Aux yeux de beaucoup, vous êtes la milanaise par excellence. Mais qu’est-ce que Milan pour vous ?
C’est intéressant, car je ne suis pas du tout née à Milan, mais à Mantoue, et nous avons déménagé ici quand j’avais neuf ans. C’est là que je suis devenue milanaise.
Quand j’étais enfant, nous avions un appartement d’où l’on pouvait voir le Duomo, et, au fil des ans, j’ai vu la ville changer énormément.
Je ne veux pas paraître arrogante en disant que Milan est le centre du monde, mais, pour moi c’est encore un pôle de référence en Europe.
Le design est l’âme de Milan et la mode fait partie de la vie de chacun.
Carla Sozzani
Dans les années 60, de nombreuses galeries et artistes — italiens et étrangers — se sont installés ici. Ils rêvaient de s’établir à Milan. C’était une période fondatrice pour les arts.
Dans les années 70, la ville est devenue la capitale du design.
Et dans les années 80, l’industrie de la mode a prospéré. Milan est devenue le centre de la mode en Italie, en Europe et dans le monde grâce à des créateurs exceptionnels.
Le design est l’âme de Milan et la mode fait partie de la vie de chacun. Les Milanais aiment s’habiller, être élégants et se présenter au monde à travers la mode. Une belle jupe est plus qu’un simple vêtement. Une belle chaussure est plus qu’une simple chaussure pour marcher. Un tableau ou un beau meuble, représentent bien plus que cela. Ce n’est pas de la vanité, mais au contraire, une forme de respect pour les autres et un moyen d’expression. Cela fait certainement partie de l’esprit milanais.
Ils ne sont pas non plus aussi conservateurs qu’on pourrait le croire, au contraire, mais ils sont plus réservés.
Après tant d’années, quand je monte dans un taxi, je regarde dehors et je suis surpris par un nouveau bâtiment ou par la beauté d’un bâtiment abandonné que j’avais presque oublié. C’est très beau.
En août, les Milanais font leur pèlerinage vers la côte. Et pour vous, à quoi ressemble l’été en ville ?
C’est drôle parce que je reste à Milan en août.
J’avais l’habitude d’aller à Portofino pour quelques jours, mais pas plus. J’aime être à Milan en août. Et tellement de choses ont changé. Avant, il n’y avait personne. La ville était vide, parfois ça faisait peur. Les magasins étaient fermés pendant tout le mois. Si vous vouliez aller au restaurant, tout était fermé. Vous finissiez de travailler et ne trouviez pas un seul magasin ouvert.
Mais Milan a tellement changé en 35 ans.

Aujourd’hui, il y a du monde partout, les rues sont pleines, les magasins sont ouverts le dimanche. Je vous ai déjà dit que beaucoup de choses avaient changé ?
J’aime me promener dans la ville, aller dans une beau caffé.
En Août, la ville est particulièrement calme, ce qui est rare car les Milanais sont toujours pressés. Milan est une ville très agréable à parcourir à pied, même si peu de gens le pensent au premier abord.
La ville est divisée par ses arcades, à l’intérieur et à l’extérieur, et il est possible de la parcourir comme s’il s’agissait d’un. C’est ce que je recommanderais à tous ceux qui visitent Milan pour la première fois. Marchez, utilisez les arches comme guide, arrêtez-vous à la Triennale et imaginez un cercle.
Cette tranquillité s’oppose du chaos de la Fashion Week…
J’aime beaucoup la fashion week !
J’ai commencé ma carrière chez Vogue — ce qui n’était pas un mauvais point de départ — même si au début, je m’intéressais davantage à l’architecture qu’à la mode. Je n’ai jamais été victime de la mode. Si l’on peut éviter d’être victime dans la vie, c’est probablement mieux. Mais la Fashion Week dégage une énergie unique et on ne peut dissocier la mode de Milan. À Paris, c’est la même chose : la Fashion Week fait désormais partie intégrante de la ville.

La Fashion Week elle-même a également changé. Il y a désormais beaucoup plus de défilés, qui sont aussi plus importants. Le nombre de collections présentées chaque année a également augmenté ! Il y en a peut-être même trop à mon goût aujourd’hui.
Quand j’ai commencé, en 1968, il n’y avait que deux collections par an. Aujourd’hui, certains créateurs doivent en présenter 18 par an. Quel est l’impact sur la mode ? Que nous dit cet emballement de l’industrie ?
À l’époque, je passais beaucoup de temps à New York. J’étais très inspirée et influencée par le mélange des cultures que l’on voyait dans la rue. Milan n’avait pas ce mélange de cultures à l’époque.
Carla Sozzani
Et cela ne concerne pas seulement la mode. Le design est extrêmement important pour Milan. La Triennale est un incontournable pour tous ceux qui visitent la ville. Si je devais choisir entre la Fashion et la Design Week, je préférerais la seconde. Je la trouve moins élitiste et plus ouverte. Elle est axée sur la curiosité et la découverte. Je pense que la mode devrait s’en inspirer.
J’ai également l’impression que Milan est davantage appréciée des touristes aujourd’hui. Auparavant, tout le monde se contentait de visiter Rome ; maintenant, ils ont découvert Milan et la voient sous un autre jour. Ce n’est plus seulement une ville d’affaires, de mode ou de design, c’est une ville charmante en soi.
Ainsi, la ville change ! Milan est plus ouverte et beaucoup plus internationale, mais certains quartiers perdent ainsi leur authenticité milanaise. C’est pour cette raison que j’évite la Piazza del Duomo. Il y a désormais trop de monde et ce n’est plus le vrai Milan.
Et pourtant, le Duomo occupe une place très spéciale dans mon cœur…

