Vous revenez d’un voyage en Ukraine et en Moldavie : qu’en retenez-vous ?
Ce « voyage au bout de l’Europe » n’est évidemment pas un déplacement comme les autres.
Aller à Kyiv aujourd’hui, c’est voir une ville magnifique et millénaire, et c’est surtout recevoir une leçon de courage calme : un pays qui se défend fermement, mais aussi qui est au travail et qui tourne.
Chaque nuit, les habitants de Kyiv risquent de subir des alertes — même si la situation est là-bas plus sûre qu’on ne l’imagine à Paris — et chaque matin, ils retournent dans leurs entreprises ou leurs services publics essentiels.
Le pays tient bon avec une résilience impressionnante.
Je l’ai vu à la banque centrale d’Ukraine : mon collègue et ami Andriy Pyshnyy, qui m’avait invité, veille à maintenir des banques qui prêtent et une inflation supportable. Mais bien sûr, la guerre pèse lourdement et depuis trop longtemps sur les hommes, sur le budget et sur la croissance.
Le processus d’élargissement est en cours. Quel rôle la BCE devrait-elle jouer à votre avis ?
L’Ukraine comme la Moldavie font partie de l’Europe, géographiquement et culturellement. Le désir d’Europe s’est peut-être banalisé à l’Ouest, mais il ne fait que grandir là-bas. Les deux pays s’y préparent activement dans leur législation comme dans leurs réformes. La présidente moldave Maia Sandu, que j’ai rencontrée, est un modèle de courage dans sa lutte contre la corruption et les interférences russes.
Comprendre sur place ce que ces Européens vivent, aller leur dire personnellement et physiquement notre amitié, cela compte vraiment pour eux.
Mais la solidarité doit être aussi en actes : comme la BCE, la Banque de France est très engagée dans la coopération avec les deux banques centrales.
83 % des Européens et 79 % des Français soutiennent l’euro, et cette proportion croît alors même que nous avons traversé nombre de crises dont un épisode d’inflation il y a peu.
François Villeroy de Galhau
La question de l’utilisation des avoirs russes gelés revient avec insistance dans le débat, alors que le coût de la guerre pour l’Ukraine s’élèverait désormais à plus de 170 millions de dollars par jour. Quelle est votre position sur ce sujet ?
Le G7 a réussi l’an dernier à mettre en place un nouveau prêt ERA de 50 milliards de dollars à l’Ukraine, assis sur les revenus des avoirs russes. Il y a aujourd’hui des discussions pour amplifier ce succès : je ne veux pas en préjuger, mais nous devons évidemment continuer à soutenir l’Ukraine aussi longtemps que nécessaire dans un combat qui malheureusement dure à cause de l’acharnement russe.
Parmi les paradoxes de la construction européenne des dernières années, on trouve le suivant : l’extrême droite n’a jamais été aussi forte, et pourtant les forces qui demandent la sortie de l’euro n’ont jamais été aussi faibles. Comment l’expliquez-vous ?
L’euro est un succès formidable. Je fais partie de la génération de ceux qui depuis les années 1990 ont œuvré à la création de la monnaie unique. J’étais à Maastricht, et il y avait alors un certain scepticisme. On l’a oublié, mais nombre d’économistes, notamment américains, disaient que cela ne marcherait jamais.
En France, en 1992, l’euro a été approuvé par la plus courte des majorités, avec 51 % des voix.
Il s’agit aujourd’hui d’un véritable plébiscite : 83 % des Européens et 79 % des Français soutiennent l’euro, et cette proportion croît alors même que nous avons traversé nombre de crises dont un épisode d’inflation il y a peu. L’euro a été testé et chaque fois, il s’est renforcé davantage.
Si nous n’avions pas l’euro dans les turbulences du monde actuel, nous serions dans une situation extrêmement difficile. En France comme ailleurs, les taux d’intérêt seraient beaucoup plus élevés ; les tensions intra-européennes seraient aussi plus importantes.
Quelles sont les leçons que vous tirez de cette « conversion » à l’euro ?
Une leçon de confiance et de détermination, dans un contexte où l’on peut avoir l’impression que les projets européens sont voués à l’échec. Une politique européenne, quand elle est menée de manière expliquée, continue et incarnée, devient populaire. J’insiste sur l’incarnation : l’euro, c’est tangible dans la vie des Européens. Comme demain des projets communs sur la défense, l’énergie décarbonée ou l’intelligence artificielle.
L’Europe, c’est une belle idée, mais à incarner en projets concrets.
