Comment négocie Poutine ? Comprendre la doctrine Gromyko
« Exigez le maximum et n'ayez pas honte d'exagérer dans vos demandes. N'épargnez pas les menaces, puis proposez des négociations comme issue à la situation : il y aura toujours, en Occident, des gens pour mordre à l'hameçon. »
Dans une semaine historique, l’histoire longue de la diplomatie soviétique peut aider à comprendre comment négocier avec Poutine.
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Ce texte signé par l’écrivain et journaliste russe Leonid Mletchine est issu d’une biographie consacrée à l’ancien ministre des Affaires étrangères Evgueni Primakov, sans doute la personnalité la plus influente pour comprendre la géopolitique russe de l’ère allant d’Eltsine à Poutine 1.
Dans cet extrait, Mletchine analyse l’évolution de la diplomatie soviétique à travers plusieurs personnalités, de Trotski à Gromyko, en insistant sur les styles de négociation et les stratégies de chacun, à l’aide de plusieurs sources confidentielles. À travers cette lecture, on comprend que les tactiques de négociation de Poutine ou Lavrov sont le résultat d’une vision de la diplomatie diamétralement opposée à l’image qu’on en a en Europe. Sa matrice fut celui qu’on surnommait le « marteau » de Staline : Molotov.
C’est dans ce texte que l’on trouve la formulation la plus complète de « la doctrine Gromyko », consignée par écrit par l’un de ses assistants.
« Premièrement, exigez le maximum et n’ayez pas honte d’exagérer dans vos demandes. Exigez même ce qui ne vous a jamais appartenu. Deuxièmement, présentez des ultimatums. Menacez de guerre, n’épargnez pas les menaces, puis proposez des négociations comme issue à la situation : il y aura toujours, en Occident, des gens pour mordre à l’hameçon. Troisièmement, une fois les pourparlers engagés, ne cédez pas d’un pouce. Vos interlocuteurs finiront par vous offrir une partie de ce que vous avez demandé. Mais même alors, ne signez pas : poussez pour obtenir davantage, et ils accepteront. Lorsque vous aurez obtenu la moitié ou les deux tiers de ce qui ne vous appartenait pas, vous pourrez vous considérer comme un diplomate. »
L’actuelle Haute-Représentante Kaja Kallas l’avait rappelé il y a deux ans à la Conférence de Munich, établissant une continuité directe entre la méthode de Gromyko et celle de Poutine 2.
Dans la semaine de la rencontre entre Poutine et Trump en Alaska, il est essentiel de relire — et de comprendre — l’influence de cette doctrine sur la manière de négocier de Vladimir Poutine.
Trotski, Staline et l’apprentissage soviétique de la diplomatie
Selon Trotski, le prolétariat mondial n’avait pas besoin de diplomatie : les travailleurs se comprendraient directement sans passer par des intermédiaires. Léon Davidovitch détestait notamment la diplomatie secrète. Après lui, l’habitude s’installa de conclure discrètement un accord tout en proclamant publiquement le contraire.
Nommé commissaire du peuple aux Affaires étrangères, Trotski entendait démanteler l’ordre diplomatique et militaire d’ancien régime. Il publia ainsi plusieurs traités secrets conclus par la Russie tsariste dans la Pravda pour dénoncer la diplomatie impérialiste et provoquer un scandale international, misant sur une révolution mondiale.
Lors des négociations de Brest-Litovsk (entre 1917 et 1918), Léon Trotski qui était à la tête de la délégation soviétique employa une tactique non conventionnelle et délibérément provocatrice : il refusa de signer tout traité en proclamant un état défini comme n’étant « ni guerre, ni paix », qu’il pensait susceptible de provoquer une révolution en Europe. Cette solution se soldera par un échec et la position de Trotski sera totalement renversée par la pratique stalinienne du pouvoir.
Cette réputation est tempérée par l’historiographie plus récente. Le général Max von Hoffmann, chef de l’état-major allemand au moment de Brest-Litovsk, montrait dans ses Mémoires que Trotski aurait plutôt fait preuve d’habileté, d’imagination et de capacité d’improvisation lors des négociations. Ce témoignage est confirmé par les historiens, notamment Sydney Bailey, Robert Service ou Borislav Chernev.