À cause de votre foi ?
Non, plutôt de mon père. Il nous emmenait, ma sœur Franca et moi, voir le Duomo et les belles églises de Milan pour nous initier à l’architecture.
Nous ne nous y rendions pas pour assister à la messe, mais pour découvrir l’histoire, l’architecture et l’art. Je n’ai jamais été guide, mais j’aurais aimé le devenir pour les églises de Milan. En les visitant, on en apprend énormément sur l’architecture et l’histoire de la ville — peut-être un jour…
Lorsque nous avons déménagé à Milan, alors que j’étais très jeune, nous habitions dans un gratte-ciel. Je me souviens d’avoir regardé le Duomo depuis notre appartement et d’avoir admiré la Madonnina, toute vêtue d’or, tout en haut, la nuit.
Ce fut une expérience très particulière.
J’ai un lien très fort avec le Duomo. Il fait partie de l’histoire de notre famille, il est ancré dans mon cœur et je dirais qu’il fait partie de l’esprit de tous les Milanais.
Beaucoup disent que vous avez changé l’architecture de Milan lorsque vous avez fondé 10 Corso Como en 1991. Ce concept, qui consistait à réunir en un seul endroit une galerie, un magasin, un café, une librairie et un studio de design, a révolutionné la ville et éloigné les Milanais du centre historique. Vous avez attiré les Milanais dans un nouveau quartier. S’agissait-il pour vous d’une forme de transgression ?
À l’époque, je passais beaucoup de temps à New York. J’étais très inspirée et influencée par le mélange des cultures que l’on voyait dans la rue. Milan n’avait pas ce mélange de cultures à l’époque.
Lorsque j’ai ouvert 10 Corso Como, je l’ai d’abord conçu comme un espace d’exposition. Puis, en voyant qu’il y avait un garage à côté, j’ai pensé que ce serait un bon endroit pour présenter la mode.
Mais la mode ne me suffisait pas.
La mode est arrivée presque par hasard, mais il n’y a pas de meilleur endroit que Milan pour travailler dans ce domaine.
Carla Sozzani
J’ai donc ajouté des peintures, de la musique et de la nourriture, car manger est presque un rituel pour les Italiens, c’est a tavola que nous aimons partager notre quotidien et nos expériences. Au début, je dois dire que les Milanais ne comprenaient pas ce que j’essayais de faire. L’endroit avait un aspect très industriel, il n’était pas en marbre, nous étions ouverts le dimanche et nous proposions un mélange de choses inhabituel pour Milan à l’époque.
Ils étaient perplexes. Je me souviens que les gens demandaient : « Qu’est-ce que c’est ? Je peux entrer ? » parce que cela ressemblait beaucoup à un garage. Ce n’était pas non plus un espace traditionnel pour la mode, pas comme on l’imagine Via Monte Napoleone, où je ne vais d’ailleurs plus beaucoup aujourd’hui 1. Pour être honnête, 10 Corso Como est né de mon envie de créer une communauté. J’avais travaillé dans des magazines de mode – j’ai été rédactrice pendant près de 20 ans – et je voulais partager mon expérience. Je ne voyais pas cela comme un magasin, pour moi, 10 Corso Como est une destination, une communauté.

