L’attaque du maréchal Khalifa Haftar contre Tripoli, siège du gouvernement d’union nationale libyen présidé par Fayez Al Sarraj, a donné un coup de projecteur sur la situation de guerre civile à intensité variable que connaît la Libye. Cette modification des équilibres est surtout venue remettre en cause les stratégies de la France et de l’Italie qui, malgré leurs divergences marquées, jouaient la légitimité du processus onusien. L’affaiblissement du processus de paix fait de plus peser un risque d’instabilité en Libye qui ne manquera pas de raviver les tensions entre Paris et Rome sur ce dossier, alors que les rapports bilatéraux sont à leur plus bas. De plus, cette fracture entre l’Italie et la France affaiblit le camp européen et occidental, ce qui laisse un vide à occuper pour des acteurs aux visées géopolitiques expansives comme l’Arabie Saoudite, l’Égypte, la Russie, ou les Émirats Arabes Unis.

Des éléments de faits et des perceptions croisées ont culminé vers une véritable crise franco-italienne au sujet de la Libye. Cette crise est une nouvelle donnée à prendre en compte dans le dossier libyen, et devient une des pierres d’achoppement pour aboutir à une amélioration durable de la question.

Une rivalité historique

L’Italie entretient une relation ancienne et paradoxale avec la Libye. Le passé colonial italien a laissé des traces douloureuses côté libyen, un élément sur lequel jouait l’ancien dictateur Mouammar Kadhafi pour obtenir des compensations de la part de l’Italie. Ainsi pendant les quarante deux ans du régime de Kadhafi, les deux pays entretenaient une relation faite d’intérêts économiques réciproques : d’un côté l’Italie investissait dans le pétrole libyen, de l’autre, les organes d’investissements libyens prenaient des participations minoritaires dans les grands groupes italiens – Mediobanca, Unicredit, Fiat, Leonardo, Juventus. Si ces participations ont connu des évolutions, elles subsistent encore aujourd’hui1.

La politique étrangère italienne sur le dossier libyen est donc fortement marquée par une vision réaliste, passant par la défense de ses intérêts économiques dans un cadre géographique. C’est ce qui explique les incompréhensions italiennes vis-à-vis de la France, qu’elle soupçonne de vouloir la détrôner de ce pré carré économique2.

Ce concept d’un pré carré italien en Libye s’exprime également par l’invocation d’une « frontière maritime », mobilisée en réponse au risque sécuritaire provenant de l’immigration clandestine. Au-delà de la préoccupation légitime pour les risques qu’impliquent le voisinage de la Libye déstabilisée, il faut relever que cette idée d’un intérêt prioritaire et « naturel » dont serait investie l’Italie peut prendre une tournure paranoïaque, en particulier lorsque la France manifeste elle aussi des velléités politiques en Libye3. La rivalité avec la France s’impose donc de façon quasi immédiate lorsque l’on évoque en Italie le dossier libyen. Or force est de constater que la réciproque n’est pas vraie. Dans sa politique globale, la France a une vision de la stabilité africaine qui passe par un contrôle de la zone sahélienne et par la stabilité de l’Afrique du Nord. Et c’est au nom et dans le cadre de cette vision globale que la Libye apparaît comme un aspect critique, un point clef à la conjonction entre deux zones retenues comme stratégiques par Paris. Le fait que la Libye représente aussi une série d’enjeux pour le rapport avec l’Italie et donc pour la stabilité politique européenne semble en réalité n’avoir que peu d’impact sur la stratégie de Paris, concentrée sur sa géopolitique de l’échiquier africain.

Pour la France, cette question de la stabilité de la zone, et donc de la Libye, a comme corollaire la lutte contre le terrorisme et l’opposition à la reconstitution de zones de type « califat » après la reconquête de l’Irak et de la Syrie. Cette priorité française, très nette depuis l’opération Serval au Mali en 2013 mais aussi depuis les attentats de 2015 à Paris, est mal perçue en Italie, un pays qui n’a pas connu d’attaque terroriste de matrice islamiste et qui n’est affecté que très marginalement par le phénomène des foreign fighters. Les différences historiques de l’immigration italienne, récente, plurielle et en majorité chrétienne, expliquent en large partie la faiblesse du problème de la radicalisation islamiste dans le débat italien par rapport à des pays comme le Royaume-Uni, la France, la Belgique, l’Espagne ou l’Allemagne. Cette différence est fondamentale pour comprendre le fossé entre perceptions françaises et italiennes. L’Italie a été marquée depuis le début des années 2000 par les conséquences sociales d’une immigration légale massive alors que la France vit dans l’urgence sécuritaire d’un terrorisme autochtone. La divergence entre ces agendas politiques internes n’a fait qu’alimenter les incompréhensions mutuelles4.