Il y a encore des pays membres de l’Union qui n’ont pas adhéré à la zone euro — notamment la Pologne et la Tchéquie — est-ce pour vous une source d’inquiétude ?
Lorsque nous avons adopté l’euro, nous étions onze. Aujourd’hui, nous sommes vingt, avec la Croatie depuis 2023 ; nous serons vingt-et-un avec la Bulgarie début 2026. Aucun pays n’est jamais sorti de la zone euro — et on sait que pour la Grèce cela n’a pas été facile. Je pense toutefois qu’ils ne le regrettent pas aujourd’hui.
Il reste cependant sage que l’adoption de l’euro se fasse au rythme de la volonté de chaque pays.
Que faire de cette confiance ? N’avez-vous pas l’impression que l’euro témoigne d’une énergie que le dispositif institutionnel actuel ne sait pas vraiment exploiter ?
En effet, la limite aujourd’hui, c’est que cette souveraineté monétaire n’a pas encore suffisamment débouché sur deux autres aspects décisifs : la souveraineté économique et la souveraineté financière.
Pour prendre un exemple : nous avons en Europe plus d’épargne que les Américains, mais nous l’utilisons beaucoup moins bien pour nos investissements. Nous savons pourtant ce qu’il faut faire : en additionnant les rapports Draghi et Letta, la prescription est extrêmement claire.
Si nous n’avions pas l’euro dans les turbulences du monde actuel, nous serions dans une situation extrêmement difficile.
François Villeroy de Galhau
Cela fait plus d’un an depuis la présentation du rapport Draghi et près d’un an et demi depuis celle du rapport Letta. Quels sont les principaux obstacles à leur mise en œuvre ?
Pourquoi Jacques Delors a-t-il réussi il y a trente ans, avec d’autres, à mettre en place le marché unique, puis la monnaie unique ? Parce qu’il a mis un paquet global sur la table et fixé un calendrier. Sans ce dernier, l’euro n’aurait probablement pas vu le jour.
Nous avons besoin d’une vision d’ensemble et d’une date mobilisatrice ; je crois qu’aucun gouvernement des principaux pays européens ne bloquera un tel projet.
2028 a été suggéré comme date butoir possible pour la mise en œuvre des recommandations du rapport Draghi. Cette échéance semble toutefois peu réaliste, car elle est très proche. Et pourtant, quand on observe l’accélération des transformations à l’échelle internationale, on a l’impression qu’il s’agit d’une date extrêmement lointaine… Comment expliquer ce paradoxe temporel ?
Ces deux critiques opposées montrent que le choix d’une telle date, de l’ordre de deux à trois ans, est sans doute un bon point d’équilibre. Nous avons au moins deux dates symboliques : 2027, soit trente-cinq ans après Maastricht et soixante-dix ans après le Traité de Rome, ou encore 2028, soit trente-cinq ans après le marché unique. Cela ne fait pas une énorme différence, mais ce doit être pendant « les années Trump » : la réaction européenne face au basculement américain. Si les choses se font dans cet horizon-là, ce sera un véritable bond en avant.
Il y a bien sûr des propositions de la Commission aujourd’hui sur la table ; mais elles restent traitées de manière isolée et ne suffisent pas à atteindre « l’alignement » des ambitions qu’avait permis la date mobilisatrice de Delors.
Qu’est-ce que cela signifie ?
Il s’agit d’aligner trois volontés : l’ambition politique ; le travail administratif, qui n’est pas négligeable ; les projets d’investissement des entreprises. Cela avait remarquablement fonctionné avant le 1er janvier 1993 et le marché unique.
Au risque du paradoxe, la nouvelle politique économique américaine peut créer une opportunité européenne. Cette politique risque en effet de jouer dans la durée contre la croissance et l’innovation outre-Atlantique. Certains investissements des entreprises européennes aux États-Unis resteront, mais sans doute moins qu’il y a un an, quelles que soient les annonces ronflantes.
C’est le moment de proposer un contre-projet économique européen. Mais il faut faire vite, beaucoup plus vite ; sinon la fenêtre d’opportunité va se refermer.
La réaction européenne face au basculement américain doit se faire pendant « les années Trump ».
François Villeroy de Galhau
La Commission est aujourd’hui particulièrement forte et la présidence a su concentrer autour d’elle de nombreux leviers. Comment expliquez-vous ce blocage ?
