La prophétie de Wang Huning pour casser les États-Unis
L’intellectuel politique le plus influent de Chine a signé le texte qu’il faut avoir lu pour comprendre la stratégie de Xi Jinping face à Trump.
Dans la rivalité entre Pékin et Washington et la volonté chinoise de prendre Taïwan par tous les moyens, les impressions américaines de Wang pourraient façonner l’année qui vient.
Pour notre Avent de l’interrègne, nous proposons la traduction inédite d’un ouvrage canonique.
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Né en 1955, Wang Huning est largement considéré comme l’intellectuel le plus influent de Chine. Il a servi directement le Comité central du Parti communiste chinois sous trois dirigeants successifs : Jiang Zemin, Hu Jintao, et Xi Jinping.
Il est actuellement le cinquième membre du Comité permanent de ce Politburo — qui en compte sept — et dirige le Secrétariat central, ce qui fait de lui l’adjoint direct de Xi Jinping pour la gestion des affaires courantes du Parti.
Si l’on parle souvent de Wang Huning hors de Chine comme d’un « idéologue », il siège également dans une série de commissions centrales du Parti qui dirigent l’élaboration des politiques dans des domaines tels que les affaires politiques et juridiques, la cybersécurité, les finances, la construction du Parti, les nominations officielles et la fusion militaire-civile.
Au début de sa carrière universitaire à l’Université de Fudan, Wang a diagnostiqué les faiblesses du système chinois comme étant la principale menace à la survie du socialisme. C’est en grande partie aux idées qu’il proposait pour éviter ce péril qu’il doit le reste de sa carrière politique.
Wang a produit la plupart de ses écrits les plus importants entre le milieu des années 1980 et le milieu des années 1990 — une période où l’économie politique et les relations extérieures de la Chine étaient toutes transformées par une intégration plus profonde dans l’économie mondiale 1.
Dans ce processus de « réforme et d’ouverture », aucun pays n’apparaissait plus important à qui voulait jouer un rôle dans l’avenir de la Chine que les États-Unis : Wang les visita en 1988.
Son compte-rendu de ce voyage, America Against America 2, a été publié au lendemain du massacre de Tiananmen et de la répression politique de 1989.
Ce texte est à la fois l’observation d’un témoin extérieur écrite parfois en pastichant le style de l’ethnologue — couvrant des thématiques très variées de l’agriculture à la sexualité dans les familles américaines en passant par les « organisations mafieuses » ou le « défi noir » — mais c’est aussi une critique serrée de la société américaine, présentée comme miroir et contre-modèle pour la République populaire.
Lors de son voyage, l’impression que retira Wang des États-Unis fut celle d’un pays en crise, qu’il attribuait à des tensions irréconciliables entre les forces de l’unité et celles de l’individualisme.
Selon lui, c’est cette tension qui devra finir par provoquer la défaite ultime de Washington.
L’ouvrage de plus de trois cent pages — dont nous reproduisons en ordre linéaire les extraits clefs — assoira la réputation de Wang en tant qu’analyste critique des démocraties, notamment son dernier long chapitre — livré ici presque in extenso — intitulé « Les prémices de la crise ».
Cette longue analyse des contradictions américaines — qui alterne entre le catalogue froid et une certaine violence polémique plus assumée — permet de dégager en miroir quels devraient être pour l’auteur les fondements d’un socialisme chinois.
Écrivant à l’apogée de la concurrence économique entre les États-Unis et le Japon, Wang semble prédire que le « collectivisme » (集体主义) du Japon constituait un modèle pour ce pays et d’autres qui défieraient la position mondiale des États-Unis pour les décennies à venir.
Des variations sur les thèmes connexes du projet contre-hégémonique mondiale de la Chine et de l’étatisme apparaissent dans toutes les grandes théories du Parti, de l’ère Mao Zedong à aujourd’hui. Mais le cadre offert par Wang Huning à partir du miroir américain — l’auteur se réclame parfois de Tocqueville dont il imite le dispositif — a fourni une matière particulièrement utile reconstruire la politique de l’après-Mao.
Dans America Against America, Wang se faisait au fond le premier penseur non occidental à proposer une réfutation intellectuelle de l’hypothèse de l’inévitabilité de la démocratie libérale, en utilisant des exemples tirés directement des succès économiques de l’après-Guerre froide de pays autres que les États-Unis.
En d’autres termes, Huning a su trouver dans cet ouvrage une manière crédible et convaincante de dire aux dirigeants chinois ce qu’ils voulaient entendre.
À bien des égards, ce cadre conceptuel reste pertinent pour comprendre la stratégie de Xi Jinping vis-à-vis de Trump.
Pour prendre toute la mesure de la centralité de ce dispositif dans l’appareil d’État chinois, nous donnons à lire l’essentiel de ce texte doctrinal fondateur.
CHAPITRE I : Une terre inégale
1. Le doute sur l’industrie manufacturière américaine (p.10-12)
« Le développement de la nation japonaise permet de tirer au moins deux conclusions : premièrement, la puissance économique est la force fondamentale qui détermine le statut international et l’image internationale d’une nation ; deuxièmement, le statut international et l’image internationale d’une nation ne dépendent pas uniquement de sa puissance économique. » (p.10) 3
« Quels que soient les facteurs propices au développement social, s’ils ne constituent pas une tradition, ils ne peuvent s’enraciner profondément. Pour qu’un facteur positif ait un effet, il doit être le fruit du travail de plusieurs générations. » (p.11).
« On dit que les Américains parlent d’innovation, sans la mettre en opposition à la tradition. La tradition et l’innovation américaines sont une seule et même chose : la tradition d’aujourd’hui n’est que l’innovation d’il y a trente ou cinquante ans. Les Chinois parlent de l’innovation comme relevant de l’anti-tradition. » (p.11)
« Le développement actuel des États-Unis, avec leur prospérité économique, leur processus politique, leur mode de vie et leur statut international, a suscité beaucoup de doutes dans le monde d’aujourd’hui. […] Les gens ont commencé à douter du système, et les gens ont commencé à douter de leur propre système. » p.12
2. Manhattan et Chinatown (p.12-14)
« Dans le monde actuel, caractérisé par la pluralité des intérêts, les barrières idéologiques et les conflits, il est vrai que l’ONU ne joue pas le rôle qu’elle devrait jouer. Cependant, le rôle de l’ONU ne peut être sous-estimé, en particulier dans le domaine du développement socio-économique et culturel. Le cessez-le-feu entre l’Iran et l’Irak est un exemple remarquable de résolution de conflit. Le monde d’aujourd’hui doit rester sous le contrôle des êtres humains. » (p.13)
« Parler des États-Unis et de la Chine est un sujet récurrent pour presque tous les universitaires chinois et les étudiants internationaux aux États-Unis. Au sein de ce sujet, on trouve deux sous-sujets tout aussi topiques : le développement économique et la démocratie politique. Le succès économique et les progrès technologiques réalisés par les États-Unis au cours de ce siècle sont évidents pour tous, et aucun pays au monde ne les a encore surpassés. » (p.13)
« On dit souvent que la modernisation économique ne peut être réalisée sans démocratie politique ; cependant Hong Kong, Taïwan, Singapour et la Corée du Sud n’avaient pas de démocratie politique lors de leur décollage économique. » (p.14)
La tradition et l’innovation américaines sont une seule et même chose : la tradition d’aujourd’hui n’est que l’innovation d’il y a trente ou cinquante ans.
Wang Huning
3. Les quatre « C » (p.15-18)
« Cars, Call, Computer, Cars. Ce sont les ‘quatre C’. Ce qui importe, c’est le rôle qu’ils jouent dans l’organisation sociale et la gestion sociale. » (p.17)
« Le nombre de voitures en circulation aux États-Unis fait de la société tout entière un ensemble dynamique, les véhicules transportant non seulement des personnes et des marchandises, mais aussi des idées, des concepts et des esprits. » (p.17)
« L’abondance des téléphones, qui fait que la société tout entière constitue un système d’information bien connecté, et la transmission du langage, s’accompagnent de la transmission d’émotions et d’informations. » (p.17)
« La multiplicité des ordinateurs permet un haut degré d’intégration de la gestion de l’ensemble de la société, et l’information informatisée est une gestion équitable. » (p.17)
« Les cartes, qui symbolisent la gestion de l’ensemble de la société, libèrent les gens de la gestion des objets physiques (personnes et choses) pour passer à une gestion symbolique. » (p.17)
« Les ‘quatre C’ ont entraîné de nombreux problèmes, et la modernisation a eu un coût pour la société humaine et la nature. » (p.18)
« Plus de voitures = plus de pollution, plus d’accidents de la route, plus de déchets. Plus d’appels téléphoniques = plus d’interférences, plus d’écoutes illégales. Plus d’ordinateurs = les systèmes de communication sociale sont devenus vulnérables, et si une machine tombe en panne ou qu’un ‘virus’ envahit un ordinateur, une grande partie est immédiatement affectée, et parfois une grande quantité de données est perdue. » (p.18)
« Plus de cartes bancaires : plus de vols, plus de déclarations de vol, plus de crimes de falsification. » (p.18)
« La manière dont une société consolide ses institutions est la question principale. Il est rare d’avoir un système solide lorsque l’on commence avec le système seul ; la seule véritable consolidation se produit lorsque le système est réellement intégré dans la vie des gens. » (p.18)
4. Le haut degré de marchandisation (p.18-22)
« Une autre caractéristique de la société ou de la culture américaine est son haut degré de marchandisation. » (p.18)
« La marchandise — qui reste le facteur fondamental de cette société — trouve sa manifestation la plus typique dans le fait que les personnes deviennent des marchandises. Cette marchandisation complète à grande échelle est la tendance fondamentale du mode de production capitaliste, qui n’est pas dominé par la volonté subjective des personnes. » (p.18)
« S’efforcer de donner aux différentes sphères de la vie sociale leur propre organisation et leur propre dynamique afin de répondre aux besoins de la société, de sorte que le système politique ou administratif ne joue qu’un rôle réglementaire indirect, est un moyen efficace de réussir dans ce domaine. » (p.19).
« Une condition préalable à la réalisation de cette structure est de permettre aux différentes sphères de la vie sociale de former un système auto-organisé qui dissocie ces sphères d’activité spécifiques et complexes de l’activité politique. La marchandisation est le catalyseur de ce processus de transformation. […] [Elle] a fait de ces domaines des systèmes auto-organisés. » (p.19).
