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L’Unité du monde. Carl Schmitt inédit

« C’est pourquoi je considère la dualité actuelle du monde non comme une étape préalable à son unité mais comme le passage vers une multiplicité nouvelle. »

À la veille du quarantième anniversaire de sa mort, nous publions la première traduction scientifique et l’édition critique d’un texte fondateur de la géopolitique de Carl Schmitt.

Auteur
Marius Bickhardt, Pierre Charbonnier
Trad.
Marius Bickhardt
Image
© Carl-Schmitt-Gesellschaft e. V

Initialement prononcé sous forme de conférence en Espagne en 1951, le présent article constitue l’unique contribution du philosophe et juriste Carl Schmitt à la revue Merkur, où il paraît en janvier 1952 1. Sa publication fit scandale : en offrant une tribune à l’ancien théoricien du régime nazi — démis de ses fonctions professorales dès 1945, radié de la fonction publique, puis incarcéré durant plusieurs semaines en 1947 —, le directeur de la revue, Hans Paeschke, déclencha une vague de protestation. Près de quatre-vingt collaborateurs signèrent une mise en garde, menaçant de se retirer de Merkur en cas de nouvelle publication de l’auteur. Toutefois, la réflexion de Schmitt, qui inaugure une série d’articles consacrés à la nouvelle guerre froide dans les années 1950-1960 2, témoigne d’une assimilation conceptuelle de la défaite du « Reich de mille ans », auquel l’auteur avait un temps lié l’espoir d’un droit nouveau, et de la nécessité de repenser l’ordre international d’après-guerre. Schmitt y défend la thèse selon laquelle la « dualité actuelle du monde » — par où il désigne l’affrontement entre les États-Unis et l’Union soviétique — ne relève pas d’« une étape préalable à son unité », comme le suggère l’universalisme politique des droits humains promu par les Nations Unies sous hégémonie américaine, mais constitue plutôt « le passage vers une multiplicité nouvelle ». Transposée dans notre présent, cette idée schmittienne apparaît comme une critique anticipée des discours sur la « fin de l’histoire », aujourd’hui mise en échec par la montée des rivalités géopolitiques et la résurgence du néo-mercantilisme à l’époque de la « seconde guerre froide » 3.

C’est au philosophe Jean-François Kervégan que l’on doit l’interprétation rigoureuse de cette thèse dans l’architecture d’ensemble de la pensée schmittienne 4. Il récuse une lecture discontinuiste, qui sépare radicalement les ouvrages antérieurs à l’adhésion de Schmitt au national-socialisme — tels que Théologie politiqueLa Notion de politique ou encore la Théorie de la Constitution — des réflexions amorcées dans les années 1940 sur le nouvel ordre spatial fondé sur les « grands espaces » (Großraum), et culminant avec Le Nomos de la Terre en 1950. La cohérence interne de sa pensée s’explique, selon Kervégan, par la continuité d’une même problématique : « l’ensemble de sa réflexion de juriste et de philosophe du politique concerne le destin de cette configuration spécifiquement moderne — née du processus de sécularisation rendu nécessaire par l’éclatement de l’unité du christianisme occidental et par la constitution de nouveaux modes de produire, d’agir et d’être — qu’est l’État. » Les écrits tardifs, d’orientation historico-philosophique, visent ainsi à résoudre les problèmes laissés en jachère par les premiers textes à dominante juridique. Après avoir diagnostiqué dès La Notion de politique le déclin de l’État moderne propre à l’Europe depuis le XVIIe siècle, affaibli selon lui par l’essor d’un « État total » tant parlementaire que fasciste, Schmitt s’attache à partir de 1939 à penser la forme politique susceptible de lui succéder.

 Le présent texte s’inscrit dans cette seconde période, que Kervégan décrit comme « une interrogation inquiète, désabusée et nostalgique du vieux Schmitt sur ‘l’ordre du monde’ à l’heure de l’affrontement des blocs », une période où Schmitt en vient désormais à envisager l’unification politique du monde comme une possibilité réelle — alors qu’il affirmait encore, dans La Notion de politique, qu’« il ne saurait y avoir d’État universel englobant toute l’humanité ».

Selon Kervégan, quatre arguments peuvent être dégagés des écrits de Schmitt pour justifier l’hypothèse d’un ordre mondial fondé sur une nouvelle multiplicité de puissances, que ce dernier qualifie par ailleurs de « pluraliste et multipolaire » 5. Premièrement, Schmitt récuse la thèse d’une unification du monde par la technique. Certes, « les ennemis se rejoignent en ce qui concerne l’auto-interprétation historique de leurs situations respectives », dans la mesure où la philosophie de l’histoire progressiste transcende le rideau de fer. Mais selon lui, la technique ne saurait résoudre le problème de l’unité au sens proprement politique du terme. Deuxièmement, il interprète la guerre froide comme une reconfiguration de l’opposition, formulée dès De la terre et de la mer, entre puissances maritimes (d’abord l’Angleterre puis les États-Unis) et puissances continentales dont fait partie l’Union soviétique — opposition qui empêche toute unification réelle de l’ordre mondial. Troisièmement, Schmitt soutient que « la terre excédera toujours la somme des points de vue et horizons qui forment l’alternative du dualisme actuel du monde », et qu’« il y a toujours un troisième facteur, voire sans doute plusieurs facteurs tiers ». En évoquant la Chine, l’Inde, l’Europe, le monde hispano-lusitanien ou encore le bloc arabe, il anticipe ainsi la notion de Tiers-Monde, que le démographe Alfred Sauvy contribuera à populariser quelques mois plus tard 6. Enfin, si Schmitt reconnaît que « la philosophie de l’histoire se fait force historique », comme l’illustre selon lui la guerre froide, il affirme aussi que « l’histoire excède toute philosophie de l’histoire ». Ce credo du philosophe exprime « la méfiance du machiavélien proclamé qu’il est envers des constructions idéologiques qui masquent et servent à la fois le conflit des puissances » 7.