La Commission a su réagir rapidement dans des situations de crise, comme lors de la pandémie de Covid-19 et de l’achat groupé de vaccins, ou lors de l’invasion de l’Ukraine et des paquets de sanctions contre la Russie. Depuis janvier dernier, elle a également agi rapidement dans le domaine de la défense.
Elle doit pourtant maintenant aller plus vite et plus fort sur l’économie, en dépassant la relative dispersion des portefeuilles.
Selon notre dernier sondage, une majorité d’Européens se montre critique à l’égard de l’accord sur les droits de douane conclu avec les États-Unis. Pensez-vous qu’il soit possible de transformer l’humiliation qu’ils disent majoritairement ressentir en une émotion constructive ?
L’accord est ce qu’il est. Il n’est pas enthousiasmant, mais peut-être était-il inévitable.
En revanche, l’essentiel de la réaction européenne doit désormais se concentrer sur autre chose, en interne : le renforcement de notre économie, la mobilisation générale autour de nos atouts. Nous avons le plus grand marché au monde, à égalité avec les États-Unis, et nous disposons de plus d’épargne qu’eux. Nous avons évidemment les talents humains.
Si j’ose dire, c’est l’heure d’être plus américain, ou du moins de faire nôtre une de leurs vertus : la confiance en soi.
Au risque de me répéter, il faut aussi appliquer le principe attribué à Walt Disney : « la différence entre un rêve et un projet, c’est une date de réalisation ».
Avec Donald Trump, on a l’impression de passer du « it’s the economy, stupid » au « it’s geopolitics, stupid ». Les banques centrales doivent-elles s’adapter à ce nouveau mot d’ordre ?
Bien sûr, les banques centrales n’ignorent pas le contexte dans lequel elles évoluent. Envisager divers scénarios — nous l’avions fait par exemple après l’invasion de l’Ukraine — peut faire partie de notre analyse économique. Nous ne sommes pas pour autant des acteurs géopolitiques.
Si on regarde néanmoins ce qui se passe à propos de la monnaie aujourd’hui, nous devons être mobilisés sur un certain nombre de tournants.
La nouvelle politique économique américaine peut créer une opportunité européenne.
François Villeroy de Galhau
La monnaie est à la fois notre cœur de mission, et un objet essentiel de souveraineté.
Elle peut apparaître comme un « bien invisible » : en temps normal, on ne le ressent pas, c’est comme l’air qu’on respire. Pourtant, sa valeur se mesure quand on en est privé, ou en cas de tensions ou de crises.
Il est crucial aujourd’hui de préserver la valeur de ce que les Européens ont construit avec l’euro.
Le dollar occupe une place centrale dans l’imaginaire de puissance d’une partie du mouvement MAGA, en particulier dans l’entourage du président américain. Peut-on réellement concevoir un monde où le dollar serait utilisé comme un simple instrument politique et géopolitique, sans une profonde transformation des ressorts classiques de la politique monétaire ?
Permettez-moi d’élargir la réponse. Nous faisons aujourd’hui face à trois ruptures majeures : une rupture technologique, une rupture économique ou idéologique — une privatisation possible de la monnaie — et une rupture politique — l’attitude américaine.
Tout d’abord, la rupture technologique concerne la tokenisation. Grâce à la blockchain, il est désormais possible d’échanger de façon décentralisée non seulement des flux financiers, mais aussi des informations, des actifs dématérialisés et des contrats juridiques. Ceci simplifie considérablement les transactions. Cette technologie a d’abord été liée aux Bitcoins, qui sont des instruments hautement spéculatifs et dont on peut douter qu’ils aient un potentiel de transformation de l’économie important.
Ce qu’on voit émerger maintenant, c’est un objet moins excitant, mais potentiellement beaucoup plus disruptif : les stablecoins, dont la valeur est adossée à une monnaie souveraine existante. Il s’agit d’un actif tokenisé qui ressemble beaucoup plus à une monnaie classique.
La deuxième rupture est d’ordre économique ou idéologique. Nous l’avions déjà constaté avec le Bitcoin : les émetteurs de cryptos sont décentralisés et tous privés, bien sûr. Cela signifie non seulement qu’il n’y a plus ici la fonction d’émission habituelle des banques centrales, mais aussi que le rôle des banques commerciales, qui constituent le deuxième étage de la création monétaire, peut être remis en cause. À ce jour, les plus grands émetteurs de stablecoins tokenisés sont des non-banques, assez peu régulées, comme Circle ou Tether.
