : la performance économique des États-Unis de long terme et le risque de chaos fiscal et financier. Leur message était le suivant : à force d’accumuler les déséquilibres, une crise de la dette souveraine menace à tout moment les États-Unis si la confiance des investisseurs étrangers dans ses capacités de paiement en venait à s’éroder. En 2007, Paul Krugman parle même de moment « Will E. Coyote » en référence au gag récurrent des Looney Tunes où le coyote ne tombe qu’une fois qu’il se rend compte qu’il est dans le vide. Selon l’économiste, les investisseurs pourraient se rendre compte d’un moment à l’autre que la seule chose qui maintient les déséquilibres américains, c’est la croyance que les États-Unis peuvent les soutenir.
En 2008, ce moment « Will E. Coyote » n’est pas arrivé alors que l’incertitude était au plus haut et les investisseurs à l’affût. Pourquoi ? Probablement car l’un des principaux détenteurs des titres en dollar était, directement ou indirectement, l’État chinois. Or, il n’avait aucun intérêt à accentuer une crise déjà profonde 2. Les relations financières sino-américaines ne sont pas qu’une question d’économie mais également de diplomatie et cela a peut être sauvé l’économie mondiale. La leçon à retenir ici est que l’interdépendance entre les deux économies les condamne tant bien que mal à la coordination. Cela a été visible de nouveau en 2015.
Car les déséquilibres américains ont leur équivalent en Chine. La fin en 2015 du Quantitative Easing 3 (QE) de la Fed les a mis en lumière. À l’époque, les capitaux internationaux ont commencé à quitter le territoire chinois de façon soudaine. À l’origine de la crise était le niveau d’intégration financière des entreprises chinoises. Mais il faut revenir un peu en arrière pour comprendre.
Avec le développement économique exceptionnel de la Chine, ses entreprises se sont retrouvées dans un environnement – en particulier après 2008 – où le coût de financement en dollar était faible, notamment grâce au QE de Bernanke 4, et le Yuan destiné à s’apprécier – lentement mais sûrement – par rapport au dollar dans un futur proche.
Beaucoup d’entre elles se sont donc lancées logiquement dans une opération très profitable : elles ont d’abord emprunté en dollar et ensuite ont investi en Yuan dans l’économie chinoise avec pour objectif de rembourser les emprunts initiaux en dollar avec les profits de ces placements dont le pouvoir d’achat en dollar se sera apprécié entre temps.
Le problème est que mener à bien ce plan d’action passe par un endettement privé en dollar – la première étape – alors que les revenus restent majoritairement en Yuan. Cela nécessite d’avoir à tout moment des liquidité en dollar à disposition et à bas prix. Que se passe-t-il si les réserves en dollar des entreprises ne sont pas suffisantes au moment de l’échéance des dettes ? Jusqu’à la fin du QE ce n’est pas difficile si l’on considère l’afflux de liquidité nouvelle chaque trimestre. Mais la Chine a failli se retrouver en 2015 dans la position étrange d’être la principale détentrice de dollars (voir le graphique précédent), avec des entreprises en pénurie de liquidité. Entre 2008 et 2015, les dettes des entreprises chinoises auprès des institutions étrangères furent multipliées par 11 et s’élevaient fin 2014 à plus de mille milliards de dollars (voir ci-dessous).
Comme expliqué supra, le montant de cette dette n’est pas inquiétant si le financement en dollar reste toujours aussi accessible et à coût faible. Mais en 2015, la Chine a failli connaître son moment « Will E. Coyote. » Les conditions ont en effet changé : la fin du QE et du dollar facile et le manque d’appréciation du Yuan ont réduit considérablement les réserves de liquidités des entreprises chinoises. Les investisseurs ont commencé à craindre pour leur placement : la bourse chinoise s’est écroulée à partir de juin et a perdu plus de la moitié de sa valeur.
Quelle fut la réaction chinoise ? Face au risque de dévaluation du Yuan, la Banque centrale chinoise a puisé dans son stock de devises pour aider au refinancement de ses entreprises : les réserves chinoises ont diminué de presque un quart par rapport à leur plus haut en 2015. Dans le même souffle, les autorités chinoises ont, comme en 2009, relancé l’économie en facilitant l’emprunt (notamment en Yuan), permettant ainsi aux entreprises chinoise de se désendetter. On peut constater avec ce graphique 5 qu’à partir de 2016, la dette privée chinoise a en effet baissé de plusieurs centaines de milliards de dollar.
