Documenter l’enfer concentrationnaire syrien
Dans un livre qui vient de paraître aux Éditions du Seuil, Arthur Sarradin propose une plongée terrifiante dans « l’enfer concentrationnaire syrien ».
Entremêlant les récits de prisonniers libérés lors de la chute de Bachar el-Assad à des enquêtes historiques sur le système carcéral syrien, il remonte le fil d’une bureaucratie de la mort, grâce aux témoignages de ceux qui, venus des marges, luttent à présent pour trouver les mots que le régime leur a arrachés.
Nous publions les bonnes feuilles de ce récit dont la lecture est difficile mais indispensable.
La Fabrique de la Terreur (p. 47-51)
Là où les ruines enfantent d’autres ruines, et où ce qui tombe paraît nourrir ce qui reste. À Tadmor 1, c’est comme si elles ne cessaient de se répéter, strates superposées d’un palimpseste de mémoires et de poussière ; la ville moderne, démantelée ici par l’État islamique, là par les frappes des alliés d’Assad ou de l’armée israélienne. Entre les décombres subsistent les graffitis cyrilliques des troupes russes, les entrées murées des sous-sols creusés par les milices iraniennes ou afghanes. Rares sont les maisons encore intactes, isolées dans ce fragment de désert où les empires viennent d’ordinaire se battre ou mourir. Celui des Palmyréniens repose toujours dans la majestueuse cité antique qui domine la ville. Trône ancien de la reine Zénobie devenu conquête romaine, il subsiste dans une beauté monochrome de chapiteaux et de rangées de colonnades inquantifiables d’un regard… Aux pouvoirs qui leur ont succédé, ces ruines n’ont cessé de renvoyer un reflet. Le régime d’Assad y projetait le sien. Quand il ne pillait pas les artefacts des lieux, il s’en servait de vitrine, prétendant à la même éternité. L’État islamique, lorsqu’il s’empara de la ville en 2015, y vit au contraire le reflet insupportable d’une histoire qui s’était faite sans lui, et en fit la cible de sa barbarie. Gisent encore, épars dans l’enceinte de la cité, les entablements pulvérisés, mêlés aux fûts et aux tronçons des colonnades.
Dominant Tadmor, au plus haut de la cité, se dresse le temple de Bêl, dynamité, dont il ne reste plus que le linteau et le jambage d’une porte esseulée. C’est là, sur ce parvis de pierre, qu’était venu méditer plus de deux siècles auparavant le révolutionnaire français et arabisant Volney. Lui qui dans ses voyages à travers l’Égypte et la Syrie s’adressait aux ruines, voyait en Palmyre le symbole des empires défaits par les révolutions ou par leur propre corruption 2. Contemplant le temple, il s’imaginait converser avec un génie apparu des pierres, et qui l’aidait à en percer le sens : tirer ce qu’il appelait les « leçons des ruines ». Le génie lui conta comment fut l’esclavage, l’art de la tyrannie née de la cupidité… Et comment, expliquait-il, « les oppresseurs étant moins nombreux que les opprimés, il fallut, pour soutenir ce faux équilibre, perfectionner la science de l’oppression. L’art de gouverner ne fut plus que celui d’assujettir le plus grand nombre au plus petit. Pour obtenir une obéissance si contraire à l’instinct, il fallut établir des peines plus sévères ; et la cruauté des lois rendit les mœurs atroces ».
Quelles leçons aurait-il tirées de cette autre ruine au nord-ouest de la ville moderne ? Cet édifice, symbole contemporain de l’atrocité et de la cruauté qui martyrisèrent la ville, dépouillé de tout ornement, sinon des apparats de la barbarie : barbelés, torsades de fer, barreaux… et sentinelles qui écrasent l’enceinte de la prison de Tadmor. Elle aussi, l’État islamique a tenté de la faire disparaître à la dynamite. Elle, la plaie la plus fraîche dans l’enchevêtrement des cicatrices de la ville, a longtemps été la prison la plus emblématique de la tyrannie des Assad. Certains diront même qu’elle fut le laboratoire d’une horreur destinée à s’étendre à toute la Syrie, augurant le champ de ruines que le pays entier allait devenir.
