Notre série Grand Tour continue. Après Nikos Aliagas sur Missolonghi, Françoise Nyssen sur Arles, Gérard Araud sur Hydra, Édouard Louis sur Athènes, Anne-Claire Coudray sur Rio, Edoardo Nesi sur Forte dei Marmi, Helen Thompson sur Naples, Pierre Assouline sur la Corse, Denis Crouzet et Élisabeth Crouzet-Pavan sur Venise ou Carla Sozzani sur Milan, Edwy Plenel sur la Martinique, Mazarine Mitterrand Pingeot sur La Charité-sur-Loire et Jean-Pierre Dupuy sur la Californie, Hélène Landemore sur l’Islande, Jean-Christophe Rufin sur l’Albanie, Bruno Patino sur Strasbourg, Fabrice Arfi nous fait voyager dans le temps et nous transporte dans le Lyon des brumes et des polars.

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Vous avez choisi de nous parler de Lyon, une ville que vous avez quittée en 2008 pour rejoindre Paris et le lancement de Mediapart. Pourquoi, aujourd’hui encore, teniez-vous à parler de Lyon ?

Je ne sais pas à quel point on appartient à sa ville de naissance et à son histoire. J’ai choisi de parler de Lyon parce que c’est le théâtre de mon enfance et de mes premières années professionnelles, mais aussi parce que c’est un personnage de mon dernier livre, La troisième vie.

J’ai une relation ambivalente avec Lyon. C’est une ville que j’ai adorée, comme on pourrait avoir une sorte de chauvinisme municipal. Quand on commence le journalisme dans la presse locale, on veut faire de sa ville le centre d’intérêt de tout — pour moi, cet intérêt est passé par des biais particuliers, comme la musique. 

En même temps, j’ai pris des distances qui ne sont pas que géographiques avec Lyon. Même si mes parents y habitent toujours et que j’y ai vécu des années chères, j’ai aujourd’hui le zèle des convertis avec Paris : je suis un fou de Paris. Par contraste, la ville de Lyon, qui a beaucoup changé ces 25 dernières années, me paraît ne pas avoir les charmes que je trouve à Paris. 

Lyon est très belle mais à chaque fois que j’y retourne, je suis frappé par l’homogénéité du centre-ville.

C’est à Lyon que vous avez entamé votre carrière de journaliste dans la presse locale  : faites-vous un lien entre votre environnement lyonnais et le choix de votre profession ?

Oui — si ce n’est que je suis arrivé dans le journalisme presque par accident. 

Ce n’était pas le métier que je voulais faire.

Que vouliez-vous faire ?

Je voulais être musicien. 

Racontez-nous.

À la sortie de mon baccalauréat, je me suis inscrit dans une école de journalisme dans laquelle je suis resté si peu que je ne me souviens même pas de son nom. Dès les premiers mois, il fallait faire un stage  : en novembre 1999, j’ai donc commencé un stage pour le quotidien Lyon-Figaro, au service culture.

Cela s’est bien passé, et comme il y avait encore des reliquats du 35 heures qui créent de l’emploi, on m’a royalement proposé un poste de « pigiste permanent » — c’est-à-dire qu’on est mal payé comme un pigiste, mais tout le temps. On me confie la mission d’écrire sur toute la musique sauf la musique classique, qui était la chasse gardée d’un chroniqueur musical extrêmement respectable à Lyon. 

J’ai 18 ans, un travail, une voiture, et je sillonne toute la région pour voir des concerts, rencontrer des artistes, écrire très pompeusement sur la musique avec beaucoup de prétention. Autrement dit : le rêve. 

Mais vous faites en même temps le deuil de votre rêve de carrière musicale… 

Ne m’orientant pas vers le fait de vivre de la musique, je me projette alors comme voulant être le nouveau Lester Bangs, Greil Marcus ou Nick Tosches français. 

Mais je fais face à trois obstacles. 

Lesquels ? 

Je n’en ai pas le talent, je ne vis pas à la bonne époque et ce n’est pas la bonne ville. 

Ce n’est pas Detroit ou New York dans les années 1970 : c’est Lyon, à la fin des années 1990 — à Lyon-Figaro

À Lyon-Figaro, on m’a royalement proposé un poste de « pigiste permanent » — c’est-à-dire qu’on est mal payé comme un pigiste, mais tout le temps.

