Ce dimanche 5 octobre 2025, des comités électoraux ont désigné les membres qui constitueront le futur Conseil du peuple (Majlis al-Cha‘b), unique chambre parlementaire syrienne. Sur les réseaux sociaux, les messages de félicitations se multiplient, tandis que les résultats, ville par ville et circonscription par circonscription, sont communiqués.
- De nombreuses interrogations demeurent sur la signification de ces élections dans un contexte post-Assad, alors que douze millions de personnes ont été déplacées, que les infrastructures et l’économie sont à l’arrêt et que le pouvoir, incarné par le président de transition Ahmad al-Charaa, est défié en interne par les dynamiques de violence et les revendications autonomistes, ainsi qu’à l’échelle régionale par les intrusions israéliennes et turques.
- L’analyse est délicate car inédite : les cinquante-quatre années d’autoritarisme sous les Assad ont réduit le système électoral à néant.
- Le Conseil du peuple était sous les Assad, au mieux, une chambre d’enregistrement, au pire, un lieu de spectacle obscène, presque parodique, comme lorsque Bachar al-Assad y prend la parole en 2011 peu après le début de la révolution et de sa répression, les députés l’applaudissent, l’un d’eux va jusqu’à clamer : « vous mériteriez de présider non pas seulement la Syrie, mais la planète entière ».
- L’exercice consiste dès lors à prêter attention à un espace qui, jusque-là n’avait que peu d’importance.
Plutôt que de céder aux projections, cette courte analyse entreprend de regarder quelques éléments pour tenter de comprendre des évolutions politiques, tant sur le plan institutionnel que sur le terrain.
Il ressort une double dynamique, contradictoire, de consolidation, d’un côté, des structures de pouvoir d’Ahmad al-Charaa et de ses alliés, d’exclusion, de l’autre, de certaines composantes de la société syrienne, dans un processus électoral très verrouillé, au risque d’être hors sol.
Des nuances de verrouillage : l’évolution des règles du jeu électoral en Syrie
Le système électoral syrien sous les Assad fait l’objet de peu d’études : seules quelques expertises font exception, souvent commandées par des organisations ou ONG internationales, pour mieux envisager ses réformes. Ce désintérêt illustre le rôle marginal du système parlementaire syrien.
- Jusqu’en 2024, le Conseil du Peuple comportait 250 membres, et était renouvelé tous les quatre ans.
- La majorité des élus – 167 sur 250 – devait appartenir au Front national progressiste au (al-Jabha al-Waṭaniyya at-Taqaddumiyya), qui regroupait les quelques partis autorisés : le Parti Baas de Bachar al-Assad, mais aussi le Parti communiste syrien, le Parti des unionistes arabes, ou la version autorisée du Parti social national syrien. Les autres députés étaient des « indépendants » (mustaqillīn), bien que choisis consciencieusement par le régime, suivant des logiques de fidélisation ou de clientèle.
- Dans un mode de scrutin où tout est joué d’avance, le moment politique se situait moins lors de l’élection, que dans le choix des listes, tractations et luttes internes désignant les candidatures et leurs chances de l’emporter.
Les élections post-Assad présentent plusieurs différences, dont notamment l’encadrement des candidatures et de leur désignation.
- Les partis politiques précédemment cités ont été officiellement dissous dans les semaines suivant la chute de Bachar al-Assad.
- Pour ces nouvelles élections, ce sont des comités électoraux, géographiquement distribués et nommés par un haut comité à l’échelle nationale, qui désignent les candidats en leurs seins, parmi lesquels sont élus les deux tiers des députés, comme précisé dans l’article 24 de la déclaration constitutionnelle du 12 mars 2025. Le dernier tiers est nommé directement par le Président al-Charaa.
- La loi sur le système électoral du 26 août 2025 délimite un certain nombre de critères d’éligibilité, la plupart sont politiques, directement ou indirectement.
- Si l’enjeu du soutien au régime passé est central, la façon de qualifier ce dernier soulève des questions. Les critères précisent par exemple qu’une personne déjà membre du Parlement après 2011 ne peut se représenter. Le choix de ce seuil entérine la tendance à différencier les loyautés au régime Assad avant et après le début de la révolution, cette même tendance qui justifie que certains ministres actuels aient déjà été au gouvernement dans les années 2000.
- Le politique se cache dans des critères d’apparence plus technique, tel celui qui dispose que le candidat doit être syrien depuis 2011 ou avant, écartant les candidatures de militants pro-Assad étrangers – iraniens notamment – ayant acquis la nationalité syrienne pendant la guerre. Enfin, la question de la résidence tend à exclure les personnes déplacées.
Autre sujet significatif : le nombre de sièges, au total et par circonscription. Finalement fixé à 210, ce nombre fait l’objet de débats au sein du haut comité électoral, entre souci de représentativité, et rationalisation, par une chambre plus resserrée.
- Les quarante sièges de moins disent quelque chose de l’usage de cette séquence parlementaire pour consolider les structures du nouveau pouvoir, ou plutôt ici, détricoter celles de l’ancien.
- Le système parlementaire, plutôt qu’un contre-pouvoir, était sous les Assad un instrument de clientèle, de prolongement du pouvoir autoritaire dans les sphères sociales locales. Cela se traduisait par la distribution géographique des sièges – arbitraire et changeant d’une élection à l’autre, comme rien ne la fixe dans les lois électorales.
