« L’avenir peut — et doit — être construit ici » : l’appel de Mario Draghi pour une révolution technologique européenne

À l'École polytechnique de Milan, Mario Draghi a prononcé un discours en rupture avec l’esprit de défaite qui empoisonne les démocraties européennes.

Un diagnostic réaliste — à lire pour continuer à cultiver l'espérance.

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Le Grand Continent
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© Jeanne Accorsini

Ce lundi 1er décembre, à l’occasion de l’ouverture de l’année universitaire à l’École polytechnique de Milan, Mario Draghi a prononcé un discours essentiel.

Pour l’auteur du dernier rapport clef de l’Union, un spectre hante l’Europe : celui du décrochage technologique. Pour l’éviter, il faut se défaire des vieilles préventions : « pour des raisons historiques et culturelles, l’Europe a souvent adopté une approche prudente, fondée sur le principe de précaution. »

Bridant la recherche et l’innovation, le poids des régulations agit comme un principe d’inertie.

Cette approche ne pourrait que pénaliser le continent : avec elle, l’Union se prive du levier économique que pourrait être l’IA. 

Alors que seul 14 % des mesures du rapport Draghi ont été mises en oeuvre 1, l’ancien président du Conseil italien nous met en garde : « Une politique efficace dans des conditions d’incertitude exige de la flexibilité ; c’est là que l’Europe s’est enlisée. »

Pour éviter de sombrer dans la « lente agonie », il appelle les dirigeants du continent à prendre des risques.

Nous le traduisons.

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Pendant plus de deux siècles, l’amélioration du niveau de vie a été alimentée par des vagues successives de progrès technologiques. À la fin du XVIIIe siècle, les machines à vapeur ont propulsé la révolution industrielle britannique. Au XIXe siècle, l’électrification a profondément transformé l’industrie et la vie domestique. Au début du XXe siècle, le procédé Haber-Bosch a permis d’extraire des engrais de l’air, favorisant ainsi un boom démographique ; plus tard, le conteneur a révolutionné le commerce mondial en réduisant considérablement les coûts de transport.

Aujourd’hui, la technologie reste le principal moteur de la prospérité, mais deux nuances cruciales s’imposent. 

Premièrement, les économies avancées ne peuvent plus compter uniquement sur le travail ou le capital pour soutenir la croissance comme elles le faisaient autrefois, ce qui rend la technologie encore plus essentielle à la prospérité future.

Nos populations vieillissent et une grande partie des infrastructures physiques datent de plusieurs décennies. Comme l’a montré Robert Solow au milieu des années 1950, une fois ce stade de développement atteint, la croissance à long terme dépend dans une large mesure de la productivité, ce qui, dans la pratique, passe par la création de nouvelles technologies et la diffusion de nouvelles idées.

Une illusion séduisante voudrait que la croissance serait moins essentielle une fois atteint un niveau de développement élevé ; le déclin démographique permettrait une augmentation du bien-être même si l’économie stagne. Cela n’est pourtant pas vrai en général, et en particulier pour les pays qui traînent un niveau d’endettement élevé. Ce qui importe pour la viabilité de la dette, c’est la taille globale de l’économie. Si l’économie cesse de croître alors que les intérêts continuent de courir, le ratio dette/PIB commencera à augmenter, jusqu’à devenir insoutenable.

À ce stade, les gouvernements sont contraints de faire des choix douloureux entre leurs ambitions fondamentales : entre les retraites et la défense ; entre la préservation du modèle social et le financement de la transition écologique. De plus, la croissance est essentielle pour répondre aux nouveaux besoins sociaux, politiques, économiques et sécuritaires auxquels un État est constamment confronté.

Deuxièmement, le rythme même du changement technologique s’accélère.

La question reste ouverte de savoir si les innovations d’aujourd’hui égaleront le pouvoir de transformation de celles du passé ; mais ce qui détermine la rapidité de leur impact économique, c’est la vitesse à laquelle elles se diffusent dans la société — et sur ce plan, le monde est entré en territoire inconnu.

La révolution industrielle s’est déroulée sur huit décennies ; les économies du monde ont mis environ trente ans à s’électrifier. En revanche, ChatGPT a été lancé en novembre 2022 et, d’ici quelques années, les investissements mondiaux dans les infrastructures d’IA devraient atteindre plusieurs milliers de milliards de dollars.