Fabrice Arfi

Mais je m’inventais un paysage mental. Et rapidement, j’ai cherché Lyon dans mon travail. J’étais obsédé par l’idée de l’identité musicale lyonnaise, comme on planterait un drapeau à un endroit précis pour marquer un territoire. 

Quelle est cette identité musicale lyonnaise à laquelle vous pensez ? 

À Lyon, on a été capable de mille choses. 

Lyon, c’est Rachid Taha et Carte de séjour, c’est L’Affaire Louis’ Trio d’Hubert Mounier. Dans le milieu du punk rock, c’est le groupe Starshooter — qui mérite, de mon point de vue, une postérité vraiment plus importante — dont le chanteur Kent Hutchinson a ensuite fait une grande carrière dans la chanson française. À une échelle plus régionale, c’est le groupe Marie et les Garçons, dont le bassiste Éric Fitoussi va ouvrir l’une des premières grandes librairies indépendantes à Lyon, Passages, qui existe toujours dans le centre-ville. 

Ce besoin de trouver une empreinte lyonnaise dans la discipline journalistique que je travaillais, j’allais même le chercher dans les morceaux. J’ai le souvenir d’un morceau de Thomas Fersen, « Les tours d’horloge », racontant un dépit amoureux  :

Depuis ton départ
Lyon est une gare
Et moi je suis resté Lyonnais
(…)
Et le long du Rhône
C’est pour ton fantôme
Que je laisse pendre ma main

C’est notamment le fait que cela se passe à Lyon qui vous plaisait ? 

Oui, je trouvais cela génial que cela se passe à Lyon. Les Filles de l’aurore de William Sheller, c’est écrit à Saint-Jean. J’avais cette obsession bizarre de vouloir ancrer ce que je faisais dans le paysage de ma ville, pour le nom de la ville qui était en haut du journal pour lequel je travaillais — Lyon-Figaro

En plus, j’ai commencé le journalisme au début des années 2000, à un moment où Lyon commençait à se transformer. 

C’est-à-dire ?

Lyon quitte de plus en plus ses oripeaux de ville brumeuse, grisâtre, ombrageuse, dure à cerner — même si je crois qu’elle l’est toujours un peu — pour entrer dans une forme de modernité. 

Je suis là au moment où le festival de musique électro Les Nuits Sonores, lancé par Vincent Carry, sort de terre, puis quelques temps après, le festival Quais du Polar. Il y avait déjà eu des initiatives avant, notamment avec Michel Noir, mais sous les mandats de Gérard Collomb, la ville se transforme culturellement.

Je dérive ensuite par la vie de bureau.

Au service culture de Lyon-Figaro, je suis à côté de quelqu’un qui travaille aux « informations générales », le chroniqueur judiciaire du journal, Gérard Schmitt — quelqu’un de très important pour moi professionnellement. 

C’est Gérard Schmitt, avec qui j’avais un rapport affectif fort, qui me dit, lorsqu’il part à la retraite que c’était moi qui allais le remplacer. 

J’avais cette obsession bizarre de vouloir ancrer ce que je faisais dans le paysage de ma ville.

Fabrice Arfi

Votre « obsession bizarre » de jeune journaliste pour la musique et l’identité musicale lyonnaise a-t-elle disparue ?

Oui, complètement. 

Elle était en fait plus liée à une forme de justification de ce que je faisais. Elle s’est tout à fait évaporée et diluée dans l’immensité de la musique, de sa géographie et de son histoire. Il est vrai que je faisais preuve d’un étrange chauvinisme culturel — « bizarre » parce qu’il me semble que la culture est précisément ce qui fait tomber les murs. 

Je ne saurais pas trop décrire de quoi c’était le nom. C’était peut-être le besoin de se sentir appartenir à quelque part et d’être un acteur de cette identité, en essayant de la mettre en forme dans un espace fermé qu’on appelle un journal.

Cela n’a pas changé lorsque vous êtes passé aux pages justice dans le journal ?

Non, cela a été pareil après. Je me suis passionné pour Lyon, notamment grâce aux livres de Pierre Mérindol, écrits dans les années 1980, Lyon, le sang et l’encre et Lyon, le sang et l’argent, qui sont des portraits de ville par le journalisme. 

Lyon, c’est cette géographie qui a connu le grand banditisme. 