« Aux États-Unis, le problème du logement est l’un des mieux résolus. Bien que les rues des grandes villes soient remplies de sans-abri qui errent, la plupart des gens disposent d’un logement spacieux. » (p.20)
« Le secteur du logement a toujours été incité à construire des logements en raison de la nature lucrative de l’immobilier après sa marchandisation. Au fil des années, le parc immobilier s’est agrandi et de plus en plus de logements ont été construits. Le gouvernement s’est contenté de réglementer ces activités et de les maintenir dans le cadre légal, sans créer directement de logements, ni les distribuer, ni les entretenir. » (p.20)
« Le système d’approvisionnement alimentaire est également entièrement marchandisé. Les gens produisent ce que le marché demande, puis le système de marché le vend aux consommateurs. Entre les deux, le producteur, le vendeur et toutes les autres parties du système réalisent un profit. La marchandisation génère des profits, ce qui en fait sa principale motivation. » (p.20)
« Les moyens de transport sont eux aussi pour la plupart marchandisés. Le trafic aérien, qui est géré par des compagnies aériennes privées telles que United, Delta, Northwest, TWA, etc., est totalement autonome. Le développement de l’industrie aérienne est l’un des facteurs décisifs du développement économique. Le transport terrestre, avec le célèbre autocar Greyhound, relie les quatre coins du pays. Et ainsi de suite. La marchandisation incite les gens à agir. Afin de réaliser des bénéfices et d’augmenter ses profits, chaque commerce doit trouver des moyens d’améliorer ses services et d’étendre son champ d’activité. » (p.21)
« Le gouvernement ne place pas directement les gens à certains postes ; il oriente l’embauche et crée des emplois par le biais du système politique. Chaque entreprise peut embaucher son propre personnel, et chacun peut se rendre dans n’importe quelle entreprise pour trouver un emploi […] Cependant, lorsque la marchandisation est très développée, ce n’est pas la nature du travail qui importe, mais la valeur d’échange reçue. Avec un salaire adéquat, les gens seront prêts à l’échanger. Avec de l’argent, on peut alors entrer dans une société marchande et obtenir tout ce que l’on veut. Après la marchandisation, l’emploi n’est pas directement géré par le gouvernement, mais par les entreprises et les individus qui se coordonnent entre eux. » (p.21)
« Le système social auto-organisé a la responsabilité de traiter toutes sortes de questions spécifiques, et le système politique est chargé de coordonner les différents systèmes auto-organisés. » (p.21)
« La marchandisation favorise non seulement la circulation des biens sur le plan géographique, contribuant ainsi au développement équilibré de la société, mais elle conduit également à la diversification des biens et à leur expansion dans tous les domaines inexplorés. Cela vaut pour les petits produits de consommation courante, mais aussi pour les technologies de pointe. » (p.22)
« Par conséquent, la marchandisation peut réduire la charge qui pèse sur le système politique et administratif, mais il existe une condition préalable importante : le système politique et administratif doit réglementer la marchandisation. » (p.22)
« Lorsque de nombreux domaines fondamentaux de la société seront devenus des systèmes auto-organisés, les systèmes politiques et administratifs auront les conditions nécessaires pour s’en séparer, pour passer d’une gestion directe à une gestion indirecte. Le processus de marchandisation est le processus par lequel ces sphères deviennent des systèmes auto-organisés. » (p.22)
Après la marchandisation, l’emploi n’est pas directement géré par le gouvernement, mais par les entreprises et les individus qui se coordonnent entre eux.
CHAPITRE II : L’esprit politique des Anciens
1. « L’esprit américain » (p.37-41)
« Le caractère américain est le produit de l’interaction entre un héritage et un environnement. Les origines de la culture et des institutions américaines remontent à la Grèce antique, à Rome et à la Palestine, comme l’Église et le système familial, ainsi qu’à ses valeurs. Mais Commager considère cet héritage comme un héritage hautement sélectif, où l’environnement agit sur la sélection, et où le système politique et le système judiciaire ont très peu changé en deux cents ans, mais où l’organisation sociale a radicalement changé et où les aspects psychologiques ont été révolutionnés. » (p.37)
Henry Steele Commanger est un historien américain, auteur de la somme d’histoire intellectuelle The American Mind consacré à l’histoire du libéralisme aux États-Unis. Ce penseur « classique » de la science politique américaine est fréquemment cité par Wang Huning comme une référence incontournable dans sa tentative d’analyse des États-Unis.
« Ce n’est pas l’environnement local, mais l’environnement global des États-Unis qui détermine le caractère américain ou crée le type américain, nous dit Commager. » (p.38)
« En Europe, avec sa longue tradition de féodalisme et de nationalisme, le local transcendait le global. Aux États-Unis, qui ont mûri pendant la révolution industrielle et ne reconnaissaient pas la forte tradition locale qui devait être brisée, le global transcende le local. » (p.38)
« L’esprit d’optimisme est inhabituellement rare. Tout va bien dans ce pays, et les conditions naturelles sont si favorables que toute personne entreprenante et chanceuse peut devenir riche. L’optimisme vient de la réalité du changement, où chaque jour, la nature sauvage se transforme en bonne terre, les villages en villes et les idéaux en réalité. » (p.38)
« Aujourd’hui, ces esprits se retrouvent dans des aspects pratiques de la vie tels que la navette spatiale et les programmes de guerre globale, le flux incessant de nouveaux équipements, l’abondance de rapports statistiques, l’esprit pratique, l’agitation dans les salles de classe et l’attitude face aux scandales gouvernementaux. » (p.41)
5. Deux cents ans de Constitution (p.53-56)
« Une condition historique qui mérite d’être soulignée lors de la formulation de la Constitution est qu’il s’agit d’une continuation du même système, mais avec une forme d’organisation différente. » (p.54)
« Suivant leur propre expérience, les principales préoccupations des Américains lors de l’élaboration de la Constitution étaient l’autorité du gouvernement et la liberté de l’individu. » (p.54)
« Selon l’interprétation de Plevite [sic] et Wolbach, sans limites politiques, on ne peut pas faire confiance aux gens. La Constitution reflète donc une vision pessimiste et non optimiste de la nature humaine. Il s’agit là d’une différence majeure entre la culture occidentale et la culture orientale. Cela peut peut-être expliquer d’une certaine manière la différence entre le développement politique de l’Est et celui de l’Ouest. » (p.55)
Wang pourrait ici faire référence au théoricien Kenneth Prewitt. Le mot « Plevite » pourrait être une erreur de graphie passée dans les éditions non chinoises du texte.
« Dans cet esprit, la Constitution établit les trois principes fondamentaux suivants. […] L’introduction d’un gouvernement représentatif […] Une gouvernance décentralisée […] Un gouvernement limité. » (p.55)
« Une question qui a attiré l’attention du monde entier est de savoir pourquoi la Constitution a survécu pendant deux cents ans alors que d’autres pays n’ont pas connu un tel record. Prewitt et Wolbach proposent une explication : (1) la Constitution est un document politique, et les conflits politiques qui existaient en 1780 existent encore aujourd’hui, mais sous des formes différentes, telles que les relations entre le centre et les collectivités locales ; (2) le gouvernement représentatif, garanti par la Constitution, décentralisé et limité avait alors un attrait suffisant et cet attrait demeure encore aujourd’hui. » (p.56)
« Une autre raison importante tient aux changements apportés à la Constitution elle-même. Si celle-ci était restée inchangée pendant deux cents ans, il est difficile d’imaginer qu’elle aurait survécu jusqu’à aujourd’hui. Les changements qui y ont été apportés se caractérisent par des modifications de fond, pas de forme. » (p.56)
« Le problème principal est que personne n’a réellement le pouvoir de modifier cette Constitution, et que la maintenir et l’interpréter est la seule voie possible. Peut-être est-ce une règle générale que si le pouvoir de modifier la Constitution et le système politique existe encore, c’est que la société n’a pas atteint un état de gouvernance stable sur le plan politique et social. » (p.56)
7. Règles politiques (p.60-64)
« Le transfert du pouvoir politique est l’une des questions les plus difficiles à résoudre de la vie politique humaine. […] Le point central du serment d’investiture du président ne réside pas tant dans l’obtention du pouvoir par le nouveau président que dans la perte ainsi actée du pouvoir pour l’ancien président — ainsi déchargé de ses fonctions, il ne lui reste plus qu’à devenir moine. » (p.60)
« L’un des problèmes les plus fondamentaux de tout système politique est de savoir comment assurer l’alternance du pouvoir. Sans résoudre ce problème, il est difficile pour la société d’avoir un ordre politique durable et stable. Les États-Unis ont formé un ensemble de règles politiques au cours de leur longue histoire. Tout le monde doit respecter cet ensemble de règles, sans quoi il est impossible d’être reconnu comme légitime. » (p.63)
« En profondeur, l’utilité des règles et traditions politiques est de protéger les relations de pouvoir entre les différents groupes au sein de la classe dirigeante. La fonction de ces règles et traditions politiques formées socialement est qu’elles sont adaptées à la coordination des relations de pouvoir entre les différents groupes de la société. » (p.64)
« Parfois, les règles politiques et les traditions politiques sont plus puissantes que les lois, car les unes sont écrites avec des mots et les autres sont inscrites dans les croyances des gens. La voie vers le développement politique d’une société réside dans la transformation des principes et des croyances politiques en règles politiques et en traditions politiques. » (p.64)
CHAPITRE III : Un caractère national haut en couleurs
1. Un peuple international (p.68-72)
« Les Américains peuvent être qualifiés de peuple international. Bien que la plupart des gens n’aient pas le raisonnement pour rejoindre volontairement le reste du monde, leurs mécanismes sociaux et économiques les ont conduits de force dans ce monde diversifié. »
« Ces dernières années, les universitaires américains ont dénoncé à plusieurs reprises le manque criant de connaissances sur le monde de la jeune génération — ce qui est indigne d’une grande nation. » (p.68)
« Aux États-Unis, les masses sont passivement cosmopolites ; les interactions sociales, économiques et cosmopolites ont contraint les Américains à le devenir. » (p.68)
« On peut dire que les Américains sont choyés et que la population de manière générale ne s’intéresse pas beaucoup au monde extérieur et se cantonne à son propre territoire. » (p.68)
« La promotion de l’internationalisation repose sur deux types d’institutions : les établissements d’enseignement et les institutions scientifiques. Le nombre d’institutions qui étudient les questions internationales dans la société américaine est probablement l’un des plus élevés au monde. » (p.68)
« Les frontières régionales sont claires. Dans les universités, l’enseignement international fait l’objet d’une classification spécifique plutôt que générale. Les départements universitaires de sciences politiques proposent généralement des programmes généralistes en relations internationales et en études politiques comparatives, mais ils comportent également des sections très approfondies. » (p.69)
« Les objectifs éducatifs sont clairs. L’internationalisation des personnes est importante pour permettre à des générations entières d’acquérir une conscience internationale. La réalisation de cet objectif dépend de la mise en œuvre de programmes d’éducation internationale. » (p.69)
« L’internationalisation des personnes intervient dans le développement de tous les aspects de la politique, de l’économie et de la culture d’un pays. L’évolution d’une société dépend en fin de compte de la qualité de sa population. Le statut international d’une nation et sa capacité à être compétitive au sein de la communauté internationale dépendent également de la qualité de sa population. » (p.69-70)
« Chaque gouvernement d’État exige de ses universités qu’elles développent un enseignement international solide. » (p.70)
« L’intention du gouvernement n’est bien sûr pas seulement de former des étudiants, mais aussi de tracer la voie du développement politique, économique et culturel. Sans cette première étape, la dernière serait difficile à réaliser. » (p.70)
« En attirant des chercheurs étrangers aux États-Unis, l’objectif n’est pas seulement l’attractivité, mais aussi le rayonnement. Après leur séjour, les chercheurs invités retournent dans leurs pays respectifs. Ils deviennent des pairs avec lesquels les chercheurs américains peuvent continuer à communiquer, et l’engagement académique dans son ensemble se poursuit. » (p.70)
« L’internationalisation des Américains, au niveau de la population, est assez passive ; ils sont intégrés au reste du globe par le processus d’intégration économique mondiale, et les défis économiques de l’Europe, du Japon et de l’Asie les obligent à s’impliquer dans la vie économique internationale. D’autre part, l’orientation des politiques gouvernementales a également contribué à leur implication mondiale, tout comme les enjeux autour du Moyen-Orient, de l’Amérique centrale, etc. Cependant, le gouvernement et les personnes bien informées poursuivent quant à elles l’internationalisation de manière ciblée et stratégique. Les institutions éducatives et scientifiques ont également des objectifs à long terme. Il s’agit de processus conscients, organisés et planifiés. Le développement passé, présent et futur des États-Unis ne peut être dissocié de ce processus. » (p.71)
« Le monde d’aujourd’hui est fait à la fois de coopération et de concurrence. Les pays du monde entier sont en concurrence totale dans les domaines de la politique, de l’économie, de la culture, de l’armée et du mode de vie. Échouer ou prendre du retard dans cette compétition signifiera le sous-développement et la pauvreté. » (p.72)
« Le facteur clef pour gagner cette compétition est l’humain. Promouvoir l’internationalisation des peuples sera important pour les améliorer et les renforcer. » (p.72)
Aux États-Unis, les masses sont passivement cosmopolites ; les interactions sociales, économiques et cosmopolites ont contraint les Américains à le devenir.