2011 : le fossé se creuse

C’est à partir de 2011 que la question libyenne s’est imposée avec force comme l’un des problèmes cardinaux entre la France et l’Italie. Alors qu’elle avait été prise au dépourvu par l’explosion du « printemps arabe » en Tunisie avec une attitude trop conservatrice à l’égard du régime de Ben Ali, la France de Nicolas Sarkozy s’était montrée attentive aux raisons des peuples dans la phase suivante, et ce en particulier en Libye. À ce choix de camp s’ajoutent des facteurs rocambolesques, comme ceux de l’expédition de Bernard-Henri Lévy à Misrata, une intervention en définitive tellement à l’opposé des visions réalistes italiennes que Rome a du mal à concevoir qu’elle puisse avoir eu une influence.

L’Italie en 2011 est isolée sur le plan international, ce qui n’est pas sans présenter quelque similitudes avec la situation actuelle. Le gouvernement est présidé par un Silvio Berlusconi vieillissant, largement discrédité par les affaires liées à sa vie personnelle qui font alors les choux gras de la presse nationale et internationale, et ce d’autant plus que la justice enquête sur un cas d’abus de pouvoir, scandale surnommé « rubygate. » À ce discrédit s’ajoute la faiblesse technique d’un gouvernement, incarnée les ministres des Affaires Etrangères, Franco Frattini, et de la Défense, Ignazio La Russa. Dans ce contexte de discrédit généralisé, la présidence Obama prive Silvio Berlusconi du canal transatlantique privilégié qui existait sous l’administration Bush, et les leaders européens évitent de s’afficher avec un Berlusconi qui suscite alors les moqueries internationales. Face à la crise libyenne, la position traditionnelle italienne est celle de la prudence, de la recherche d’un dialogue en ayant la conviction qu’une intervention militaire ne pourrait qu’envenimer les choses. Cette position est cependant inaudible à l’époque. Silvio Berlusconi, paralysé, ne joue alors pas le rôle de médiation que la position italienne et sa profonde connaissance du terrain auraient dû déterminer. En clair, face à Paris, Londres et Washington qui entendaient se placer du côté des « peuples » dans la dynamique du « Printemps Arabe », Rome n’a pas voix au chapitre.

L’Italie finit par participer bon gré mal gré aux opérations militaires aériennes et offrir l’aide logistique de ses bases dans le sud de la péninsule à la coalition militaire. C’est à partir de l’intervention de 2011 que l’idée d’une France cherchant à détrôner l’Italie de sa position en Libye fait son chemin à Rome, où surgit l’idée d’un complot visant à favoriser TOTAL face à l’ENI.

Le gouvernement italien entre ensuite dans une phase d’instabilité politique, avec la nomination de Mario Monti à la présidence du conseil. C’est à partir de 2013 que la situation commence véritablement à se dégrader, lorsqu’un chaos relatif s’installe en Libye et que les vagues migratoires commencent à déferler vers le sud de l’Italie, en particulier sur l’île de Lampedusa au large de la Sicile, avec des flux considérables : plus de 40 000 débarquements en 2013, plus de 170 000 en 2014. À la suite d’une crise migratoire semblable à la fin des années 1990, un accord entre Silvio Berlusconi et Kadhafi avait permis de limiter l’impact de cette première vague. Les Italiens constatent durement l’effondrement du pouvoir libyen et les conséquences négatives directes en termes d’immigration. C’est pour cette raison que va s’imposer avec force la théorie d’une France coupable d’avoir déstabilisé la Libye en laissant à l’Italie le soin de payer les pots cassés.

Cette vision, qui a pris pied depuis l’intervention en 2011, n’a cessé de se renforcer sous les gouvernements de centre-gauche de 2013 à 2018 (gouvernements Letta, Renzi et Gentiloni), sans manquer d’être reprise par les différentes tendances du gouvernement souverainiste de Giuseppe Conte à partir de 2018.