Il y a eu un juge assassiné à Lyon, le juge Renaud, mais aussi des enlèvements extrêmement célèbres. Cela a été une ville de mafias politiques. Dans mon dernier livre, La troisième vie, je cite cette formule de Pierre Mérindol, qui est pour moi le plus grand journaliste lyonnais, décrivant à merveille ce que peut être le Lyon un peu patiné dont je parle : 

« Lyon, tassée à la fourche du Rhône et de la Saône, comme un dépôt de cendres sous lesquelles couve un feu dont on ne sait jamais s’il s’agit de veilleuse de la foi ou de braise du mal. » 

Pourrait-on dire que Lyon est la ville des contraires ?

Quand on vit à Lyon, qu’on s’intéresse à cette ville, on la présente toujours comme la ville à double polarité  : c’est la ville de Klaus Barbie et de Jean Moulin  ; c’est la ville de la colline qui prie, Fourvière, et de la colline qui travaille, la Croix-Rousse  ; c’est la ville d’une forte religiosité, mais c’est aussi celle de la révolution des Canuts. C’est la ville des deux fleuves, du Rhône et de la Saône — un poncif qui entretient cette mythologie sur Lyon. 

C’est aussi une ville qui a la réputation d’être très fermée, très difficile d’accès. On ne sait pas trop quel est le manuel pour percer ses mystères, ses secrets. Les choses se passent derrière le rideau, dans les cercles…

Davantage qu’à Paris ?

Oui, beaucoup plus qu’à Paris. Je considère même qu’un bon journaliste à Lyon est un très bon journaliste ailleurs.

Lyon est une ville qui a quelque chose de cryptique, de difficile à saisir. En réalité, ce n’est pas une très grande ville  : Lyon intra-muros, son centre-ville, c’est un village. Dans cet univers-là, rester indépendant journalistiquement, trouver les bonnes sources et les bonnes informations en sachant soulever le rideau, est, selon mon expérience personnelle, plus difficile qu’ailleurs. 

Un bon journaliste à Lyon est un très bon journaliste ailleurs.

Fabrice Arfi

À cet égard, je considère que Paris est une ville beaucoup plus disponible, plus offerte. Cela peut paraître paradoxal, mais les portes s’ouvrent plus facilement pour un journaliste. C’est aussi très lié au jacobinisme — les ministères, la présidence, beaucoup de sièges sociaux sont ici. 

Paradoxalement, je trouve donc que Lyon est une école de journalisme fascinante.

Lyon est un personnage de votre livre La troisième vie. Votre rapport à Lyon a-t-il changé dans le passage de la ville de votre à enfance à celle qui se trouve au cœur de l’une de vos enquêtes — et l’une de vos obsessions ? D’ailleurs, votre livre s’ouvre sur la Gare de Lyon — au Train bleu plus exactement : c’est là que tout commence. C’est comme si le rapport à Lyon se trouvait synthétisé entre la Gare de Lyon et Lyon… 

C’est bien vu ! 

Je n’y avais jamais pensé, mais c’est étonnant que cette histoire me saisisse, sans que je m’en rende compte tout à fait, alors que je viens d’arriver à Paris, que Mediapart vient d’être lancé, et que tout cela parte de la gare de Lyon pour me ramener à cette ville…    

Peut-être aussi que j’ai couru après cette histoire. 

Dans quel sens ?

Le protagoniste du livre, le dessinateur industriel roumain Vincenzo Benedetto qui s’installe en France a priori pour y rejoindre sa famille, m’a obsédé, même hanté, pour des raisons très différentes au fil du temps. Je m’accorde désormais à dire que c’était aussi une enquête sur moi-même, sur mon rapport à notre métier de journaliste, sur notre rapport à la vérité, notre rapport aux faits. Cette histoire de fiction — car l’espionnage est une fiction d’État — mettait au défi ce rapport réel. 

Mais je crois que cela a aussi à voir avec l’idée de rendre hommage au lieu de mon enfance. Cela a un rapport avec l’enfance, qui est le secret le mieux gardé de chacune et chacun, qui est une chose insaisissable. Je pense que la même histoire dans une autre ville n’aurait pas donné lieu à un livre. Ce n’était pas prévu quand on m’en parle, au Train Bleu, entre la poire et le fromage. 