Staline admirait le style diplomatique britannique, mais le considérait simplement comme l’art de la tromperie poussé à son plus haut degré de perfection : « Les paroles d’un diplomate ne doivent avoir aucun rapport avec ses actes ; sinon, qu’est-ce que cette diplomatie ? Les mots sont une chose, les actes en sont une autre… Une diplomatie sincère est aussi impossible qu’une eau sèche ou qu’un bois de fer. »
Cette citation provient d’un article signé par Iossif Vissarionovitch Djougachvili publié dans le numéro 30, daté du 12 (25) janvier 1913 du journal Социал-демократ (Social-Démocrate) et figure également dans les œuvres complètes de Staline 3.
Le tyran rouge y attaque la diplomatie bourgeoise et son double discours : « Lorsque les diplomates bourgeois se préparent à la guerre, ils se mettent à clamer haut et fort la paix et les relations amicales. Si un ministre des Affaires étrangères commence à se crucifier pour une ‘conférence de paix’, sachez que son gouvernement a déjà passé commande de nouveaux cuirassés et monoplans. »
Le style stalinien de négociation imite donc ce qu’il prétend combattre en masquant ses intentions. Pour appliquer cette méthode, il peut compter sur son conseiller le plus chevronné et le plus retors : Viatcheslav Molotov (1890-1986), qui invente ce que sera la diplomatie soviétique jusqu’à la fin de l’URSS.
Molotov et la naissance de l’école soviétique de la négociation
L’art de la négociation constitue le sommet de la diplomatie.
L’école soviétique de la négociation fut fondée par Viatcheslav Molotov. Ce dernier n’était pas diplomate au sens traditionnel du terme : il ne cherchait ni à charmer ses interlocuteurs, ni à se faire des amis ou des alliés. Obstiné et méticuleux, il conduisait les pourparlers de manière dure et inflexible. Il disait ce qu’il jugeait nécessaire, et lorsque ses interlocuteurs le contredisaient, il répétait inlassablement la même chose, tel un gramophone, jusqu’à les exaspérer. Il faisait preuve d’une ténacité hors du commun, prêt à camper sur ses positions jusqu’à l’épuisement complet.
Ce n’est qu’après avoir tout tenté — y compris menacer de rompre les négociations — qu’il consentait à une concession. Il l’emportait par l’usure.
Vétéran de la diplomatie soviétique, Molotov — « Aunt Molly » (tante Molly) comme finirent par l’appeler les diplomates britanniques — était aussi surnommé le « marteau » — en référence à la sonorité de son nom : en russe, marteau se dit molotok. Ses techniques de déstabilisation relevaient le plus souvent de la répétition inlassable des mêmes questions ou consistait à couper court à toute discussion, voire à reporter sans cesse une réunion pour faire craquer ses interlocuteurs.
C’est ce qu’il fit avec Georges Bidault, qui tentait d’imposer la présence de la France à la conférence de Potsdam. Comme le rapporte le Secrétaire d’État américain John Foster Dulles : « L’objectif de Molotov était de pousser [Bidault] à quitter la conférence. À cette fin, Molotov tenta de porter outrage à l’honneur français par une série de petites remarques désobligeantes. Il lui arrivait aussi de demander un report sans en informer Bidault. Ce dernier, qui se présentait ponctuellement à l’heure prévue, attendait avec une impatience croissante que ses collègues se manifestent, avant de retourner à son hôtel. À plusieurs reprises, il fut sur le point de rentrer à Paris. »
Dans ses Mémoires (War or Peace, 1957), le même Dulles raconte comment l’homme de Staline avait réussi à percer la personnalité d’Ernest Bevin, le Secrétaire d’État aux Affaires étrangères britanniques. Bevin, écrit Dulles « était bluffeur et chaleureux, colérique mais prompt à se repentir. Monsieur Molotov le traitait comme un matador traite un taureau, lui lançant des piques successives pour le provoquer jusqu’à ce qu’il explose. À un certain point, Bevin fut tellement provoqué qu’il finit par dire que Molotov parlait comme Hitler… Molotov bondit et se dirigea vers la porte. Bevin, contrit, s’empressa d’expliquer ses paroles véhémentes et, en signe de sincérité, céda sur le point litigieux. » 4

Cette intransigeance et ce refus de revoir ses positions pouvaient sembler des qualités. En politique, cependant, elles causaient souvent du tort au pays, car elles se heurtaient à une égale fermeté du côté adverse. À Washington, Molotov trouva ainsi des adversaires à la hauteur de son entêtement.
