Grand Tour, notre historique série d’été est de retour pour une nouvelle saison.

Comme chaque année, nous vous invitons à explorer le rapport d’affinité entre des personnalités et des espaces géographiques où elles ne sont pas nés ou qu’elles n’ont pas vraiment habités — et qui ont pourtant joué un rôle crucial dans leur propre trajectoire intellectuelle ou artistique.

Après Nikos Aliagas sur Missolonghi, Françoise Nyssen sur Arles, Gérard Araud sur Hydra, Édouard Louis sur Athènes, Anne-Claire Coudray sur Rio, Edoardo Nesi sur Forte dei Marmi, Helen Thompson sur Naples, Pierre Assouline sur la Corse, Denis Crouzet et Élisabeth Crouzet-Pavan sur Venise ou Carla Sozzani sur Milan, cap sur la Martinique avec Edwy Plenel.

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La Martinique, où vous êtes arrivé très jeune, est demeurée l’un des fils rouges de votre existence.

Je n’ai guère d’autres souvenirs d’enfance que ceux de la Martinique. J’y suis arrivé deux ans après ma naissance à Nantes et je l’ai quittée quand j’avais dix ans. Ce qui me fait dire parfois que je suis un Breton d’outre-mer, même si cette notion d’« outre-mer » est discutable car elle légitime la France en métropole qui s’annexe, parce qu’elle les domine et les colonise, les terres et les peuples concernés. La Martinique, c’est le pays où j’ai fait mes premiers pas, mes premiers gadins, connus mes premiers bonheurs, mes premières odeurs, mes premières frayeurs, mes premiers camarades. Cette Martinique des années 1950 n’a rien à voir avec celle que, superficiellement, l’on connaît aujourd’hui où, souvent, domine le regard touristique. On la rejoignait au prix d’une longue traversée en paquebot au cours de laquelle on franchissait le tropique du Cancer, occasion d’un charivari maritime traditionnel.

C’était un petit monde colonial, profondément enraciné dans l’injustice que crée le colonialisme, particulièrement celui dont l’esclavage fut la matrice, ce si long crime contre l’humanité. Un monde marqué par les inégalités et les répressions, où dominait toujours — et c’est encore le cas, économiquement — la minorité privilégiée béké, issue des premiers colons européens. Les grèves ouvrières et les mobilisations populaires étaient immédiatement réprimées avec une extrême violence. Mais c’était aussi un grand monde humaniste, par la force de l’imaginaire qui résistait à cette oppression dont Aimé Césaire était alors la voix primordiale et dont, pour moi, Frantz Fanon et Édouard Glissant furent les prolongateurs, formant ainsi une trinité intellectuelle qui ne cesse de m’inspirer.

Je suis resté profondément attaché à ce pays, si bien que je peux dire que la Martinique est mon lieu. On est du lieu de son enfance — plus que de son lieu de naissance — mais aussi du lieu qui, sur la durée, finit par vous habiter. Par devenir votre lieu d’imaginaire, de référence. Le lieu à partir duquel vous problématisez votre chemin de vie. Même si vous n’y habitez plus ou n’y revenez que par à-coups. « Agis en ton lieu mais pense avec le monde », a dit Édouard Glissant, une recommandation que je fais mienne. J’agis en tant que journaliste, c’est mon lieu d’engagement depuis bientôt un demi-siècle. Mais je pense le monde à partir de cet autre lieu, la Martinique, grâce à lui, grâce à ce qu’il m’a appris.

Dans mon cas, c’est d’autant plus une trace, au double sens d’un chemin et d’une empreinte, que l’appel de la Martinique fut l’occasion de ma première échappée : j’avais huit ans, nous avions dû rentrer en France pour habiter en banlieue parisienne à cause des prises de position de mon père, et je ne me consolais pas de cet exil au point de demander à mes parents de me laisser repartir avec l’un de leurs amis martiniquais. Ils m’ont laissé m’en aller, et c’est ainsi que j’ai vécu entre huit et dix ans dans une famille antillaise, les De Thoré, qui m’ont adopté.

Je n’ai pas d’autres souvenirs d’enfance que ceux de la Martinique.

« Il ne faut pas essayer de fixer l’homme, puisque son destin est d’être lâché », a écrit Fanon à la fin de Peau noire, masques blancs (1952). Dans ce que les biographies ont d’anecdotique, mon lien à la Martinique s’inscrit dans ce sillage humaniste et internationaliste, celui des « identités-relation » théorisées ensuite par Glissant, où il s’agit, Fanon encore, « de découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve ». J’en ai fait un héritage sensible qui est traversé d’une émotion que, parfois, j’ai du mal à contenir.

Ce sont les hasards de la vie professionnelle de votre père qui vous conduisent en Martinique. Peut-être pourriez-vous revenir sur les conditions de son arrivée dans l’île.

Alain Plénel, mon père — j’ai, pour ma part et avec son accord, supprimé l’accent aigu hérité d’une graphie française inconnue de la langue bretonne — était un haut fonctionnaire brillant. Il avait, avant la Seconde Guerre mondiale, épousé la renaissance culturelle bretonne, dans sa version humaniste et progressiste, opposée à une tendance majoritaire, autour du Parti national breton, qui a été fasciste et collaborationniste. Il m’a souvent rappelé cette histoire pour me mettre en garde contre les identités closes, fermées au monde et aux autres.

On est du lieu de son enfance — plus que de son lieu de naissance — mais aussi du lieu qui, sur la durée, finit par vous habiter.

