Le « fardeau » de l’homme russe : la doctrine Lavrov pour arsenaliser l’ONU
« Le slogan ‘America First’ suscite d’inquiétants jeux d’échos avec le slogan de l’époque hitlérienne Deutschland über alles ».
À la Maison-Blanche, le révisionnisme désinhibé de Donald Trump a tendu à la diplomatie de Poutine une perche parfaite : retourner contre « l’Occident collectif » l’arme du droit international — avec une hypocrisie virtuose.
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- Guillaume Lancereau •
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Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, a publié dans la revue La Russie dans la politique globale un article de fond résumant la position de la Fédération de Russie à propos de l’Organisation des Nations Unies et du rôle du droit international dans la régulation des relations entre États pour l’année 2025.
Inscrit dans une longue tradition de théorie des relations internationales, le fond du propos part du postulat que le fait de laisser libre cours aux intérêts égoïstes des États ne pourrait conduire qu’à une catastrophe politique et humanitaire, ce qui justifierait du même coup la nécessité d’un encadrement par des institutions internationales tendant au règlement pacifique des conflits entre des entités souveraines juridiquement égales.
Or le droit international est aussi une arme ou, a minima, un instrument mobilisable par les puissances dans des configurations conflictuelles — le véto systématique (un « fardeau » selon Lavrov) de la Russie à tous les projets de résolution du Conseil de sécurité tendant, de 2014 à 2022, à lui faire cesser ses agissements en Ukraine, suffit à le démontrer, tout comme, le 16 avril dernier, le vote des États-Unis de Donald Trump s’opposant à l’adoption d’une résolution désignant la Russie comme autrice d’une guerre d’agression.
L’article de Sergueï Lavrov se veut avant tout une critique de la manière dont les pays occidentaux auraient systématiquement ignoré ou tourné à leur avantage certains principes du droit international pour mener une politique « néocoloniale » — poursuivant donc la ligne à laquelle l’URSS avait tenté de faire barrage pendant des décennies, notamment à l’ONU.
Comme souvent, le pouvoir russe prend motif d’un argument légitime et audible — plaider pour un élargissement du Conseil de sécurité ou une meilleure représentation des pays non-occidentaux dans les diverses institutions onusiennes — pour mieux critiquer les manquements d’un Nord dans lequel ne s’inscrit évidemment pas la Russie de Poutine. La logique de Lavrov s’articule au fond de la suivante : si les États-Unis le font, pourquoi pas nous ? Or Abu Ghraib et Guantánamo ne donnent pas à la Russie carte blanche pour annexer le Donbass, torturer les prisonniers ukrainiens et bombarder des civils à Soumy ou Kryvyï Rih.
Le fait que les États-Unis ne s’estiment guère liés par les traités internationaux relatifs au désarmement ou à la reconnaissance des juridictions internationales est un fait bien connu — même si Lavrov ne manque pas de le marteler. Mais il ne donne pas à la Russie toute latitude pour tordre le droit en prétextant, au mépris de toute réalité, que sa guerre en Ukraine serait un monument de légalisme.
Une fois encore, la question essentielle consiste à savoir pourquoi le régime de Vladimir Poutine s’applique autant à « mettre les formes », à l’intérieur comme à l’extérieur, autrement dit à faire accroire à qui veut bien l’entendre que toutes ses décisions manifestent le respect le plus scrupuleux du droit — là où ils ne sont que le fait, sanguinaire, du prince.
Il y a quatre-vingt ans, le 4 février 1945, les dirigeants des pays vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale — l’Union soviétique, les États-Unis et la Grande-Bretagne — se réunissaient à Yalta pour définir les contours du monde d’après-guerre. Malgré leurs incompatibilités idéologiques, les vainqueurs s’accordaient sur la nécessité d’éradiquer définitivement le nazisme allemand et le militarisme japonais. Les accords conclus en Crimée furent par la suite confirmés et approfondis en juillet-août 1945, lors de la Conférence de paix de Potsdam.
L’un des résultats immédiats en fut la création de l’Organisation des Nations Unies et l’adoption de la Charte de l’ONU, qui reste à ce jour la source essentielle du droit international. Les principes de conduite et les objectifs inscrits dans le marbre de la Charte entendaient garantir la coexistence pacifique et le développement progressif de l’ensemble des États. Au fondement du système élaboré à Yalta et Potsdam se trouvait l’idée d’égalité de souveraineté des États, donc aucun ne pouvait prétendre exercer une position dominante, quelles que soient les inégalités existantes en matière de territoire, de population, de puissance militaire ou de tout autre critère comparatif.