C’est dans ce contexte que survient la troisième rupture, de nature politique : l’administration Trump pousse désormais les deux premières transformations tout en maintenant une continuité avec la politique américaine en ce qui concerne le rôle du dollar.
La monnaie est à la fois notre cœur de mission, et un objet essentiel de souveraineté.
François Villeroy de Galhau
Comment l’expliquez-vous ?
Visiblement, cette administration, plus encore que celles qui l’ont précédée, est très attachée au rôle central du dollar dans le système monétaire international, notamment parce que cela sécurise la demande pour la dette fédérale américaine.
Mais elle y ajoute une sensibilité politique très favorable au mouvement de privatisation et de décentralisation de la monnaie. Un des premiers Executive Orders de Donald Trump, dès le 23 janvier, stipule l’interdiction aux États-Unis de la monnaie de banque centrale numérique dite CBDC (Central Bank Digital Currency). À l’inverse, le président américain promeut les stablecoins émis par des acteurs privés.
L’objectif affiché est de faire des États-Unis le pays de la finance tokenisée. Sur le plan technologique, cette orientation peut se comprendre : aujourd’hui, la plupart des acteurs de la technologie sont américains, et le marché des stablecoins est pour l’instant adossé à 99 % au dollar.
Il y a toutefois des contradictions…
Oui ! Tout en affirmant son attachement au rôle central du dollar, l’administration Trump prend des risques quant à sa valeur et à sa solidité en attaquant l’indépendance de la Fed, en adoptant un budget marqué par des déficits considérables… ou encore en imposant des droits de douane susceptibles d’augmenter l’inflation et de ralentir la croissance.
Assisterons-nous à une perte de centralité du dollar ?
Le dollar reste aujourd’hui naturellement au centre du système, mais ces politiques économiques créent une attente de diversification des investisseurs internationaux car elles peuvent éroder la confiance dans les actifs américains. En sens inverse, la rupture technologique peut augmenter le rôle du dollar.
Se diriger vers un système monétaire plus multipolaire, diversifié sur plusieurs devises, serait plutôt une bonne chose. J’ai cependant une réserve forte : cela ne doit pas conduire à une fragmentation.
Le système monétaire international actuel, avec ses imperfections, a au moins le mérite d’être relativement unifié. S’il reproduisait pour les paiements transfrontaliers la fragmentation par blocs que l’on observe actuellement sur les plans géopolitique et commercial, ce serait un véritable recul.
Au-delà de la fragmentation, la rupture du stablecoin ne représente-t-elle pas un risque pour la souveraineté et pour l’euro ?
Potentiellement, mais nous avons des réponses.
Le risque pour l’Europe, c’est d’être demain confrontée à une quasi-monnaie, le stablecoin en dollars, de nature privée et émise par des acteurs non européens. Ce débat est tout juste naissant pour l’instant ; il est pourtant essentiel pour l’avenir de la souveraineté européenne.
On peut évoquer un lointain parallèle historique, bien sûr imparfait.
Une précédente grande rupture technologique sur la monnaie avait été l’invention du billet de banque, remplaçant l’or et l’argent : c’était déjà une dématérialisation.
L’Angleterre a pris ce tournant dès 1694 avec la création de la Banque d’Angleterre. La France a mis un siècle de plus, avec la création de la Banque de France en 1800, notre pays ayant été freiné par l’échec du système de Law en 1720, entre autres raisons.
Ce siècle de décalage monétaire n’est pas totalement indépendant du retard dans le décollage économique et industriel français par rapport à l’Angleterre. Ce n’est évidemment pas la seule explication. Reste que la bonne monnaie et le rôle de la banque centrale ne sont pas uniquement des sujets de spécialistes ; ils sont absolument centraux pour le développement de l’économie.
Face à ces ruptures, quelle est la réponse de la BCE ?
Nous la construisons activement, avec Christine Lagarde et le Conseil des gouverneurs.
Notre réponse repose sur trois composantes : la régulation, la monnaie numérique de banque centrale, et la possibilité d’une monnaie tokenisée privée européenne.
Sur la régulation, l’Europe dispose d’une avance avec le règlement MiCA, qui encadre depuis 2024 les actifs tokenisés. Les États-Unis viennent seulement d’adopter leur règlement Genius. Il est bienvenu, même s’il nous semble perfectible.
Vient ensuite la monnaie numérique de banque centrale. Alors que celle-ci a été interdite aux États-Unis, c’est notre responsabilité comme Banque centrale européenne d’œuvrer à son développement pour conserver notre souveraineté monétaire, d’autant plus que notre continent compte aujourd’hui moins d’innovateurs privés. C’est le but du projet d’euro numérique pour les paiements de détail, auquel s’ajoute le chantier moins connu de la monnaie numérique « de gros ».