L’IA n’est peut-être qu’un outil, mais ce qui la rend exceptionnelle, c’est sa capacité à se répandre dans l’économie beaucoup plus rapidement que les révolutions technologiques précédentes.

Ainsi, l’écart entre les pays qui embrassent l’innovation et ceux qui hésitent à le faire va se creuser considérablement et rapidement dans les années à venir.

C’est pourquoi l’Europe vit aujourd’hui un moment de vérité.

Au cours des vingt dernières années, nous sommes passés d’un continent qui accueillait les nouvelles technologies, réduisant ainsi l’écart avec les États-Unis, à un continent qui a progressivement érigé des barrières à l’innovation et à son adoption ; nous l’avons déjà constaté lors de la première phase de la révolution numérique, lorsque la croissance de la productivité européenne est tombée à environ la moitié du rythme américain, la quasi-totalité de cet écart provenant du secteur technologique.

Ce schéma se répète aujourd’hui avec la révolution de l’IA. L’année dernière, les États-Unis ont produit quarante grands modèles fondamentaux, la Chine quinze et l’Union européenne seulement trois. Le même schéma s’observe à propos de nombreuses autres technologies de pointe, de la biotechnologie aux matériaux avancés en passant par la fusion nucléaire, où de nombreuses innovations importantes et investissements privés ont lieu en dehors de l’Europe.

Si nous ne comblons pas cet écart par une adoption à grande échelle de ces technologies, l’Europe risque de connaître un avenir marqué par la stagnation, avec toutes les conséquences que cela implique. Compte tenu de notre profil démographique, si l’Union se contentait de maintenir le taux de croissance moyen de la productivité de la dernière décennie, dans vingt-cinq ans, son économie aurait la même taille qu’aujourd’hui.

Pour décider comment réagir, nous devons d’abord avoir une vision claire de ce que cette nouvelle vague technologique, en particulier l’IA, offre réellement.

Se trouver à l’aube d’une nouvelle révolution technologique entraîne inévitablement une grande incertitude. Une évaluation lucide de l’IA doit reconnaître à la fois les risques légitimes et les avantages potentiels significatifs dont elle est porteuse.

Des estimations crédibles suggèrent que l’IA pourrait considérablement accélérer la croissance des économies avancées. Si la diffusion de l’IA suit le modèle du boom numérique américain de la fin des années 1990, la croissance de la productivité pourrait être d’environ 0,8 % par an. Si elle suit le modèle de la diffusion de l’électrification dans les années 1920, l’amélioration pourrait approcher 1,3 %. Même la tranche basse de ces estimations représenterait l’accélération la plus importante que l’Europe ait connue depuis des décennies. Face à ce potentiel, il existe pourtant un risque réel de substitution du travail, d’augmentation des inégalités et d’autres dommages pour la société tels que la fraude et les violations de la vie privée.

L’histoire économique montre que le chômage de masse n’est pas l’issue la plus probable. Les révolutions technologiques précédentes n’ont pas entraîné de pertes d’emplois permanentes ; au fil du temps, de nouvelles professions, industries et demandes ont vu le jour ; mais la transition est rarement linéaire. La discontinuité se fait sentir inégalement : certains travailleurs, certaines tâches et certaines régions subissent le poids du remplacement, tandis que d’autres en bénéficient de manière disproportionnée. Et si l’IA renforce la dynamique « winner takes most », la répartition des gains pourrait devenir encore plus déséquilibrée.

Il y a cependant deux éléments importants.

Premièrement, la vitesse et l’ampleur du remplacement du travail ne sont pas seulement déterminées par la technologie, mais aussi par les politiques mises en œuvre par les gouvernements : ce sont les choix qu’ils feront qui détermineront si la prospérité créée par l’utilisation de l’IA sera partagée avec tous les travailleurs ou, comme c’est le cas actuellement, ne profitera qu’à certains. Le risque de remplacement est proportionnel à la rapidité avec laquelle les entreprises peuvent adopter les nouvelles technologies, un facteur qui est lui-même influencé par la réglementation, la connectivité numérique, le coût de l’énergie et la flexibilité du marché du travail.

De même, la capacité des travailleurs à évoluer vers de nouvelles fonctions dépend des systèmes éducatifs, des programmes de formation et de la capacité des entreprises à requalifier rapidement leur main-d’œuvre.