Edwy Plenel

C’était un homme sans parti, un humaniste progressiste. Il avait été interprète des armées américaines à la Libération à Rennes, au point qu’on l’avait sollicité pour entrer dans l’administration de la France libérée du nazisme et du pétainisme. Mais, muni de son agrégation de géographie, il préféra choisir la voie de l’enseignement. Son premier poste est à Alger, au Lycée Bugeaud. L’Algérie fut donc son premier contact avec la réalité coloniale, et c’est peu dire qu’il en fut révolté. Il n’y est pas resté, obtenant une bourse pour les États-Unis afin d’y travailler sa thèse, qu’il n’achèvera pas — je crois qu’elle était sur les pêcheurs d’huîtres de la baie de Chesapeake. C’était encore le contexte politique rooseveltien, foncièrement démocratique, qui l’a fortement marqué, avant que le maccarthysme, férocement anticommuniste, n’y mette un terme.

De retour en France au début des années 1950, comme enseignant à Nantes, il candidate avec succès pour devenir inspecteur d’académie, et c’est à ce titre qu’il est envoyé en 1955 en Martinique pour occuper le poste de vice-recteur. Dans le cadre colonial extrêmement prégnant — la France ne cède rien aux peuples colonisés qui l’ont aidée à se libérer et, inaugurant un « double standard » qui persiste de nos jours, refuse alors toute décolonisation —, l’enseignement de l’outre-mer des Amériques est sous la tutelle du recteur de Bordeaux. Sur place, l’inspecteur d’académie a rang de vice-recteur et, à cette époque où l’école publique est vue comme une voie d’émancipation, c’est un personnage qui compte, à côté des autres fonctions symboliques de l’administration coloniale — le préfet, le général, le procureur… Alain Plénel est alors le plus jeune inspecteur d’académie de France, colonies comprises.

Mais l’action de votre père en Martinique suscite vite des remous auprès de sa hiérarchie…

La Martinique des années 1950 dans laquelle il est affecté est portée par la promesse d’assimilation de la départementalisation, avec ses illusions où perdure l’aliénation coloniale. À son poste, par le biais de l’éducation, Alain Plénel essaie d’accompagner cette espérance, celle de l’égalité des droits. D’incarner le rôle de l’école publique et de ses idéaux émancipateurs, à une époque où il y avait encore en Martinique un analphabétisme résiduel.

Mais, saisi par une véritable passion pour cette île et son peuple, il ne s’en contente pas. Il invente des manuels scolaires adaptés au contexte géographique — en lieu et place de l’imposition d’une vision eurocentrée du monde —, donne des conférences historiques d’éducation populaire — par exemple, sur la grande insurrection du sud de septembre 1870 —, se lie d’amitié avec le bouillonnement intellectuel sans équivalent de la Martinique au mitan du XXe siècle. Une atmosphère aussi miraculeuse que magique. Découvrant en 1941 Aimé Césaire, sa revue Tropiques et son Cahier d’un retour au pays natal, André Breton écrira Martinique charmeuse de serpents. Quand on ressent jusqu’à nos jours la résonance des œuvres-vies de Césaire, Fanon et Glissant, avec tous ceux, écrivains, artistes, poètes, conteurs, qui les accompagnent ou les prolongent, je dirais plutôt, précisant Breton : Martinique éveilleuse du monde.

C’était par ailleurs l’époque des émancipations anticoloniales et tiers-mondistes, celle de la guerre d’Algérie, de la conférence de Bandung, du premier Congrès des écrivains noirs de Paris et, bientôt, dans la Caraïbe, de la révolution cubaine. La première édition du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, dont la puissance de feu est intacte, date de 1950, l’édition définitive étant de 1955. C’est aussi, dans ce moment fondateur d’ébranlement — inachevé et toujours en cours — de la domination occidentale sur le monde, une période où, durant la seule année 1956, le Congrès des écrivains noirs de la Sorbonne — qui, aujourd’hui, serait sans doute vilipendé comme « wokiste » — est contemporain de l’expédition franco-britannique pro-israélienne à Suez, de l’insurrection anti-stalinienne de Budapest en Hongrie, de l’exceptionnelle lettre de rupture avec le PCF adressée par Aimé Césaire à Maurice Thorez, du congrès de la Soummam où le FLN algérien adopte sa charte indépendantiste…

S’agissant de mon père, les choses se compliquent quand, en décembre 1959, des émeutes éclatent à Fort-de-France à la suite d’un incident raciste. En 1969, écrit depuis Alger où la famille s’était exilée en 1965, mon premier article, dans Rouge, un journal trotskyste de l’après-1968, sera consacré à cet événement pour son dixième anniversaire. Son titre, hugolien : « Les Trois Glorieuses du peuple martiniquais »… Fin 1959, lors de l’inauguration d’une école au Morne-Rouge, une commune située sur les pentes de la Montagne Pelée, où fut évoqué le souvenir de Christian Marajo, l’un des trois jeunes tués par la répression française lors de ces événements (qui n’étaient en rien des manifestants), Alain Plénel fait un discours dans lequel il dit qu’il est le représentant d’une autre France que celle qui a tué cet enfant. Ce faisant, il franchit une ligne symbolique : non seulement il critique l’action de l’État qu’il sert, mais de plus il le dit tout haut. Du jamais vu dans un contexte colonial. Ce que ne manquera pas de souligner un rapport factuel d’un gendarme présent sur les lieux.