I

L’unité du monde dont je parlerai ne concerne ni l’unité biologique de l’espèce humaine dans son ensemble, ni l’évidence de l’œcoumène qui, sous une forme ou sous une autre, a toujours existé parmi les hommes en dépit de leurs antagonismes 8. S’il ne s’agit pas davantage de l’unité créé par le commerce, les échanges mondiaux ou l’Union postale universelle, c’est que j’entends parler d’une chose plus complexe et plus difficile. Il est question de l’unité de l’organisation de la puissance humaine qui est censée planifier, diriger et dominer la terre et l’humanité entières. Tout le problème est de savoir si la terre est suffisamment mûre pour laisser la place à un centre unique de la puissance politique 9.

La conférence à l’origine du texte, intitulée La Unidad del Mundo, fut prononcée par Schmitt le 11 mai 1951 à Madrid ; son contenu dépasse le cadre du présent article et a été traduit dans Du politique : textes de 1921 à 1971, Pardès, 1990. Après la publication dans Merkur, une version proche parut sous le titre « Der verplante Planet » dans Der Fortschritt le 11 avril 1952. Une autre version, identique à celle publiée ici, fut présentée sous forme de conférence le 21 avril 1952 à Duisbourg. Pour une histoire éditoriale détaillée, voir Günter Maschke (éd.), Staat, Großraum, Nomos. Arbeiten aus den Jahren 1916 bis 1969, Berlin, Duncker & Humblot, 1995. Voir également le commentaire de Danilo Scholz : https://www.merkur-zeitschrift.de/carl-schmitt-die-einheit-der-welt. Nous publions ici une nouvelle traduction, réalisée par Marius Bickhardt, de la version parue dans Merkur, qui rend le terme Vielheit par « multiplicité » et comprend également une traduction partielle de l’appareil critique.

La problématique de l’Un et de l’Unité est complexe, y compris en mathématiques. En théologie, en philosophie, en morale et en politique, ce problème de l’unité prend des proportions insoupçonnées. Il n’est pas inutile d’en rappeler les nombreuses difficultés, compte tenu de la superficialité des mots d’ordre en vigueur aujourd’hui. De nos jours, toute question, y compris d’ordre purement physique, se transforme à un rythme accéléré en problème fondamental. Or, lorsqu’il est question de l’ordre humain, l’unité se présente fréquemment comme une valeur absolue. Nous l’assimilons à la concorde et l’unanimité, à la paix et au bon ordre. Nous évoquons, en référence à l’Évangile, Un seul berger et Un seul troupeau, tout en parlant de l’Una Sancta. Cela nous autorise-t-il à affirmer, sur un mode abstrait, que l’unité est préférable à la multiplicité ?

En aucun cas. À un niveau abstrait, l’unité est susceptible de favoriser le Mal autant que le Bien. Tout berger n’est pas bon et toute unité n’est pas sainte. Toute organisation fonctionnelle et centralisée n’est pas forcément, par le simple fait qu’elle est « unitaire », un modèle de l’ordre humain. Le royaume de Satan lui aussi constitue une unité 10 et le Christ présuppose par ailleurs ce royaume « unitaire » du Mal lorsqu’il évoque le Diable et Belzébuth. De même, la tour de Babel fut une tentative d’unité 11. Confrontés aux formes modernes de l’unité organisée, nous sommes en droit d’affirmer que la confusion des langues peut être préférable à l’unité babélienne.

L’aspiration à l’unité fonctionnelle du monde correspond à la vision techno-industrielle aujourd’hui dominante. Le développement technique favorise irrésistiblement l’essor de nouvelles organisations et centralisations. S’il est vrai que la technique, et non la politique, est le destin de l’humanité, nous pouvons dès lors considérer comme réglé le problème de l’unité.