La contamination de la crise libyenne sur les relations franco-italienne après 2011

En réalité, la lecture française ne diffère pas beaucoup sur le fond. La crise malienne en 2013 va entériner l’idée que les conséquences de l’implosion de la Libye sont néfastes pour la stabilité de la région car, si la France ne se sent pas encore concernée par le problème migratoire, elle perçoit de façon directe la problématique sahélienne et, va à partir de ce moment là, déployer un dispositif militaire conséquent pour maintenir la stabilité de la région et éviter que des mouvements associés au terrorisme islamique ne renversent les gouvernements en place. Même s’il s’agit d’un bruit de fond, l’idée que l’intervention de 2011 est loin de n’être que positive va faire son chemin en France – à la faveur également de l’alternance politique de 2012.

Ainsi, à partir de 2013 la France et l’Italie font face à des menaces parallèles, voire convergentes : instabilité et émergences de groupes terroristes au Sahel pour la France, instabilité et crise migratoire en provenance de la Libye pour l’Italie. Mais au lieu de croiser ces perceptions et d’établir un agenda commun, la dissension continue à s’installer entre Paris et Rome.

Il faut par exemple remarquer qu’en 2013 l’Italie ne donnera pas suite à la demande d’aide militaire logistique pour l’opération Serval au Mali. Alors que l’État-major des armées avait prédisposé une contribution relativement modeste sous forme d’aide logistique au transport aérien, cette décision est bloquée par le gouvernement Monti. C’est la première fois que l’Italie rompt avec la collaboration militaire qui s’était développée depuis les années 1990. Le véto pacifiste du gouvernement Monti, de tendance modérée, illustre bien la critique de fond vis-à-vis de l’interventionnisme français, accusé d’avoir précipité la Libye dans la crise.

On retrouvera cette fin de non-recevoir de nouveau exprimée en 2015, alors qu’à la suite de l’attentat du Bataclan, le gouvernement français invoque la clause de solidarité européenne prévue par le Traité de Lisbonne pour solliciter une aide dans son dispositif militaire, en particulier en Afrique. La réponse tardive d’une Italie qui se justifie de ne pas fournir de nouveaux moyens en invoquant son engagement précédent dans la coalition internationale contre Daech dans la région de Mossoul en Irak, est très mal reçue par Paris. Elle rappelle que le fossé creusé à partir de 2011 n’a jamais été véritablement comblé.

La question libyenne a fait un retour sur le devant de la scène lors de la séquence de l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la république en 2017. L’Italie, dont le gouvernement de centre-gauche est alors présidé par le modéré Paolo Gentiloni, doit faire face aux conséquences de la crise migratoire. Même si, à partir de 2016, la politique musclée du ministre de l’Intérieur Marco Minniti a réussi à juguler les flux des débarquements en provenance du Canal de Sicile, le thème de l’immigration s’est imposé comme point cardinal de la vie politique italienne, avec toute une série de conséquences sur les équilibres politiques internes, menacés par les partis souverainistes. C’est dans ce contexte que le discours anti-immigration devient le cheval de bataille de la Lega emmenée par Matteo Salvini, une thématique qui se nourrit des polémiques sur l’accueil des réfugiés, sur la fermeture des frontières de Schengen et l’attitude stricte de la France qui se veut rigoureuse en matière de respect des règles européennes d’accueil – le règlement Dublin – au nom de la délicatesse que ce thème représente pour sa propre politique interne. Lorsqu’en juillet 2017 Paolo Gentiloni réunit à Trieste Angela Merkel et Emmanuel Macron, il profite de ce sommet sur les Balkans pour tirer la sonnette d’alarme en matière d’immigration en répétant à ses interlocuteurs que, si une solidarité européenne ne se met pas en place, sa majorité politique est à risque à l’horizon des élections de 2018.