Si la fiabilité des mille milliards de dettes chinoises à l’étranger avait été mise en danger longtemps et la locomotive économique mondiale en panne pour une durée indéterminée, les conséquences sur l’économie mondiale auraient pu être incommensurables.
Faisons un peu de prospective pour mettre en valeur les risques que le couple sino-américain fait peser sur l’économie mondiale. Que ce serait-il passé si la crise avait réellement éclaté ? On peut imaginer sans peine le scénario d’une destruction mutuelle assurée. D’un côté, le système de crédit mondiale aurait été grevé par des milliards de titres chinois toxiques – détenus par une majorité de grandes banques occidentales 6 – et de l’autre les États-Unis se seraient retrouvés dans une situation où l’augmentation brutale du prix de leur dette les aurait poussés de nouveau vers un mur budgétaire – comme en 2012 7, mais en pire –, provoquant une augmentation des principales taxes et une réduction des dépenses du gouvernement si un nouvel accord budgétaire entre le Sénat et la Chambre des représentants n’est pas trouvé. Les conditions auraient été alors réunies pour une récession profonde au niveau mondial.
Mais encore une fois, le système a tenu : les deux économies sont trop interdépendantes. L’attitude de la Fed en 2015 en est symptomatique. Elle a retardé la montée de son principal taux directeur – et donc les facilités de refinancement en dollar – de 6 mois, afin de ne pas mettre en difficulté la Chine. Le 18 septembre 2015, Janet Yellen a expliqué la non-montée des taux américains – alors qu’elle était attendue depuis des mois – en évoquant la prise en compte des facteurs mondiaux, par des références à peine voilées à la Chine 8. Une situation bien comprise par ses interlocuteurs chinois 9.
Une nouvelle crise des missiles ?
Et en 2018 ? L’équilibre de la terreur s’est maintenu tant bien que mal car les deux géants doivent se coordonner, mais aussi car ils en ont les moyens. Sauf que l’administration Trump n’est pas à l’image des précédentes : la rhétorique anti-chinoise – jamais totalement absente des cercles américains – est plus forte que jamais. Robert Lighthizer 10, le représentant au commerce américain et ancien lobbyiste de l’industrie sidérurgique américaine, et Peter Navarro, l’économiste médiatique, conseiller proche du président américain et cinéaste à ses heures 11, sont des farouches opposants de la Chine depuis la fin des années 1990. En plaçant comme objectif explicite la réduction du déficit commercial par rapport à la Chine, Donald Trump donne un coup de pied dans 20 ans d’une relation bien particulière. La situation est peut-être explosive. Les enjeux sont énormes. D’un moment à l’autre, la Chine pourrait vendre en masse ses bons au trésor américain et mettre en danger la viabilité de la dette américaine et, en représailles, les États-Unis tarir le flux de dollar vers les entreprises chinoises – par l’intermédiaire de sanctions – et asphyxier l’économie de l’empire du milieu.
C’est peu probable pour autant, même en cas de récession américaine en 2019 ou de folie passagère à la Maison Blanche. D’un côté, comme dit plus haut, la Chine ne peut écouler ses réserves de dollar sans en subir le coût. De l’autre, l’imposition de sanctions américaines à la Chine mettrait en danger les entreprises américaines en leur fermant leur plus grand marché et conduirait probablement à une remise en compte très rapide du statut international du dollar dans les échanges : la Chine n’est pas l’Iran.
Si la situation se dénoue, ce sera lentement et par la conjonction de plusieurs éléments : le ralentissement de la croissance chinoise, l’appréciation du Yuan par rapport au dollar et le renchérissement de la dette américaine. Ces trois éléments vont dans le sens d’une réduction de la dette privée en dollar des entreprises chinoises, mais aussi du déficit commercial américain et peut être à moyen terme pourront mener à une relative désintermédiation. Nous allons probablement dans le sens d’une réduction des liens et de l’intensité des échanges des deux économies.