Molotov a assisté à plus de deux mille réunions dans le bureau privé du dirigeant soviétique entre 1928 et 1953 5. S’il excelle dans le rôle de « numéro 2 » de Staline — il tombera en disgrâce sous Khrouchtchev et mourra en 1986 — sa pratique brutale des négociations est surtout mise au service d’un projet idéologique dont on retrouve une continuité jusqu’à Poutine ou Sourkov. En 1946, dans son livre Problèmes de politique étrangère, il écrit qu’« il est parfois difficile de faire la distinction entre le désir de sécurité et le désir d’expansion. »
Comme le montre l’un des plus importants historiens de la période, Geoffrey Roberts, citant le diplomate britannique Sir William Seeds, Molotov — qui ne parlait aucune autre langue que le russe — était un homme « pour qui l’idée même de négocier — distincte de la pure imposition de la volonté du chef de son parti — était totalement étrangère. » 6
Pourtant face à lui, notamment lors des conférences de Yalta, Washington et de Dumbarton Oaks en 1944, ses interlocuteurs américains — Cordell Hull, puis Edward Stettinius — se montrèrent tout aussi déterminés, ce qui limita l’efficacité de cette tactique de l’usure.
L’impact du style Staline-Molotov fut profond sur le ministère des Affaires étrangères et le réseau diplomatique soviétque. Comme l’a montré l’historienne Sabine Dullin, cette stratégie eut pour conséquence un appauvrissement des compétences : « Ni Staline, ni Molotov n’entendaient laisser une grande marge de manœuvre à leurs ambassadeurs et ils se méfiaient des positions jugées « opportunistes » des diplomates expérimentés de la période précédente qui servirent le temps de la guerre et de la Grande Alliance. » 7 À la fin de sa vie, Molotov, conscient du faible niveau général des diplomates soviétiques avec l’étranger, l’expliqua par leur inexpérience : elle fut en fait une conséquence et non une cause de cette politique.
L’interrègne Chepilov et Vychinski
Les diplomates étrangers ne faisaient pas confiance à Andreï Vychinski ; ils savaient qu’aucun accord n’était possible avec lui et qu’aucun compromis n’était atteignable. Vychinski ne cherchait même pas à convaincre ses interlocuteurs d’accepter les propositions soviétiques : il se contentait d’invectiver et d’insulter.
Stalinien loyaliste à l’extrême — il est connu pour avoir été le procureur général pendant les Grandes Purges — Andreï Vychinski fut ministre des Affaires étrangères de l’URSS de 1949 à 1953 avant d’être nommé représentant permanent de l’Union soviétique au Conseil de Sécurité des Nations unies.
Vychinski était familier des tirades contre les États-Unis, notamment à la tribune de l’Assemblée générale des — alors jeunes — Nations unies, réunie à Paris. Il inaugure une pratique brutale de l’invective directe dans l’arène internationale de l’ordre post-Seconde Guerre mondiale. S’adressant dans les yeux aux délégués américains Eleanor Roosevelt, John Foster Dulles, Warren Austin et George Marshall, Vychinski y accusa par exemple les États-Unis d’être en train de préparer une guerre atomique contre l’Union soviétique.
Par cette pratique du martèlement, de l’invective à la limite de l’insulte, il incarne une forme de radicalité du style de Molotov qui finira toutefois par susciter la défiance de ses interlocuteurs.
Dmitri Chepilov, plus jeune, ouvert et loin d’être figé dans ses habitudes, savait écouter son interlocuteur et, lorsqu’il jugeait ses arguments raisonnables, lui donnait raison. Les diplomates étrangers, habitués à Molotov et Vychinski, furent surpris de rencontrer un homme « normal ».
Dmitri Chepilov fut ministre des Affaires étrangères de l’Union soviétique entre 1956 et 1957 — alors que Molotov avait repris ce poste pour quelques années au moment de la mort de Staline, Khrouchtchev profita de la crise de Suez pour l’en évincer.
Il est notamment connu pour être l’auteur du « plan Chepilov » en réponse à la doctrine Eisenhower sur le Moyen-Orient. Comme le laisse entendre Mletchine, il est surtout un ministre de transition, supposé marquer une rupture avec la méthode Molotov.
Gromyko, le consolidateur de l’école molotovienne
Gromyko avait été formé à l’école de Molotov. Dans de rares moments de franchise, il donnait des conseils à ses jeunes assistants.