L’urgence la plus pressante concerne en effet les paiements de gros — échanges interbancaires et marchés financiers — avec une première solution dès 2026 dans le cadre du projet Pontes. Quelques années plus tard, le projet Appia, avec un registre unifié sur blockchain, permettra d’échanger l’ensemble des actifs tokenisés : l’Europe veut être ici pionnière dans le monde.
Le risque pour l’Europe, c’est d’être demain confrontée à une quasi-monnaie, le stablecoin en dollars, de nature privée et émise par des acteurs non européens.
François Villeroy de Galhau
L’euro numérique pour le grand public est actuellement débattu au Parlement européen, mais le processus reste trop lent, du fait notamment des résistances de certaines banques privées. C’est à courte vue : elles risquent d’être les premières perdantes en l’absence de solution européenne et en euros.
Sur le plan technologique, le travail est en cours : c’est bien sûr un projet d’ampleur.
Quelle est la troisième composante ?
Elle touche justement aux émetteurs privés. Aux États-Unis, les banques prennent conscience des perspectives qu’ils ouvrent : le marché des stablecoins, aujourd’hui autour de 250 milliards de dollars, pourrait atteindre plusieurs milliers de milliards dans les années à venir.
Si ce développement massif de stablecoins en dollars se confirme, l’Europe et ses banques ne pourront éviter la question d’un étage privé de la monnaie tokenisée. Techniquement, deux instruments existent : des stablecoins en euros et/ou des « dépôts tokenisés ».
Mon propos ici n’est pas de choisir, mais de souligner le risque potentiel si aucune de ces deux solutions n’est développée en Europe.
Depuis toujours, la monnaie est un partenariat public-privé. Malgré les ruptures technologiques et la tokenisation, ces principes restent inchangés : une ancre solide, la monnaie centrale publique, comme fondation d’une monnaie des banques commerciales bien régulée.
L’Europe a justement les moyens de la bonne réponse stratégique à la révolution de la monnaie : elle est plutôt en avance sur les États-Unis en matière de régulation et de monnaie numérique publique, mais elle est en retard sur la monnaie privée.
On comprend que, dans la logique d’une partie de l’administration Trump, il est cohérent de retirer à la Fed l’un de ses leviers majeurs dans le jeu institutionnel américain en renforçant la capacité monétaire d’acteurs privés ; d’autant plus que ceux-ci peuvent être contrôlés, voire devenir une source de revenus privés.
Il y a deux sujets différents : à la « privatisation » potentielle dont nous avons parlé s’ajoutent les attaques sur l’indépendance de la Fed. En apparence, elles ne remettent pas en cause son rôle, mais visent à la subordonner au pouvoir politique.
C’est grave. L’indépendance des banques centrales a été conférée par la démocratie, parce que l’expérience montre qu’une banque centrale indépendante sert les citoyens en permettant de mieux maîtriser l’inflation. En outre, une banque centrale moins indépendante inspire moins confiance aux prêteurs, ce qui fera monter les taux d’intérêt à long terme au lieu de les faire baisser. Attaquer ainsi la Fed, c’est donc aller contre la loi démocratique américaine, et à terme contre l’intérêt économique américain.
L’Europe a les moyens de la bonne réponse stratégique à la révolution de la monnaie.
François Villeroy de Galhau
Vous pensez qu’il n’y a pas d’explication plus strictement idéologique ?
Certains ont peut-être une vision libertarienne selon laquelle il n’est pas nécessaire d’avoir une institution publique pour ancrer la monnaie. Avec un réseau d’émetteurs privés, ce serait la décentralisation qui créerait la confiance.
À l’origine, le Bitcoin reposait sur un vaste réseau de mineurs. Aller au bout de la logique reviendrait à dire que l’on a davantage confiance dans ce réseau anonyme — qu’il soit en Chine ou en Russie — que dans une institution publique.
Ma conviction, évidente, est qu’il s’agirait d’une illusion totale. Un acteur privé est in fine toujours guidé par ses propres intérêts — et on ne peut pas le lui reprocher. Il ne peut pas mieux garantir l’intérêt général qu’une institution décidée par la démocratie. Celle-ci est pour autant toujours perfectible : elle se doit bien sûr d’être à l’écoute des citoyens et de leurs critiques, et de leur rendre des comptes sur ses résultats.