Fin 1959, lors de l’inauguration d’une école au Morne-Rouge, une commune située sur les pentes de la Montagne Pelée, où fut évoqué le souvenir de Christian Marajo, l’un des trois jeunes tués par la répression française lors de ces événements (qui n’étaient en rien des manifestants), Alain Plénel fait un discours dans lequel il dit qu’il est le représentant d’une autre France que celle qui a tué cet enfant.

Alors que la guerre d’Algérie n’est pas terminée, ce représentant de l’État apparaît dès lors comme un soutien des causes émancipatrices, ce qui lui vaut d’être rappelé en Métropole. Commencera alors une longue période de persécution administrative. En vérité, il était déjà dans le collimateur de la part d’ombre du gaullisme d’État dont on a oublié aujourd’hui la brutalité. Récemment, Fabrice Arfi, faisant des recherches pour Mediapart dans les archives de Jacques Foccart sur un tout autre sujet, est tombé par hasard sur une note adressée au préfet de la Martinique par l’indéboulonnable — il le restera jusqu’en 1974 — secrétaire élyséen aux affaires africaines et malgaches, en réalité aux affaires coloniales quelles qu’elles soient, bref chargé du maintien et de la prolongation de l’empire français. Elle est datée du 30 novembre 1959, et voici ce qu’y écrit Foccart : « Vérifier si M. Plénel, vice-recteur de la Martinique, a une conduite — sur le plan politique — qui peut justifier des sanctions. D’après tous les renseignements que je reçois, il milite ouvertement en faveur du Parti communiste ». Cette dernière phrase est une pure invention — mon père, rétif au stalinisme, n’a jamais adhéré au PCF. Il n’est pas inutile de préciser que le père de Jacques Foccart était un riche planteur et exportateur de bananes en Guadeloupe.

Votre père ne reverra plus la Martinique avant longtemps ?

De retour en France, Alain Plénel assiste en 1961 à la création du Front antillo-guyanais pour l’autonomie, dont l’une des figures était Édouard Glissant, qui fut immédiatement dissous. Cet engagement purement intellectuel se traduit en 1963 et en 1965 par deux contributions dans Les Temps modernes, la revue de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, qui compteront pour la jeune génération étudiante de ce que l’on appelait alors les DOM. Il est victime d’une mesure de police administrative, totalement illégale, qui lui interdit de quitter l’Hexagone, ainsi qu’à d’autres militants antillais. Visitant néanmoins, par des chemins détournés, l’Algérie indépendante à l’invitation de l’ex-doyen de la faculté de droit d’Alger Jacques Peyrega, dont le comportement avait été exemplaire durant la mal nommée « Bataille d’Alger » de 1957, il publie dans la presse algérienne un long entretien sur les Antilles comme symbole de la persistance d’une France coloniale.

La Martinique a honoré mon père en 2016, en créant une école primaire Alain Plénel sur la commune du Morne-Rouge.

Edwy Plenel

Quelques mois plus tard, en février 1965, cet écart lui vaut d’être sanctionné par un décret présidentiel qui le radie de l’inspection académique et, par conséquent, le démet des fonctions qu’il occupait à l’Institut pédagogique national de la rue d’Ulm à Paris — il dirigeait l’ébauche d’un service audiovisuel de l’éducation nationale. C’est alors qu’il choisit l’exil, se mettant en congé de la fonction publique française et assurant un enseignement universitaire dans l’Algérie indépendante, jusqu’au début des années 1970. Travaillant par la suite en Inde et en Côte d’Ivoire pour l’UNESCO, il ne sera rétabli dans ses droits et titres qu’après l’élection de François Mitterrand de 1981.

Il lui en aura donc coûté près de vingt ans d’exil. L’exil d’un homme solitaire, sans parti, donc sans collectivité pour le défendre. Un homme qui a payé le prix cher, au fond, d’un simple « non » : non à l’injustice, à l’inégalité, au mensonge. Les femmes de la famille, ma mère et ma sœur, embarquées dans cette échappée paternelle, ont payé un prix encore plus fort, de tristesse et de dépression. Je le comprends en mesurant mon privilège, ce sursaut vital que j’ai revendiqué, autant que reçu, en héritage, comme si je ne voulais garder que le meilleur de cette aventure.

La Martinique a honoré mon père en 2016, en créant une école primaire Alain Plénel sur la commune du Morne-Rouge, dont l’actuel directeur se distingue par sa pédagogie active. Ce qui fait qu’au pays de mon enfance, certains croient désormais que je suis né sur cette commune. Auparavant, en 2009, lors du cinquantenaire des événements de décembre 1959, Édouard Glissant et son complice Patrick Chamoiseau, avec le jury unanime du Prix Carbet de la Caraïbe, lui avaient décerné cette distinction littéraire alors qu’il n’avait jamais publié un seul livre de sa vie. Quatre ans avant qu’il ne s’efface en 2013, cette vie, inconnue en France, est ainsi devenue là-bas une œuvre.

Les attendus du jury, lus par le poète guadeloupéen Ernest Pépin, me bouleversent encore :

« C’est par leurs blessures que les nations s’expriment. 1959 fut la porte d’entrée d’une nouvelle histoire des Caraïbes. Je dis bien la porte d’entrée car les années 1960 furent traversées par de nombreux bouleversements dont l’un des derniers fut le massacre de Guadeloupéens en Mai 1967 alors qu’ils réclamaient une augmentation de leurs salaires. Pour en revenir à 1959, comment oublier que des étudiants martiniquais furent tués et que ce fait a remis singulièrement en cause la donne issue de 1946, date de la départementalisation. Suivirent les procès de l’OJAM [Organisation de la jeunesse anticolonialiste de la Martinique], le Front Antillo-Guyanais, la naissance du GONG [Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe], les indépendances de nombreux pays de la Caraïbe et de l’Afrique.