Cet ordre international, avec toutes ses forces et ses faiblesses qui demeurent aujourd’hui encore un objet de débat parmi les spécialistes du droit, a fourni durant quatre-vingts ans le cadre normatif juridique de fonctionnement des relations internationales. L’ordre institutionnel mondial, au centre duquel continue de figurer l’ONU, remplit son objectif principal : éviter une nouvelle guerre mondiale à l’humanité. À ce titre, on ne peut que souscrire à l’idée selon laquelle, « si l’ONU ne nous a pas accordé le Paradis, elle nous a au moins sauvés de l’Enfer ».
Cette citation attribuée à Dag Hammarskjöld, secrétaire général des Nations Unies de 1953 à 1961 a été employée plus d’une fois par des chercheurs russes, notamment à l’occasion d’une table ronde de 2000 du Conseil de la politique étrangère et de Défense (groupe de réflexion russe fondé en 1991) et de la Fondation Gorbatchev.
Le droit de véto garanti par la Charte, qui ne constitue pas un « privilège », mais un fardeau de responsabilités spécifiques du point de vue du maintien de la paix, représente un rempart efficace face aux décisions susceptibles de générer des déséquilibres. Cette situation crée un espace favorable à la recherche de compromis, sur la base d’un équilibre des intérêts. En tant que noyau politique du système hérité de Yalta et Potsdam, l’ONU constitue bel et bien une plateforme universelle, unique en son genre, d’élaboration de réponses collectives aux défis communs, tant dans le domaine du maintien de la paix et de la sécurité internationales que de l’action en faveur du développement socioéconomique.
C’est bien à l’ONU, et sous l’action décisive de l’URSS, qu’ont été prises les décisions historiques dont est issu le monde multipolaire qui se dessine aujourd’hui devant nos yeux. Je pense au processus de décolonisation, dont la concrétisation juridique est à dater de l’adoption, sur l’initiative de l’Union soviétique, de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et peuples coloniaux de 1960. Au cours de ces années, des dizaines de peuples qui se trouvaient jusqu’alors sous le joug des métropoles, ont acquis pour la première fois de leur histoire l’indépendance et la possibilité de constituer un État souverain. Aujourd’hui, certaines de ces anciennes colonies aspirent à devenir des centres de puissance à l’échelle d’un monde multipolaire, tandis que d’autres trouvent leur place dans des ensembles régionaux ou continentaux d’envergure civilisationnelle.
Les chercheurs russes sont fondés à considérer que toute institution internationale représente avant tout un moyen de contenir l’égoïsme naturel des États. De ce point de vue, l’ONU ne fait en rien figure d’exception, avec l’ensemble complexe des règles établies dans sa Charte, concerté et adopté au consensus. C’est pour cette raison que l’on a qualifié l’ordre international ONU-centrique « d’ordre fondé sur le droit international » [rule-based order] — un droit véritablement universel — dont le principe même suppose que tout État le respecte.
La Russie, comme la majorité des membres de la communauté internationale, n’a jamais été hostile à ce système. À l’inverse, l’Occident ne s’est jamais tout à fait guéri de son sentiment maladif d’exceptionnalisme et persiste à agir d’après son paradigme néocolonial, autrement dit, aux dépens du reste du monde. L’idée même d’actions interétatiques fondées sur le respect du droit international contrarie sa logique profonde. L’ancienne sous-secrétaire d’État des États-Unis, Victoria Nuland, a reconnu dans une interview, avec une franchise d’une naïveté peu croyable, que Yalta n’avait pas été une bonne décision pour les États-Unis, qui n’auraient pas dû en accepter les termes. Ce point de vue explique largement la conduite de l’Amérique sur la scène internationale. En effet, selon Nuland, c’est presque sous la contrainte que Washington dut accepter l’ordre mondial d’après-guerre, que les élites d’alors tendaient déjà à considérer comme un fardeau. C’est justement ce sentiment qui a poussé l’Occident à réviser le monde issu de Yalta et Potsdam. Ce processus a été enclenché par Winston Churchill, avec son tristement célèbre discours de Fulton en 1946, dans lequel il déclarait de facto le début de la guerre froide avec l’Union soviétique. Considérant les accords de Yalta et de Potsdam comme une concession à des fins purement tactiques, les États-Unis et leurs alliés n’ont jamais, par la suite, réellement respecté les principes fondamentaux de la Charte de l’ONU en matière d’égalité souveraine des États.