2. Ce qui est nouveau et ce qui est différent (pp.72-78)
« En termes de valeurs, les Américains sont tendanciellement conservateurs. Mais dans le domaine de la technologie, ils cherchent à être nouveaux et différents. » (p.73)
« L’utilisation des capacités humaines pour conquérir la nature est l’une des valeurs de la tradition américaine : ici, l’innovation et la tradition ne sont pas contradictoires. Le processus d’innovation consiste à suivre les valeurs traditionnelles. » (p.73)
« D’une part, il existe une distinction claire entre les valeurs, la technologie et la matérialité ; les valeurs relèvent de la sphère morale ou publique et doivent tenir compte des inclinations de la majorité. Le second domaine relève de la sphère privée, et la nouveauté tient bien ici à l’importance du privé dans cette société. Pour être reconnu, il faut être différent. L’histoire politique ne fournit pas les conditions préalables que l’on trouve dans d’autres sociétés, telles que l’aristocratie et le pedigree, les gens doivent donc se reposer sur leur succès ou leur créativité. » (p.76).
« Deuxièmement, les valeurs conservatrices n’ont pas constitué un obstacle particulier — pour ne pas dire aucun obstacle — à l’innovation technologique et matérielle. L’arrivée dans le Nouveau monde d’Américains venus d’Europe, qui avaient grandi dans un pays d’une pauvreté extrême en proie à une lutte contre la nature, ont fait de leur victoire sur cette même nature une valeur immuable de la tradition américaine. » (p.76)
« Les innovations technologiques et matérielles diffèrent des innovations en matière de valeurs, tout en enrichissant les valeurs traditionnelles. Les cultures de certaines sociétés ne font pas de distinction aussi claire, et celles-ci sont unifiées avec toutes sortes de choses ayant une valeur morale, qui ont souvent tendance à freiner le progrès technologique et matériel. » (p.76)
« Le mécanisme sociétal américain oblige les gens à innover […] L’une des raisons en est la primauté de l’argent. Toute personne ou tout groupe qui souhaite obtenir de l’argent, ou plus d’argent, doit se démarquer et constamment introduire des nouveautés pour attirer l’attention des gens et de la société. Une autre raison est le fait qu’il s’agit d’une société à l’apogée de la prospérité et du développement. La moyenne des gens a tendance à se situer à un niveau plus élevé et, sans créer quelque chose d’unique, il est impossible de se démarquer. » (p.77).
« La ‘vanité des grandes puissances’ pousse aussi les Américains à se démarquer. La ‘vanité des grandes puissances’ n’est pas nécessairement une bonne chose, mais elle joue un certain rôle dans la promotion de l’innovation […] Cette mentalité a en effet conduit les Américains à réaliser de nombreuses inventions de renommée mondiale. En même temps, elle tend également à créer l’illusion que les Américains se sont heurtés à beaucoup de murs à force de croire qu’ils étaient les meilleurs. Mais l’efficacité de cette mentalité dans la promotion de l’innovation est réelle. » (p.77)
« L’individualisme dominant dans la société agit également de manière indirecte sur l’innovation. Celle-ci implique souvent une certaine forme de celui-là : toute innovation est avant tout une conception unique et distinctive. » (p.77)
« La composante démocratique des valeurs traditionnelles contribue au choix et à l’acceptation de l’innovation par la population. Les Américains sont heureux d’accepter l’innovation ou, pour le dire vulgairement, ils sont souvent doués pour se persuader les uns les autres. S’ils ne reconnaissent pas une nouveauté ou n’affirment pas qu’elle est bonne, ils risquent d’être considérés comme antidémocratiques ou dépourvus de culture. » (p.77)
« Le développement d’une société ne peut se faire sans l’esprit d’innovation. La promotion de l’esprit d’innovation nécessite une société qui encourage et accepte les idées nouvelles et innovantes. Parallèlement, la continuité des valeurs est essentielle pour toute société — sans quoi la stabilité sociale n’est pas maintenable. La question est de savoir comment séparer la continuité des valeurs de l’innovation technologique et matérielle de manière à ce que la continuité des valeurs assure le développement de cette dernière, et que le développement de cette dernière renforce une continuité dans la transmission des valeurs. » (p.78)
5. Le fourvoiement de la navette spatiale (p.85-87)
« Le programme de la navette spatiale illustre parfaitement l’esprit américain ou la conviction américaine que rien n’est impossible et que nous ne nous reposerons pas tant que nous n’aurons pas tout gagné. L’exploration spatiale incarne cette conviction. » (p.85).
« Depuis l’accident de Challenger, le secteur spatial américain a mis deux ans et demi pour améliorer le programme, avec au total plus de quatre cents améliorations techniques. » (p.86)
« Mais le haut niveau de développement scientifique et technologique s’accompagne souvent de l’illusion que ce n’est pas l’homme qui résout finalement le problème, mais plutôt que la science et la technologie deviennent le pouvoir ultime et que l’homme en devient l’esclave. » (p.86)
« Il existe certains problèmes sociaux et culturels complexes que les Américains ont tendance à considérer comme des problèmes scientifiques et technologiques — ou bien à considérer qu’il s’agit d’une question d’argent (qui résulte de l’esprit du mercantilisme), plutôt que d’une question humaine, de subjectivité. » (p.86)
« Face à la croissance de la puissance soviétique, l’approche consistait à développer désespérément des équipements supérieurs aux systèmes d’armes soviétiques, y compris avec le programme Star Wars qui sera finalement proposé. Pour lutter contre le terrorisme, il faut frapper l’autre camp avec des forces d’attaque avancées. Pour lutter contre les menaces dans les eaux internationales, il faut disposer d’une flotte puissante et bien équipée. Pour lutter contre les régimes que vous n’aimez pas, il faut fournir à l’opposition beaucoup d’armes avancées. » (p.86)
« D’un côté, les gens ont trop confiance en la technologie, et de l’autre, la technologie est devenue politique. » (p.86)
« Le programme spatial a été un atout politique depuis le début. » (p.87)
« Il y a une compétition politique derrière la compétition technologique, la compétition politique a besoin de la compétition technologique, et la compétition technologique soutient la compétition politique. » (p.87)
« En raison de cette combinaison entre technologie et politique, la technologie elle-même s’en est retrouvée aliénée. Ce phénomène est particulièrement flagrant aux États-Unis. Parfois, ce ne sont pas les gens qui maîtrisent la technologie, mais la technologie qui maîtrise les gens. Si vous voulez dominer les Américains, vous devez avant tout les surpasser dans le domaine des sciences et des technologies. Pour de nombreux peuples, c’est différent ; disposer de la technologie ne suffit pas, il faut également que les conditions culturelles, psychologiques et sociologiques soient réunies. » (p.87)
« Cette génération d’Américains baigne dans une atmosphère ‘America First’, et un stéréotype psychologique s’est formé. En conséquence, les États-Unis sont également une nation qui ne peut se permettre de perdre. La supériorité technologique s’est progressivement transformée en supériorité nationale, et ils ne peuvent imaginer qu’une autre nation puisse les surpasser. » (p.87)
Disposer de la technologie ne suffit pas, il faut également que les conditions culturelles, psychologiques et sociologiques soient réunies.
Wang Huning
9. Le monde futur (p.101-106)
« L’idée de pragmatisme et l’exigence de ‘créer de la valeur’ imprègnent tous les aspects de l’esprit américain. » (p.102)
« Le pragmatisme, incarné dans la vie sociale et le comportement humain, consiste à se concentrer sur tout ce qui permet d’atteindre des objectifs utiles, efficaces et pratiques, et à rejeter les normes de valeur vagues, inaccessibles ou apparemment inexistantes. Dans les États-Unis contemporains, cet esprit se matérialise à travers l’idée du ‘tout argent’. ». (p.102)
« Dans cette société matérialiste, on trouve rarement une force vraiment capable de l’emporter sur le pragmatisme. Mais l’idée du futurisme a un attrait et un charme particulièrement forts […] Par futurisme, nous entendons quelque chose qui n’a pas d’effet direct dans le présent, mais qui aura un effet dans le futur, qu’il s’agisse d’une substance concrète, d’une idée abstraite ou d’un état de fait. Vu sous cet angle, le pragmatisme et le futurisme sont deux concepts contradictoires, l’un recherchant la valeur du moment présent, l’autre la valeur de l’avenir. Mais ces deux esprits dominent cette société, ce qui en fait une synthèse complexe. » (p.102-103)
« Sur le plan militaire, les Américains ont également une sensibilité futuriste plus forte. Les États-Unis se sont beaucoup intéressés aux questions du futur de la guerre, de la stratégie et de la recherche d’armements — et y ont investi massivement. Les dizaines de milliards de dollars dépensés pour le programme Guerre des Étoiles sont le produit d’une domination du futurisme. » (p.103)
« Dans les conflits au Nicaragua, aux Philippines et au Moyen-Orient, l’attitude du gouvernement américain a été, pour l’essentiel, fondée sur une réflexion stratégique futuriste. » (p.104)
« L’idée du futurisme est extrêmement florissante dans des domaines fondamentaux tels que la théorie de base, l’astrophysique, les sciences biologiques et la chimie. » (p.104)
« En matière d’informatique, les Américains se tournent également vers l’avenir, et les entreprises investissent des sommes considérables dans le développement des derniers modèles. » (p.104)
« Le futurisme joue un rôle central dans la conception de la construction urbaine. L’une des conditions à garder à l’esprit pour qu’un plan d’urbanisme soit couronné de succès et se concrétise est de savoir ce qu’il adviendra du projet dans les décennies à venir. Deviendra-t-il un obstacle au futur développement urbain ? Ou sera-t-il un pont vers un développement urbain futur ? Dans de nombreuses villes, les autoroutes, les métros, les bâtiments et les maisons sont conçus et construits en tenant compte du monde futur. » (p.104).