Lyon est un personnage de cette histoire parce qu’en en dévidant la pelote, je vais croiser des personnages de ma propre vie lyonnaise, de ma jeunesse et de mes premières années professionnelles : que ce soit Gérard Schmitt dont j’ai parlé, ou un magistrat que j’ai très bien connu, Jean-Olivier Viout, ou même mon propre père, qui devient lui aussi un personnage de mon livre et que je vais interroger comme n’importe quel témoin dans une enquête. 

L’empreinte lyonnaise y est évidemment très forte. Cela m’a permis de revisiter ces paysages de ma jeunesse.

Cette histoire de fiction — car l’espionnage est une fiction d’État — mettait au défi ce rapport réel. 

Fabrice Arfi

C’est presque comme si la ville concentrait les motivations du métier de journaliste. On pense à l’épigraphe de García Márquez de laquelle vous avez tiré le titre du livre « Tout le monde a trois vies : une vie publique, une vie privée et une vie secrète. » Est-ce que vous diriez que c’est à la recherche de cette « vie secrète » et contre les derniers mots — « je n’ai aucune histoire à raconter » — que le livre se construit ?

Une journaliste des Inrocks m’a dit un jour qu’à la lecture de La troisième vie, on a l’impression qu’il y a un livre dans le livre qui n’est pas écrit. Je trouvais cette formule très jolie — et je pense que ce livre dans le livre qui n’est pas écrit, c’est précisément ce que vous dites. 

Cette histoire se dessine en fait par les contours de ce qu’elle n’a pas trouvé — en tout cas, de ce que je ne m’autorise pas à dire comme étant la vérité, ou ma vérité. Il s’agit, pour une fois, de ne pas répondre et plutôt d’ajouter des questions. En ce sens, ce livre est un geste à la fois très journalistique et anti-journalistique.

On a même l’impression que plus que le livre, c’est votre carrière de journaliste qui se construit dans cette démarche… 

Cela a été, en effet, une façon de dessiner les raisons pour lesquelles j’ai envie de faire ce métier et d’où je viens, une forme de biographie. 

C’est pour cela qu’il y a toute sa logique à ce que Lyon soit un personnage central. Ce n’est pas du tout une biographie pour parler de moi — j’espère en tout cas que ce n’est pas lu ainsi — mais c’est un jeu de modestie, un jeu de points de vue, pour dire  : c’est comme je l’ai vécu, c’est comme je le vis, c’est comme je le vois — et cela ne concerne que moi. 

Puisque ce livre interroge le fait qu’entre le regard et l’objet regardé, quelque chose intercède et fait que le regard change l’objet regardé, cela me paraît normal de dire d’où je viens. De ce point de vue-là, l’expérience lyonnaise est très importante — et même indispensable. Sans cela, ce livre n’existerait pas.

La fin du livre avec ces derniers mots prononcés par Benedetto — « je n’ai aucune histoire à raconter » — aurait presque pu être au début aussi, non  ?

Pendant quinze ans, le livre a vraiment failli ne jamais exister. D’abord, j’étais obsédé par l’idée de trouver quelle était la mission de cet agent secret, et derrière, de découvrir un énorme secret d’État, qui aurait donné un livre avec une couverture à fond noir et des lettres rouges.

Mais petit à petit, à mesure que j’étais sûr d’avoir saisi quelque chose, cela m’échappait. Ce livre a été une violence : accepter de ne pas savoir.

C’est important de ne pas savoir : un livre appartient plus à celles et ceux qui le lisent qu’à celui qui l’écrit. 

Est-ce pour cela que ce travail prend plutôt la forme d’un livre que d’une enquête ?

Oui, cela ne pouvait être qu’un livre, et sûrement pas un article. 

Quand j’ai décidé d’écrire ce livre, j’en ai eu pour trois mois — sauf une chose : la fin. Elle a été écrite il y a huit ans. Quand j’en ai parlé à mon éditrice, je lui ai dit que c’était le début du livre… Votre question est donc très bien vue.

Pour moi, c’était évident que les derniers mots que vous citez étaient la scène d’ouverture, parce que je me suis trompé complètement sur ce que je voulais faire de ce livre.

J’étais obsédé par l’idée de trouver quelle était la mission de cet agent secret, et derrière, de découvrir un énorme secret d’État, qui aurait donné un livre avec une couverture à fond noir et des lettres rouges.

Fabrice Arfi

C’est-à-dire ?

Ce livre interroge ce que peut le réel ou pas face à la fiction des autres. 