*
« Cet endroit… oui, c’était un laboratoire de la souffrance humaine. Nous arrivions ici le premier jour mis à nus, dépossédés de tout sous les cris et les coups. Nos dortoirs se faisaient face au milieu d’une cour construite comme une scène de théâtre. Tous les jours nous y étions tirés, affamés et épuisés par les nuits que nous passions entassés dans notre propre sang. Et sur cette scène se jouaient nos supplices et nos humiliations. »
Au cœur de la prison, Mahmoud fixe la pointe de ses chaussures. Son air habituellement débonnaire et son large sourire rieur ont cédé la place à un inconfort silencieux. Il n’est pas revenu ici depuis son incarcération il y a dix-huit ans. Un mois depuis la chute du régime ; il fait partie des rares habitants à être retournés à Tadmor ; ce malgré l’État islamique qui rôde autour de la ville, égorge chaque semaine des civils sur les routes qui y mènent. Mahmoud tire machinalement sur la fermeture éclair d’un vieux blouson maculé, accentuant encore sa posture voûtée. Tout autour, les murs paraissent malades, comme recouverts d’une membrane sclérosée, squameuse. Sur les pylônes de la cour où il déambule, les couches successives de peinture – jaune, blanche, brune – se fissurent en taches vives et éclatées, pareilles à un paysage de salins. La plus profonde, rouge ocre, dévoile les briques de ce que furent les fondations ; celles des premiers murs élevés en 1920 pour ce qui servirait d’écuries aux garnisons françaises du mandat. La deu‑ xième couche, jaune argileuse, date des années 1960, lorsque, bien après l’indépendance, le pouvoir baathiste1 transforma les écuries en centre de détention militaire.
« Mais c’est Hafez al-Assad qui va faire de cette prison un enfer, raconte Mahmoud en grattant un morceau de la troisième couche détachée du mur décrépit. Cette prison est devenue le symbole de son pouvoir, un lieu où on envoyait les intellectuels et les opposants loin des villes pour les faire disparaître… »
Ces civils, Assad les désignait comme « ennemis de la révolution », et dès le début de ces années 1970, ils furent envoyés ici par des tribunaux d’exception.
Sur la partie sud de la prison, le soleil projette l’ombre d’un toit de barbelés tressés, rouillés, qui clôture la cour et les cellules. Le sol est ajouré de crevasses grillagées, coiffant de sombres geôles souterraines.
« Plusieurs dizaines d’hommes se trouvaient en bas, sans jamais voir le jour. Il y avait à peine un filet de lumière qui traversait les barreaux au plafond, les gardiens nous surveillaient par là ».
En surface, Mahmoud explique que les autres détenus étaient enfermés dans de minuscules placards gris, où il était impossible de s’allonger. D’un mètre de large, à peine deux de long, l’espace – qu’on peine à appeler une « pièce » – est tranché par un parapet et percé d’un trou qui servait de toilettes.
« On les appelait les “cercueils”, ajoute-t-il. Nous étions plusieurs à étouffer à l’intérieur ».
Ahmad, Abou Jaafar, Tripoli, Deir ez-Zor… Des mots ont survécu sur leurs murs, protégés des intempéries comme de fragiles vestiges. Inscrits par les prisonniers, ces noms et ces villes se superposent et s’effacent, voilés sous les couches successives de peinture. De l’autre côté des barreaux, sur les murs des couloirs, les gardiens eux aussi ont apposé leurs noms, au nez des détenus, comme une provocation. Et à la place des prières que les désespérés des geôles pouvaient graver, ils ont écrit des slogans à la gloire du clan Assad. L’un d’eux, en lettres profondes, proclame « األبد وبعد لألبد األسد » : « Assad jusqu’à l’éternité, et au-delà ». Nul ne sait tout à fait quand ces mots ont été gravés. Mais de mémoire d’anciens prisonniers, cette dernière couche de peinture – blanche, lisse, presque intacte – remonterait aux années 1980. Un aplat que de nombreux survivants de Tadmor reconnaissent, car il scelle l’une des mémoires les plus glaçantes de l’enfer concentrationnaire syrien.
Les leçons des ruines (p. 61-62)
Deux siècles après le passage de Volney, la leçon des ruines ne semble pas avoir changé. Les édifices, confondus par l’Histoire dans la poussière, racontent la même tyrannie, cette obstination à inscrire son règne dans la pierre pour prétendre à l’éternité. La carcasse sans vie du vaste camp de Tadmor témoigne à son tour du fait que les édifices des despotes finissent par servir de métaphore à leur chute. Mais ces ruines, pourtant, murmurent des mots qui ne figurent pas dans les chapitres de Volney. À Tadmor, elles dessinent aussi des ombres, quelque chose de plus lent à mourir que le régime lui-même… La leçon plus contemporaine sans doute, que les décombres sont la preuve que les vaincus n’ont pas été totalement anéantis. Que s’il existe des ruines, c’est que quelque chose persiste.
« Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai encore peur, avoue Mahmoud, plus grave, retenant une larme, dans un aveu qui semble lui coûter. Je ne sais pas pourquoi j’ai peur… je ne sais pas comment le dire. Je suis né à Tadmor, j’ai grandi en connaissant l’existence de cette prison sans savoir ce qu’il s’y passait. Nous n’osions jamais nous approcher de ces murs. On nous faisait croire que ceux qui y étaient enfermés étaient des terroristes, alors que c’était un immense camp de torture et d’extermination. Certains ont osé parler… mais moi en sortant je n’ai jamais rien dit. J’avais peur que l’on m’entende, de le dire même à ma propre femme car ce que j’avais vécu était si dur. Pas parce que j’avais peur d’elle et qu’elle me dénonce… ou si, peut-être. J’ai vécu dans une paralysie de dire. J’avais l’espoir que les choses changent, mais même le régime tombé je ressens la même peur viscérale. Je ne sais ni comment la tordre, ni comment la briser. Je ne sais même pas comment la nommer… en fait si. Je le sais. Je crois… oui… Ma peur, c’est celle d’une seule chose. J’ai peur qu’ils reviennent ».
Le récit de Bayan al-Hanawi, de Sweida (p. 77)
« Il m’a fallu des années de mots et de ces gestes pour tromper la terreur, sinon l’atténuer. Sans la chute d’Assad, je ne vous aurais jamais raconté tout cela. J’ai longtemps cru que je ne le pourrais jamais. Et vous savez… malgré tout ce que j’ai vu, tout ce que j’ai vécu, les tortures, la perte de mes amis, de mes camarades, de mes frères… Brûlés, dissous, massacrés… Malgré tout cela, je ne réclame pas vengeance. Je ne veux pas me souiller de la haine.
Débarrassés d’elle, nous parviendrons peut-être à reconstruire ce pays, nos enfants, nos espoirs. Cet homme, cet être méprisable… Hafez al-Assad et après lui Bachar al-Assad… Nous ne lui aurions pas survécu s’il n’avait pas été chassé. En tout cas, pas moi, pas plus longtemps. Parce que vivre sous son règne, ce n’était plus vivre. Pour dire vrai, je m’étais fait à l’idée que mourir aurait été plus doux que survivre sous son pouvoir. Parce que sous ce pouvoir, l’Homme n’en était plus un ».
L’enfer bureaucratique (extraits, p. 137-151)
Le jour de la chute d’Assad, partout en Syrie trois lieux jusqu’alors interdits furent pris d’assaut par les civils : les palais d’abord, symboles de l’hubris et du pouvoir absolu construit sur la misère des Syriens. Les prisons ensuite, où s’était exercée dans sa forme la plus nue la brutalité du régime. Et enfin les administrations, à la croisée de ces deux mondes. À Sednaya, le jour de la libération, il y eut autant de familles à fouiller dans les geôles à la recherche d’un visage que dans les archives à la recherche d’un nom. Ce qu’on y découvrait tenait du vertige : des mots enchevêtrés au cœur du pouvoir et de sa répression faisaient émerger la bureaucratie comme un continent nouveau. Dossiers d’enquêtes, rapports de civils sur leurs collègues ou voisins, retranscriptions d’écoutes téléphoniques… À Sweida seulement, pas moins de quatre branches du renseignement – général, militaire, de l’armée de l’air et de la Sûreté politique – se partageaient la somme de l’empire administratif. Dans des édifices délaissés, cer‑ taines pièces croulent encore sous les monceaux de papiers jusqu’à un mètre de hauteur, étalés pêle-mêle au sol, milliers de documents à l’encre fanée, agglomérés à la ficelle et dressés en monolithes. Des armoires pleines comme des ossuaires de papiers où, ligne après ligne, chaque existence est dépossédée, épluchée, réifiée dans la froideur bureaucratique – manuscrits au ton clinique où se jouait chaque arrestation, condamnation, ou disparition.