« Le futurisme est également évident dans la formation des talents. Les Américains comprennent que le monde de demain est celui des enfants et des jeunes d’aujourd’hui. Seront-ils capables de relever les défis de ce monde et ceux du monde de demain ? » (p.105)
« L’esprit de la tradition américaine a toujours été le pragmatisme. Depuis que les premiers colons ont posé le pied sur ce territoire et ont commencé à construire des maisons et à lutter contre la nature sur cette nouvelle terre, le pragmatisme a dû être prôné. Il n’y a pas ici une tradition culturelle aussi longue, pas autant de philosophie, pas autant d’argent et de richesse pour que les gens se lancent dans l’inconcevable. Pour survivre, il faut être pragmatique. » (p.105)
« Depuis le XXe siècle, les États-Unis se sont progressivement impliqués dans la communauté internationale et se sont élevés à la place de première puissance mondiale […] Pour conserver ce statut, il est devenu un consensus national que, pour conserver le statut de ‘chef’ dans le monde compétitif d’aujourd’hui, il est naturel de choisir le futurisme, sinon le pays prendra du retard. » (p.105)
« Si l’on examine de plus près la psychologie individuelle, le fait que les Américains adhèrent au futurisme est peut-être lié au fait que tout le monde estime l’avenir incertain. » (p.106)
« La plupart des conflits et des désaccords qui surviennent dans cette société sur de nombreuses questions sont liés aux similitudes et aux différences entre ces deux spiritualités, ce qui constitue bien sûr un conflit plus profond. Dans de nombreux cas, les gens croient au futurisme, souvent par pragmatisme, et dans d’autres cas, ils croient au pragmatisme, là encore par futurisme. » (p.106)
« Le développement de ce pays est indissociable de l’intérêt que portent ses habitants au monde futur. Ceux qui se penchent sur l’avenir peuvent avoir divers objectifs, que ce soit dominer le monde, faire progresser son développement ou poursuivre des objectifs personnels, mais cet intérêt deviendra un concept moteur dans le développement d’une société, qui apportera une force motrice irremplaçable. En général, ce n’est que lorsque les gens s’intéressent au monde futur et à la position qu’ils y tiennent ou aux combats qu’ils y mènent qu’ils parviennent à vraiment trouver la voie du développement et à se former une perspective large et étendue. » (p.106)
CHAPITRE IV : Les échelles de la régulation sociale
1. La main invisible (p.111-115)
« Les économies et les sociétés occidentales fonctionnent selon le principe de la ‘main invisible’, c’est-à-dire que le levier économique, le marché, régule le mouvement économique. » (p.111)
« La ‘main invisible’ et la ‘main visible’ concernent toutes deux le comportement du gouvernement. L’approche choisie détermine l’ampleur de la fonction et du fardeau du gouvernement. D’une manière générale, la ‘main invisible’ réduit le fardeau du gouvernement, tandis que la ‘main visible’ l’alourdit. Dans la société moderne, la politique et l’économie sont si étroitement liées que changer la manière dont l’économie est réglementée revient à changer la structure et la fonction du système politique et administratif. » (p.111)
Dans un système de ‘main invisible’, pour gagner gros, une entreprise doit être douée pour la compétition, pour conquérir des marchés et des clients auprès d’autres entreprises similaires, sinon elle court à sa perte. Elle ne peut compter sur aucune agence gouvernementale, et la structure du gouvernement est totalement différente de celle de l’économie en termes de lois et de procédures décisionnelles difficiles à contourner. » (p.111)
« Pour être invincible, toute entreprise se doit d’être unique et de s’améliorer continuellement. La concurrence la plus importante réside dans la qualité du service. » (p.112)
« Le gouvernement utilise des instruments juridiques, financiers et fiscaux pour réglementer le comportement économique — mais il n’intervient pas directement sur ce comportement. Il réglemente à trois niveaux : lors du démarrage d’une entreprise, lors de son fonctionnement et lors de sa fermeture. Réglementation ne signifie pas gestion, et il est probablement juste de dire que la réglementation détermine ce qu’il faut faire et ne pas faire dans cette société, tandis que la gestion détermine ce qui peut et doit être fait dans cette société. » (p.112)
« Cependant, le rôle de la ‘main invisible’ est puissant, mais il doit également remplir certaines conditions. Et l’abondance des ressources est l’une des plus importantes. » (p.114)
« Il en va de même pour l’économie de la société dans son ensemble, car l’économie tout entière est concurrentielle — si tous les maillons sont en concurrence, alors la ‘main invisible’ peut fonctionner. Si l’environnement macroéconomique n’est pas concurrentiel, plusieurs entreprises ne pourront pas rivaliser : la ‘main invisible’ deviendra alors trop petite et la ‘main visible’ trop grande. Une économie concurrentielle se développe progressivement et ne peut être mise en place du jour au lendemain. Il a fallu des centaines d’années à la société américaine pour développer ce mécanisme. » (p.114).
« La formation de cet ensemble de mécanismes a des implications importantes pour le système politique et administratif. En effet, celui-ci peut être largement libéré du lourd fardeau de la gestion spécifique. ». (p.114)
« La ‘main invisible’ a également ses inconvénients car, en raison de cette ‘invisibilité’, nous ne savons pas où elle se trouve. Souvent, lorsque les choses atteignent un certain stade, les gens se rendent compte que cette main est là. À ce moment-là, l’économie et le fonctionnement de la société peuvent déjà avoir développé des problèmes importants. » (p.115)
6. La science et la technologie pour gouverner les peuples
« Les États-Unis sont un pays où tout le monde vénère l’individualisme, où l’individualisme règne en maître et où aucun pouvoir n’a le droit de s’y immiscer. » (p.135)
« Les personnes issues d’autres milieux culturels ayant passé du temps avec des Américains peuvent trouver cet individualisme à la fois évident et parfois difficile à accepter. » (p.135)
« Il y a là un paradoxe : le bon fonctionnement de la société, en particulier des grandes sociétés, nécessite une bonne collaboration et une action conjointe de ses membres. Or les valeurs que les gens poursuivent [aux États-Unis] sont la primauté de l’individu et la primauté du domaine privé. » (p.135)
« Il existe diverses forces qui coordonnent cette horloge : la coordination des systèmes politiques, la coordination des lois, la coordination des enjeux, la coordination de l’argent, et ainsi de suite. Parmi toutes ces formes de coordination, il existe une force qui ne peut être ignorée : la science et la technologie. » (p.135)
« Le développement de la science et de la technologie se fait dans deux directions : d’une part, le niveau élevé de développement scientifique et technologique nécessite une division du travail plus fine, de sorte que chaque personne ait sa propre tâche clairement définie, ce qui garantit techniquement la valeur de l’individualisme. » (p.135)
« Ce développement de la science et de la technologie a, d’une manière générale, rehaussé le statut de l’individu, accru sa conscience de soi et renforcé son sens des responsabilités. Chaque individu a trouvé une place bien définie dans la grande machine qu’est la société […] Cela a non seulement une signification économique, mais aussi politique. » (p.136).
« Le développement de la science et de la technologie nécessite également une organisation rigoureuse. D’une part, il s’agit de transformer la science et la technologie en petits maillons afin qu’ils puissent être exploités ; d’autre part, ces maillons doivent finalement être reliés pour former un tout […] Ce processus limite la notion de suprématie individualiste. » (p.136)
« La société humaine actuelle présente un phénomène paradoxal particulier : il est cent fois plus difficile de faire respecter des ordres politiques et juridiques à la population que des instructions technologiques. Tout le monde étudie attentivement les précautions à prendre avant d’ingérer un médicament ; mais beaucoup moins de gens écoutent les recommandations des politiciens lorsqu’il s’agit d’abolir la discrimination raciale et de respecter leurs volontés. » (p.136)
« Le degré d’organisation est généralement plus élevé dans les sociétés à fort développement technologique tandis qu’il tend à être moins organisé et moins rationalisé dans les régions à faible technologie ou moins développées sur le plan technologique. Une grande partie de la fonction d’organisation de la société américaine est assurée par les grandes entreprises et les sociétés qui mettent en œuvre la logique de la science et de la technologie. » (p.136)
« La technologie comme outil de gouvernance de la population est un résultat tout à fait inattendu — les graines en ont été semées comme par accident. Alors que les premiers défenseurs de l’utilisation de la technologie ne se rendaient pas explicitement compte qu’elle deviendrait un moyen de gérer les personnes, aujourd’hui, l’application de la technologie est devenue l’un des moyens les plus puissants de la société pour les contrôler. » (p.138)
« Le développement technologique a fragmenté la société en minuscules sphères interconnectées, une pour chaque individu. Pour entrer dans un domaine, il faut des compétences particulières, et le système éducatif tourne essentiellement autour de cet objectif. Ainsi, l’éducation est à nouveau intégrée dans ce processus de gouvernance. L’éducation s’inspire et développe constamment l’énergie de la gouvernance technologique et la culture de la gouvernance technologique. » (p.138)
La société humaine actuelle présente un phénomène paradoxal particulier : il est cent fois plus difficile de faire respecter des ordres politiques et juridiques à la population que des instructions technologiques.
Wang Huning
CHAPITRE VI : Une campagne incomplète
7. Qui est responsable ? (p.194-197)
« Les relations personnelles sont essentielles. Sans une bonne gestion de celles-ci, aucun candidat n’a de chance de remporter l’élection. La stratégie de campagne est également très importante ; sans une stratégie de campagne efficace, il est impossible de gagner, et chaque étape et chaque relation peuvent être décisives. La personnalité et les capacités des candidats jouent également un rôle central dans les élections, et de nombreux électeurs ne réfléchissent pas trop aux questions politiques complexes. Ils évaluent les candidats sur la base de leur intuition seule. De ce fait, l’élection est une véritable bataille au sein des primaires des deux partis, puis entre les candidats respectifs des deux partis, et doit être menée jusqu’au bout. » (p.197)
CHAPITRE VII : La pyramide politique
1. Capitol Hill (p.198-202)
« Les nombreuses chaises dans le couloir offrent de meilleures conditions aux lobbyistes, ce qui est peut-être l’aspect le plus incompréhensible de la culture politique américaine. La politique est une question très sérieuse d’intérêt public, et les lobbyistes défendent toujours des intérêts particuliers, ce qui est un peu ‘à l’abri des regards’. Mais aux États-Unis, ce type d’activité est ouvert et légal. Et le gouvernement a mis en place un lieu confortable au Capitole pour fournir des services. Il y a ici un certain esprit d’entreprise, ou esprit commercial. Il est légitime pour les entreprises de faire des affaires dans leur propre intérêt et de pouvoir négocier ouvertement. » (p.199)
« C’est un phénomène étrange dans la politique américaine : voilà un organe législatif suprême — mais qui n’exige pas que tout le monde soit assis bien droit. Les gens sont pragmatiques à ce sujet : ce qui importe, c’est qu’il puisse légiférer, pas la manière dont il légifère. Il en va de même pour chaque membre : ce qui importe, c’est que j’ai un vrai droit de vote, pas que je sois assis là ou non. » (p.200)
« Les Américains n’ont pas peur de se vanter. J’ai entendu dire depuis longtemps que les législateurs reçoivent une quantité impressionnante de courriers — et y répondent. Cette méthode est gratuite, les législateurs peuvent donc en envoyer en masse pour rester en contact. » (p.201).