Comment oublier également qu’il se trouva un homme, fonctionnaire de l’État français, qui sut faire le choix de la dignité, de la fraternité, de la solidarité face à une situation où le colonialisme durcissait ses positions dans un contexte où la guerre d’Algérie, l’arrivée de Fidel Castro à La Havane, semaient nombre d’inquiétudes parmi les possédants. Cet homme-là, non seulement n’approuva pas les exactions mais encore proposa de donner à un établissement scolaire le nom de Christian Marajo. C’était pour l’époque un tremblement de terre, que ce juste paya cher tout au long de sa carrière. Il y a là une conscience à l’œuvre dont tout nous donne à croire qu’elle est un symbole. Symbole d’un anticolonialisme. Symbole d’une foi en un autre avenir. Symbole d’une idée noble des rapports entre les sociétés. […]

Nous, jury du Prix Carbet, croyons fermement que l’imaginaire, la poétique, la conscience, sont les seules crêtes d’où le monde est vraiment visible, les piliers sur lesquels reposent la beauté du monde, les leviers qui permettent de soulever les montagnes de l’injustice. Ce Prix Carbet 2009 a décidé d’honorer un principe, une vie, un exemple. Un geste. Une conscience. La bonne conscience peut être anesthésiante. La mauvaise conscience crée des enfers solitaires. La conscience ouverte est de l’ordre de la Relation. […] Cinquante ans après, alors que rôdent tant de démons, que se multiplient tant d’appels à la justice, que se soulèvent tant d’espérances, il nous a paru faire acte non seulement de mémoire mais encore de la plus haute des exigences esthétiques en décernant à M. Alain Plénel, et à l’unanimité, le Prix Carbet de la Caraïbe 2009. »

Imagine-t-on un autre pays où la littérature, la poésie, l’imaginaire, la création, célèbrent aussi simplement que généreusement l’acte solitaire d’un homme : une protestation, un refus, une main tendue ? En 2014, peu après la mort d’Alain Plénel, j’ai publié un essai intitulé Dire non, en écho au début de L’homme révolté de Camus : « L’homme révolté est d’abord un homme qui dit non ». Après, bien sûr, il faut inventer un « oui » qui réussit à rassembler un « nous ». Reste que le saut dans l’inconnu de mon père, cet homme qui ne calculait pas, demeure pour moi fondateur.

Mon enfance martiniquaise est une enfance heureuse. Là-bas, les lucioles dont Pasolini déplorait la disparition s’entêtent toujours, heureusement.

Edwy Plenel

Revenons à votre enfance martiniquaise. Quels en sont précisément les lieux ?

Le lieu dans lequel je grandis est un appartement de fonction dans une grande maison, qui existe toujours : la maison Clitandre, située au-dessus du lycée Victor Schœlcher. C’était le logement des représentants de deux institutions symboliques, la justice et l’éducation. Raison pour laquelle les parterres de la villa étaient entretenus par des prisonniers dont je me rappelle les tenues bleues. Dans cette bâtisse construite durant l’entre-deux-guerres, logeaient à la fois le procureur de la République et le vice-recteur.

À quoi ressemble concrètement cette enfance ?

Mon enfance martiniquaise est une enfance heureuse. C’est mon bain personnel. Mes amis sont antillais, je parle créole. Je grandis avec une institutrice formidable, Madame Montalin. Nous avions de nombreux amis antillais qui, parfois, venaient le dimanche préparer un plat collectif qu’on ne fait plus si souvent, le trempage. 

Au-delà de Fort-de-France et des petites classes du Lycée Schœlcher, mon lieu de prédilection était la commune de Sainte-Anne, au sud-est de l’île. J’y avais des amis avec lesquels, sur un radeau, nous allions pêcher des lambis dans la rade du Marin qui, avec sa marina réputée, est aujourd’hui pleine de voiliers. J’aimais aller servir les punchs à la Dunette, l’hôtellerie de la famille Norbert, où je retrouvais, comme dans les romans de Stevenson, un pêcheur unijambiste qui m’expliquait que c’était un requin qui avait dévoré sa jambe. J’ai grandi dans les goûts, les rythmes, les odeurs de la Martinique, avec une mention spéciale pour le bruit infernal des nuits antillaises qui me font dire qu’au moins, là-bas, les lucioles dont Pasolini déplorait la disparition s’entêtent toujours, heureusement.

Un abonné de Mediapart m’a fait redécouvrir un dessin colorié que j’avais fait à « six ans et demi » — enfantine, la précision y accompagne ma signature — et qui avait paru dans Pipolin, un journal pour enfants lancé par les Éditions Vaillant. C’est en quelque sorte mon véritable premier article, même s’il ne s’agit pas d’un texte. Il fut publié parce que j’avais gagné un concours où il fallait représenter sa famille. Depuis la Martinique, j’ai donc peint mes parents et moi-même noirs de peau, coiffés de bakouas, le chapeau traditionnel martiniquais, dans un décor de plage tropicale avec des cocotiers. À près de 70 ans de distance, je ne sais évidemment pas ce qui a traversé la tête de cet enfant. Mais j’aime interpréter son dessin comme une réfutation de la ligne de couleur — cette « color line » qui est au cœur des impensés racistes. C’est sans doute ce que je dois à la Martinique, ce qu’elle a fait de moi : un être farouchement rétif aux préjugés, aux assignations identitaires, aux discriminations d’origine, d’apparence ou de croyance.