Les nouvelles autorités de Damas ont estimé que plus de huit millions de Syriens 3 étaient visés par des ordres d’arrestation du régime. Un tiers de la population. À imaginer l’étendue du territoire syrien, multipliant la profusion de pages par celle des branches du renseignement, on peine à concevoir combien de milliards de mots la paperasse a pu engloutir. Érigeant la brutalité en système, née d’une passion paranoïaque pour le contrôle, la tyrannie carcérale a trouvé son langage, sa méthode, son obsession, dans l’enfer bureaucratique.
[…]
La journée s’étire ainsi, rythmée par quelques découvertes fulgurantes, noyées dans l’immensité des écoutes banales, des rapports de délation. Une angoisse se dégage de cette masse, un malaise venu des mots, du papier lui-même. Chaque dossier d’enquête est là pour disséquer les vivants : la couleur des yeux, les moindres détails de leur généalogie et de leur environnement social, leurs conversations, leurs loisirs, leur réputation supposée… Mais quelque chose manque pourtant. Une photo. La plupart de ces fichiers n’en comportent aucune. Car l’administration baathiste extrayait les noms de la masse, mais jamais les hommes. Elle ne faisait photographier un citoyen que dans deux cas : par un fonctionnaire lors d’une incarcération ; par un médecin légiste lors d’un décès en détention. Ernst von Salomon, dans l’Allemagne d’après-guerre, avait déjà décrit cette émotion avec justesse : « L’enregistrement est la forme parfaite dont découleront toutes les suites du régime de la terreur. Un homme dans un fichier est pour ainsi dire déjà un homme mort […]. Si la folie a de la méthode, le moment vient toujours où il apparaît que la méthode elle-même est de la folie » 4.
[…]
« Pour le régime, il fallait un document. L’administration était tant prise au sérieux que pour qu’un fait soit réel, il fallait qu’il soit écrit. La parole n’avait pas d’importance. Que tout cela soit une fabrique d’affabulations ne comptait pas non plus. Il fallait un aveu, dire que nous étions coupables. Mon frère m’en reparle souvent : alors qu’il était torturé, les yeux tuméfiés, les oreilles en sang, incapable de lire, de voir, ou même de hocher la tête, l’officier s’acharnait à obtenir une déposition qu’il lui dictait pourtant. Et cette réalité administrative était elle-même absurde, car elle ne se suffisait pas. Après les aveux, tout recommençait toujours avec un autre interrogateur. Moi aussi, du côté des cellules pour femmes, je faisais face aux mêmes folies. Il arrivait des moments où j’inventais même des histoires, parce qu’on me demandait d’avouer “autre chose”. J’inventais des hommes flous, des faux noms, des faux groupes… Parce que ce qu’ils voulaient au fond, c’était de la matière pour noircir des feuilles. Mais qu’avais-je à leur dire ? J’avais participé aux manifestations par instinct. Mon frère aussi… Ce n’est pas que l’engagement nous manquait, mais nous n’avions pour nous que la colère. Récemment, quand nous sommes revenus en Syrie après plus de dix ans exilés au Liban, j’étais obsédée par deux choses : revoir ma maison, et retrouver l’endroit où on nous avait emprisonnés. Car je me suis toujours demandé ce qu’ils avaient pu écrire sur moi, qui avait pu me dénoncer, tant les interrogateurs semblaient tout savoir, même ce que je ne leur avais jamais dit sous la torture. En repensant aux dossiers César 5 par exemple, je me suis dit que si tout était gardé par le régime il serait possible de retrouver ces paragraphes qui nous concernaient. Mais rien. Je suis allée jusqu’à Mazzeh. C’était comme si tous avaient disparu, et avec eux une certaine vérité, celles des années que nous avions passées là, qui nous avaient contraints à nous enfuir ».
[…]
L’assadisme a toujours dévoré ses enfants. Des petites mains de son administration aux pontes du parti, du plus zélé au plus loyal, nul n’avait la garantie d’échapper aux purges, à la rotation des soupçons ni à la redéfinition des ennemis. Ceux qui pensaient échapper à la violence en servant l’ordre concluaient en vérité un pacte avec le vide. Car en Syrie, on peut appartenir au régime, mais le régime n’appartient à personne. En consentant à cette aliénation, le fonctionnaire partage un peu du destin de ceux qu’il condamne. Il inscrit lui-même son nom sur les entêtes des documents qu’il rédige et qui serviront à le pister s’il est accusé par l’administration « d’erreur de jugement ». C’est ce qui advint du général A. Son « dossier d’information top-secret » se compose d’écoutes de ses écoutes, de jugements sur ses jugements, de rapports sur ses rapports… Mise en abyme d’une bureaucratie anthropophage qui, finissant par se dévorer elle-même, a transformé ses dossiers en son propre dossier. Ce dernier, comme pour les autres fonctionnaires accusés de trahison, fut envoyé aux autres branches du renseignement, adjoint du même ordre laconique : « Veuillez examiner et prendre les mesures nécessaires ».