C’est d’ailleurs peut être déjà ce qui est en train de se passer : comme évoqué plus haut, les réserves chinoises en dollar ont baissé depuis 2015 et il semble que la Banque centrale chinoise ne soit pas prête à reprendre sa politique d’accumulation de réserves étrangères. Par ailleurs, la stratégie économique chinoise se tourne maintenant vers d’autres territoires que les États-Unis. L’ouvrage de François Godement et Abigaël Vasselier, La Chine à nos portes : une stratégie pour l’Europe 12 dont Le Grand Continent avait publié l’introduction dresse les contours de ce changement de cap. Sébastien Goulard est également revenu très récemment sur le sujet de la BRI (Belt Road Initiative) dans ces colonnes. La BRI peut être vue comme comme le replacement des intérêts chinois hors des États-Unis ; en ce sens, elle est loin d’être simplement une politique d’investissement et d’infrastructure.
Enfin, si les déséquilibres ont grandi depuis 20 ans, c’est aussi parce que la dette américaine a servi de placement de réserve aux investisseurs institutionnels chinois – ce qui s’explique par son faible risque et son abondance. Cette période est aujourd’hui révolue : depuis décembre 2018, pour la première fois dans l’histoire, le spread 13 États-Unis/Chine n’est plus négatif et a même dépassé en janvier les 30 points de base en faveur de la Chine (2.273 % pour les bons chinois et 2.606 % pour les bons américains). Les investisseurs considèrent donc la dette chinoise comme moins risquée que la dette américaine : c’est un changement important qui est plus que symbolique. Il pourrait éventuellement amener à une reconfiguration de portefeuille de titres des investisseurs mondiaux.
Les négociations commerciales entre la Chine et les États-Unis semblent donc porter sur un peu plus que les tarifs de douane sur l’acier. Ils soldent aussi plusieurs décennies de relations économiques entre les deux pays et marque, au moins symboliquement, une rupture. De ce point de vue, les deux pays ne se ressemblent pas. La vision stratégique qui paraît dans la BRI est relativement claire. La Chine se place en Afrique et en Europe et cherche des partenariats qui pourraient potentiellement la rendre de plus en plus indépendantes des États-Unis. À l’inverse, la position américaine interroge : si Donald Trump semble depuis longtemps avoir la volonté de mettre fin au partenariat implicite avec la Chine, les alternatives que lui ou ses conseillers proposent ne sautent pas aux yeux. À l’inverse, les relations entre les États-Unis et l’Union européenne n’ont jamais été aussi mauvaises. Où est le nouveau plan Marshall américain ? Les déficits américains semblent en réalité triples : commercial, gouvernemental et stratégique.
Sources
- Third Annual Stavros Niarchos Foundation Lecture au Peterson Institute for International Economics.
- Adam Tooze rapporte par exemple qu’en 2008, qu’au contraire les Russes ont profité de l’effondrement du marché hypothécaire américain pour décharger leur portefeuille de 100 milliards d’actions de Fannie Mae et Freddie Mac. Voir Adam Tooze, Crashed, Viking, p.137-138.
- Pour relancer l’économie américaine après la crise en 2009, la Fed a considérablement relâché les conditions de refinancement en dollar et ainsi injecté massivement de la liquidité (Quantitative Easing) dans le système économique mondial.
- Président de la Fed de 2006 à 2014.
- L’analyse ici présentée de la crise chinoise de 2015 doit beaucoup au livre d’Adam Tooze, Crashed, une chronique inépuisable de l’histoire économique de ces dix dernières années.
- Voir le rapport de la Banque des règlements internationaux fin 2014.
- http://dessinemoileco.com/quest-ce-que-le-mur-budgetaire/
- Howard Schneider, Ann Saphir, Global economy worries prompt Fed to hold rates steady, Reuters, 17 Septembre 2015.
- John Ruwitch, Fed should not raise interest rates just yet : China Finmin, Reuters, 12 Octobre 2015.
- Lire la brève à son sujet.
- Il a notamment fait l’adaptation en 2012 de son livre Death by China.
- Paris, Éditions Odile Jacob, octobre 2018
- C’est-à-dire l’écart entre la rémunération des bons du trésor chinois et américains, qui mesure ainsi le risque relatif perçu entre les deux. Si les investisseurs mondiaux considèrent une dette moins risquée alors ils peuvent accepter une moindre rémunération.