Depuis la Martinique, j’ai peint mes parents et moi-même noirs de peau, coiffés de bakouas, le chapeau traditionnel martiniquais, dans un décor de plage tropicale avec des cocotiers. À près de 70 ans de distance, je ne sais évidemment pas ce qui a traversé la tête de cet enfant. Mais j’aime interpréter son dessin comme une réfutation de la ligne de couleur.

« Mon ultime prière : Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! » : c’est de Frantz Fanon encore, les derniers mots de Peau noire, masques blancs. Rentré en France lorsque mon père fut contraint de quitter son poste de vice-recteur, nous nous sommes installés dans une cité nouvelle de Sucy-en-Brie, la « Cité verte », où je découvre mon premier hiver. Je vis mal ce déracinement, si bien que j’explique à mes parents que j’aimerais retourner en Martinique. À l’âge de huit ans, comme je l’ai déjà évoqué, un ami antillais, le docteur De Thoré, étant de passage, mes parents acceptent cette demande et me voilà reparti pour la Martinique où je suis adopté durant un an et demi par cette famille. C’est la première des échappées qui marqueront ma vie. La Martinique n’est pas pour moi un lieu d’ancrage au sens d’un lieu enraciné. C’est un lieu d’échappée, en somme de déplacement.

Vous empruntez à Georges Balandier la notion de « situation coloniale » à propos de la Martinique de votre enfance. Pourtant, depuis 1946, la Martinique n’était officiellement plus une colonie, mais un département français.

J’arrive en Martinique en 1955 au moment même où Aimé Césaire publie aux éditions Présence africaine la version finale de son Discours sur le colonialisme qui décrit très bien tout cela. C’est un texte qui n’a rien perdu de sa dérangeante acuité, dans lequel Césaire s’adresse à la bonne conscience progressiste et humaniste française. Celle de ce qu’il appellera plus tard, en s’adressant à Maurice Thorez, le « fraternalisme » qui, d’une main forte, prétend amener l’autre, l’opprimé, le colonisé, sur le chemin de l’émancipation. Parce que le « grand frère » prétend savoir, à la place du premier concerné, ce qui est bon et juste pour lui. La force, intacte, du Discours de Césaire, c’est de souligner qu’au bout du bout du colonialisme, de cette logique des races, des civilisations, des cultures, des religions, des origines supérieures à d’autres, il y a inévitablement Hitler, l’effacement et la destruction de l’Autre. À cette aune, Césaire est d’une actualité brûlante : toute civilisation qui se prétend supérieure à des Barbares qu’elle désigne comme tels, justifiant ainsi qu’elle les opprime, voire les extermine, finit par se barbariser elle-même.

Césaire avait porté la loi de départementalisation de 1946 en tant que député communiste mais il a lui-même reconnu que ce fut une illusion. L’illusion de l’assimilation qui n’a rien changé à la situation coloniale. Une situation faite de dépendance économique totale, de domination de la minorité issue de la conquête et de l’esclavage (les békés) et, plus fondamentalement, d’aliénation. La départementalisation n’a pas mis fin à cette pathologie, l’aliénation, qui résulte du fait de ne pas être souverain, d’être dominé par des références, un imaginaire, des codes, des administrations qui ne sont pas les vôtres. En Martinique, la grande majorité des hauts fonctionnaires, aujourd’hui encore, sont blancs. Ils ne sont pas Antillais, ils sont importés dans un pays qui a sa propre histoire, sa propre culture, sa propre tragédie surtout.  Sur une terre marquée par la longue durée d’une hiérarchie et d’une oppression raciales, au-delà même de leurs propres convictions ou attitudes, ils sont inévitablement pris au piège de la « ligne de couleur ».  Le meilleur signe de la persistance de cette aliénation coloniale est la faible relation qu’entretiennent les pays de la Caraïbe entre eux. Cet archipel est un monde à part entière qui partage la même culture, par-delà la diversité des héritages coloniaux. Il devrait être structuré en une grande fédération, dont les membres devraient s’entraider et s’entrelier, plutôt que de regarder vers de lointains pays européens. On en est bien loin…

La Martinique n’est pas pour moi un lieu d’ancrage au sens d’un lieu enraciné. C’est un lieu d’échappée, en somme de déplacement.

Edwy Plenel

Mais Césaire n’était pas indépendantiste. Il militait pour l’assimilation, pour que les Martiniquais ne soient plus « des Français entièrement à part mais des Français à part entière ».

La cause que porte Césaire en 1946, alors qu’il est encore communiste, c’est l’égalité des droits sous couvert de ce que l’on nommera l’assimilation. Mais la situation coloniale n’en est pas abolie pour autant. Il le sait, et c’est pourquoi il la dénonce en 1950, dans la première version du Discours sur le colonialisme qui, je le répète, n’a rien perdu de sa force et de sa hauteur. Puis il va défendre la singularité antillaise, notamment lorsque Aragon, qui épouse dans Les Lettres françaises le discours de l’Union française porté par le Parti communiste, lance un appel à retrouver la supposée grandeur racinée de la langue française : revenir au classicisme, à l’alexandrin, au sonnet, à Ronsard… Il s’agissait, pour le poète officiel du  PCF, d’exalter une prétendue identité éternelle de la langue française, en revendiquant son universalité et, partant, sa supériorité intrinsèque.