« Un autre point qui mérite d’être mentionné est la relation entre les universitaires et le Congrès. Les membres du Congrès ont généralement des assistants ou des conseillers qui leur permettent d’exprimer leur opinion sur des questions spécifiques. Les assistants sont généralement de jeunes étudiants, issus par exemple des départements de sciences politiques et de droit d’universités. » (p.201)
« Ce mariage entre le monde universitaire et la politique reflète un esprit de pragmatisme. […] En effet, d’une part, cela peut rendre les questions politiques plus scientifiques ; d’autre part, cela renforce la perception psychologique du public à l’égard d’une politique grâce à l’implication d’experts. » (p.202)
« L’esprit de la politique américaine a quelque chose à voir avec son esprit d’entreprise : au fond, il consiste à prendre les produits qui fonctionnent le mieux sur le marché. […] Ce qui reste à la fin, c’est la politique de la résolution des contradictions, de la résolution des problèmes. » (p.202)
CHAPITRE VIII : La « soft governance »
2. Les principes de l’usine (p.237-240)
« Les entreprises américaines sont disposées à ouvrir des succursales dans leur pays et à l’étranger chaque fois que cela est possible, et accordent une grande attention aux statistiques issues de ces activités. Les multinationales, elles aussi, se font souvent concurrence pour obtenir ces chiffres. En matière d’affaires, la mentalité américaine ne se concentre pas seulement sur le profit, mais aussi sur la renommée. Dépenser de l’argent pour acquérir une renommée est une chose populaire parmi les Américains, et cette mentalité régit une grande partie de leur comportement. » (p.237-238)
« Aux États-Unis, les promotions sont rapides — mais pas aux postes managériaux. Cela garantit que la personne promue au poste de manager possède une expérience et un talent en matière de gestion, tout en connaissant l’entreprise. Pour former un bon manager, un diplôme et de l’expérience sont indispensables. » (p.238)
« Le développement de la science et de la technologie a rendu insignifiant le processus de réglementation de la production, comme ne pas être en retard, ne pas finir tôt, atteindre le nombre de produits, garantir la qualité, etc. Nous appellerons ces réglementations des réglementations strictes, c’est-à-dire les réglementations utilisées pour réguler le processus de production. Dans une société où la production n’est pas développée, c’est essentiel. » p.240
« Les réglementations souples harmonisent quant à elles l’état mental et psychologique des personnes. Chaque partie de la chaîne de montage automatisée doit être respectée par chaque travailleur. La charge de travail des travailleurs est énorme. C’est ce que nous appelons la ‘coercition déshumanisante’. » (p.240).
« Le développement du capitalisme en est arrivé à utiliser la technologie pour résoudre les conflits qui peuvent surgir entre les travailleurs et la direction au sujet de la technologie. C’est une condition nécessaire à la fois pour apaiser les conflits sociaux et pour développer les affaires. En d’autres termes, le processus non démocratique des entreprises américaines a été technologisé et automatisé. » (p.240)
CHAPITRE IX : La reproduction du système
7. La fournaise de la technologie
« La question de savoir si une nation, dans son ensemble, aura une ‘réaction au stress de la modernisation’ au cours du processus de modernisation, quelles en seront les conséquences et comment éliminer la ‘réaction au stress de la modernisation’ d’une nation est un problème auquel sont confrontés les pays en développement. » (p.280)
« Le musée [des sciences et de l’industrie] est l’une des attractions touristiques les plus prisées de Chicago, avec environ quatre millions de visiteurs chaque année. Le pavillon compte soixante-quinze salles d’exposition et plus de 2 000 séries d’expositions à travers lesquelles il présente de manière systématique les principes scientifiques, les avancées technologiques et les applications industrielles à ses visiteurs. » (p.280)
« La société se concentre beaucoup sur le développement de la science et de la technologie nécessaires au développement et au progrès de la société dans son ensemble. Pour parvenir au développement et au progrès sociaux, la première chose à faire est de permettre à la jeune génération de grandir en bonne santé. » (p.282)
« Les États-Unis offrent de bonnes conditions d’apprentissage pour les jeunes, faisant d’eux un ‘paradis des enfants’. […] Cela diffère d’autres cultures qui se concentrent sur les étapes intermédiaires et avancées de la vie. » (p.282)
« Le Musée des sciences et de l’industrie est un exemple de la façon dont les États-Unis comprennent parfaitement comment dépenser leur argent pour tirer le meilleur parti de l’enseignement scientifique. » [Il est gratuit, tout comme l’enseignement secondaire avant le lycée.] (p.282)
« Dans certaines sociétés non marchandes, les activités tendent déjà à être évaluées selon des normes de rentabilité, tandis que dans une société typiquement marchande comme les États-Unis, des efforts sont faits pour maintenir certains domaines ayant des fonctions éducatives de base non marchandisées, non seulement par choix, mais aussi en tant que politique nécessaire dans une économie marchande, sous peine de voir ces activités évincées, un point qui mérite d’être souligné pour une société qui s’oriente vers une économie marchande. » (p.283)
« Le progrès de la société nécessite l’innovation de la nouvelle génération ; l’innovation de la nouvelle génération nécessite sa pleine compréhension des progrès accomplis, et ce n’est qu’alors qu’elle pourra s’appuyer sur ces fondations. » (p.283)
« Tous les accomplissements de modernisation de la société devraient être ouverts à tous afin que la société devienne un grand creuset de science et de technologie, faisant fondre cet esprit de modernisation. Dans une société qui garde ses accomplissements sous clef, c’est l’esprit humain qui est finalement enfermé. » (p.283)
Dans la vie politique, les croyances sont plus importantes que les institutions.
Wang Huning
CHAPITRE X : L’intelligence active
1. Usine à idées (p.284-287)
« Tout au long du développement de la société moderne, les think tanks ont joué un rôle important en contribuant à façonner l’évolution de la société. Cela conduit à penser que le réservoir d’idées revêt une importance capitale pour la société, en particulier en termes de transmission sociale et d’innovation. » (p.284)
« Aux États-Unis, on assiste à une ‘explosion’ des think tanks ; en 1988, l’annuaire téléphonique de Washington D.C. répertoriait 124 ‘instituts’, sans compter quelques-uns parmi les plus connus qui n’y figuraient pas. » (p.285)
« D’une manière générale, le rôle d’un groupe de réflexion est (1) d’être une source d’idées politiques. […] (2) Une source et un évaluateur de propositions politiques […] (3) Des évaluateurs de programmes gouvernementaux […] (4) Une source de personnel. » (p.285-286)
« Les think tanks, intentionnellement ou non, agissent comme une sorte de ‘médecin social’. Ils recherchent et identifient en permanence les problèmes de la société et proposent des solutions, ce qui est une condition indispensable à leur survie et à leur financement. […] Lorsque leurs conclusions sont traduites en politiques gouvernementales, ils contribuent à l’amélioration sociale. La plupart des think tanks ont peut-être pour objectif clair de maintenir les systèmes politiques existants, mais leurs actions ont précisément cet effet. » (p.287)
2. La Brookings Institution (p.287-291)
« Pour qu’une politique soit efficace, elle doit être comprise. À cet égard, les orateurs américains sont abordables et, comme dans le monde des affaires, fournissent les explications les plus détaillées. » (p.290)
« Le développement d’une banque d’idées n’était pas perçu par l’historien français du XIXe siècle, Tocqueville, célèbre pour son étude de la politique américaine. Et pour comprendre la politique de la société américaine d’aujourd’hui, il faut reconnaître cela. L’esprit commercial s’intéresse avant tout à la comparaison des biens entre eux. Il en va de même pour le vivier d’idées, qui sont également en concurrence les unes avec les autres. » (p.291)
« Bien que les conclusions d’un groupe de réflexion comme la Brookings Institution soient parfois violemment opposées aux politiques actuelles, elles constituent généralement un stabilisateur du système. » (p.291)
3. Le Carter Center (p.291)
« Chaque société devrait trouver des moyens de transmettre ses valeurs dominantes. » (p.293)
« La fonction fondamentale d’une bibliothèque ou d’un « centre présidentiel » n’est pas de conserver les archives — ce qui a bien sûr un rôle sous-estimé pour les générations futures et l’histoire — mais de diffuser des valeurs et des croyances. Les gens viennent visiter le centre en masse. Les États-Unis ont mobilisé divers moyens pour offrir une sorte d’‘éducation politique’. ». (p.293)
« Je pense que les Américains se concentrent davantage sur la défense et la diffusion des croyances que sur la défense d’institutions politiques spécifiques. La Constitution perdure parce qu’elle est l’expression des valeurs et des croyances américaines. Sur le plan institutionnel, cette Constitution n’est pas parfaite. Dans la vie politique, les croyances sont plus importantes que les institutions, car celles-ci sont abstraites et doivent être incarnées par des personnes. Toute institution qui ne se manifeste pas automatiquement dans l’esprit des personnes qui l’incarnent est faible. » (p.294)
6. Réservoir de connaissances (p.302-306)
« Le développement d’une société est indissociable de la diffusion des connaissances, en particulier des connaissances avancées. Pour résumer le processus de développement historique de l’humanité, l’émergence de nouvelles connaissances et d’une nouvelle sagesse ne rime souvent pas avec le progrès social : seule la large diffusion de ces nouvelles connaissances et de cette nouvelle sagesse est un progrès social. Sans processus de diffusion, les nouvelles connaissances et la nouvelle sagesse ne deviendront pas une force puissante pour promouvoir le progrès social. » (p.302)
« Le système des bibliothèques universitaires joue un rôle de premier plan dans la diffusion des connaissances et des idées dans la société actuelle […] Bien sûr, une seule bibliothèque universitaire ne peut y parvenir seule — mais les bibliothèques universitaires coopèrent étroitement entre elles et mettent en œuvre cette coopération grâce aux sciences et technologies modernes. Les bibliothèques stockent la manne du savoir et ne la laissent pas s’échapper. Tous ceux qui ont soif de connaissances peuvent s’y rendre et se nourrir de cette manne. » (p.303).
« La fonction d’une bibliothèque n’est pas seulement de prêter des livres aux lecteurs mais aussi de collecter des connaissances compilées et de devenir un réservoir de connaissances. » (p.303).
« Le progrès d’une société réside dans la capacité de chaque individu à recevoir et à maîtriser les connaissances accumulées et créées par cette société. Pour atteindre cet objectif dans toute la mesure du possible, il est nécessaire de rendre les connaissances et les idées, qu’elles soient l’héritage de l’histoire ou la création du présent, facilement et rapidement accessibles à tous. Les bibliothèques de tous types — pas seulement les bibliothèques universitaires — sont ouvertes et accessibles à tous. » (p.304).
« Une ouverture maximale est une condition préalable à l’efficacité optimale de la bibliothèque. Sans cette condition, le réservoir deviendra un bassin d’eau stagnante et ne sera pas efficace sur le plan social. » (p.304)
« Le réservoir de connaissances joue non seulement le rôle de diffusion des connaissances, de nourriture cérébrale, mais aussi celui de transmission intergénérationnelle des connaissances. » (p.305)
« La gestion de toute société relève, dans une large mesure, de la gestion des connaissances. La gestion politique, la gestion administrative, la gestion économique et la gestion technique sont toutes, en fin de compte, des formes de gestion humaine […] La première chose qui domine le comportement humain est l’esprit humain, un ensemble de cultures et de concepts établis que les gens acceptent, et les créations que les gens réalisent sur cette base. Tous les progrès et conflits sociaux découlent en fait de la gestion des connaissances. » (p.305)
« Les connaissances déterminent le niveau de développement politique. Dans un certain sens, la structure des connaissances peut conduire au progrès politique ou au déclin politique. » (p.305)
« La société américaine utilise une approche décentralisée pour gérer les connaissances. Naturellement, la gestion des connaissances ne peut jamais être complètement dépolitisée. Mais la gestion des connaissances dans la société est, dans une bien plus large mesure, détachée du système administratif. » (p.305).