L’un d’eux, Oleg Alexeïevitch Grinevski, les consigna par écrit :
— Premièrement, exigez le maximum et ne soyez pas gênés dans vos demandes. Exigez même ce qui ne vous a jamais appartenu. Deuxièmement, présentez des ultimatums. Menacez de guerre, n’épargnez pas les menaces, puis proposez des négociations comme issue à la situation : il y aura toujours, en Occident, des gens pour mordre à l’hameçon. Troisièmement, une fois les pourparlers engagés, ne cédez pas d’un pas. Vos interlocuteurs finiront par vous offrir une partie de ce que vous avez demandé. Mais même alors, ne signez pas : poussez pour obtenir davantage, et ils accepteront. Lorsque vous aurez obtenu la moitié ou les deux tiers de ce qui ne vous appartenait pas, vous pourrez vous considérer comme un diplomate.
Fondée sur la menace et sur la croyance tenace que les Occidentaux finissent toujours par y céder, la tactique de négociation de Gromyko, qui raffine et théorise la pratique de Molotov, réside surtout dans le troisième point : ne jamais céder sur aucun point.
Sur l’Ukraine, contrairement à ce que peut affirmer l’administration américaine et malgré l’apparence d’être entrée en « négociations », la Russie de Poutine n’a jamais changé de ligne : elle exige une capitulation de l’Ukraine et une décapitation de son pouvoir souverain. C’est la raison pour laquelle Volodymyr Zelensky a encore déclaré le 11 août qu’il considérait qu’aucune concession ne serait susceptible de faire reculer Vladimir Poutine.

Voici les recommandations que Gromyko père donna à son fils lorsqu’il partait travailler à l’étranger :
— Dans un collectif, adopte une attitude égale envers tous ; ne te mets pas en avant, sois modeste. Écoute plus que tu ne parles. L’important, c’est d’entendre ton interlocuteur, pas toi-même. Si tu n’es pas sûr qu’il faille parler, mieux vaut te taire. Et surtout, ne te lie pas d’amitié avec des étrangers : pour les politiciens et les diplomates, c’est un fardeau inutile.
Surnommé comme Molotov « Monsieur Non », Gromyko correspond à un idéal du diplomate soviétique qui est diamétralement à l’opposé des traditions européennes — française ou britannique par exemple — où la diplomatie est synonyme de savoir-vivre, de connaissance du monde, de réseaux…
Comme le résume encore Sabine Dullin : « La méthode de Molotov dans la conduite des Affaires étrangères ne nécessite pas autant que dans la période précédente une compréhension du mode de pensée de l’autre. Il s’agit en effet, le plus souvent, non pas d’aller sur le terrain de la partie adverse mais de camper sur ses positions et de forcer le camp adverse à venir à soi. Dans les circonstances de l’après-guerre, avoir des diplomates connaissant mal le monde extérieur, imperméables à ses charmes de par une stricte éducation politique et, de ce fait, non influençables, pouvait s’avérer un atout dans la diplomatie de guerre froide. » 8
Gromyko surpassait Molotov en habileté — ce que reconnut un observateur aussi avisé que l’ancien Secrétaire d’État américain Henry Kissinger. Selon lui, Gromyko ne croyait ni aux inspirations soudaines ni aux manœuvres habiles : cela contredisait sa prudence innée. Infatigable et imperturbable, il ne se mettait en colère qu’à dessein. Jamais il ne commençait une négociation sans avoir étudié le dossier : engager la discussion avec lui sans connaître à fond les documents relevait du suicide, avouait Kissinger.
Henry Kissinger consacra un important discours à l’occasion du centenaire de Gromyko en 2009 — le qualifiant également « d’ami » — dans lequel il louait l’intelligence et l’efficacité du diplomate soviétique : « Andreï Gromyko renvoyait l’image d’un homme très austère, très professionnel, très correct, et c’était vrai. C’était ainsi. Mais j’aimerais ajouter qu’il était également très intelligent, toujours bien préparé et qu’il ne perdait jamais son sang-froid. Il avait un sens de l’humour formidable, qui ne se remarquait pas au premier abord, mais qui, une fois qu’on le connaissait, nous aidait énormément dans nos discussions. »
Dans le même discours, il reconnaît également combien il en coûte à Gromyko d’appliquer parfois un changement de ligne sur telle ou telle position qu’il avait jusque là inflexiblement tenue : « quand on lui donnait l’ordre de changer de position, il était évident que cela le mettait mal à l’aise. »
Gromyko attachait une grande importance au travail préparatoire — rassemblait lui-même la documentation nécessaire pour être prêt le moment venu. Il ne dédaignait pas les tâches ingrates, ce qui lui permettait souvent de dominer des diplomates moins préparés. Il ne laissait aucune place à l’improvisation, bien qu’elle fasse partie intégrante de la diplomatie — car, en pleine guerre froide, elle pouvait être dangereuse. Il pouvait négocier des heures durant sans rien oublier, gardant presque tout en mémoire : seul un flot de chiffres techniques le poussait à consulter ses notes. Bien qu’il maîtrisât l’anglais, il exigeait toujours une traduction : pendant que l’interprète parlait, il gagnait un temps précieux pour réfléchir à sa réponse.