À l’autre bout de la planète, résidant alors au Brésil, le poète communiste haïtien René Depestre prend au mot cet appel du camarade Aragon et se met à la tâche. Approuvant cette rupture avec les audaces surréalistes, il soutient ce retour à une écriture poétique classique. Césaire, alors député communiste, s’en insurge. Il écrit un poème dans lequel il s’adresse à René Depestre en défense de leur imaginaire commun, dont le créole, cette langue née dans le fracas de la rencontre, avec ses malheurs terribles et ses ruses admirables, est le terreau fécond. « Et pour le reste, que le poème tourne bien ou mal sur l’huile de ses gonds, fous t’en Depestre, fous t’en et laisse dire Aragon ! », assène le député-poète Césaire, qui n’a jamais dévié de la voie ouverte par son Cahier d’un retour au pays natal dont l’invention continue de me surprendre.

Cette querelle poétique fut profondément politique. Elle est au cœur de la distance qui va se créer entre Césaire et le PCF. Elle l’incite à organiser au cœur de la Sorbonne, avec la revue Présence africaine, le Congrès des écrivains noirs. Un événement qui, soit dit en passant, aurait aujourd’hui bien du mal à se tenir tant il susciterait une levée de boucliers des réactionnaires, c’est un euphémisme, qui de nos jours ont hélas le vent en poupe.

La « négritude » dont Césaire s’est fait le chantre n’est-elle pas une forme « d’identité close » à l’image d’un certain nationalisme breton que vous évoquiez ? Cette focalisation sur les seules racines africaines de la Caraïbe a pu lui être reprochée par les tenants de la créolité.

Non, je ne le pense pas. La négritude de Césaire n’était pas identique à celle de Senghor, et cela s’entend dans leurs interventions au Congrès de 1956, auquel Fanon et Glissant participent aussi. On a pu penser qu’Édouard Glissant, qui reçoit le prix Renaudot pour son premier roman La Lézarde en 1958, s’est construit dans une forme de distance, d’opposition, de différence avec la figure tutélaire d’Aimé Césaire, forcément encombrante. Poète et philosophe de la Relation, Glissant rejette en effet les identités fixes, les immobilités, les assignations à résidence. Il imagine l’imbrication inextinguible d’un Tout-Monde où se joue la survie du Tout-Vivant. Dans ce cadre, il n’est effectivement pas du côté d’une négritude qui serait un enfermement ou un repli. Mais sur la durée, son propos est un prolongement, un élargissement, un approfondissement des intuitions et des surgissements de Césaire.

Il l’écrira, en 2008, dans un hommage à Césaire lors de son décès, publié par Mediapart, faisant de la négritude un moment d’affirmation nécessaire qui appelait son dépassement. Je cite Glissant : « Cette négritude est à la fois de réveil de la mémoire et d’appel prémonitoire à une renaissance, elle précède en quelque sorte la floraison des négritudes modernes de la diaspora africaine, en ce sens elle diffère de celle de Senghor qui procède d’une communauté millénaire, dont elle résume la sagesse. La poétique d’Aimé Césaire est de volcans et d’éruptions, elle est déchirée des emmêlements de la conscience, parcourue des flots déhalés de la souffrance nègre, avec parfois une surprenante tendresse d’eau de source, et des boucans de joie et de liesse. Le lecteur français lui reproche parfois un manque de mesure, alors même que c’est une poésie toute de mesure, mais cette mesure-là est la mesure d’une démesure, celle du monde. Le poète est celui qui raccorde les beautés de son héritage aux beautés de son devenir dans le monde. »

Comment définiriez-vous la spécificité caribéenne ?

Ce qui frappe dans la Caraïbe, c’est d’abord l’insularité. C’est cette réalité archipélique, ce vert éclatant qui l’unifie, ce ciel qui change sans cesse, ces nuits qui tombent très vite, ces pluies de début ou de fin de journée, ce tremblement sensible du monde, ces terres volcaniques où la terre bouge et crache, où la mer tempête et mugit, où l’alizé peut devenir ouragan… C’est l’envers d’un univers continental. 

Édouard Glissant a bien montré que la grande force de l’imaginaire continental s’accompagne d’une insigne faiblesse qui est sa dimension uniformisatrice. L’insularité caribéenne — cette pluralité, cette fragilité, ce foisonnement et ce bruissement — est un antidote à ce que j’ai appelé l’« illimitisme » dans Le jardin et la jungle (2024) pour désigner l’adversaire que le camp de l’égalité doit désormais affronter à l’échelle mondiale : de Trump à Poutine en passant par tant d’autres, il s’agit de ce monde extrêmement minoritaire qui ne connaît aucune limite à sa soif de puissance, de richesse, de plaisir, d’immédiateté, d’avidité, d’accumulation, de destruction…

La Caraïbe, c’est l’envers d’un univers continental.

Edwy Plenel

En 1933, dans ses Vues sur Napoléon, André Suarès, une autre sorte de Breton d’outre-mer, tiraillé quant à lui entre identité celte et identité juive, s’en prend avec brio à l’égotisme qu’incarne l’Empereur, cette avidité jamais satisfaite, qui dévore les êtres comme les peuples. Dénonçant l’appétit de conquête sans limites de Napoléon, il le compare à Don Juan et déplore « la catastrophe de la puissance ». Ce que m’ont appris les territoires archipélagiques caribéens, qui résistent à l’uniformité des continents, à la verticalité des dominations, à la certitude des systèmes, c’est une certaine forme de précaution, et donc de hauteur — par la langue et les principes — qui s’oppose à l’idée de grandeur innée. C’est l’antithèse de la terrible phrase de De Gaulle pour qui « la France ne serait rien sans la grandeur ». Je crois pour ma part que la grandeur, entendue comme un désir de puissance, est une catastrophe.