C’est en tout cas ce qui m’a intéressé : l’espionnage est une fiction d’État et nous, journalistes, n’avons que les outils du réel pour y répondre. Qu’est-ce qu’on peut faire avec cette histoire qui est plus grande que nous, plus grande qu’elle-même ? C’est un combat très inégal.

Lyon, les souvenirs, l’enfance, la jeunesse, la façon dont on le garde et on le reconstruit, c’est une autre forme de fiction. Ce qu’on garde de son histoire, parfois on se l’invente un peu aussi — on met de côté un certain nombre de choses, on en garde d’autres. 

Vous en gardez d’autres pour de nouveaux livres ? 

L’un des prochains livres que j’ai envie de faire porte justement sur le récit familial. J’ai envie de vérifier le récit de ma famille, surtout le récit de mon grand-père paternel, arrivé à Lyon en 1961, d’une famille juive en Algérie — en ce sens, Lyon est pour moi un accident de l’histoire. 

Il s’agit aussi d’un rapport à la fiction. 

C’est-à-dire ?

La première chose dont nous avons hérité est le récit de notre famille. De manière très imprudente, on le répète lorsqu’on grandit — à nos amoureux, nos amoureuses, nos amis… Je ne dis pas que ce qu’on nous raconte est faux, mais ce n’est pas vérifié. 

Il est fascinant que l’une des premières choses qu’on apprend quand on est enfant — qu’on nous le raconte directement ou qu’on l’entende, parce qu’on a toujours une oreille qui traîne dans le ciel des adultes — fusionne à la fois le réel et la fiction. J’ai envie de vérifier ce récit, avec les mêmes armes, qui sont les miennes depuis que j’ai l’âge de 18 ans. 

C’est présent dans mon livre. C’est pour cela que je convoque la ville pas simplement avec un matériau d’archives, mais aussi avec ce qui relève des souvenirs. Et le souvenir, ce n’est pas une archive papier… 

Jusqu’à maintenant, nous avons surtout parlé de Lyon à travers ses individus — vous l’avez même qualifiée de « personnage » du livre. Le récit de La troisième vie s’ouvre sur l’évocation d’un détail urbain  : une petite plaque rouge au sol devant le palais de la Bourse qui signale le lieu où a été assassiné le président Sadi-Carnot en 1894. Êtes-vous particulièrement sensible à cette histoire urbaine de Lyon ? 

Je crois très fort à l’histoire de la géographie, à la puissance géographique dans nos identités. Mais cela relève un peu de la même démarche que j’évoquais précédemment. C’est l’étonnement dont j’essaye de faire part dès l’ouverture du livre : un président de la République a été assassiné à Lyon — mais cela reste tout à fait méconnu.

Je trouve scandaleux qu’on ne nous l’apprenne pas à nous, les petits Lyonnais. Peu de présidents français ont été assassinés : c’est notre Abraham Lincoln ou notre JFK. 

Il est fascinant que l’une des premières choses qu’on apprend quand on est enfant fusionne à la fois le réel et la fiction.

Fabrice Arfi

Sadi-Carnot, c’est l’histoire d’un président français, dans la rue, qui vient inaugurer une exposition, à qui un anarchiste plante un poignard dans le foie et qui est ensuite opéré à l’Hôtel de ville. Cette histoire, il n’en reste à Lyon qu’un minuscule rectangle d’asphalte rouge sur lequel tout le monde marche, dans une rue hyper commerçante, à l’aplomb du palais de la Bourse — c’est là d’ailleurs qu’a lieu tous les ans Quais du polar. Cela m’a toujours stupéfait. 

Quand j’étais adolescent, je passais par là pour rallier le Lycée Ampère-Bourse et cela fait partie des indices de la grande histoire lyonnaise, qui sont pourtant oubliés, quasiment occultés de l’histoire collective. 

Est-ce qu’il y a un monument, ou une autre trace d’histoire urbaine, que vous affectionnez particulièrement ?

Dans les lieux qui m’ont beaucoup marqué, très lié à mon métier, il y a l’ancien palais de justice de Lyon. Ce monument est surnommé les « 24 colonnes » parce qu’il est strié par vingt-quatre colonnes corinthiennes. 

C’est l’endroit où, quand j’étais jeune chroniqueur judiciaire, je suivais les procès d’assises. C’est là que j’ai compris ce qu’était le théâtre judiciaire. 