La grande attention portée aux travaux préparatoires est également notée par Kissinger. Plusieurs témoignages de diplomates rapportent également que Gromyko était adepte, pendant leurs réunions, des longues lectures de notes savamment rédigées et préparées, récitées ou lues, à la virgule près, sans lever les yeux de sa feuille.
D’une patience infinie, Gromyko s’efforçait d’épuiser ses interlocuteurs, marchandant sur chaque point. Il comptait sur leur impatience et ne concédait rien avant qu’ils ne soient prêts à céder. Il savait échanger de petites concessions contre d’importantes contreparties, et se montrait d’autant plus inflexible qu’il voulait paraître moins désireux de parvenir à un accord que ses partenaires américains.

Comme au poker, il commençait toujours par camper sur ses positions, puis énumérait les exigences jugées excessives par Washington, avant de louer la patience et la générosité de son propre gouvernement : une sorte d’ouverture rituelle. Les négociations devenaient ainsi une épreuve de résistance. À la fin, il pouvait reformuler subtilement la position adverse, en la rapprochant de la sienne, afin de créer un précédent pour la rencontre suivante.
Malgré la continuité formelle et tactique de Molotov à Poutine en passant par Gromyko, l’analyse ne doit pas manquer ce qui demeure une différence fondamentale entre la période soviétique et la Fédération de Russie sous le poutinisme.
Comme le relève Mletchine à la fin de ce texte, l’inflexibilité et la fermeture qui ont fini par devenir une doctrine de la diplomatie de l’URSS pouvait en partie s’expliquer par un système extrêmement hiérarchisé, certes centré sur la figure du soviet suprême mais, après la mort de Staline, également tributaire d’une logique administrative et bureaucratique avec un fort effet inertiel.
La diplomatie poutinienne, portée par Lavrov ou Patrushev — qui prophétisait début 2025 que « l’Ukraine pourrait cesser d’exister cette année » — peut déployer cette intransigeance d’autant plus efficacement qu’elle ne porte qu’un seul thème et ne répond qu’à une seule volonté : celle de Vladimir Poutine d’agrandir le territoire de la Russie.
Cependant, avec le temps, cette tactique se retourna contre lui : ses partenaires étrangers comprirent que, s’ils tenaient bon, ils pouvaient le pousser à faire des concessions. Craignant que les négociations ne s’éternisent ou ne s’effondrent au dernier moment, il signait parfois trop vite, de peur d’avoir à rendre des comptes au Politburo pour un échec.
Jamais il ne prenait d’initiative sans instructions, et même lorsqu’elles prévoyaient la possibilité de compromis, il répugnait à s’en servir. Cette rigidité lui fit parfois manquer l’occasion de conclure à des conditions favorables. Il pouvait aussi s’enfermer dans des promesses irréalistes faites à Brejnev, au point de devoir sacrifier l’essentiel pour sauver l’accord. Comme l’écrit l’ancien ambassadeur Valentin Falin, « acculé — souvent par lui-même —, il ne jugeait pas indigne de sacrifier des valeurs fondamentales ». En poursuivant les gains mineurs, il lui arrivait de perdre l’essentiel.
Sources
- Leonid Mikhailovich Mletchine, Евгений Примаков : История одной карьеры (« Evgueni Primakov : histoire d’une carrière »), Moscou, Tsentrpoligraf, 2008.
- Voir la vidéo ici.
- Staline, Œuvres, 1954. T. 2. 1907-1913. p. 273.
- Voir le portrait que lui avait consacré le magazine Time dans son édition du 20 avril 1953.
- Na Priyome u Stalina : Tetradi (Zhurnaly) Zapisei Lits, Prinyatykh I. V. Stalinym (1924–1953gg) (Moscow : Novyi Khroniograf, 2008) — cité par Geoffrey Roberts, Molotov : Stalin’s Cold Warrior. Washington, D.C., Potomac Books, 2012, p. 15.
- Ibid., p. 15.
- Sabine Dullin, « Une diplomatie plébéienne ? », Cahiers du monde russe, 44/2-3 | 2003.
- Ibid.