Victoria Nuland a été secrétaire d’État assistante pour l’Europe et l’Eurasie sous Obama de 2013 à 2017, puis sous-secrétaire d’État pour les Affaires politiques sous Biden de 2021 à 2024. Considérée comme « faucon » sur la Russie, elle a été clef dans le soutien américain à l’Ukraine après l’invasion à grande échelle. Visée ici nommément sur tout un paragraphe par Lavrov, elle est, dans son pays, la cible des attaques trumpistes. Dans son entretien fleuve à la revue, Curtis Yarvin disait à propos de la guerre d’Ukraine : « la nouvelle élite monarchique autour de Trump, devant les vidéos de drones qui pilonnent les tranchées, va réagir en se disant que c’est la chose la plus diabolique au monde. Nos barbares vont alors se demander : pourquoi avons-nous fait cela ? Qui a-t-il permis que cela arrive ? Et ils se rendront à l’évidence : nous faisons cela parce que Victoria Nuland — et des milliers d’autres fonctionnaires avec elle — voulaient faire avancer leur carrière au Département d’État. »
Non que l’Occident n’ait pas eu de chance de se racheter, de faire preuve de clairvoyance et de raison à l’occasion d’un nouveau tournant de l’histoire, lorsque l’effondrement de l’Union soviétique entraîna celui de l’ensemble du socialisme mondial. Une fois de plus, ce sont pourtant les instincts égoïstes qui ont pris le dessus. Galvanisé par la « victoire dans la guerre froide », le président George H. W. Bush proclama, le 11 septembre 1990, lors d’un discours devant les deux chambres du Congrès, l’avènement d’un nouvel ordre mondial, que les stratèges américains comprenaient comme une ère de domination absolue des États-Unis sur l’arène internationale, « une fenêtre d’opportunités sans partage » pour l’action unilatérale de Washington, indifférente aux garde-fous juridiques consacrés par la Charte de l’ONU.
Dans le discours en question, aucune expression ne correspondant à la citation de Sergueï Lavrov (okno bezrazdel’nykh vozmožnostej).
George Bush père parla bien d’opportunités, mais pour declarer : “The crisis in the Persian Gulf, as grave as it is, also offers a rare opportunity to move toward an historic period of cooperation”.
Il n’y a pas non plus trace dans ce discours du mot unshared qui traduirait bezrazdel’nykh. À l’inverse, le président des États-Unis déclarait : “A world in which nations recognize the shared responsibility for freedom and justice. A world where the strong respect the rights of the weak”.
La citation de Sergueï Lavrov semble témoigner davantage d’une interprétation toute stratégique du discours en question que d’un effort d’herméneutique politique ou juridique.
Les tentatives réitérées d’implantation géopolitique de Washington en Europe de l’Est furent l’une des manifestations immédiates de cet « ordre mondial fondé sur des règles ». Ce sont précisément les conséquences explosives de ces tentatives que nous sommes aujourd’hui forcés de contenir dans le cadre d’une opération militaire spéciale.
En 2025, le retour au pouvoir d’une administration républicaine dirigée par Donald Trump a transformé une fois de plus la manière dont Washington conçoit les dynamiques internationales depuis la Seconde Guerre mondiale. Des déclarations éloquentes ont été faites à ce sujet le 15 janvier dernier, au Sénat, par le nouveau secrétaire d’État, Marco Rubio, lequel affirmait en substance que l’ordre mondial d’après-guerre n’était plus seulement obsolète, mais indésirable, puisqu’il était devenu une arme, tournée contre les intérêts des États-Unis.
Marco Rubio a effectivement déclaré : « The post-war global order is not just obsolete, it is now a weapon being used against us ». La revue avait traduit et commenté sa déclaration devant le Sénat.
Ainsi, il ne s’agit plus seulement de s’émanciper du monde ONU-centré, esquissé à Yalta et Potsdam, mais bien de « l’ordre fondé sur des règles » lui-même, qui, pensait-on, incarnait pourtant tout l’égoïsme et l’arrogance de l’Occident mené par les États-Unis depuis la fin de la Guerre froide. Le slogan « America First » suscite d’inquiétants jeux d’échos avec le slogan de l’époque hitlérienne Deutschland über alles, tandis que le pari d’instaurer « la paix par la force » risque fort d’enterrer définitivement la diplomatie — sans même parler du fait que des déclarations et constructions idéologiques de cette nature témoignent d’un mépris total des obligations juridiques internationales de Washington qui découlent de la Charte de l’ONU.