Depuis plus d’un siècle, tous les observateurs clairvoyants ont noté que la technique moderne tendait d’elle-même vers l’unité du monde. Cela fut évident dès la première guerre civile européenne en 1848. La doctrine marxiste se nourrit de ce constat. Or, il ne s’agit pas là d’une observation spécifiquement marxiste. Nous pourrions aussi invoquer Donoso Cortés, qui fit une expérience semblable. Son discours du 4 janvier 1849 livre une description de cette énorme machine de puissance qui, sans égard pour le Bien ou le Mal, renforce irrésistiblement le pouvoir de ceux qui la détiennent. Donoso dresse l’image d’un Léviathan vorace, auquel la technique donne mille nouveaux yeux, mains et oreilles, démultipliant par là sa puissance au point de rendre absurde toute tentative de contrôle ou de contrepoids 12

Les penseurs et observateurs de 1848 furent sous l’emprise du chemin de fer, du navire à vapeur et du télégraphe. Ils firent face à une technique encore prise dans les câbles électriques et les chemins de fer qui semble primitive et médiocre à tout enfant de notre temps. Que représente la technique de 1848 en comparaison des possibilités offertes aujourd’hui par l’aéronautique, les ondes électriques et l’énergie atomique ? Pour le technicien, la terre est davantage unitaire aujourd’hui qu’en 1848, dans l’exacte mesure où la rapidité des moyens de communication et de transport s’est accrue en même temps que la puissance des moyens de destruction a augmenté. La taille de la Terre a ainsi diminué dans les mêmes proportions. La planète se rétrécit et, pour le technocrate, la réalisation de l’unité du monde apparait comme une bagatelle à laquelle ne s’opposent plus que quelques réactionnaires attardés.

Pour des millions d’individus de nos jours, c’est une évidence absolue. Or, plus qu’une simple évidence, il s’agit en même temps du noyau d’une certaine vision du monde et donc d’une certaine idée de l’unité mondiale, une foi et un mythe au sens véritable. En l’occurrence, cette pseudo-religion ne touche pas que les grandes masses des pays industrialisés. Les classes dirigeantes qui décident de la politique mondiale sont elles aussi hantées par cette vision d’une unité techno-industrielle du monde. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler l’importante doctrine énoncée en 1932 par Henry L. Stimson, alors secrétaire d’État des États-Unis d’Amérique. Il en a exposé le fondement lors d’un discours du 11 juin 1941 dont l’argumentation contient une véritable profession de foi. Pour lui, la terre n’est pas devenue plus vaste, aujourd’hui, qu’en 1861, lorsque la guerre de Sécession a éclaté. Dès cette époque, les États-Unis d’Amérique furent trop petits pour contenir l’affrontement entre les États du Nord et du Sud. La terre, assurait Stimson en 1941, est désormais trop petite pour faire place à deux systèmes opposés 13.

Attardons-nous un instant sur cette déclaration du célèbre auteur de la doctrine Stimson. Elle importe non seulement sur le plan pratique, en tant qu’expression de la conviction d’un politicien de haut rang de la première puissance mondiale. Elle est également surprenante d’un point de vue philosophique et métaphysique. Bien entendu, ne se considérant ni philosophique ni métaphysique, sa prétention est sans doute purement positive et pragmatique. C’est justement cela qui la rend d’autant plus philosophique. En ignorant la lourde charge métaphysique de son propos, un politicien américain renommé opte pour l’unité politique du monde tandis que le pluralisme philosophique semblait, jusqu’à encore récemment, déterminer la vision du monde propre à l’Amérique du Nord. En effet, le pragmatisme, y compris la philosophie des penseurs typiquement américains comme William James, se voulait ouvertement pluraliste. Il rejetait l’archaïsme propre à l’idée d’une unité mondiale, en considérant la multiplicité des visions du monde, des vérités et des loyautés comme la véritable philosophie de la modernité 14. En l’espace de trente ans, c’est-à-dire en une seule génération humaine, le pays le plus riche du monde, doté de la première capacité militaire de la planète, est passé du pluralisme à l’unité.

Ainsi l’unité mondiale semble-t-elle la chose la plus évidente.

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II

Loin de fournir l’image d’une unité, la réalité politique nous offre une dualité inquiétante. Deux partenaires géants s’opposent  : c’est l’affrontement entre l’Ouest et l’Est, l’antithèse du capitalisme et du communisme, y compris la contradiction des systèmes économiques et des idéologies ainsi que des classes et des groupes dominants totalement hétérogènes. 

Si l’unité est bonne en soi, la dualité relève d’un mal dangereux. Binarius numerus infamis, dit Thomas d’Aquin 15. La dualité présente dans le monde actuel est intrinsèquement mauvaise et dangereuse. Cette tension est ressentie par tout un chacun comme un état insupportable, une étape transitoire instable. Par sa logique même, l’insoutenabilité de cette tension dualiste oblige à prendre une décision. Il est possible cependant que la tension persiste bien plus longtemps que ce que ne s’y attendent la plupart des hommes. Les événements historiques ne battent pas au même rythme que les nerfs des individus et la politique mondiale ne tient guère compte du besoin de bonheur individuel. Néanmoins nous ne pouvons échapper à la question de savoir comment la tension dualiste est susceptible d’être résolue. 

En ce qui concerne la tendance favorable à l’unité techno-industrielle du monde, la dualité actuelle n’est qu’une transition vers l’unité, une sorte de phase finale du grand combat pour l’unité mondiale. Celui qui en sortirait vivant deviendrait le seul maître du monde à venir. Il est évident que ce vainqueur imposerait l’unité mondiale selon son propre point de vue et conformément à ses idées. Ses élites représenteraient le prototype de l’homme nouveau, planifiant et organisant selon leurs idées et objectifs politiques, économiques ainsi que moraux. Quiconque croit à l’unité techno-industrielle du monde, qui va de soi dès à présent, doit garder à l’esprit cette conséquence et se représenter clairement l’image d’un monde sous la coupe d’un maître unique 16.