Selon l’OCDE, la plupart des travailleurs exposés à l’IA n’auront pas besoin de compétences techniques spécialisées pour en tirer profit. Les compétences les plus recherchées dans les professions les plus exposées seront liées à la gestion et à l’entreprenariat, des compétences que des millions de personnes peuvent acquérir avec un soutien adéquat.

Deuxièmement, ce qui est souvent absent des discussions sur le sujet, c’est la prise en compte des possibles contributions de ces technologies dans la réduction de certaines des inégalités qui affectent le plus la vie quotidienne des gens.

Prenons l’exemple des soins de santé. Les différences dans les délais d’attente pour une intervention ou dans la rapidité avec laquelle une personne est examinée aux urgences influencent directement la perception de l’équité. Pourtant, la technologie contribue déjà à réduire ces écarts.

Une étude menée aux États-Unis rapporte que les outils de triage et de gestion des flux basés sur l’IA ont réduit les délais d’attente aux urgences de plus de 55 %, ce qui a permis d’économiser environ 200 heures de travail par mois, qui peuvent être consacrées aux soins des patients. Dans le domaine de l’imagerie diagnostique, d’autres études suggèrent que les priorités basées sur l’IA pourraient réduire le délai moyen d’obtention des résultats des cas les plus urgents d’environ 10 à 11 jours à environ 3 jours, permettant ainsi des diagnostics beaucoup plus rapides et un service étendu à un plus grand nombre de patients. 

Les inégalités sont également très présentes dans l’éducation. Aujourd’hui, une part importante des résultats scolaires dépend du hasard : rencontrer le bon enseignant au bon moment, reconnaître un talent, orienter un élève vers des filières où il pourra s’épanouir.

L’IA a le potentiel de réduire cette composante aléatoire. Les systèmes de tutorat personnalisé peuvent s’adapter au rythme et aux besoins de chaque élève, offrant en principe à chaque enfant l’accès à une éducation de haute qualité. Une étude récente montre que les élèves qui utilisent ces outils voient leurs performances s’améliorer, passant du 35e au 60e centile. Les améliorations sont deux fois plus importantes pour les élèves issus de milieux défavorisés.

Si des systèmes de ce type étaient adoptés à grande échelle dans les systèmes publics de santé et d’éducation en Europe, ils généreraient des avantages sociaux immédiats. Ces technologies, parmi d’autres, ne guériront pas les sociétés de tous leurs maux, mais elles peuvent améliorer leur état de santé. Dans quelle mesure ? Cela dépendra en grande partie des choix politiques qui guideront leur diffusion.

Juger et réglementer l’IA à l’avance nécessite d’évaluer un large éventail de résultats possibles — économiques, sociaux, éthiques — dans un contexte où la technologie elle-même évolue rapidement.

S’il existe un fil conducteur aux difficultés rencontrées par l’Europe pour suivre le rythme des changements technologiques, c’est bien notre incapacité à gérer ce type d’incertitude radicale.

Pour des raisons historiques et culturelles, l’Europe a souvent adopté une approche prudente, fondée sur le principe de précaution, selon lequel, lorsque les risques dont une nouvelle technologie est porteuse sont incertains, l’option la plus sûre consiste à en ralentir ou à en limiter l’adoption.

Cette méthode peut être appropriée dans des domaines clairement délimités, comme certains secteurs de la protection de l’environnement ; elle est inadéquate pour les technologies numériques à usage général telles que l’IA, où l’ampleur et la variabilité des résultats potentiels sont considérablement plus importantes. Dans de tels contextes, les régulateurs doivent inévitablement formuler des jugements ex ante, en pondérant les risques et les avantages avant que les faits ne soient pleinement connus.

Laisser simplement les nouvelles technologies se répandre sans contrôle, comme cela s’est produit avec les médias sociaux, n’est pas une alternative responsable ; mais bloquer leur potentiel positif avant même qu’il ne puisse émerger est tout aussi erroné.

Une politique efficace dans des conditions d’incertitude exige de la flexibilité : la capacité de revoir les hypothèses, de rééquilibrer ces pondérations, d’adapter rapidement les règles à mesure que des preuves concrètes apparaissent — s’agissant des risques et des avantages.

C’est là que l’Europe s’est enlisée. Nous avons traité les évaluations initiales et provisoires comme s’il s’agissait d’une doctrine établie — en les inscrivant dans des lois extrêmement difficiles à adapter aux évolutions du monde.