Un continent littéraire insoupçonné (p. 171-173)
Pour les organisations de défense des droits humains, ces murs sont aujourd’hui aussi précieux que les registres officiels parfois brûlés par les derniers agents du régime. Ils tracent des parcours, révèlent des noms, consignent les existences que le pouvoir voulait effacer. La torture elle-même y a laissé son empreinte. On la reconnaît aux marques distinctes laissées par les bâtons de caoutchouc des gardiens : de longues virgules noires, toujours groupées à mi-hauteur d’homme, dont les points d’impact, sombres et denses, s’estompent en traîné jusqu’au sol. La signature des coups abattus sur les corps.
« L’écriture et la parole étaient punies de torture, raconte Maher, toujours hypnotisé par la fresque gravée dont il découvre à chaque visite de nouveaux mots. Les gens ici… on leur donnait un bout de pain tous les trois jours, ou on les punissait de toutes les manières possibles. Et pourtant ils trouvaient toujours un moyen pour écrire. Avec leurs ongles, avec un noyau d’olive ou un fragment de boîte de conserve ».
Il arrivait aussi, rarement, qu’un détenu parvienne à faire entrer un marqueur ou un crayon : de quoi ajouter une touche vive à un dessin dans l’univers de graffiti blancs et ocre. D’autres écrasaient ces blocs de savon verdâtres manufacturés pour les prisons, afin de remplir les interstices d’un poème et d’en colorier les lettres… Le poème abandonné d’Abou Hamdan avait-il été écrit dans cette aile ? Ou bien une autre ? Comment avait-il pu apporter la feuille qui lui permit d’écrire ses vers ? Les avait-il partagés, ou cachés, de peur qu’on ne les détruise ?
La littérature carcérale syrienne a souvent été résumée aux ouvrages de ses rescapés. Ceux qui, comme Moustafa Khalife ou Yassin al-Haj Saleh, réussirent les premiers, et avec cou‑ rage, à livrer au monde un témoignage de vérité brut de l’univers concentrationnaire. Pourtant, pour de nombreux anciens détenus, l’Adab al-sijn, la littérature de prison, se résume moins par les productions littéraires souvent interdites en Syrie que par les fragments de récits gravés sur ces murs. Celles qui fascinent encore Maher depuis l’ouverture de la prison. Ces épitaphes, ces poèmes, ces témoignages, ces noms, ces dessins, ces prières… Une poésie des invisibles qui n’eût jamais quitté la prison, offerte aux disparus par eux-mêmes, une langue brute forgée dans l’expérience partagée, qui depuis la libération a révélé non seulement un océan de preuves, mais aussi, parfois, l’existence insoupçonnée d’un nouveau continent littéraire.
Sources
- Souvent appelée « Palmyre » en français, Tadmor est en réalité la ville moderne construite autour de la cité antique de Palmyre.
- Volney, Les Ruines, ou Méditations sur les révolutions des empires, Baudouin frères, 1826 (Œuvres complètes, tome 1, p. xxii-241).
- Un premier communiqué du ministère de l’Intérieur des nouvelles autorités de Damas publié le 6 mars 2025 et invalidant les interdictions de voyages qui incluaient des demandes d’arrestation parmi les 5 164 440 avis émis à l’encontre de citoyens syriens. Chiffre revu à la hausse par le ministère le 24 mai 2025.
- Le Questionnaire, Ernst von Salomon, traduit de l’allemand par Guido Meister, Gallimard, 1953.
- Cinquante-cinq mille photos, portant sur onze mille détenus torturés et décédés entre 2011 et 2013. Le rapport César, publié en 2014, avait eu l’effet d’une bombe, racontant la froideur systématique avec laquelle l’administration syrienne avait collecté, compilé et archivé les preuves de ses propres crimes. Il s’agit de la plus grande fuite de données sur l’administration de la mort imposée par le régime.