La Caraïbe, c’est une géographie, mais aussi une histoire, au cœur de laquelle rayonne la révolution haïtienne.

C’est effectivement un moment crucial. La révolution anti-esclavagiste haïtienne porte à son incandescence la promesse rousseauiste de 1789, celle du droit naturel, de l’égalité des droits, de l’universalisable comme mouvement et partage. Elle est un saut dans l’inconnu le plus absolu, un au-delà des révolutions modernes que furent la révolution parlementaire britannique, la révolution indépendantiste américaine et la révolution républicaine française. Et c’est bien pourquoi les puissances occidentales, la France au premier chef, lui feront payer chèrement son audace — notamment par la dette contractée en 1825 — qui, de plus, ébranlait le cœur économique du capitalisme naissant, surgissant au cœur de son accumulation primitive dont l’esclavage et la plantation furent le ressort.

Césaire a fait une biographie de Toussaint Louverture et Glissant a écrit une pièce de théâtre intitulée Monsieur Toussaint. La tragédie haïtienne pèse encore énormément. En pensant à ce que nous met actuellement sous les yeux la guerre de destruction de la Palestine que mène l’État d’Israël à Gaza, ces crimes contre l’humanité et de génocide aujourd’hui dénoncés jusqu’en Israël même par l’ONG B’Tselem ou l’écrivain David Grossman, j’ai relu la correspondance du général Leclerc. Beau-frère de Bonaparte, il était le capitaine général de l’expédition de Saint-Domingue, envoyé à la tête d’un impressionnant corps expéditionnaire pour vaincre la révolution anti-esclavagiste et reconquérir l’île. C’était en 1802, l’année où le Premier Consul rétablit l’esclavage et signe des décrets d’apartheid sur les relations entre blancs, noirs et gens de couleur. Leclerc a une haute idée de sa mission et de sa supériorité civilisatrices, comme l’ont les idéologues de cette prétendue « civilisation judéo-chrétienne », brandie par Benjamin Netanyahou et dont j’ai tôt démonté le mensonge historique sur Mediapart, en mai 2024 1.

Leclerc est un homme des Lumières, qui partage les idéaux de la Révolution à laquelle il a pris une part active et qui lui a offert ses galons. Pourtant, arrivé aux Antilles, il écrit à son beau-frère : « J’aurai à faire une guerre d’extermination. […] Il faut détruire tous les nègres des montagnes, hommes et femmes, ne garder que les enfants au-dessous de douze ans ». Son adjoint Rochambeau, quelques jours avant la débâcle de Vertières qui verra la victoire de l’armée noire surgie du refus de l’esclavage, abaissera même la limite d’âge de l’extermination : « Éclipser de la colonie, sans aucune restriction, tous les individus noirs ou de couleur, à partir de l’âge de sept ans ».

Il faut que nous regardions cela en face, car c’est notre histoire. Nous sommes comptables de ces crimes, devant des principes que nous avons nous-mêmes proclamés. Le Discours sur le colonialisme de Césaire, tout comme Les damnés de la terre de Fanon, insistent sur cette trahison par l’Occident des valeurs qu’il proclame. Des hommes éduqués, pleins de bonne conscience, envisagent sans ciller d’exterminer d’autres hommes. Cela doit nous interpeller, bien au-delà du seul contexte antillais. Ce n’est évidemment pas sans échos avec la situation que vivent aujourd’hui les Gazaouis.

Les Antilles, ce sont aussi des sonorités, une culture musicale très riche.

La clarinette, sorte de saxophone du pauvre, a bercé ma jeunesse, avec évidemment le gwoka dont la Guadeloupe est l’épicentre. J’ai les rythmes caribéens dans la peau, j’en réclame à chaque occasion. Je sais les épouser tandis que le rock m’embarrasse. Je demeure un inconditionnel de l’incomparable pianiste Alain Jean-Marie. Et du trompettiste, par ailleurs linguiste, Jacques Coursil, qui a mis en musique des textes de Fanon et Glissant. Et je pourrais en citer bien d’autres qui ne se limitent pas aux Antilles dites françaises — du kompa haïtien au reggae jamaïcain. « Get up, stand up : stand up for your rights ! Get up, stand up : don’t give up the fight ! » : qui dit mieux que Bob Marley ?

Édouard Glissant affirmait, sans doute en forçant le trait, que, s’il n’y avait pas eu l’éruption de la Montagne Pelée en 1902, le jazz serait né à Saint-Pierre plutôt qu’à la Nouvelle-Orléans. En vrai, située à l’épicentre de la projection de la France sur le monde, la Martinique abrita et inventa une société bouillonnante, sophistiquée, subtile, rusée. En ce sens, le concept glissantien de « créolisation » va bien au-delà du métissage : il indique mille et une stratégies du faible au fort par lesquelles surgissent des improbables et des impensables.

J’ai les rythmes caribéens dans la peau, j’en réclame à chaque occasion.

Edwy Plenel

Dans ce registre, la musique et la danse recouvrent un moment farouche de liberté conquis par les esclaves sur le système totalitaire de la plantation. La nuit n’appartenait pas au planteur, le colon n’en était pas maître. Il s’y passait quelque chose qu’il ne pouvait contrôler ni même imaginer. Par le corps, la mélopée, les gestes, les chants, l’imaginaire qui dès lors s’inventait, l’esclave s’affirmait et s’échappait. Dans l’intimité des cases, à l’abri de la nuit, la liberté passait par la musique, les chants et les corps.