Prenons le Règlement général sur la protection des données (RGPD), adopté en 2016. Celui-ci a accordé une très grande importance à la vie privée par rapport à l’innovation ; mais l’équilibre trouvé en 2016 continue de nous contraindre en 2025, alors que la frontière technologique a progressé beaucoup plus rapidement que le cadre réglementaire, et que les coûts économiques de cette approche sont de plus en plus évidents.

Des études montrent que le RGPD a surtout pénalisé les petites entreprises technologiques européennes en réduisant leurs bénéfices d’environ 12 %, en augmentant le coût des données d’environ 20 % par rapport à leurs concurrents américains et en réduisant les investissements en capital-risque dans le secteur technologique européen d’environ un quart. C’est comme si, à la première électrocution, nos ancêtres avaient décidé de limiter l’électricité elle-même, au lieu de concevoir des installations et des normes de sécurité permettant à la société d’exploiter son potentiel transformateur. 

Malgré ces contraintes, l’innovation n’a pas disparu en Europe.

Selon de nombreux indicateurs de production scientifique, les institutions européennes dans leur ensemble égalent, voire dépassent dans certains domaines, le volume de recherche américain. En matière de demandes de brevets internationaux, l’Europe représente environ un cinquième des demandes mondiales, soit légèrement plus que l’Amérique du Nord, mais loin derrière l’Asie. L’université polytechnique de Milan génère plus d’activités de brevetage que toute autre en Italie.

Certaines des règles que nous nous sommes fixées entravent pourtant la phase postérieure à l’innovation, en particulier pour les jeunes entreprises, qui ne disposent pas des ressources nécessaires pour faire face à la complexité juridique et à la fragmentation des marchés des vingt-sept pays membres. Les Européens qui veulent aller vite et qui comprennent la rapidité exceptionnelle des cycles d’innovation actuels partent donc à l’étranger pour se développer et croître. Aujourd’hui, près des deux tiers des start-ups européennes s’étendent aux États-Unis dès la phase de pré-amorçage ou d’amorçage, contre environ un tiers il y a cinq ans. 

La première étape pour remettre l’Europe sur la voie de l’innovation consiste donc à changer cette culture de la précaution : réduire la charge de la preuve que nous imposons aux nouvelles technologies et accorder au potentiel de l’IA le même poids qu’aux risques qu’elle comporte. Il faut surtout faire preuve d’agilité pour reconnaître quand la réglementation est devenue obsolète en raison des évolutions technologiques et la modifier rapidement.

La bonne nouvelle, c’est que ce changement a déjà commencé.

Le rapport sur la compétitivité européenne publié l’année dernière a analysé en profondeur les obstacles structurels qui empêchent l’innovation de s’implanter en Europe, mettant en évidence les causes de notre perte de position dans les secteurs technologiques clefs.

Aujourd’hui, de nombreux dirigeants européens partagent ce diagnostic. Ils reconnaissent de plus en plus que, loin d’avoir défini une « norme d’excellence » mondiale en matière de réglementation technologique, nous avons poussé l’innovation vers la porte de sortie et accru notre dépendance à l’égard de ceux qui mènent le développement.

En conséquence, la Commission a commencé à revoir certaines des réglementations les plus controversées, dans le but de rétablir un meilleur équilibre. Par exemple, avec le prochain paquet « Digital Omnibus », elle propose une définition plus souple des données à caractère personnel pour l’entraînement des modèles et a déjà reporté certaines des dispositions les plus strictes relatives aux systèmes d’IA à haut risque.

Ce n’est qu’un début.

Même si l’Europe supprimait toutes les règles qui ont freiné l’innovation, cela ne suffirait pas à combler le fossé. La question décisive est de savoir ce que nous ferons de la liberté que nous regagnerons.

Les recherches montrent que les systèmes d’innovation les plus efficaces ont en commun certaines caractéristiques fondamentales.