Emmanuel Macron interprète cet appel à l’aide à sa manière. Le 25 juillet 2017, à la Celle Saint Cloud, il réunit les protagonistes du conflit libyen, Khalifa Haftar et Fayyez Al Sarraj, dans une volonté d’instituer une démarche de paix et de fixer un agenda pour la tenue d’élections. Les Italiens sont cueillis à froid par cet activisme diplomatique auquel ils seront associés après. Ils se sentent débordés par la diplomatie française qui dialogue avec Haftar alors qu’ils ont fait le choix de la légitimité internationale du gouvernement Sarraj, et voient cette initiative française comme une énième invasion dans leur pré carré. L’accident dont sont victimes en 2016 des membres des forces spéciales françaises dans l’Est libyen représente l’un des signaux qui, depuis longtemps, poussent les Italiens à considérer que la position française est ambivalente.

Ainsi la recherche d’une solution diplomatique à la crise libyenne de la part de la présidence française se révèle une fois de plus contre-productrice en ce qui concerne le volet des relations avec l’Italie. Ce faux-pas diplomatique est d’autant plus déplorable que la conférence de la Celle Saint Cloud s’avèrera largement inutile pour faire progresser le dossier libyen stricto sensu.

La polarisation des positions française et italienne sur le dossier libyen

Depuis la campagne pour les élections législatives italiennes au printemps 2018, les rapports entre la France et l’Italie vont rapidement se dégrader plus en profondeur, devenant l’objet d’une politisation partisane à la fois de la part des partis souverainistes italien (Lega et M5S) mais d’Emmanuel Macron, qui désigne le ministre de l’intérieur italien, Matteo Salvini, comme opposant à sa ligne, contribuant de ce fait à une légitimation de ce leader italien qui se présente à son tour comme un « anti-Macron. » Parmi les tensions diplomatiques qui conduiront à la convocation de l’ambassadeur Christian Masset par le Ministère des affaire étrangères italien, on remarque la question des déclarations relatives au bateau Aquarius affrété par une ONG et dont l’accueil, après avoir récupéré des réfugiés en provenance de Libye, pose problème. Ces signes sont confirmés en 2019 par l’épisode de la critique formulée par le ministre et leader du M5S Luigi di Maio vis-à-vis du Franc CFA et des réactions diplomatiques françaises avec la convocation de l’ambassadrice Teresa Castaldo au Quai d’Orsay : c’est encore la théorie d’une responsabilité française dans les désordres africains qui est remise au goût du jour du côté italien, dans une version particulièrement complotiste, certainement erronée mais qui confirme la continuité des perceptions à l’œuvre.

La séquence suivante augure de signes légèrement positifs, d’un dégel de la relation. En 2018, un groupe de travail du Sénat français chargé d’un rapport sur la question libyenne se rendait à Rome pour recueillir une série d’avis sur les aspects italiens du dossier, une démarche constructive qui n’avait jamais été entreprise jusqu’alors. Par ailleurs, la France affiche son soutien à la conférence organisée par l’Italie en novembre 2018 à Palerme, en présence de Jean-Yves Le Drian. S’il est possible de douter de l’efficacité de cet exercice, le fait qu’une telle conférence soit organisée par l’Italie permet aux Italiens de recouvrer le leadership diplomatique auquel ils aspirent en matière libyenne. Des faiblesses apparaissent néanmoins au grand jour : d’un côté le soutien essentiellement formel de la France à l’initiative de Palerme alors que le Quai d’Orsay se place plutôt en observateur qu’en acteur du processus, de l’autre les critiques à l’encontre d’un exercice qui n’arrive à faire participer le général Haftar que d’une manière périphérique.

L’un des résultats les plus tangibles de cette conférence aura été de relativement calmer le jeu avec la France sur le dossier libyen ce qui après tout n’est pas une mince affaire, et ce d’autant plus que l’actuel gouvernement italien ne brille pas par sa capacité de décision. Il faut ici rappeler que la rivalité entre le ministre des Affaires Étrangères Enzo Moavero Milanesi et le ministre de l’intérieur Matteo Salvini explique en partie le délai de 6 mois nécessaire pour renouveler l’ambassadeur d’Italie à Tripoli entre août et décembre 2018, une latence qui démontre à la fois le caractère politiquement sensible de ce dossier pour Rome mais aussi la difficulté, pour ne pas dire l’incapacité, à formuler une ligne gouvernementale efficace.