En ce sens, le « marronnage », ce mot qui évoque les esclaves dit « marrons » ayant fui la servitude en s’échappant dans les mornes escarpés et des fonds inaccessibles, est devenu un état d’esprit, une façon d’être au monde, un refus des déterminismes.

Sur la commune de Sainte Anne, à l’extrémité sud-est de la Martinique, le long de la côte atlantique, au-delà d’une plage sans pareil que l’on nomme les Salines, se trouve la Savane des pétrifications.

Vous appréciez également la cuisine et les breuvages martiniquais ?

De même que le créole est une langue mélangée, la cuisine martiniquaise est le fruit de multiples apports. Le dernier d’entre eux est l’apport indien, fruit de la venue, après l’abolition de l’esclavage, de ceux que l’on a péjorativement appelé, en créole, les « coulis ». S’agissant des boissons, j’affirme que le rhum martiniquais est le meilleur au monde. Sur ce point, je suis vraiment sectaire. Je ne goûte guère les rhums arrangés de la Réunion. Quant aux rhums de l’Amérique latine continentale, ils sont beaucoup trop sucrés à mon goût. Mais j’apprécie aussi des breuvages plus abordables et aucunement alcoolisés comme le calalou, une exceptionnelle soupe aux herbes. Et ma madeleine inégalée reste la purée de christophine.

Quelles lectures conseillerez-vous pour s’imprégner de l’univers martiniquais ?

J’ai bien du mal, tant les chemins antillais sont divers, et parfois improbables si l’on pense à La Mulâtresse solitude d’André Schwarz-Bart, cet auteur qui avait eu le prix Goncourt en 1959 pour Le Dernier des justes et dont l’épouse et complice guadeloupéenne Simone est elle-même une formidable écrivaine. Il me faudrait inviter nos lectrices et lecteurs à prolonger le voyage au-delà de la trinité Césaire-Fanon-Glissant, en allant du côté de Patrick Chamoiseau, ce conteur hors pair, un « marqueur de paroles » comme il dit si bien, et de tant d’autres, parmi lesquels ce grand poète qui revendique sa « parole sauvage », dont l’œuvre est en grande part en créole, Monchoachi.

La musique et la danse recouvrent un moment farouche de liberté conquis par les esclaves sur le système totalitaire de la plantation.

Edwy Plenel

Pour terminer, pouvez-vous nous évoquer un lieu martiniquais qui vous est particulièrement cher ?

Il y en aurait tant, à l’infini, que le choix est bien difficile. Je pense, par exemple, à cette vue inépuisable que l’on a, à la pointe sud-ouest, sur le Rocher du Diamant face au Morne Larcher, depuis la terrasse de la maison d’Édouard Glissant, là-même où, cet été 2025, je relis cet entretien. Mais j’ai envie d’évoquer un lieu qui existe toujours et qui, en même temps, n’existe plus tel que je l’ai connu enfant, tant ses trésors telluriques ont été pillés. C’est une ruine du vivant, autrement dit de ce dont nous, humains, sommes issus et dont nous oublions le message, dans notre prétention dominatrice d’Homo Sapiens qui, trop souvent, fait de nous des Homo Demens, prédateurs et destructeurs.

Sur la commune de Sainte Anne, à l’extrémité sud-est de la Martinique, le long de la côte atlantique, au-delà d’une plage sans pareil que l’on nomme les Salines, se trouve la Savane des pétrifications. Un monument terrestre à ciel ouvert. C’est le premier morceau de terre émergée où, d’un de ses innombrables volcans initiaux, est née la Martinique, il y a vingt-cinq millions d’années. Une forêt entière pétrifiée. Le végétal devenu minéral. Le vif devenu pierre. Le mouvant devenu immobilité.

J’ai plusieurs fois évoqué, dans notre entretien, l’idée d’échappée, ce mouvement par lequel on s’arrache des déterminations, des impossibilités et des fatalités. Si cette Savane des pétrifications m’est chère, c’est sans doute parce qu’elle en symbolise l’exact contraire, à l’instar des légendes bretonnes et celtiques autour de Merlin l’enchanteur, de la forêt de Brocéliande, des amants et des chevaliers pétrifiés. Quelles que soient les libertés dont nous nous emparons et pour lesquelles nous nous engageons corps et âme, nous ne sommes que de passage. Que pierre et poussière.

Loin de nous inviter à renoncer ou à s’abstenir, cette lucidité est une invitation à prendre soin des humanités qui nous entourent et du vivant dont elles ne sont qu’une infime partie. Ce qui suppose d’affronter résolument les forces contraires, nihilistes et égotistes, extractivistes et accumulatrices, qui n’ont d’autre mesure qu’elles-mêmes, c’est-à-dire leur plaisir instinctif, leur appétit insatiable et leur profit immédiat. « Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre », écrivait Aimé Césaire dans le premier numéro de Tropiques, en 1941 : « Où que nous regardions, l’ombre gagne. Pourtant nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre. Nous savons que le salut du monde dépend de nous aussi. Nous savons que la terre a besoin de n’importe lesquels d’entre ses fils. Les plus humbles. Les hommes de bonne volonté feront au monde une lumière nouvelle. Ah ! Tout l’espoir n’est pas de trop pour regarder le siècle en face. »

Ce programme vaut plus que jamais, tant l’ombre gagne, de nouveau.