Les institutions publiques jouent un rôle central en finançant la recherche fondamentale dans des domaines où les incitations privées sont faibles, en prenant des risques et en faisant des choix audacieux en misant sur des idées qui ont toutefois un fort potentiel de rendement. Les universités et les instituts de recherche utilisent à leur tour ces financements pour réaliser des progrès scientifiques, en amenant de nouveaux concepts jusqu’à leur application concrète. Les entreprises privées mènent ensuite ces idées à leur terme : elles les développent, les commercialisent et les traduisent en gains de productivité. On pense souvent que le moteur de ce cycle est le secteur de la défense : c’est le fameux « modèle DARPA 2 ». Aux États-Unis cependant, ce sont les agences scientifiques civiles, telles que les National Institutes of Health et la National Science Foundation, dont les financements sont les plus étroitement liés aux gains de productivité à moyen terme. Les brevets liés à ces financements publics ne représentent que 2 % du total, mais expliquent environ 20 % de l’augmentation de la productivité.

L’Europe a tout le potentiel nécessaire pour obtenir des résultats similaires. Le système universitaire européen offre un enseignement de haute qualité à un très grand nombre d’étudiants, mais il peine à s’imposer parmi les leaders mondiaux de la recherche, où la Chine et les États-Unis occupent les premières places.

Je ne pense pas que nous devrions abandonner notre modèle, mais plutôt mettre en œuvre certaines mesures efficaces. L’Europe ne manque pas de financement pour la recherche par rapport à d’autres régions. Les dépenses publiques en R&D dans l’Union, en pourcentage du PIB, sont comparables à celles des États-Unis  ; le problème est que seulement 10 % environ de ces dépenses sont effectuées au niveau européen, où elles pourraient être consacrées à de grands programmes de transformation disruptive.

Une meilleure coordination est donc essentielle pour se rapprocher de la frontière mondiale. C’est pourquoi le rapport sur la compétitivité européenne a proposé de doubler le budget consacré à la recherche fondamentale par l’intermédiaire du Conseil européen de la recherche, recommandation que la Commission européenne a intégrée dans sa proposition de budget.

Deuxièmement, nous avons en Europe d’excellentes universités polytechniques, comme votre université, mais nous devons veiller à ce qu’elles disposent des ressources nécessaires pour mener des recherches de niveau mondial et attirer les meilleurs talents.

L’Union consacre une part plus importante de ses fonds publics de R&D à l’enseignement supérieur que les États-Unis (56 % contre 32 %), mais les universités américaines disposent néanmoins de budgets de recherche globaux beaucoup plus importants, grâce à la combinaison de financements publics et de dotations privées et philanthropiques substantielles. En Europe, même les plus grandes universités disposent de budgets de recherche de quelques centaines de millions d’euros, tandis qu’aux États-Unis, certaines institutions investissent plus de 3 milliards de dollars par an dans la R&D, et une trentaine d’universités dépassent le seuil du milliard.

La différence est structurelle. Aux États-Unis, les donateurs privés bénéficient d’incitations importantes : reconnaissance publique par le biais de chaires et de laboratoires dédiés, et déductions fiscales substantielles. En Europe, en revanche, les universités manquent souvent de la même flexibilité dans la collecte de fonds. Dans de nombreux pays, les dons ne sont pas entièrement déductibles et les établissements universitaires sont soumis à des contraintes dans l’utilisation des fonds privés, notamment pour offrir des salaires compétitifs aux meilleurs chercheurs.

Il est essentiel de rendre les universités plus autonomes dans la collecte et l’utilisation des fonds, de soutenir le financement privé en faveur des universités et des centres de recherche publics, et de concentrer les ressources pour créer de véritables centres d’excellence si l’Europe veut être compétitive au niveau mondial. Le rapport sur la compétitivité européenne a proposé la mise en place d’un programme hautement compétitif visant à favoriser l’émergence d’institutions de recherche de niveau mondial, un « European Research Council pour les institutions ». Il a également recommandé la création d’un nouveau programme de « chaires européennes », financées directement par le budget de l’Union, afin d’offrir aux meilleurs chercheurs des postes stables et attractifs dans des domaines stratégiques. Comme l’a récemment fait remarquer le président de l’ERC, l’Europe pourrait devenir un « refuge » pour les chercheurs américains qui sont aujourd’hui confrontés à des restrictions en matière de financement et de liberté académique, mais seulement si nous créons les conditions nécessaires pour les attirer.