Or, l’unité globale et définitive qui résulterait d’une victoire totale de l’un sur l’autre n’est nullement la seule option envisageable pour mettre fin à la tension dualiste présente. En effet, le monde actuel ne se limite pas au dilemme posé par l’affrontement entre l’Ouest et l’Est. La logique alternative de la dualité actuelle du monde est bien trop étroite pour accueillir toute l’humanité. Pris ensemble, les deux camps ennemis de l’Ouest et de l’Est sont loin de représenter l’humanité dans son ensemble. Nous venons de citer la déclaration du secrétaire d’État américain Henry Stimson, qui affirmait en 1941 que la Terre entière n’est aujourd’hui pas plus grande que ne l’étaient les États-Unis d’Amérique au début de la guerre de Sécession, en 1861. Il y a quelques années déjà, on a rétorqué que la terre entière sera toujours plus vaste que les États-Unis d’Amérique 17. Elle sera, a fortiori, toujours plus grande que l’Est communiste actuel et que les deux blocs réunis. Aussi petite qu’elle soit devenue, la terre excédera toujours la somme des points de vue et horizons qui forment l’alternative du dualisme actuel du monde. En d’autres termes, il y a toujours un troisième facteur, voire sans doute plusieurs facteurs tiers.

Il n’est pas question ici d’examiner les nombreuses possibilités décisives d’un point de vue pratique. Cela entrainerait une discussion politique sur la place et l’importance de la Chine, de l’Inde ou encore de l’Europe, du Commonwealth britannique, du monde hispano-lusitanien, du bloc arabe voire d’autres éléments inattendus qui préfigurent une pluralité de grands espaces. Dès qu’une troisième puissance apparaît, la voie est tracée vers une multiplicité de forces tierces, irréductible à ce chiffre simple. C’est là que se manifeste la dialectique de tout pouvoir humain qui, loin d’être illimité, favorise malgré lui les forces même qui, tôt ou tard, lui imposeront une limite. Chacun des deux adversaires du dualisme primitif du monde a intérêt à attirer les autres à ses côtés, en protégeant et promouvant les plus faibles au détriment de l’adversaire. Ces derniers sont, à leur tour, susceptibles de se retourner contre les premiers. Là encore, il est dans la nature des multiples porteurs de cette troisième force d’exploiter à leur profit les antagonismes des deux grands partenaires, ce qui leur permet de se maintenir en l’absence d’une puissance propre.

Il ne s’agit pas ici de neutralité ou de neutralisme. Il est trompeur de confondre le problème de la troisième force avec celui de la neutralité même si les deux se recoupent par moments. Loin de désigner une simple triade numérique, la possibilité d’une troisième force pointe vers la multiplicité, l’émergence d’un pluralisme véritable 18. Cela offre du même coup la possibilité d’un équilibre des forces et des grands espaces, susceptible d’établir un nouveau droit international de dimensions inédites. Celui-ci présenterait tout de même quelques analogies avec le droit international européen des XVIIIe et XIXe siècles, fondé sur un équilibre de plusieurs puissances qui en déterminait la structure. Le Jus Publicum Europaeum contenait lui aussi une unité du monde. Si elle fut européocentrique, elle n’était pas pour autant la source du pouvoir central d’un maître unique du monde. Sa structure pluraliste permit la coexistence de plusieurs entités politiques susceptibles de se considérer mutuellement non comme criminels, mais comme porteurs d’ordres autonomes.

Ainsi, la dualité antagoniste du monde peut se résoudre en une triplicité ou multiplicité autant qu’en une unité définitive. Les nombres impairs – trois, cinq, etc. – ont l’avantage de tendre plus facilement à l’équilibre que les nombres pairs. Aussi sont-ils plus propices à la paix. Il est tout à fait imaginable que la dualité présente se rapproche davantage d’une telle multiplicité que de l’unité définitive, auquel cas la plupart des conclusions du one world s’avèrent bien trop hâtives.

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III

La tension inhérente à la dualité suppose, dialectiquement, une affinité élective et donc une unité. Le rideau de fer n’aurait aucun sens et personne ne se serait donné la peine de le mettre en place s’il ne servait qu’à séparer des espaces sans relation interne. Selon l’interprétation donnée par Rudolf Kaßner (Merkur, avril 1951), le rideau de fer signifie la séparation de l’existence et de la non-existence, de l’existence et de l’idée 19. Mais cette interprétation présuppose que la séparation s’effectue, au niveau horizontal et politique, dans le cadre d’une idéologie commune. Ce point commun réside dans la conception du monde et de l’histoire propre aux deux partenaires du dualisme mondial. La lutte mondiale entre le catholicisme et le protestantisme, entre le jésuitisme et le calvinisme aux XVIe et XVIIe siècles présupposaient l’affinité avec le christianisme qui a ainsi ajouté à la brutalité de l’affrontement. De même, notre dualité repose sur une seule et même auto-interprétation historicophilosophique 20

Notre diagnostic du monde actuel serait incomplet s’il ne tenait compte de l’auto-interprétation historique des partenaires du dualisme du monde. C’est là que réside l’unité qui, dialectiquement, permet leur dualité. Plus que toute autre variable, l’auto-interprétation est aujourd’hui partie intégrante de la situation mondiale. Compte tenu du problème de l’unité mondiale, tout acteur de l’histoire est obligé de dresser un diagnostic et un pronostic, qui s’élève au-dessus des faits bruts. Même le plus sobre des calculateurs politiques interprète en un sens historico-philosophique les informations statistiques reçues. Tous les planificateurs de nos jours qui tentent de rallier les masses sont d’une manière ou d’une autre des praticiens de la philosophie de l’histoire. La question de l’unité de la terre et du dualisme mondial devient ainsi un problème d’interprétation historico-philosophique du monde. 