Alors que les premiers défenseurs de l’utilisation de la technologie ne se rendaient pas explicitement compte qu’elle deviendrait un moyen de gérer les personnes, aujourd’hui, l’application de la technologie est devenue l’un des moyens les plus puissants de la société pour les contrôler.
Wang Huning
7. Bibliothèque municipale (p.306)
« Dans les pays en développement, les gens affluent vers les grandes villes. Une petite ville de 50 000 à 60 000 habitants ne pourra jamais retenir les talents. Mais l’université de l’Iowa compte de nombreux professeurs de mathématiques renommés qui apprécient également la façon dont on vit là-bas et ne souhaitent pas déménager. Outre les préférences psychologiques des individus, les conditions de vie constituent un autre facteur important. L’environnement des activités sociales dans les petites villes n’est pas fondamentalement différent de celui des grandes villes. » (p.306)
« Dans la plupart des petites villes, les gens ne se sentent pas particulièrement en retard et peuvent profiter de tous les avantages de la modernité. C’est un aspect important de la stabilité sociale. » (p.308)
« Le déséquilibre dans le développement politique et économique peut entraîner une concurrence entre les régions pour les ressources, des difficultés de gestion dues aux mouvements de population, des difficultés de développement global dues à la concentration excessive des talents dans les grandes villes, etc. » (p.308)
« Iowa City, une petite ville, compte plusieurs grandes zones commerciales. On y trouve tout ce qui est disponible dans les magasins de New York ou de Washington. Personne ne voudrait se rendre à New York ou à Chicago pour acheter quoi que ce soit. […] Le logement, les services publics et le secteur tertiaire sont tous assez bien développés ici. Vivre ici n’est pas gênant. Par conséquent, à l’exception des jeunes qui ont l’intention de partir pour gagner leur vie, la majorité des gens sont émotionnellement stables. » (p.308)
« Chaque petite ville est généralement reliée au réseau routier national, qui permet d’accéder à n’importe quelle partie du pays. Cela facilite les investissements des entreprises privées dans différentes régions du pays […] Cela montre où les investissements publics sont les plus importants. » (p.309)
« [Un autre facteur important] est l’énorme cadence de production. Sans une productivité élevée pour la soutenir, il n’y aurait pas un afflux suffisant de marchandises. Naturellement, une autre condition aux États-Unis a été créée par le statut mondial du dollar : les produits de tous les pays ont afflué vers le marché américain. Le développement des hautes technologies a également créé les conditions d’un marché en plein essor : l’exportation de hautes technologies et l’importation d’un grand nombre de biens ménagers sophistiqués. » (p.309)
« Le développement de la société américaine actuelle est également un processus graduel, qui s’est formé après de nombreuses années d’accumulation. Le système de gouvernance des petites villes est généralement basé sur des élections populaires. Chaque administration doit accomplir certaines tâches afin d’être réélue ou d’acquérir une bonne réputation. C’est ainsi que les villes et le développement social se construisent par un processus cumulatif. » (p.309)
« La modernisation de la société américaine ne repose pas sur les grandes villes comme New York, mais sur des milliers de petites villes. Les grandes villes ne sont que la partie émergée de l’iceberg. » (p.309)
CHAPITRE XI : Les prémices de la crise
1. Le concept de famille (p.310-314)
« Le développement de la vie conjugale américaine jusqu’à ce stade est le résultat d’une société qui a longtemps prôné l’individualisme. Les Américains ont été formés de cette manière depuis leur enfance et considèrent cette valeur comme plus importante que toute autre. D’un autre côté, à la suite de cette éducation à long terme, ils sont devenus moins habiles dans les relations interpersonnelles et vivent chacun de leur côté. Je pense personnellement que cela pose un problème pour l’avenir de la société américaine. Le mariage ne brise pas la forteresse qui est construite dans le cœur de chacun — en particulier chez les jeunes couples. » (p.310)
« Les très jeunes enfants, âgés de moins d’un an, ont généralement droit à une chambre séparée. Le concept sous-jacent, chez les Américains, est que cela permet à l’enfant d’apprendre à avoir un domaine privé ; d’un autre côté, cela permet également de protéger le domaine privé des parents. C’est le début de l’apprentissage de l’indépendance pour les enfants. L’indépendance et l’individualisme sont des valeurs très importantes pour les Américains. Les parents inculquent cela à leurs enfants tout en se protégeant eux-mêmes. Ils ne veulent pas perdre ces deux choses à cause de la naissance d’un enfant. » (p.310)
Les enfants commencent à gagner de l’argent dès leur plus jeune âge et les parents leur en donnent. Beaucoup de très jeunes enfants ont un compte bancaire. Les enfants âgés de 9 à 10 ans peuvent distribuer des journaux à leurs voisins, et ceux âgés de 13 à 18 ans peuvent garder leurs enfants. La société américaine est une société de l’argent, et les parents savent que pour que leurs enfants acquièrent leur indépendance, ils doivent les forcer à apprendre à gérer leur argent. (p.311)
« Les jeunes qui entrent dans la société [à l’âge de 18 ou 21 ans] ont l’impression d’entrer sur un champ de bataille, ils n’ont d’autre choix que de bien gagner leur vie. Cette pression les empêche également de s’occuper de leurs parents. Je connais des gens qui aiment leurs parents, mais qui n’ont pas le temps de leur rendre souvent visite. Je connais également beaucoup de gens qui sont indifférents aux personnes âgées. » (p.311)
« Les jeunes ont généralement des petits amis ou des petites amies au lycée, et le concept de sexualité est envisagé d’une manière ouverte aux États-Unis. Les parents n’ont aucune objection à ce que leurs enfants aient des amis du sexe opposé à l’âge de quinze ou seize ans. » (p.312)
« Les attitudes envers les enfants découlent de diverses raisons, et je pense en réalité que beaucoup de gens aiment beaucoup leurs enfants. Cependant, la famille américaine moyenne doit laisser ses enfants devenir indépendants tôt et n’a pas les moyens de subvenir à leurs besoins, elle est donc incapable de les aimer. À leur tour, les enfants aiment leurs parents, mais les parents ne peuvent pas compter sur leurs enfants pour leur vieillesse, et les enfants n’en ont pas les moyens, donc les enfants ne peuvent pas non plus aimer. Cette relation a des conséquences profondes pour la société. Les parents doivent compter sur la sécurité sociale ou le système d’aide sociale pour leur vieillesse, mais pas sur leurs enfants. Les personnes âgées doivent se construire une vie à elles. » (p.312)
« Un de mes amis m’a dit qu’outre les facteurs culturels, les conditions matérielles sont également importantes. Élever des enfants pour être aidé dans ses vieux jours est un produit de la civilisation agricole ; cela est voué à disparaître sous l’impact de la civilisation industrielle. » (p.312)
« Le gouvernement supporte un lourd fardeau en raison de la fragmentation de la famille, de l’éducation des enfants aux questions liées aux personnes âgées. Avec la fragmentation croissante de l’organisation familiale, ce fardeau risque de devenir de plus en plus lourd. Tout ce que le gouvernement peut fournir, ce sont les conditions matérielles ; qui va régler les problèmes émotionnels ? La fragmentation de la famille a privé la société de nombreux sentiments humains, nuisant également à l’harmonie sociale. » (p.313)
« Les opinions sur ce qu’est la cellule sociale de base — la famille ou l’individu —, de même que les opinions sur la façon dont doit se former une famille, sont différentes selon les cultures. La société américaine considère encore aujourd’hui la famille comme l’unité de base de la société. Mais dans les faits, la famille est en train d’être vidée de sa substance, tandis que la société n’a pas encore développé un mécanisme de régulation complet qui ferait de l’individu la cellule sociale de base. » (p.313)
La famille américaine moyenne doit laisser ses enfants devenir indépendants tôt et n’a pas les moyens de subvenir à leurs besoins — elle est donc incapable de les aimer.
Wang Huning
2. Une génération ignorante ? (314-317)
« La crise de l’éducation de la jeune génération est devenue un problème social préoccupant. L’enseignement universitaire est d’un niveau considérable. La raison principale en est qu’il existe un large éventail d’universités accessibles aux jeunes et que les talents sont sélectionnés dans les universités, et non avant. Mais l’enseignement secondaire est préoccupant, et le niveau de l’enseignement au lycée est étonnamment médiocre. » (p.314)
« Les connaissances de base des lycéens sont très limitées. En ce qui concerne les connaissances sur leur propre pays, 81 % savent que la participation de l’armée américaine à la Seconde Guerre mondiale a commencé avec Pearl Harbor, seulement 64 % savent que le gouvernement était divisé en trois pouvoirs (législatif, judiciaire et exécutif) et qu’il existe un système de contrôle et d’équilibre entre eux, et seulement 42 % connaissent la doctrine Monroe. Seuls 20 % savent que la Cour suprême a jugé inconstitutionnelle la ségrégation entre Noirs et Blancs. » (p.314)
« En termes de connaissances sur le monde, les lycéens ont encore plus de problèmes. La plupart ne connaissent pas les dirigeants politiques internationaux, mais connaissent bien les chanteurs populaires comme Michael Jackson et Madonna ; seuls 25 % connaissent le livre d’Orwell 1984. En mathématiques également, il est étonnant que seulement 60 % des gens sachent ce que représente 87 % de 10. » (p.314).
« Sur la base des statistiques de 1980, les responsables de l’Illinois ont estimé qu’environ 2 millions de personnes dans l’État pouvaient être considérées comme pratiquement analphabètes. Ce chiffre est estimé à 750 000 pour la ville de Chicago. À l’échelle des États-Unis, l’ampleur du problème n’est pas difficile à imaginer. Si le système éducatif ne forme pas de personnes qualifiées, le développement futur des États-Unis sera très difficile, et l’une des principales raisons du succès économique du Japon après la guerre était la rigueur de son système éducatif. » (p.315).
« Outre l’éducation intellectuelle, de graves problèmes existent dans le domaine de l’éthique et des valeurs. La situation des jeunes à cet égard est préoccupante. Le facteur clef est la perte de foi et d’éthique chez la jeune génération. Les conservateurs sont dégoûtés par cette situation. » (p.315).