Troisièmement, il existe une marge considérable pour améliorer la commercialisation de la recherche fondamentale. Bien que les universités européennes génèrent un volume important de brevets, seul un tiers environ des inventions brevetées sont effectivement commercialisées. Cet écart résulte de plusieurs faiblesses structurelles : des règles peu claires en matière de propriété intellectuelle, une faible intégration dans des clusters où les start-ups, les grandes entreprises et les investisseurs peuvent se renforcer mutuellement, et des obstacles qui rendent la croissance difficile pour les jeunes entreprises. Clarifier la propriété intellectuelle, permettre aux fonds de pension et aux compagnies d’assurance d’investir dans le capital-risque et créer un véritable « vingt-huitième régime » pour les entreprises innovantes renforcerait considérablement l’écosystème européen de l’innovation.

Une réforme clef serait une version européenne du Bayh-Dole Act, adopté aux États-Unis en 1980, qui  permit aux universités de posséder et de concéder sous licence des inventions issues de la recherche financée par des fonds fédéraux. Au cours des deux décennies suivantes, les brevets universitaires aux États-Unis ont été multipliés par dix environ et des milliers d’entreprises issues des universités ont vu le jour.

Certains pays européens, comme l’Allemagne et le Danemark, se sont dotés d’instruments similaires, mais un cadre européen pourrait accélérer la commercialisation de la recherche, notamment dans la perspective des mesures visant à achever le marché unique. Ces réformes seraient particulièrement efficaces ici en Italie, où le tissu entrepreneurial est beaucoup plus dynamique que ne le suggèrent certains stéréotypes. Parmi les pays européens qui accueillent le plus grand nombre d’entreprises ayant connu les taux de croissance annuels les plus élevés au cours de la dernière décennie, l’Italie occupe la première place avec 65 entreprises. Et Milan se classe troisième parmi toutes les villes européennes, avec 11 entreprises à forte croissance.

Aucune de ces réformes ne nécessite de nouvelles dépenses importantes. Elles exigent une coordination, une concentration et une confiance en nos scientifiques et nos entrepreneurs.

Alors que vous commencez vos études universitaires, il est naturel de vous interroger sur le rôle qu’en tant que scientifiques et inventeurs de demain, vous jouerez dans cette transformation. Vous avez la chance et le talent de commencer votre carrière au cœur d’une révolution technologique. Cela vous place dans une position favorable pour faire face à l’incertitude qui l’accompagne inévitablement. 

Je vous encourage pourtant à ne pas considérer l’incertitude comme quelque chose à éviter. Même dans le domaine de la technologie, certaines catégories professionnelles, en particulier les postes juniors dans le codage dans les secteurs exposés à l’IA, évoluent rapidement. Dans un tel monde, la voie la plus sûre ne sera pas la plus prévisible. Ce sera celle qui fera de vous des producteurs d’idées et qui vous donnera la liberté de vous adapter à mesure que la technologie évolue. Cette voie passe également par l’entrepreneuriat.

Je vous invite également à réfléchir à la manière dont vous pouvez contribuer à faire de votre pays, et de votre continent, un lieu où l’innovation peut à nouveau prospérer. Vous avez déjà été formés par une société qui a investi en vous : par des familles qui vous ont soutenus, par des enseignants qui vous ont stimulés et par des institutions publiques qui vous ont donné la possibilité d’apprendre et de développer vos talents. C’est là une dette de gratitude que nous portons tous en nous.

Rembourser cette dette ne signifie pas que vous devez tous rester en Italie ou en Europe. La technologie est mondiale, et les talents vont là où ils trouvent les meilleures opportunités. Mais ne renoncez pas à construire ici : exigez les mêmes conditions qui permettent à vos pairs de réussir ailleurs dans le monde, combattez les intérêts établis qui vous oppriment, qui nous oppriment. Vos succès changeront la politique plus que n’importe quel discours ou rapport, ils obligeront les règles et les institutions à changer. L’Europe redeviendra un aimant pour les capitaux et les talents. La voix de ceux qui veulent que l’Europe se renouvelle se fera de plus en plus forte.

À notre époque, c’est cela, servir son pays. Lorsque je rencontre de jeunes scientifiques et entrepreneurs à travers l’Europe, je vois cette façon de penser émerger. Je vois une génération déterminée à utiliser ses compétences de manière responsable. Et je vois une conviction croissante que cet avenir peut – et doit – être construit ici.

Sources
  1. Selon le « Draghi Tracker » de la Joint European Darpa Initiative.
  2. La Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) est une agence du département de la Défense des Etats-Unis chargée de la recherche et développement des nouvelles technologies à usage militaire.
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