- Vladimir Pran et Maroun Sfeir notent ainsi que dans certaines régions, notamment la côte, le nombre d’habitants par élu est bien plus petit que dans d’autres : 59294 habitants par élu à Lattaquié, pour 118000 à Raqqa par exemple, en 2011 1. Les Assad utilisaient ainsi les sièges pour rétribuer certaines familles alaouites et pour mieux garantir leur soutien. C’est dans ces régions que des sièges ont disparu : 17 sièges à Lattaquié au cours des élections de juillet 2024, pour 7 dans les nouvelles élections.
Entre légitimité limitée et possibles réappropriations politiques
Les élections sous les Assad défiaient toutes les « bonnes pratiques » électorales. Le vote n’y était aucunement secret : des militants du parti Baas étaient présents dans les bureaux de vote pour intimider les électeurs et les accompagner jusque dans l’isoloir.
- Le vote était également un test de loyauté, où le contrôle moral autoritaire était exacerbé, allant jusqu’au harcèlement. À l’image de cette femme médecin de Lattaquié qui, lors des élections présidentielles de 2014, a vu des militants du parti Baas lui demander pourquoi elle n’avait pas d’encre sur les doigts — les électeurs devaient donner leur empreinte digitale après avoir voté.
- Les élections législatives étaient moins cruciales que les élections présidentielles, mais elles restaient l’occasion de mettre en scène le soutien renouvelé aux partis autorisés, le Baas en tête.
Les élections du 5 octobre 2025, en raison de leur caractère indirect, contournent ces techniques de vote contraint, ce qui constitue une évolution positive en soi. Ce mode de scrutin indirect est motivé par des considérations logistiques (au vu du nombre de déplacés et de l’état des infrastructures) et par des discours pragmatiques (entre le besoin d’avancer étape par étape et l’impréparation de la société syrienne à des élections au suffrage direct).
- Des questions se posent toutefois quant à la légitimité de cette chambre, tant en ce qui concerne sa représentativité que sa capacité à contrebalancer le pouvoir exécutif.
- Sur le sujet de la représentativité, au caractère non-démocratique de l’élection s’ajoutent la faible parité – 16 % de candidatures féminines – et l’exclusion de deux régions : la région de Suweyda, au sud, et les régions de Raqqa et Hassakeh à l’est.
- La première est le théâtre, depuis l’été, d’affrontements très violents impliquant les milices et populations druzes, les tribus bédouines du sud, et les forces de sécurité. Depuis, une partie importante de la population druze a rompu avec le nouveau pouvoir, sous l’influence du leader spirituel Hikmet el-Hijri.
- À l’est, les partis kurdes et la coalition des Forces démocratiques syriennes revendiquent également une autonomie et sont exclus des processus politiques engagés en décembre 2024, le nouveau gouvernement mettant en avant leur refus de déposer les armes.
L’absence de campagne politique sur le terrain et l’exclusion de fait de certaines parties de la population compromettent fortement la capacité de cette assemblée à s’ancrer dans les sphères locales du pays, et à devenir, finalement, le canal d’expression des clivages et des contestations.
- La nomination du dernier tiers de la Chambre directement par le président et, d’après le président du Haut-comité électoral Mohammed Taha al-Ahmad, parmi des profils technocratiques, confirme davantage la dépolitisation du jeu parlementaire, et son verrouillage par l’exécutif 2.
- Il est donc fort à parier que le jeu politique syrien se déroulera, comme auparavant, en dehors du Parlement, y compris selon des registres confessionnels.
Pour autant, les leçons du passé récent et lointain peuvent nuancer ces conclusions pessimistes.
- Les quelques années précédant la chute de Bachar al-Assad ont vu le Conseil du peuple devenir un peu moins fantoche : des clivages importants y sont apparus, notamment sur des sujets comme les programmes scolaires ou les prérogatives du ministère des Affaires religieuses (awqāf). Il serait excessif de parler d’un essor de l’opposition politique, mais ces débats intéressent alors de nombreux citoyens.
- Dans un passé un peu plus lointain, dans les années 1950, Matthieu Rey observe la primauté du pouvoir législatif et la richesse de la vie parlementaire en Syrie 3. Aujourd’hui, l’article 14 de la déclaration constitutionnelle énonce timidement que la participation politique des citoyens est autorisée dans le cadre de partis reconnus, mais la loi devant régir ces derniers n’existe toujours pas, ce qui rend de fait la création de partis politiques impossible.
- Pourtant, l’envie de participer est bien présente chez les citoyens, comme en témoigne la multiplication des groupes sur les réseaux sociaux et des réunions informelles pour parler de politique. Tout le défi pour le pouvoir sera, dans les prochains mois, de répondre à cet élan.
Sources
- Vladimir Pran, Maroun Sfeir, The Syrian electoral system guarantees inequality, Atlantic Council, 24 juin 2025.
- Al-Ahmad : People’s Assembly elections scheduled to occur between September 15 and 20, 27 juillet 2025.
- REY, Matthieu, When Parliaments Ruled the Middle East : Iraq and Syria, 1946-63. Cairo : American University in Cairo Press, 2022.