L’offensive d’Haftar a ravivé les tensions

Et c’est pour cette raison que l’offensive de Haftar représente un danger, non seulement pour le processus de paix libyen en soi, mais aussi pour l’équilibre des relations entre la France et l’Italie dans ce contexte. L’offensive est largement commentée en Italie comme bénéficiant d’un soutien tacite de la France, au nom de l’axe Paris-Le Caire, déjà à l’œuvre dans le passé et symbolisé aux yeux des Italiens par les contrats d’armements liant la France à l’Égypte du Maréchal Sissi. Or, là encore, l’Italie, qui était un partenaire traditionnel de l’Égypte avec laquelle elle entretenait des relations étroites, également dans le domaine militaire, se sent flouée. Le meurtre du chercheur italien Giulio Reggeni a créé une rupture dans ces rapports, ce qui a empêché toute normalisation ultérieure entre Rome et Le Caire. La perception selon laquelle la France aurait occupé le vide laissé par l’Italie en Égypte à la suite de l’affaire Reggeni est massivement répandue dans la vision réaliste italienne.

D’un autre côté, des voix se font entendre pour critiquer les errances du gouvernement italien qui n’aurait pas su établir des connexions avec le camp Haftar, en restant obnubilé par le gouvernement des territoires de l’Ouest, où se situent la majeure partie des intérêts pétroliers italiens.

Côté français, l’offensive d’Haftar apparaît également comme particulièrement problématique, car elle remet en cause l’agenda des Nations Unies et la feuille de route électorale, points cardinaux de la diplomatie française depuis plusieurs années. Elle rend également embarrassant le soutien à Haftar, coupable d’un énième coup de force, et bénéficiant d’alliances problématiques avec la Russie, l’Arabie Saoudite et l’Égypte.

Les conséquences continentales des tensions France-Italie : quand la Libye échappe à l’Europe

Surtout, l’affaiblissement des positions françaises et italiennes en Libye est synonyme d’une perte d’influence et de cohérence de la position occidentale et d’une possible reprise du dossier libyen par des puissances non européennes, qui déclassent l’Europe et ses États-membres comme puissances influentes dans la région – position que la France et l’Italie occupaient pourtant historiquement.

L’entretien téléphonique entre Donald Trump et Khalifa Haftar, qui constitue dans le contexte actuel un acte de légitimation de ce dernier, pose un nouveau défi aux Européens : il contribue à disqualifier un peu plus le processus des Nations Unies soutenu par l’Union et l’ensemble des capitales européennes, dont Paris et Rome.

Fait remarquable, alors que les rapports entre la France et Haftar sont vertement critiqués en Italie, le soutien américain a laissé les Italiens sans voix, en partie parce que Donald Trump représente une référence positive affichée par les souverainistes, et en particulier Matteo Salvini. En clair, si la France s’entend avec Haftar, Rome ne manquera pas de le lui faire remarquer vertement, tandis que, si c’est Donald Trump, le silence est de mise.

En outre, les puissances externes, comme la Russie, ont tout intérêt à tester les limites des pays occidentaux et à semer le trouble parmi eux pour accroître le pouvoir de déstabilisation de l’occident et de l’Europe – un objectif politique déclaré.

Ainsi, la France et l’Italie apparaissent comme particulièrement exposées dans ce contexte libyen. L’échéance des élections européennes de mai 2019 apporte une fluidité supplémentaire dans le jeu politique, avec le risque de retomber dans des stratégies d’instrumentalisations qui conduiraient à un renouveau des oppositions bilatérales. Ce risque est bien sûr lié à l’éventualité d’une reprise des flux migratoires par le canal de Sicile, un facteur dont la probabilité augmente au fur et à mesure de la dégradation du contexte libyen.

Conclusion

Il serait avisé de considérer comme objectif stratégique le maintien d’un niveau minimum de convergence en matière de politique étrangère entre la France et l’Italie dans le dossier libyen. Cela passerait pour la France par l’inclusion de l’Italie dans sa doctrine de stabilité sahélienne et de lutte contre le terrorisme, pour éviter à Rome de s’offusquer constamment de l’unilatéralisme de Paris ; du côté italien, cette convergence s’inscrirait dans le cadre d’une défense des intérêts géoéconomiques du pays et de la lutte contre l’immigration. La présence militaire italienne au Niger, malgré un envoi de troupe toujours critiqué et qui fut difficile à faire accepter politiquement en interne, représente un signal tangible dans ce sens-là.