De tout temps, les hommes furent déterminés par des croyances religieuses, morales ou scientifiques, qui impliquaient aussi une certaine conception du cours de l’histoire. Toutefois, l’ère de la planification est en même temps celle de la philosophie de l’histoire en un sens tout particulier. Tout planificateur de nos jours qui veut rallier les masses doit leur fournir du même coup une philosophie de l’histoire solide. Elle constitue une composante de la planification tout à fait indispensable 21.

Cela s’applique de toute évidence à l’Est communiste contemporain. Son objectif déterminé vise l’unité de la terre ainsi que sa soumission au maître légitime du point de vue de l’histoire mondiale 22. Son idée d’unité repose sur la doctrine du matérialisme dialectique qui fut érigée en credo collectiviste. Pièce maîtresse du marxisme, le matérialisme dialectique relève de la philosophie de l’histoire d’une façon spécifique voire exclusive. Il conserve la structure de la philosophie de Hegel, le seul système historico-philosophique qui a été édifié au cours de l’histoire mondiale jusqu’à présent. Or, cette philosophie hégélienne paraît idéaliste  ; elle conçoit la fin de l’humanité comme unité du retour à soi de l’esprit et comme idée absolue plutôt que comme unité matérielle d’une terre électrifiée. Pourtant, son noyau méthodologique qui réside dans le mouvement dialectique de l’histoire universelle peut aussi être mis au service d’une conception matérialiste du monde. L’opposition entre matérialisme et idéalisme devient insignifiante dès lors que toute matière devient rayonnement et que tout rayonnement devient matière.

La supériorité des nombreux plans de l’Est, au premier rang desquels le mythique Piatiletka (premier Plan Quinquennal de 1928), sur d’autres spécimens du même genre, tient au fait qu’ils s’articulent à un mouvement dialectique censé aboutir à l’unité du monde 23. S’il n’est question ni d’ontologie ni de philosophie morale, c’est qu’il s’agit de prétendre à la connaissance juste du développement historique qui est le nôtre. Le marxisme et avec lui tout le credo officiel de l’Est communiste relève de la philosophie de l’histoire à son plus haut degré. C’est là que réside son pouvoir de fascination, qui contraint également son adversaire à repenser sa propre situation historique et sa conception de l’histoire dès lors qu’il est confronté à son ennemi mortel. À l’Est, le lien est palpable entre unité mondiale et philosophie concrète de l’histoire.

Quelle est la réponse de l’Ouest, sous l’égide des États-Unis d’Amérique, à cette philosophie de l’histoire  ? Il ne dispose en aucun cas d’une vision du monde aussi close et monolithique. Le philosophe de l’histoire le plus connu, à l’Ouest, est sans doute Arnold Toynbee, le conseiller scientifique agréé par les Nations unies 24. Bien entendu, sa théorie n’est pas un credo officiel, mais sa conception et peut-être plus encore son attitude sont largement symptomatiques de l’auto-interprétation historique des élites et classes dirigeantes de l’Occident anglo-saxon. Ce fait mérite de s’y attarder, compte tenu de l’importance que revêt la conception historique des groupes dirigeants.

Et quelle est la conception de l’histoire qui se dégage de l’œuvre du célèbre historien anglais ? Inutile de répéter ici le contenu de travaux maintes fois exposé. Retenons que, selon Toynbee, un certain nombre de hautes cultures (civilisations) naissent, grandissent, déclinent et disparaissent. Notre civilisation actuelle pourrait se consoler à l’idée d’un possible renouveau chrétien ainsi qu’à l’égard du temps qu’il nous reste, compte tenu l’immensité des intervalles temporelles qui caractérisent l’histoire chez Toynbee. C’est un piètre réconfort, qui, de plus, n’a rien d’une vision spécifiquement chrétienne de l’histoire. Si nous ajoutons que nombre d’érudits anglo-saxons considèrent l’accroissement rapide de la population du monde oriental comme la véritable cause de la guerre, et préconisent le contrôle des naissances comme remède exclusif, alors l’auto-interprétation historique propre à l’Occident apparaît bien faible et impuissante. En définitive, il serait regrettable que le dualisme du monde actuel ne cache rien d’autre que l’opposition entre birth-control et animus procreandi, de sorte que tout nouveau-né serait aussitôt envisagé comme un agresseur tout en étant incorporé dans le système moderne de criminalisation.