Pourquoi ? 

C’est un de ces vieux palais du XIXe, avec des grosses moulures en bois, dans le même genre d’architecture que celui de l’île de la Cité à Paris. C’est le palais où le juge Renaud avait son cabinet d’instruction. C’est le palais où Klaus Barbie a été jugé en 1987. 

J’avais 6 ans lors du procès Klaus Barbie, donc je n’en ai évidemment aucun souvenir, mais cela fait partie des choses qui se transmettent — peut-être à travers des récits familiaux, ou parce que c’est une histoire immense, pas uniquement pour la ville mais à l’échelle de l’ensemble du droit international. C’était aussi l’un de mes liens avec Gérard Schmitt  : j’adorais qu’il me parle du procès Barbie, qu’il avait couvert pour un journal local qui n’existe plus aujourd’hui. 

C’est par le biais de ce procès, dans ce palais de justice, dans cette ville, et à travers ce journaliste lyonnais, que je vais comprendre, à dix-huit ans, que le journalisme, c’est de la littérature — que le journalisme peut être une littérature. 

Par quoi passe cette découverte concrètement ?

Le soir venu, à Lyon-Figaro, j’adorais lire les chroniques de Gérard Schmitt qui étaient dans les archives. C’est bizarre à dire à l’ère du numérique, mais à l’époque, les archives étaient comme les Encyclopedia Universalis ou les gros grimoires. Une fois que le journal était bouclé vers 22h ou 22h30, tout se vidait et je restais — pour lire. 

Au deuxième jour du procès, Gérard Schmitt a fait une chronique dont la première phrase était la suivante  : « Derrière sa vitre, Barbie s’ennuie. » 

Pour moi, cela a été un choc esthétique inouï. Cinq mots, une phrase extraordinaire. 

Je me suis dit : c’est de la littérature. 

C’est l’un des plus beaux incipit du journalisme — et cela avait eu lieu à Lyon, avec Gérard qui était assis à côté de moi.

Je vais comprendre, à dix-huit ans, que le journalisme, c’est de la littérature — que le journalisme peut être une littérature. 

Fabrice Arfi

Tout cela est pour vous ancré à Lyon ?

Oui, à cette période, à cette ville qui n’est plus la mienne. Il y a peut-être un peu de ce que Deleuze appelle la « déterritorialisation » — on comprend qu’on appartient à un territoire quand on l’a quitté. C’est une façon de célébrer le territoire que j’ai quitté.

J’ai aussi un souvenir d’un monument très laid mais qui me fascinait quand j’étais petit, dans les années 1980  : l’ancien Hôtel de police, rue Marius Berliet. C’était là que travaillait mon père, et j’y allais très rarement. Quand c’était le cas, j’avais l’impression de rentrer dans le saint des saints. Cela fait partie des « monuments » qui ont marqué mon enfance — pas par leur splendeur, mais par la charge symbolique, affective ou paternelle.

Vous évoquiez la transformation de Lyon ces 25 dernières années. Dans La troisième vie, vous reprenez un vers du « Cygne » de Baudelaire : « Car contrairement à ce que pourrait penser Baudelaire, la forme d’une ville change parfois moins vite, hélas, que le cœur d’un homme ». Dans ce passage, il est question de Bucarest, mais cela pourrait-il aussi s’appliquer à Lyon  ?

Oui, exactement. 

Je trouve que ce vers — qui avait d’ailleurs donné lieu au titre d’un livre de Jacques Roubaud — s’appliquait bien à Bucarest. C’est une ville étonnante, effrayante. En y allant pour travailler sur le livre, j’ai été marqué par la manière dont un système politique peut dessiner une géographie. Comment la folie d’un homme, d’un couple comme les Ceaușescu, peut écrire le visage urbain d’une ville. 

Mais au-delà de cette folie démiurgique, j’ai aussi été très marqué par le fait qu’il subsistait à Bucarest encore aujourd’hui, dans son urbanisme, sa francophilie. C’est très étonnant : on croise une réplique de l’Arc de Triomphe, des rues Molière, des rues de la France, et dans l’un des cafés art-déco les plus chics du centre-ville, le Café Capșa, il y a une pâtisserie qui s’appelle le Joffre, comme le Maréchal. C’était ce que je voulais mettre en avant en reprenant cette très belle phrase.