Nous ne sommes plus en 1991, ni même en 2017, année où l’actuel locataire de la Maison Blanche a pris les commandes du pays pour la première fois. Les analystes russes soulignent à juste titre que « tout retour à l’état antérieur des choses, celui-là même que les États-Unis et leurs alliés s’efforçaient jusqu’alors de maintenir, n’aura pas lieu, car les conditions démographiques, économiques, sociales et géopolitiques ont radicalement et irrémédiablement changé ». Je pense également que les chercheurs sont dans le vrai lorsqu’ils affirment : « Les États-Unis finiront par comprendre qu’ils ne doivent pas s’exagérer l’étendue de leur influence sur la politique internationale et qu’ils pourront, à l’avenir, exister de manière tout à fait satisfaisante comme l’une des principales puissances de la planète, mais plus comme un hégémon ».
L’auteur renvoie ici respectivement à l’article « En pente descendante » publié par Fiodor Loukianov dans Russia in Global Affairs début 2025 et à une intervention d’Andreï Soushentsov, directeur de programme au Club Valdaï.
La multipolarité ne fait que se renforcer et, au lieu de résister à cette dynamique objective, les États-Unis pourraient, dans un avenir proche, devenir l’un des centres de puissance, au même titre que la Russie, la Chine et d’autres États du Sud global, de l’Est, du Nord et de l’Ouest. Pour l’heure, tout semble indiquer que la nouvelle administration a surtout pour projet de tester, à coups de provocations façon cow-boy, les limites de résilience du système ONU-centré tel qu’il existe et sa capacité à servir ou desservir les intérêts américains. Je n’en reste pas moins convaincu que cette administration comprendra bientôt, elle aussi, que la réalité internationale est bien plus riche qu’une poignée de clichés exposés, sans la moindre conséquence, au public américain et à des alliés géopolitiques dociles.
Dans l’attente de ce retour sur terre, nous poursuivrons, avec les partenaires qui partagent nos vues, notre œuvre méticuleuse : celle visant à créer les conditions permettant d’adapter les mécanismes pratiques des relations interétatiques aux nouvelles réalités de la multipolarité, au consensus juridique international né à Yalta et Potsdam, incarné dans la Charte de l’ONU. À ce titre, on doit ici évoquer la Déclaration de Kazan issue du sommet des BRICS du 23 octobre 2024, qui reflète la position commune des États de la majorité mondiale à ce sujet, réaffirmant leur « engagement en faveur du multilatéralisme, du respect du droit international — à commencer par sa pierre de touche que sont les objectifs et principes inscrits dans la Charte des Nations Unis — ainsi qu’en faveur d’une centralité préservée de l’ONU dans le système international ». Cette approche est celle que privilégient les principales puissances qui dessinent les traits du monde contemporain et représentent la majorité de sa population. Oui, nos partenaires du Sud et de l’Est sont porteurs de revendications parfaitement légitimes en matière de participation à la direction des affaires mondiales, et, contrairement à l’Occident, ils sont — comme nous le sommes — ouverts à toute forme de dialogue honnête et transparent sur ces questions.
Notre position concernant la réforme du Conseil de sécurité de l’ONU est bien connue. La Russie est favorable à une démocratisation accrue de cette institution, au moyen d’un élargissement de son recrutement aux pays de la majorité mondiale — qu’il s’agisse de pays d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique latine. Nous soutenons les candidatures du Brésil et de l’Inde à un siège permanent au Conseil de sécurité, ainsi que la résolution, selon des modalités devant être définies par les Africains eux-mêmes, de l’injustice historique faite au continent africain dans son ensemble. Nous soutenons en revanche qu’il serait contre-productif d’accorder de nouveaux sièges aux pays de l’Occident collectif, d’ores et déjà surreprésentés au sein du Conseil de sécurité. L’Allemagne et le Japon, souvent évoqués dans cette perspective, ont délégué l’essentiel de leur souveraineté à leur patron d’outre-Atlantique et voient renaître sur leur sol le spectre du nazisme et du militarisme : aussi n’ont-ils rien de concret à apporter aux travaux du Conseil de sécurité.
Nous restons fermement attachés à l’inviolabilité des prérogatives des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU. Dans le contexte actuel, marqué par une imprévisibilité croissante de la minorité mondiale occidentale, seul le droit de véto s’avère en mesure de garantir l’adoption par le Conseil de décisions tenant compte des intérêts de l’ensemble des parties.
De surcroît, le recrutement du Secrétariat de l’ONU, où l’on continue d’observer une surreprésentation écrasante de l’Occident à tous les postes clefs, est une véritable insulte faite à la majorité mondiale. Il est urgent d’adapter la bureaucratie onusienne aux nouvelles réalités géopolitiques du monde. La Déclaration de Kazan contient à ce sujet une proposition on ne peut plus claire.