En se référant à « l’opposition entre birth control et animus procreandi », Carl Schmitt met au jour l’un des clivages idéologiques majeurs de la guerre froide : la polarisation entre le néo-malthusianisme américain et l’antimalthusianisme soviétique. Dès 1947, cette opposition s’exprime au sein de la Commission de la population des Nations Unies, où les États-Unis défendent le contrôle des naissances face à une résistance soviétique mobilisant la critique marxienne de Malthus 25. Dans le Glossarium, Schmitt vise explicitement le « malthusianisme » incarné par Julian Huxley, alors directeur de l’UNESCO : « L’humanité a besoin de la bombe atomique pour stopper […] la surpopulation insensée des régions sous-développées ». 26 Il y dénonce les politiques de contrôle démographique comme l’expression d’une politique de puissance dissimulée sous les dehors de l’universalisme libéral. Dès 1941, dans Völkerrechtliche Großraumordnung, il s’attaque à la Société des Nations et à la première conférence mondiale sur la population (Genève, 1927), anticipant avec méfiance l’émergence d’un gouvernement mondial — projet que préfigurera plus tard la proposition du biologiste malthusien John Holdren en faveur d’une « super-agence pour la population, l’environnement et les ressources » 27. Cependant, le rejet schmittien de l’universalisme libéral repose lui-même sur une souche malthusienne plus souterraine : celle de la pensée du Lebensraum, élaborée par Friedrich Ratzel et reprise par Karl Haushofer pour justifier l’expansion territoriale allemande après 1918. Schmitt conçoit la planète comme un espace fini, théâtre d’un « combat pour la nourriture et la subsistance » (Malthus) 28, et défend un « droit démographique », entendu comme droit des peuples à la terre. Cette logique structure l’idéologie des Großräume, dont le modèle nazi s’appuie explicitement sur les travaux de géographes comme Albrecht Penck et Alois Fischer, qui calculent la « capacité de charge du Lebensraum » des territoires de l’Est européen, jugés sous-peuplés 29. Ces savoirs ont nourri la Raumforschung impérialiste, aboutissant à la conquête nazie de l’Europe orientale, théoriquement soutenue par la doctrine géopolitique de Schmitt.

L’intention de mon propos n’est en aucun cas de vexer les admirateurs de Toynbee ou de Julian Huxley 30. Je suis bien sûr au fait des critiques et mises en garde exprimées par d’éminents auteurs anglo-saxons à l’égard de l’idéologie du progrès. Mais tout cela ne change rien aux contours idéologiques d’ensemble de l’Occident dont le cœur, à supposer qu’il ait conservé quelque force historique, relève toujours d’une philosophie de l’histoire, à savoir celle de Saint-Simon. Elle présuppose le progrès industriel de l’humanité planifiée et connait de nombreuses variations et vulgarisations d’Auguste Comte à Herbert Spencer, jusqu’aux écrivains devenus quelque peu plus sceptiques aujourd’hui.

Les grandes masses de l’Occident industrialisé, et notamment des États-Unis d’Amérique, ont une philosophie de l’histoire infiniment simple. Sous une forme grossière, elles perpétuent la foi dix-neuvièmiste dans le progrès, sans préoccupation aucune pour les subtilités des Anglais cultivés. En conséquence de leur adhésion à une religion de la technicité, tout progrès de la technique apparaît aux masses comme un perfectionnement de l’homme lui-même, comme un nouveau pas vers le paradis terrestre du one world 31. Leur credo évolutionniste trace une courbe ascendante et linéaire de l’humanité. Il n’est pas possible de soulever la périlleuse question de savoir qui sont les détenteurs du pouvoir immense sur les autres hommes que le développement des moyens techniques confère. 

La répulsion viscérale de Schmitt pour l’universalisme technologique promu par le libéralisme résonne de façon singulière avec le présent. Comme le montre Arnaud Orain, l’âge de l’intégration économique mondiale s’efface avec le retour du protectionnisme et une ligne de fracture apparaît en parallèle entre des puissances résolues à nier la contrainte climatique et d’autres qui tentent de l’intégrer. L’utopie de l’unité du monde est donc à nouveau remise en question par la guerre commerciale et climatique. La rareté est de retour — cette fois moins liée à la démographie qu’aux ressources et à la frontière technologique. Pour Schmitt, seul un pluriversum organisé par des blocs civilisationnels en compétition pour la terre et la mer était envisageable pour transcender les impasses de l’universalisme. Mais entre l’unité impossible et la pluralité des empires guerriers, d’autres formules restent évidemment possibles pour nouer le lien entre l’existence d’un monde commun unique et les différentes dynamiques politiques dont il est le théâtre.

On reconnaît ici la foi aussi ancienne qu’inaltérée dans le progrès et la perfectibilité illimitée mais qui a, depuis, été exacerbée par la technique moderne. Elle est née au temps des Lumières au XVIIIe siècle. Autrefois, elle n’était encore que la conviction philosophique de quelques dirigeants et élites. Au XIXe siècle, elle devint le credo occidental du positivisme et du scientisme. Ses premiers prophètes furent Saint-Simon et Auguste Comte, son missionnaire le plus couronné de succès dans le monde anglo-saxon Herbert Spencer. Au XXe siècle, l’intelligentsia est désormais happée par le doute quant à l’unité même du progrès technique, moral ou autre. Les intellectuels furent paralysés face au constat que l’essor de la puissance des hommes, grâce aux nouveaux moyens techniques, ne s’est accompagnée d’aucune amélioration morale. Il y a là prise de conscience d’un décalage entre progrès technique et progrès moral. Goethe l’a exprimé très simplement dans la phrase suivante  : Rien n’est plus destructeur pour l’homme qu’un accroissement de sa puissance qui ne soit pas accompagné d’un accroissement de sa bonté. 