Dans la longue histoire de la ville de Lyon, y a-t-il une période qui vous intéresse particulièrement ?

Je suis nostalgique d’une histoire que je n’ai pas connue à Lyon — celle des années 1960 et 1970. C’est un Lyon de films, de polars taillés sur mesure, un Lyon de brume et d’imperméables, où autour d’un bar, d’un bel appartement ou d’un cabinet municipal se jouent des histoires qui ont trait avec le sac, la mafia, le crime organisé. 

Parce que Lyon a été comme cela. À une époque, Lyon était surnommé Chicago-sur-Rhône. Il y a eu des assassinats très célèbres de voyous, une emprise mafieuse sur la ville très liée à des réseaux politiques. Ce Lyon-là, qui a été enfermé dans les récits de Pierre Mérindol que j’ai évoqués, m’a toujours fasciné. 

C’est la raison pour laquelle, jeune journaliste, je suis allé en pèlerinage chez Pierre Mérindol, qui habitait à Pointe-du-Jour, dans le cinquième arrondissement de Lyon  : il a été, avec ses livres, le scénariste d’une mythologie, d’une légende lyonnaise, me permettant entre autres de comprendre cette époque

Face à Lyon — la cité vitreuse — il nous a donné le code de la route, pour essayer de saisir comment tout cela infuse.

À une époque, Lyon était surnommé Chicago-sur-Rhône.

Fabrice Arfi

Quelle a été l’influence de Pierre Mérindol dans ce rapport à la ville ?

Dans son premier livre, Lyon, le sang et l’encre, il raconte comment tout cela a un lien avec l’histoire de la presse lyonnaise et notamment le grand journal Le Progrès pour lequel il travaille. 

Dans le second, Lyon, le sang et l’argent, il explique les intrications avec l’économie locale. C’était la période des grands chefs mafieux, comme Jean Auger, qu’on disait être un homme du sac, qui se fait abattre dans les années 1970 en allant au tennis-club. C’est aussi toute la légende du Gang des Lyonnais, qui donnera de la cinématographie vingt ou trente ans plus tard, avec un homme comme Edmond Vidal, surnommé « Monmon », digne des figures du Gang des postiches à Paris. 

Ce sont des gens de très peu, qui ont grimpé tous les échelons du crime organisé et se sont retrouvés à la une de la presse parmi les plus grandes histoires criminelles de braqueurs et de détrousseurs des années 1970. Lyon était ce lieu-là. Lyon a toujours voulu faire comme les autres à sa manière.

La ville qui vous fascine n’existe plus aujourd’hui. Finalement, est-ce que vous aussi aimez Lyon, telle que vous la connaissez, dans laquelle vous avez vécu et commencé à travailler  ? 

C’est une ville pour laquelle j’ai une affection évidente, d’abord parce que j’y ai eu une enfance heureuse. Lyon a été ma ville, mais je crois pouvoir dire qu’elle ne l’est plus aujourd’hui. Mes deux parents y vivent toujours, et j’y vais un peu, mais à chaque fois que je m’y rends, je me sens retenu par quelque chose. Le Lyon qui a pu me fasciner, que je n’ai même pas connu, est plus que délavé aujourd’hui. 

C’est une ville qui a réellement changé. 

C’est difficile de répondre à cette question mais je pourrais dire que j’aime Lyon comme on aime une partie de son identité, ou comme on aime sa famille. Je n’en ai pas le choix. On ne peut pas récuser une partie de ce qu’on est.

Pour certains, Lyon est la ville du cinéma. Est-ce que votre rapport au cinéma s’articule aussi à travers Lyon  ?

Tout à fait. Je pourrais même dire que j’ai un rapport quasi domestique au cinéma. 

Parmi les appartements où j’ai vécu à Lyon, j’ai habité dans le logement de fonction d’un lycée professionnel où ma mère était CPE, dans le huitième arrondissement. Cela s’appelait le Lycée du Premier Film, pour une raison très simple, c’est que le lycée est en face du hangar des Frères Lumière. De ma chambre, je voyais donc le hangar des Frères Lumière. J’avais la vue plongeante sur l’endroit où a été tourné, en 1895, le premier film. 

Une partie de ma vue d’adolescence était sur le lieu où le Septième Art a été inventé. 