« Dans une économie fondée sur l’échange de biens, le pouvoir de l’argent est irrésistible. Sans une force pour le guider, les gens seront à la recherche du profit. Cela finira par entraîner de graves problèmes sociaux. De nombreux pays en développement se trouvent également dans cette situation difficile. Pour développer l’économie, nous devons d’abord mobiliser le mécanisme de l’argent afin de guider l’énergie des gens. Lorsque l’économie s’est développée, le besoin en technologie de pointe s’est fait sentir, mais il s’est avéré difficile de trouver les talents nécessaires, car le pouvoir de l’argent tend à pousser les gens à rechercher des emplois simples pour en gagner, plutôt que des emplois complexes. C’est une leçon dont les pays en développement doivent tirer parti. » (p.316)
« Le problème dans les pays en développement n’est pas tant la quantité de sagesse ou d’argent, en termes absolus, mais la manière dont les deux sont combinés. » (p.317)
3. Les adolescents errants (p.317-320)
« Le développement de l’individualisme suscite des inquiétudes quant à savoir qui prendra au sérieux les responsabilités familiales. Un problème fréquent pour les jeunes couples est de savoir comment se charger des responsabilités familiales. Dans les petites et moyennes villes, dans les familles à la campagne, je pense que le concept de famille est encore relativement fort. Les personnes ayant fait des études supérieures ont également une vision plus claire des responsabilités familiales. Bien que le mécanisme social américain indique clairement que les enfants ne sont pas dépendants, les parents responsables continuent de faire leur part pour élever leurs enfants jusqu’à l’âge adulte. Cependant, le concept d’individualisme et de sphère privée est si profondément ancré qu’il pèse également sur les relations familiales. Je pense que cet esprit familial — individualisme et sphère privée — rend les relations familiales plus difficiles à ajuster, et qu’il y a plus de tensions au sein de la famille. » (p.317).
« Le concept ‘d’adolescents errants’ est une notion singapourienne. Les problèmes familiaux touchent d’abord la génération des adolescents, et les conflits familiaux conduisent à des fugues d’adolescents, ce qui en fait un problème majeur dans la société. La raison pour laquelle je pense que cette question est importante est que la jeunesse est l’avenir d’une société. Si vous perdez une génération de jeunes, vous perdez l’avenir. » (p.318)
« Le nombre de délinquants juvéniles aux États-Unis était estimé à 1 million en 1975, ce qui est un chiffre conservateur. En 1973, les autorités policières ont appréhendé 265 000 fugueurs juvéniles. Les fugueurs sont des enfants et des adolescents qui ont quitté leur domicile sans le consentement de leurs parents. Les plus jeunes avaient environ 10 ans. » (p.318)
« La plupart des cas ont trait à des tensions familiales, quelle qu’en soit la cause. Bien sûr, certains enfants s’enfuient parce que leurs parents ne leur achètent pas de chaîne hi-fi. Mais la raison profonde réside dans l’incapacité de nombreuses familles à atteindre une véritable harmonie intérieure. » (p.319)
« D’une part, on observe une tendance à l’affaiblissement de la fonction sociale de la famille. La famille est un lieu important pour éduquer la jeune génération et traiter une partie des conflits dans la société. En raison de l’évolution des relations familiales, un grand nombre de problèmes liés à la jeunesse se posent à la société. Le gouvernement dépense chaque année des dizaines de millions de dollars rien que pour les adolescents errants. En conséquence, le gouvernement a créé des organisations et des structures telles que des refuges pour adolescents errants. Cela a en fait augmenté les dépenses publiques, la pression sur la société et les tensions interpersonnelles. » (p.320)
« Ayant grandi dans cet environnement depuis leur plus jeune âge, [les adolescents] peuvent-ils avoir la structure psychologique nécessaire au développement sain d’une société ? Le chemin que les adolescents doivent emprunter, sans être contraignant, ne doit pas être laissé au hasard. Un si grand nombre d’adolescents vivant dans une telle atmosphère est de mauvais augure pour une société. De fait, un grand nombre d’adolescents errants sont impliqués dans des actes criminels ou deviennent la cible de crimes et perdent leurs chances de recevoir une bonne éducation. » (p.320)
« Le développement d’une société dépend bien sûr des institutions politiques, des affaires économiques et financières, de la science et de la technologie, ainsi que de la culture, mais aussi de l’organisation fondamentale qu’est la famille. La question est de savoir comment concilier l’esprit social en évolution avec la famille. Et cela détermine l’ampleur de la coordination sociopolitique. » (p.320)
4. Des États-Unis non toxiques
« La drogue est devenue un problème insurmontable dans la société américaine. L’administration Reagan a récemment lancé une offensive musclée contre le trafic de drogue, mais il est difficile de dire quelle sera son efficacité. Les groupes criminels se sont organisés autour du commerce de la drogue et utilisent toutes les astuces possibles pour contourner les organisations gouvernementales de lutte contre la drogue. Les drogues entrent aux États-Unis par divers canaux. » (p.321)
« La prolifération des drogues affecte en premier lieu la santé physique et mentale des jeunes. La consommation chez les adolescents est exceptionnellement élevée. […] Les tentacules des organisations de trafiquants de drogue s’étendent depuis longtemps à tous les recoins de la société, en particulier aux endroits où les jeunes sont concentrés. La situation est peut-être meilleure dans les petites villes, mais elle est encore pire dans les grandes villes. » (p.321)
« Bien sûr, la toxicomanie ne se limite pas aux adolescents ; il y a beaucoup de toxicomanes parmi les adultes. Le problème est que ces personnes sont dépendantes à la drogue depuis leur adolescence. La toxicomanie peut avoir de graves conséquences, principalement sur le plan physique et mental. Elle peut rendre une personne dépressive, faible, anxieuse et finalement détruire son état mental normal, voire parfois entraîner la mort. » (p.323)
« Il existe également différents points de vue sur l’abus de drogues […] Les armes et les objets tranchants sont plus dangereux, mais personne ne les interdit. C’est un droit d’en avoir. On ne peut donc pas refuser aux adultes le droit de posséder et de consommer des drogues, même si la plupart des gens n’en consomment pas. Il s’agit là d’une notion à contre-courant, dont on fait fréquemment usage. Cette idée n’est pas dominante actuellement. Le courant dominant préconise une action gouvernementale efficace contre le trafic et la consommation de drogues. Cela dit, on ne peut pas affirmer que cet argument pour l’utilisation de drogues n’est pas valable. » (p.323).
« Les Américains croient au droit de chaque individu à déterminer son propre destin, un droit à la liberté personnelle qui ne peut être retiré. Ce droit a évolué progressivement après la Seconde Guerre mondiale […] Vient maintenant le droit de consommer des drogues, et les Américains ne peuvent l’accepter. Car l’accepter signifierait la chute de la nation ou d’une partie importante de la nation. Il est trop tôt pour dire s’il existe une base philosophique solide dans le système américain pour soutenir cette initiative anti-drogue — mais la base philosophique opposée existe. » (p.324)
5. La mafia (p.325-327)
« Dans la vie réelle, l’existence de la mafia devient un problème majeur aux États-Unis. Elle constitue une grande menace pour cette société d’abondance et le plus grand défi pour ce système social. » (p.325)
« Les organisations de trafic de drogue ne font pas que développer leurs forces, elles sont également bien équipées. Les agents des services de lutte contre le trafic de drogue sont souvent battus à mort parce qu’ils ne sont pas aussi bien armés que les organisations de trafic de drogue. Ces organisations sont équipées d’armes légères et lourdes, et lorsqu’elles ont des ennuis, elles se défendent farouchement. » (p.325)
« Ces personnes ne portent souvent pas de carte d’identité et ne vendent pas dans la rue. Elles sont ambitieuses et viennent dans un endroit principalement pour établir un réseau de vente et passer des commandes, comme si elles menaient une activité de commerce conventionnelle. » (p.326)
« Elles sont bien organisées et sans scrupules. Elles vendent de la drogue dans les rues et les ruelles et intimident les gens pour qu’ils ne se plaignent pas à la police. À Omaha, il existe un quartier résidentiel surnommé ‘Vietnam’ en raison des fréquentes fusillades et des effusions de sang. » (p.326)
« Ces organisations sont bien organisées, incroyablement dynamiques et dominent une grande partie de la société américaine. La Maison Blanche gouverne les États-Unis et les organisations mafieuses gouvernent également une grande partie de la société américaine — mais cette partie-là est obscure. » (p.327)
« L’existence d’organisations criminelles constitue un défi majeur pour le système. L’émergence du crime organisé est en soi révélatrice d’une vulnérabilité institutionnelle. Bien sûr, on ne peut pas dire qu’un système puisse complètement éviter la criminalité. Mais le développement de groupes criminels en une grande organisation nationale est vraiment quelque chose qui mérite réflexion. Il existe des lacunes dans le système à cet égard. Pour être clair : la lacune dont je parle ici fait uniquement référence à un échappatoire, un espace par lequel quelque chose peut se ménager un accès ; je ne serai pas plus spécifique à cet égard. » (p.238)
« D’une part, aux États-Unis, le concept de la justice revient à punir les coupables et à ne rien faire pour les innocents ; la loi est mise en place et ce n’est que lorsqu’elle est enfreinte qu’elle est appliquée. C’est peut-être là un principe important du système politique : le comportement de personne ne peut être criminalisé et interdit a priori ; il faut attendre de voir ce qui se passe. Cependant, des activités telles que le crime organisé ne peuvent plus être contrôlées et criminalisées lorsqu’elles deviennent trop nombreuses. La situation aux États-Unis en est un exemple typique. » (p.238)
« Deuxièmement, tout le monde a le droit de s’organiser. C’est également un principe fondamental du système politique. Les activités des partis politiques aux États-Unis sont le résultat de l’application de ce principe. Cependant, s’il est autorisé de s’associer, alors tout le monde peut le faire. La société ne peut punir que les individus qui commettent des crimes et est impuissante face à ces organisations. Celles-ci ont souvent des aspects à la fois légaux et illégaux, ce qui rend difficile pour ceux qui veulent les interdire d’atteindre leurs objectifs, pour plusieurs raisons. » (p.238)
« Toute société qui conçoit ses institutions se heurte à ce type de problèmes, où ce qu’elle veut interdire ne peut être interdit en raison des décisions qu’elle veut autoriser ; elle est aussi contrainte de céder ce qu’elle ne voulait accorder, comme une conséquence de ce qu’elle accorde par ailleurs. S’il y a jamais eu un problème avec le système américain, c’est bien à propos de cela : le système politique américain est très efficace quand il s’agit d’autoriser, mais il n’est pas très bon en termes d’interdictions et de prévention. Les Américains essaient d’empêcher beaucoup de choses, mais cela se retourne souvent contre eux — et plus ils essaient d’interdire une chose, plus ils finissent aux prises avec elle. » (p.328)
6. Le royaume des mendiants (p.329 à 332)
« Le village [Elmsford, pris ici par Wang comme un cas d’étude] compte au total 3 300 résidents permanents, mais 378 sans-abri. Ils vivent dans quatre motels. » (p.331)
« Le comté de Westchester a dépensé 54 millions de dollars pour les loger en 1988 et prévoit de dépenser 64 millions de dollars cette année. La concentration de sans-abri dans cette région a causé de l’anxiété chez les habitants, une baisse de la qualité de vie, une augmentation de la criminalité, une augmentation des bagarres et la crainte que leur paix d’antan ne soit brisée. Beaucoup de gens se préparent à partir ailleurs. C’est un laboratoire pour observer le type de problèmes sociaux et de conflits que le sans-abrisme peut entraîner. » (p.331)
« C’est un défi pour le système américain et l’esprit américain : d’un côté, les biens abondent, et de l’autre, un grand nombre de personnes vit dans le dénuement. » (p.331).