Milan a-t-elle influencé qui vous êtes ?
Énormément ! Je n’y suis pas née, mais suis devenue totalement milanaise.
J’ai commencé à travailler dans la mode par hasard en 1968, une période que je me rappelle bien en raison du contexte politique. C’était l’époque des barricades, la ville était bloquée et il y avait des manifestations partout. Les étudiants, les ouvriers… On ne pouvait pas aller en cours à l’université. C’était une période de grands bouleversements politiques en Italie.
J’ai été fascinée par la photographie et la composition photographique.
La mode est arrivée presque par hasard, mais il n’y a pas de meilleur endroit que Milan pour travailler dans ce domaine.
Beaucoup vous répondront le gris… comme un ciel brumeux. Pour moi, Milan est bleue et verte.
Carla Sozzani
Quand je dis que la mode fait partie de la vie, c’est vraiment le cas. Milan m’a offert tellement d’opportunités et de connaissances, et m’a permis de rencontrer des gens, des artistes et des designers incroyables. Je ne pense pas que j’aurais pu accomplir tout ce que j’ai accompli ailleurs qu’à Milan. Rome est la plus belle ville du monde et les Romains sont très sympathiques, mais il est difficile d’y travailler, du moins pour moi. Les Milanais aiment travailler, peut-être même trop.
Et ils aiment enfreindre les règles plus que vous ne le pensez, surtout les femmes.
Quelles couleurs décrivent le mieux Milan ?
Beaucoup vous répondront le gris… comme un ciel brumeux.
C’était vrai dans les années 1970. Le ciel était gris à cause de l’industrie lourde, des machines et des usines, mais Milan n’est plus comme ça aujourd’hui. Les usines ont toutes disparu.
La signora milanaise typique est inimitable. Elle va chez le coiffeur avant d’aller au supermarché. C’est quelque chose qui est profondément ancré dans notre culture.
Carla Sozzani
Pour moi, Milan est bleue et verte.
La ville compte de nombreux parcs et de belles terrasses. C’est amusant, car les terrasses sont plutôt associées à Rome qu’à Milan. Mais il y a aussi de belles terrasses ici, ainsi que beaucoup de verdure et de beaux parcs.
Et quand on lève les yeux, on peut admirer le magnifique ciel de Lombardie.
À quoi ressemble une nuit d’été à Milan pour vous ?
Une belle promenade, un bon repas et le coucher de soleil.
Avez-vous un restaurant préféré ?
Cela peut sembler très italien, mais je préfère recevoir des invités chez moi plutôt que d’aller au restaurant. La nourriture est très importante pour les Italiens, et nous aimons inviter des gens chez nous : c’est un geste d’amitié et d’appréciation.

Pour les Italiens, s’asseoir autour d’une table et se retrouver est un rituel social très important. Quant aux plats milanais, j’adore le risotto al salto 2.
Pouvez-vous reconnaître immédiatement un Milanais parmi les touristes ? Est-ce leur démarche, leur look, l’atteggiamento insomma ?
Les femmes — évidemment. Cela est particulièrement évident Via Monte Napoleone. On reconnaît facilement une Milanaise à sa façon de s’habiller. La signora milanaise typique est inimitable. Elle va chez le coiffeur avant d’aller au supermarché. C’est quelque chose qui est profondément ancré dans notre culture.
Ce n’est pas qu’une question d’élégance, mais avant tout de rapport au monde, à la société et à l’actualité. Il ne s’agit pas seulement de porter de beaux vêtements, mais aussi de se présenter au monde et d’avoir un point de vue.
C’est malheureusement quelque chose qui disparaît dans les grandes villes européennes.
Vous avez également passé beaucoup de temps à Paris, où vous avez cofondé la Fondation Azzedine Alaïa. Quelle place occupent dans votre vie ces deux villes ? Les comparez-vous ?
Je passe la moitié de mon temps à Paris, même si quand je dis Paris, je devrais plutôt dire dans le Marais.
J’ai beaucoup d’amis à Paris, nous avons la fondation Alaïa, qui est très importante pour moi.
Je ne pense pas être trop milanais pour Paris, mais il y a une différence : curieusement, je trouve que le rythme de Paris est plus lent que celui de Milan. Ici, nous sommes toujours pressés.
Je suis enthousiaste pour l’avenir : le passé est important, mais l’avenir est toujours une opportunité. Il apporte un sentiment d’excitation.
Carla Sozzani
Oh, et l’heure du déjeuner ! Nous aimons encore prendre notre temps à midi — plus que les Parisiens. Il est tellement triste de voir que le monde semble avoir oublié l’importance d’un déjeuner prolongé. J’ai eu de grandes idées qui sont nées d’une conversation autour d’un repas.
Enfin, le nom Sozzani est ancré dans la capitale culturelle qu’est Milan. Votre sœur, Franca Sozzani, qui a été la rédactrice en chef légendaire de VOGUE Italia pendant 28 ans, et vous-même êtes souvent décrites comme les doyennes de Milan. Cet héritage vous apporte-t-il de la joie ou un sentiment de responsabilité ?
C’est un privilège unique dans une vie et je suis consciente de mes responsabilités. Je pense qu’il est important de partager ce que j’ai appris avec les générations futures.
J’aime penser que j’apprends encore.
Dans la vie, on apprend aussi à faire de nouvelles erreurs. Mais il est important de prendre des risques pour créer.
Je suis enthousiaste pour l’avenir : le passé est important, mais l’avenir est toujours une opportunité. Il apporte un sentiment d’excitation. La créativité nous accompagnera et nous animera en tant qu’êtres humains jusqu’au jour où le monde cessera de tourner. Et jusqu’à ce jour, c’est mon privilège et ma responsabilité de partager et d’encourager les nouveaux talents.
Sources
- La Via Monte Napoleone, c’est un peu le Faubourg Saint-Honoré milanais : une enfilade de vitrines luxueuses, codée, impeccablement policée.
- Le risotto al salto est préparé à partir d’un risotto à la milanaise déjà cuit que l’on presse dans une poêle bien chaude avec un peu de beurre ou d’huile afin de former une galette dorée et croustillante. On le retourne d’un seul geste — d’où le nom « al salto », littéralement « sauté » — pour le faire griller des deux côtés.