Fabrice Arfi

J’étais d’ailleurs aux premières loges pour le centenaire du premier film, et je me souviens que Thierry Frémaux et Bertrand Tavernier, qui dirigeait l’Institut Lumière — l’équivalent de la cinémathèque de Lyon — avaient organisé une nouvelle « sortie des ouvriers du hangar », avec d‘immenses réalisateurs et réalisatrices. Je voyais tout cela de chez moi. 

C’était mon rapport le plus immédiat au cinéma : une partie de ma vue d’adolescence était sur le lieu où le Septième Art a été inventé. 

Vous parliez tout à l’heure de « chauvinisme municipal » : s’il y a bien une chose qui concentre ce sentiment dans le monde, c’est sans doute le football… 

Bien sûr  ! C’est une très bonne remarque, d’autant plus que je suis d’une famille de footeux. 

J’ai un père qui, avant d’être policier, a beaucoup joué au foot, au point d’être en équipe de France Junior dans les années 1960. Un frère qui a été un footballeur émérite à son niveau — et moi, qui ai suivi le mouvement, même si je n’avais pas le talent des autres.

Parmi les lieux importants pour moi, il y a d’ailleurs le stade de Gerland, qui était le stade de l’OL. J’ai connu l’OL en deuxième division et j’étais même au stade pour le match de la montée de D2 en D1. 

C’était le début des années Aulas — qui, d’après ce que je comprends, va désormais se présenter à la mairie de Lyon. Un samedi sur deux, j’allais à Gerland voir l’OL, à une époque où c’était une équipe moyenne, en milieu de tableau. C’était aussi une époque où le foot n’était pas encore ce qu’il est devenu, en termes de folie d’argent, de folie planétaire, ou autres excès qu’on lui connaît aujourd’hui. 

Il y a vraiment des noms qui ont marqué mon enfance, comme l’attaquant qui s’appelait Eugène Kabongo, ou le gardien de but qui s’appelait Lemasson. On chantait « Lemasson, c’est du béton », dans un Gerland quasiment vide, dans ce bloc de béton brut. Il y avait aussi Ben Mabrouk, Aziz Bouderbala, Bruno Ngotty…

J’ai ensuite vu grandir cette équipe jusqu’à devenir celle qui va gagner pendant sept saisons de suite le championnat de France, au début des années 2000. Je me suis ensuite totalement désintéressé du foot, avant que mon fils de 16 ans m’y remette — mais par sa passion parisienne…

On met la musique devant vous, on danse — et la ville est à nous.

Fabrice Arfi

Est-ce qu’il y a une promenade que vous aimez particulièrement à Lyon ? 

J’ai grandi pas très loin du parc de la Tête d’Or. Les rares fois où j’y vais, j’aime bien courir le long des quais du Rhône. 

Alors que j’ai connu des quais du Rhône saturés de voitures, qui étaient en fait un immense parking sur des kilomètres, il y a eu un réaménagement très impressionnant. Tout le long des quais, du côté du 6e et du 3e arrondissements, de la hauteur de l’Hôtel de ville jusqu’au Musée des Confluences, est un parcours que j’adore. C’est la démonstration que l’on peut se réapproprier une ville et son époque — et que cela peut bien se passer, en sacrifiant notamment la voiture. 

Vous pensez à d’autres exemples d’appropriation de la ville ?

Je pense à une histoire personnelle. 

Quand j’étais jeune, avec un petit groupe d’amis, on était allé acheter une caravane à un ancien VRP qui était dans la santé — je me rappelle qu’il s’appelait Monsieur Bichon. On avait complètement customisé cette caravane, en y mettant une sono, une boule à facette, et on l’avait appelé la Caravane chic. Le principe était qu’on allait n’importe où dans la ville de Lyon, on posait la caravane, on mettait de la musique et on faisait danser tout le monde.

Cela a eu, je dois dire, un succès qui nous a un peu dépassés, puisqu’on nous a ensuite appelé pour des mariages, pour des fêtes, etc. On s’installait n’importe où en ville, généralement le soir, jusqu’à ce que, grosso modo, la police arrive. 

L’idée était de dire  : on met la musique devant vous, on danse — et la ville est à nous. On l’a fait souvent et cela reste un souvenir de joie et de ville. Il traduit comment on doit s’approprier la rue, qui n’est pas qu’un lieu de de travail, de vie et de consommation : c’est aussi un lieu de joie.