« Une redistribution des richesses de la société de manière à offrir une vie décente à tous les sans-abri pose problème car une telle redistribution est difficile à mettre en place dans le cadre de ce système et n’est pas compatible avec la nature du système. » (p.331)
« La culture américaine et l’esprit américain n’offrent pas non plus les conditions nécessaires pour résoudre ce problème. » (p.332)
« Un bon système politique et administratif n’est pas un système conçu pour être parfait dès le départ, mais qui est capable de se développer et d’évoluer en réponse aux problèmes qui ne cessent d’apparaître. Naturellement, la clef réside dans sa capacité à le faire et cette capacité doit être cohérente avec la logique interne du fonctionnement de ses systèmes. » (p.332)
7. Le « défi noir » (p.332-336)
« Par les termes ‘défi noir’, ou ‘tempête noire’, je fais référence à la question noire. Les problèmes sociaux et politiques causés par les Noirs sont devenus un casse-tête et un défi sérieux pour la société. Certaines personnes ont comparé la question noire au plus grand problème social, affirmant qu’elle finira par devenir un problème fatal. Aux États-Unis, on peut profondément ressentir qu’il y a une part de vérité dans cette affirmation. » (p.332)
« Le statut social des Noirs est inférieur, leur niveau culturel est également inférieur — et leur situation économique est bien pire. » (p.334)
« Les problèmes de la population noire ont constitué un cycle, une boucle difficile à démêler. Dans l’ensemble, les Noirs sont moins alphabétisés, économiquement défavorisés et n’ont aucun contrôle sur les naissances ; le système de protection sociale prévoit que les enfants reçoivent une aide gouvernementale. Les Noirs ont un taux de fécondité plus élevé que les Blancs. Les enfants noirs n’ont pas accès à un bon cadre de vie ni à une bonne éducation. Comme la génération précédente n’était pas bien éduquée et n’avait pas reçu certaines valeurs fondamentales, les enfants n’ont pas été éduqués et élevés d’une façon naturelle. Ayant grandi dans l’environnement des quartiers noirs, ils sont inconsciemment et psychologiquement déséquilibrés. Des générations de Noirs grandissent sans bonnes compétences ni bonne éducation, et sont donc incapables d’occuper des postes exigeants sur le plan technique. » (p.335)
« Le défi noir menace la société et le système. Jusqu’à présent, le système s’est montré faible ou impuissant face à ce problème. En raison de l’inaction, une vague anti-Noirs est en train de se former, autour d’un terme que les néoconservateurs appellent la « discrimination inversée ». L’apartheid appartient au passé, mais le défi noir prend de l’ampleur. L’époque du KKK est révolue, mais on ne peut pas dire que ces choses soient tout à fait dans le passé. Si la société ne parvient pas à trouver des moyens fondamentaux d’améliorer la situation des Noirs, elle risque de se retrouver confrontée à des actions anti-Noirs plus violentes. C’est une faiblesse humaine que, lorsqu’un problème ne peut être résolu, l’option la plus pratique consiste à s’y opposer fermement. » (p.336)
8. Situation des autochtones
« L’une des raisons importantes pour lesquelles les Indiens ont dû compter sur les Européens était le commerce. Le commerce a progressivement rendu des tribus autrefois autosuffisantes dépendantes du monde extérieur : ils dépendirent des produits fabriqués par les Européens, tels que le vin. Les Indiens ne pouvaient s’empêcher de travailler à la production de biens européens, pour en obtenir. Ils étaient liés par cette dette. » (p.338)
« L’attitude des Blancs envers les Indiens a toujours été plus étrange que leur traitement des Noirs ; ils s’y sont pris différemment. Après la Guerre civile, un amendement constitutionnel a affirmé les droits des Noirs […] L’amendement a affirmé que Blancs et Noirs avaient les mêmes droits, mais n’a pas inclus les Amérindiens. Pendant longtemps, les Indiens ne pouvaient pas témoigner devant les tribunaux, posséder des biens, voter ou quitter la réserve. Quant aux Noirs, les Blancs leur ont longtemps refusé l’accès aux fruits de la civilisation, et les écoles, les églises, les magasins, les restaurants et les lieux publics leur étaient fermés. En revanche, il en allait autrement pour les enfants indiens. La loi les obligeait à accepter le système blanc, et les enfants indiens étaient contraints d’aller à l’école. Il y avait des églises dans les réserves. Les Blancs voulaient que les Indiens acceptent le système et le mode de vie blancs, un peu comme l’on domestique des animaux sauvages.
Cette différence de traitement entre les Indiens et les Noirs s’expliquait par le fait que les Indiens étaient des autochtones et des propriétaires terriens, tandis que les Noirs étaient des étrangers. Bien qu’il y ait eu peu de différence entre les deux en termes de statut social, les Indiens étaient les vrais Américains, et le problème pour les Européens était de savoir comment amener les vrais Américains à ‘s’identifier à leur pays’. » (p.338)
« Il y a aujourd’hui environ 500 000 Indiens aux États-Unis. Leur situation n’est généralement pas comparable à la moyenne. L’alcoolisme est élevé en raison de la déception et du pessimisme. Le taux de suicide chez les jeunes Indiens est supérieur de 10 % à la moyenne. » (p.339)
En général, ce n’est que lorsque les gens s’intéressent au monde futur qu’ils parviennent à vraiment trouver la voie du développement et à se former une perspective large et étendue
Wang Huning
9. Crise spirituelle (p.339-344)
« L’idée principale d’Allan Bloom est que l’enseignement universitaire actuel ne permet plus à ses étudiants de saisir les valeurs traditionnelles qui ont fondé la société occidentale. Le développement de l’université à l’époque moderne s’oriente de plus en plus vers une sorte de relativisme culturel et d’ouverture spirituelle. Le relativisme culturel exige une ouverture spirituelle. Mais ce relativisme culturel implique implicitement qu’il n’existe aucune valeur absolue dans le monde et que tout est acceptable, ou bien tout est inacceptable. » (p.340)
« Le relativisme culturel a réussi à détruire l’idée occidentale du centrisme, mais a en même temps affaibli le statut de la culture occidentale. Dominée par cet esprit, l’éducation universitaire a produit des jeunes sans conception du passé et sans vision de l’avenir. Les universités chargées de dispenser l’enseignement supérieur ne transmettent pas la connaissance de la glorieuse histoire de la philosophie et de la littérature occidentales. » (p.340)
« La jeune génération a également perdu les qualités fondamentales nécessaires pour se réaliser pleinement, au sein de la société, en tant qu’être humain. Elle est façonnée par la société moderne, montre de nouvelles qualités sont compatibles avec le nouveau modèle social ; ces qualités impliquent en même temps une certaine crise. La jeune génération est devenue égocentrique, composée d’étudiants que l’on ne peut pas qualifier de mauvais, mais que l’on ne peut pas non plus qualifier de nobles et de sublimes. Le développement excessif de l’individualisme conduit inévitablement au déclin de la famille et à la croissance de l’égocentrisme. « (p.341)
« La révolution sexuelle et le féminisme ont posé des défis sans fin à la créativité humaine. La libération sexuelle était une rébellion contre la tradition puritaine, mais la conséquence immédiate de la libération sexuelle a été la conception du bonheur comme une relaxation charnelle et la reconnaissance que le désir charnel n’était pas quelque chose de dangereux […] En même temps, la jeune génération s’est atomisée : chacun est séparé des autres. Bloom les a appelés des solitaires sociaux. Le symbole le plus visible de cette séparation est le divorce. » (p.342)
« Bloom appelle cette tendance générale du développement le nihilisme. Le nihilisme est devenu le mode de vie américain, ce qui est un choc fatal pour le développement culturel et l’esprit américain. En conséquence de cette évolution, le système de valeurs américain est en déclin et l’ensemble du système démocratique subit un coup dur. » (p.342)
« Il n’existe aucun système de valeurs dans la société qui puisse servir de guide pour les décisions individuelles, et l’enseignement universitaire ne fournit pas un tel système. Il existe un lien très étroit entre les idées et le développement social, et lorsque les idées disparaissent, les institutions sociales et les modes de comportement guidés par ces idées disparaissent également. » (p.343)
« Il est indéniable que l’esprit américain est aujourd’hui confronté à de sérieux défis, et il est également indéniable que la jeune génération ignore les valeurs occidentales traditionnelles. Dans quelle mesure ce changement dans la sphère spirituelle affectera-t-il le développement et la gestion de la société ? L’existence et le fonctionnement de tout système social ne peuvent jamais être validés par la seule lettre de la loi ; il s’agit avant tout pour les individus de croire en ces valeurs fondamentales et d’être guidés par elles pour agir. » (p.343)
« Une société dépourvue de système de valeurs fondamentales rencontre les plus grandes difficultés en matière de coordination et de gestion politiques. Les gens sont souvent confrontés à un dilemme : d’une part, le progrès social nécessite un nouveau système de valeurs, brisant les chaînes de l’ancien ; d’autre part, l’harmonie sociale et la stabilité institutionnelle exigent le maintien de l’essentiel du système de valeurs d’une société. » (p.343)
10. L’Empire du Soleil
« L’Empire du Soleil forçait la main à l’Amérique. La puissance de l’économie japonaise impressionnait les Américains et, avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, [Ruth] Benedict, la célèbre anthropologue culturelle, écrivit un livre sensationnel intitulé Le Chrysanthème et le Sabre. Ce livre contient une analyse et une réflexion approfondies sur la culture japonaise, mais on ressent clairement l’arrière-pensée d’un peuple supérieur regardant un peuple inférieur ; c’est comme si on lisait la description par un zoologiste des habitudes des gorilles ou des singes dorés, de manière détaillée et précise, mais sans que les populations étudiées suscitent la moindre envie. Quelques décennies plus tard, un autre Américain a écrit un livre intitulé Japan as Number One. L’auteur est Ezra Vogel, professeur à Harvard. Ce livre n’est en aucun cas le fruit de l’expérience d’un zoologiste, et il est plein d’éloges et d’envie. Ce changement est assez spectaculaire. » (p.344-345)
« Les investissements japonais aux États-Unis ont considérablement augmenté. De nombreux produits japonais sont fabriqués sur le sol américain. L’ombre de l’Empire du Soleil se profile sur les États-Unis. » (p.345)
« Le défi lancé aux États-Unis par l’Empire du Soleil est sérieux. Bien qu’on ne puisse pas dire que le Japon ait remplacé les États-Unis, ni qu’il le fera dans un avenir proche, le katana agressif du Japon est directement pointé vers les États-Unis. Le Japon s’est en fait développé sous l’aile des États-Unis ; il a bénéficié de l’occupation américaine, de la guerre de Corée et de la guerre du Vietnam. Les contours du système japonais actuel sont également le fruit du travail des Américains. » (p.347)
« La culture japonaise favorise le collectivisme, tandis que la culture américaine favorise l’individualisme. » (p.347)
La culture japonaise met l’accent sur le dévouement personnel, tandis que la culture américaine met l’accent sur le plaisir personnel (p.347).
« La culture japonaise est une culture réglementaire, tandis que la culture américaine est une culture non interventionniste. » (p.348)
« Les Américains préféreraient peut-être subir des pertes économiques plutôt que de renoncer à leurs institutions. » (p.348)
Sources
- Cette intégration plus profonde de la Chine dans l’économie mondiale est symbolisée par son processus d’entrée dans l’Organisme Mondiale du Commerce qui commence au milieu des années 1990.
- Publié aux éditions Shanghai Arts Press, 1991.
- À titre purement informatif, la pagination reprend celle de l’édition anglaise.