Les masses ne sont pas saisies par ce doute. Il est même probable qu’elles considèrent le morcellement de la notion de progrès comme une simple élucubration sophistique d’une intelligentsia décadente. Elles s’en tiennent à leur idéal d’un monde technicisé. Cet idéal d’unité mondiale est identique à celui proclamé par Lénine en référence à l’unité d’une terre électrifiée. En l’occurrence, la foi orientale et la foi occidentale convergent. Toutes deux prétendent à l’humanité vraie, à la démocratie véritable. Les deux puisent du reste à la même source  : la philosophie de l’histoire des XVIIIe et XIXe siècles. L’unité qui sous-tend la dualité apparaît ici en toute clarté.

Schmitt omet le premier terme de la maxime proverbiale de Lénine : « Le communisme, c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification de tout le pays ». Cette formule figure dans le discours Notre situation extérieure et intérieure et les tâches du Parti, prononcé lors de la conférence de la province de Moscou du PC(b)R, le 21 novembre 1920. En ligne ici

De nos jours, l’Ouest et l’Est sont séparés par un rideau de fer. Mais les ondes et les corpuscules d’une philosophie de l’histoire qui leur est commune passent au travers. Ils formant l’unité insaisissable qui permet dialectiquement la dualité du monde présent. Les ennemis se rejoignent en ce qui concerne l’auto-interprétation historique de leurs situations respectives.

Liste de destinataires des envois de Carl Schmitt, compilée dans un carnet relié de 18 x 21,5 cm (page 39). La page de garde porte la mention  : «  De belles listes, des listes claires,/Noir et blanc et vert et rouge.  » © Carl-Schmitt-Gesellschaft e. V

IV

Faut-il déduire de cette philosophie de l’histoire commune, qui traverse imperceptiblement le rideau de fer, que le dualisme actuel se rapproche davantage de l’unité définitive du monde que d’une multiplicité nouvelle  ?

S’il n’existait pour nous aujourd’hui aucune autre vision historique que le programme philosophique de ces deux derniers siècles, la question de l’unité mondiale serait en effet tranchée depuis longtemps. La dualité de la situation actuelle ne pourrait alors être rien d’autre que le point de passage vers l’unité planétaire de la pure technicité. Assimilée par les grandes masses comme une sorte de paradis terrestre, l’unité en question fait frissonner aujourd’hui certains intellectuels anglo-saxons. Ils présagent le morcellement déjà évoqué du concept de progrès, à défaut de le découvrir, ainsi que l’écart entre progrès technique et moral. Tout un chacun constate que le progrès moral emprunte d’autres voies que le progrès technique, aussi bien chez les détenteurs du pouvoir qui planifient au moyen de la science moderne que chez les élites et les masses qui aspirent impatiemment à récolter les nombreux fruits de la planification. Il y a plus de cent ans, l’unité planétaire issue d’une telle humanité organisée était déjà vécue comme un cauchemar. Depuis lors, le cauchemar s’est aggravé dans l’exacte mesure où les moyens techniques du pouvoir humain se sont accrus. Cela complexifie encore la question que nous venons de soulever. Réitérons-la : faut-il déduire que l’unité de la conception historico-philosophique entraîne la réalisation imminente de l’unité politique du monde ? La dualité actuelle n’est-elle donc, par conséquent, que le dernier stade qui précède l’unité ? 

Je ne le crois pas, car je ne crois pas vraie cette vision historico-philosophique du monde. Nous faisons le constat qu’Est et Ouest sont tous deux déterminés par une philosophie de l’histoire. Les classes dirigeantes, les planificateurs ainsi que les masses aspirent à être du côté de l’histoire à venir. Il nous faut préciser que l’expression « philosophie de l’histoire » a ici un sens extrêmement concis et spécifique. Cela mérite d’être mis au clair. 

En un sens vague et général, on peut désigner par « philosophie de l’histoire » toute conception générale de l’histoire, toute vision historique, toute grande interprétation du passé ou toute grande espérance en un avenir. En ce sens imprécis, la conception païenne du métabolisme éternel des éléments et du retour cyclique de toute chose relèverait tout autant de la philosophie de l’histoire. On pourrait également la retrouver au cœur de la vision religieuse de l’histoire, en l’occurrence du judaïsme ou du christianisme fondés sur l’attente du Messie pour l’un et sur le retour triomphant du Christ pour l’autre. Ce serait neutraliser les concepts, et ainsi procéder à une grave confusion et, in fine, une falsification.