Qu’impliquerait une Fed dirigée par un candidat fidèle à Trump pour la BCE, sachant que les investisseurs et les marchés privilégient une politique monétaire coordonnée — ce qui a été clef durant la pandémie ?
La coopération entre banques centrales est — et j’espère restera — un élément absolument clef.
Je suis président du Conseil de la Banque des règlements internationaux ; on parle peu du dialogue que nous menons, mais il est essentiel pour partager en confiance les informations et les interrogations que nous avons. Ensuite, chacun décide librement et rend compte selon ses règles nationales — ou ses règles européennes pour ce qui touche à notre Conseil des gouverneurs.
Comment voyez-vous le rôle international de l’Euro dans ce contexte ?
Quitte à vous surprendre, cette question n’était pas prévue dans le Traité de Maastricht.
L’objectif était de créer une monnaie solide sur le plan interne, ce qui a été fait avec succès. L’idée était que l’usage international de l’euro dépendait entièrement des choix privés.
Dans les faits, le rôle de l’euro a augmenté progressivement jusqu’à la crise financière, puis il s’est plutôt tassé depuis. C’est désormais devenu un enjeu beaucoup plus important. D’une part, il y a une attente de la part d’un certain nombre d’investisseurs internationaux, et d’autre part, c’est un avantage pour nous.
Par exemple, si une plus grande part du commerce avec le reste du monde était réalisée en euros, on réduirait un facteur de volatilité lié au change.
La BCE paraît très prudente, voire conservatrice, dans l’extension de ses lignes de swap de devises, alors qu’il s’agit d’un instrument que la Chine utilise pour accroître l’utilisation du yuan à l’étranger.
Je ne suis pas d’accord.
La BCE a plusieurs lignes de swap avec des contreparties qu’elle juge suffisamment sûres, et des lignes de refinancement (« repos ») avec nombre de pays d’Europe centrale. D’autres banques centrales peuvent peut-être utiliser l’instrument de façon plus « politique », mais c’est alors prendre de vrais risques financiers. Ceci dit, il y a de réelles possibilités pour élargir nos mécanismes.
Quelles initiatives concrètes pourraient alors être prises pour renforcer le poids géopolitique de l’euro ?
Tout ce que nous ferons pour mobiliser l’épargne, réaliser une union d’épargne et d’investissement ou accroître l’intégration financière, renforcera l’attractivité externe. Plus le marché financier européen sera profond, plus les investisseurs y viendront.
Une autre question, présente depuis longtemps, reviendra certainement : celle d’un actif sûr en euros, au-delà des dettes nationales existantes. Ce n’est pas évident à atteindre, et il y a deux familles de solutions : l’émission de dettes communautaires en euros — cela pourrait commencer par le regroupement des dettes de la Commission, du mécanisme européen de stabilité, voire de la BEI —, ou le regroupement d’une partie des dettes souveraines européennes.
Aucune piste n’est évidente à mettre en œuvre, mais je crois qu’il faudra relancer la réflexion.
Dès que la France plaide pour une dette commune européenne, cela suscite un certain scepticisme autour de la table : le soupçon est que nous voulons transférer notre problème budgétaire national à l’Europe.
François Villeroy de Galhau
Dans un contexte de fortes attentes en matière d’intégration dans le domaine de la défense, voyez-vous la possibilité d’une nouvelle dette commune permettant de franchir une étape ?
Cela correspondrait en effet plutôt à la première piste. Il s’agirait de dire que, sur le modèle du plan NextGenerationEU en réponse au Covid, un endettement commun serait répliqué pour la défense.
Plusieurs propositions ont été faites, comme de créer une telle dette non pour les armements existants, mais pour de nouveaux comme les drones.
Si nous voulons un financement européen, il faut qu’il y ait en face une offre européenne plus intégrée. Et sans doute nouvelle, car c’est l’une des limites actuelles : il y a plus de défense en Europe, mais pas encore plus d’Europe de la défense.
Voyez-vous une volonté de porter un tel projet dans le contexte politique actuel ?
Ce que je peux dire, c’est que la France sera d’autant plus crédible pour défendre ce type d’initiative qu’elle aura résolu son problème d’endettement. Dès que la France plaide pour une dette commune européenne, cela suscite un certain scepticisme autour de la table : le soupçon est que nous voulons transférer notre problème budgétaire national à l’Europe.
Cela ne peut pas être le cas : il est très important de lever ce soupçon.