Dans le contexte politique actuel et au vu des dissensions et du manichéisme affiché par les membres de la coalition au pouvoir à Rome, il semble difficile de mettre en place une convergence ultérieure, structurelle. Mais on trouve également des obstacles dirimants du côté français, Paris peinant à faire la part des choses entre la politique partisane européenne et le jeu diplomatique. Le projet d’un traité bilatéral, dit du Quirinal, aurait pu fournir des instruments pour institutionnaliser les consultations sur les sujets bilatéraux – ce qui serait extrêmement utile pour faire progresser la compréhension mutuelle sur un problème comme la Libye. Si ce type de coopération est aujourd’hui extrêmement peu probable, il demeure possible, et même nécessaire pour faire face à la multiplicité et la difficulté des défis posés par scénario libyen.

Sources
  1. Ainsi, la présence de l’ENI en Libye est une constante depuis 1958, avec l’exploitation d’une série de champs pétroliers dans l’ouest du pays, ce qui justifie aux yeux de beaucoup d’italiens l’intérêt géopolitique pour le contrôle de cette zone. Ce rapport est caractérisé par la relation de confiance avec les tribus qui gouvernent les régions pétrolifères mais aussi par le fait que l’ENI a investi dans la formation technique du personnel local en s’assurant ainsi des capacités humaines nécessaires à maintenir la continuité de la production indépendamment de la présence ou non de personnel italien. Il s’agit d’une des vertus du système de formation ENI mis en place par Enrico Mattei dans la Metanopoli de San Donato Milanese. Par ailleurs, il ne faut pas sous-évaluer la présence capillaire de PME italiennes qui entretiennent un important rapport de clientèle avec la Libye, un pays qui a toujours été caractérisé par l’absence de filières de productions locales dans l’ensemble des secteurs manufacturiers et agro-alimentaires, alors que la rente pétrolière engendre une grande disponibilité financière. Ces données fournissent les caractéristiques essentielles d’une relation économique entre l’Italie et la Libye caractérisée par le pétrole et les investissements.
  2. Vision que la continuité et la croissance de la production locale de l’ENI mais aussi les déclarations du PDG de l’ENI Claudio Descalzi viennent toutefois démentir.
  3. Il conviendrait certainement de s’interroger sur l’absence de remise en question historique du colonialisme italien qui a été souvent associé au fascisme et donc remisé dans l’arrière-boutique de l’Histoire sans travail mémoriel, ce qui de fait contribue à perpétuer des atavismes douteux. L’absence de vision intellectuelle critique des rapports entre l’Italie et la Libye et plus en général entre l’Italie et la colonisation illustre un manque dans le débat italien et représente une différence par rapports aux situations allemandes, belges, britanniques, hollandaises ou françaises où la mémoire coloniale est interrogée en donnant lieu à des travaux académiques et des expositions critiques. Certes, il ne faut pas oublier l’importance de l’intuition de Silvio Berlusconi qui en 2008 avait présenté ses excuses au maréchal Kadhafi pour la colonisation, mais constater également que la disparition de cet interlocuteur et le faible écho rencontré par ce geste en font un épisode isolé dans l’histoire italienne récente. On assiste parfois en Italie à des réflexes de néo-colonialisme intellectuel qui remettent au goût du jour les dynamiques des rivalités coloniales en Afrique du Nord, ce qui contribue à exacerber la perception de rivalité avec la France.
  4. Il faut également relever les suspicions croisées qui existent entre les services de sécurité français et italiens au sujet de la lutte contre le terrorisme, en particulier en Libye. Il existe une défiance fondamentale à ce sujet entre français et italiens, avec par exemple des français qui semblent extrêmement réticents à déléguer aux italiens le contrôle et la lutte contre des foyers terroristes en Libye. On pourrait justifier ces incohérences par la tradition historique et proverbiale des barbouzeries entre Français et Italiens qui depuis le soutien italien au FLN algérien en passant par les rivalités d’influence en Tunisie alimentent la chronique de la compétition en Afrique du Nord. Mais il faut plutôt réaffirmer que face à un intérêt convergent objectif comme celui de la lutte contre le terrorisme il serait bienvenu de faire table rase du passé pour définir méthodologies et objectifs communs dans un cadre de collaboration rendu nécessaire par la complexification des enjeux et la croissance des acteurs externes.