« Nous soulignons également la nécessité urgente de garantir une représentation géographique équitable et inclusive au sein des équipes composant le secrétariat des Nations Unies et d’autres organisations internationales », à lire ici-même.
Toute la question consiste à savoir dans quelle mesure les responsables de l’ONU, habitués à servir les intérêts d’un cercle étroit de pays occidentaux, seront réceptifs à cette demande.
Pour ce qui concerne la base normative consacrée par la Charte de l’ONU, je suis convaincu qu’elle reste la réponse optimale aux exigences d’une ère multipolaire — une ère dans laquelle les principes d’égalité souveraine des États et de non-ingérence dans leurs affaires intérieures, ainsi qu’une série d’autres axiomes, tel que le droit des peuples à l’autodétermination, conformément à la Déclaration de 1970 sur les principes du droit international, doivent être respectés dans les faits, et non plus seulement dans les discours. Tous ont l’obligation de respecter l’intégrité territoriale des États dont le gouvernement représente l’ensemble de la population vivant sur leur territoire. Il n’est pas besoin de démontrer qu’après le coup d’État de février 2014, le régime de Kiev ne représentait plus les habitants de la Crimée, du Donbass et de la Novorossia — tout comme les métropoles occidentales ne représentaient pas les peuples des territoires coloniaux qu’elles exploitaient.
Les tentatives grossières de remodeler l’ordre mondial selon des intérêts particuliers, en violation de tous les principes onusiens, risquent de créer toujours davantage d’instabilité et de conflictualité dans les affaires internationales, n’excluant pas les scénarios les plus catastrophiques. Au vu du niveau actuel de conflictualité, s’affranchir inconsidérément du système de Yalta et Potsdam, centré sur l’ONU et sa Charte, ne mènerait qu’au chaos.
Selon une opinion répandue, il ne serait pas opportun de discuter des questions relatives à l’ordre mondial souhaitable tant que se poursuivent les combats visant à neutraliser les forces armées du régime raciste de Kiev, soutenu par « l’Occident collectif ». De notre point de vue, cette opinion est hypocrite. Les contours du monde d’après-guerre, sur lesquels a été édifiée la Charte des Nations-Unies, ont été discutés par les Alliés en plein cœur de la Seconde Guerre mondiale, notamment à la Conférence des ministres des Affaires étrangères de Moscou en décembre 1945, à la Conférence des chefs d’État de Téhéran en 1943, ainsi qu’à l’occasion d’une série d’autres rencontres entre les futurs vainqueurs. Le fait que les Alliés aient déjà eu à cette époque un agenda caché ne diminue en rien la portée impérissable des grands principes réglementaires au fondement de la Charte : l’égalité, la non-ingérence dans les affaires intérieures, le règlement pacifique des différends, le respect des droits de toute personne humaine « indépendamment de sa race, de son sexe, de sa langue ou de sa religion ». Personne n’ignore aujourd’hui que l’Occident a signé ces principes « à l’encre invisible », avant de les violer brutalement en Yougoslavie, en Irak, en Libye ou en Ukraine, mais cela ne signifie en rien que nous devrions aujourd’hui libérer les États-Unis et leurs satellites de leurs obligations morales et légales, ni renoncer à l’héritage des pères fondateurs de l’ONU, incarné dans sa Charte. Que Dieu nous garde de tentatives de réécrire cette charte, sous prétexte de vouloir dépasser le système « obsolète » de Yalta et Potsdam. Le monde se retrouvait dépourvu de tout repère en matière de valeurs.
La Russie reste prête à toutes les initiatives honnêtes et conjointes qui tendraient à harmoniser l’équilibre des intérêts et renforcer les fondements juridiques des relations internationales.
C’est dans cette optique d’entretien d’un dialogue égalitaire que le président Vladimir Poutine a lancé en 2020 une initiative visant à organiser une rencontre des chefs d’États figurant comme membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, investis à ce titre d’une « responsabilité spécifique de préservation de la civilisation ».
Pour des motifs bien connus et indépendants de la Russie, cette initiative n’a pas connu les développements souhaités. Nous ne perdons toutefois pas espoir, même si la composition et le format de ces possibles rencontres pourraient s’avérer différents. L’essentiel, selon les mots mêmes du président russe, est de « faire à nouveau comprendre les motifs qui ont conduit à la création de l’Organisation des Nations Unies et de s’assurer du respect des principes énoncés dans ses documents fondateurs ». Tel doit être le fil conducteur de toutes les tentatives de régulation des relations internationales à l’ère de la multipolarité qui s’annonce.