La philosophie de l’histoire que nous avons identifiée comme le fondement commun de la dualité présente du monde, est une composante de toute planification humaine, à savoir que celle-ci repose sur une interprétation proprement philosophique de l’histoire. Au sens tout à fait concret que le mot philosophie a reçu des Lumières au XVIIIe siècle. Elle devient concrète dans la contestation menée par une certaine classe intellectuelle contre les prétentions au pouvoir des autres élites. Cette philosophie revendique le monopole de l’intelligence et de la scientificité. Dans l’expression « philosophie de l’histoire », l’accent est placé sur la philosophie, qui est ainsi renvoyée à l’une de ses manifestations historiquement et sociologiquement déterminée. Elle ne répond qu’à ses problématiques propres, tout en rejetant les autres comme non philosophiques, non scientifiques, archaïques et caduques. En l’occurrence, la philosophie de l’histoire signifie non seulement l’opposition à toute forme de théologie de l’histoire mais aussi à toute vision historique échappant à son monopole de scientificité. 

En ce sens, Voltaire fut le premier philosophe de l’histoire 32. Sa philosophie de l’histoire rendit obsolète la théologie de l’histoire de Bossuet. La Révolution française marqua le début de l’effectivité de la philosophie de l’histoire entendue en un sens spécifiquement philosophique. Le droit est dès lors ce qui contribue au progrès, le crime ce qui l’entrave. La philosophie de l’histoire se fait force historique. Celui qui se conforme à son jugement est glorifié, tandis que ceux qui sont laissés sur le bas-côté sont criminalisés. Elle stimule l’audace pour réaliser la planification mondiale. Or il s’avère assez vite que ce ne sont point les philosophes qui planifient, mais les planificateurs qui ont recours à l’intelligentsia et la science. Quant à la philosophie hégélienne de l’histoire, l’Est, tout particulièrement, l’a fait sienne, de la même manière qu’il s’est emparé de la bombe atomique ou d’autres produits issus de l’intelligence occidentale, afin de réaliser l’unité mondiale conformément à ses plans. 

Mais de même que la terre déborde les limites du dilemme imposé par la problématique dualiste, de même l’histoire excède toute philosophie de l’histoire. C’est pourquoi je considère la dualité actuelle du monde non comme une étape préalable à son unité mais comme le passage vers une multiplicité nouvelle.

Sources
  1. La conférence à l’origine du texte, intitulée La Unidad del Mundo, fut prononcée par Schmitt le 11 mai 1951 à Madrid ; son contenu dépasse le cadre du présent article et a été traduit dans Du politique : textes de 1921 à 1971, Pardès, 1990. Après la publication dans Merkur, une version proche parut sous le titre « Der verplante Planet » dans Der Fortschritt le 11 avril 1952. Une autre version, identique à celle publiée ici, fut présentée sous forme de conférence le 21 avril 1952 à Duisbourg. Pour une histoire éditoriale détaillée, voir Günter Maschke (éd.), Staat, Großraum, Nomos. Arbeiten aus den Jahren 1916 bis 1969, Berlin, Duncker & Humblot, 1995. Voir également le commentaire de Danilo Scholz : https://www.merkur-zeitschrift.de/carl-schmitt-die-einheit-der-welt. Nous publions ici une nouvelle traduction, réalisée par Marius Bickhardt, de la version parue dans Merkur, qui rend le terme Vielheit par « multiplicité » et comprend également une traduction partielle de l’appareil critique.
  2. Voici les articles en question  : « Nehmen-Teilen-Weiden » (1953), « Der neue Nomos der Erde » (1955), « Die geschichtliche Struktur des heutigen Weltgegensatzes von Ost und West. Bemerkungen zu Ernst Jüngers Schrift, Der gordische Knoten » (1955) ; « Gespräch über den neuen Raum » (1958) ; « Nomos-Nahme-Name » (1959) ; « Die Ordnung der Welt nach dem zweiten Weltkrieg » (1962), SGN, p. 592-608  ; Theorie des Partisanen (1963  ; trad. dans NP, p. 207 sq.)  ; « Gespräch über den Partisanen » (1970), SGN, p. 619-636. Voir Günter Maschke (éd.), Staat, Großraum, Nomos. Arbeiten aus den Jahren 1916 bis 1969, op.cit.
  3. Schindler, S., Alami, I., DiCarlo, J., Jepson, N., Rolf, S., Bayırbağ, M. K., … Zhao, Y. (2023). “The Second Cold War : US-China Competition for Centrality in Infrastructure, Digital, Production, and Finance Networks”. Geopolitics, 29(4), 1083–1120.
  4. Kervégan, J.-F. (2004). Carl Schmitt et « l’unité du Monde » Les Études philosophiques, 68(1), 3-23.
  5. « Die Ordnung der Welt nach dem zweiten Weltkrieg », SGN, p. 602.
  6. Alfred Sauvy, « Trois mondes, une planète », L’Observateur, n°118, 14 août 1952.
  7. Kervégan, J.-F. (2004). Carl Schmitt et « l’unité du Monde » Les Études philosophiques, 68(1), 3-23.
  8. NdT  : Sauf indication contraire, les notes sont de l’éditeur Günter Maschke, dont nous traduisons ici une sélection choisie.
  9. L’universalisme, déjà à l’œuvre dans la Société des Nations à Genève — l’idée d’une unité mondiale garantissant définitivement la paix, d’un gouvernement mondial, etc. — fut de nouveau promu avant même la fondation de l’ONU (26 juin 1945). Un panorama des différents projets, souvent bien plus ambitieux que le seul concept onusien, est dressé dans : R. A. Divine, Second Chance. The Triumph of Internationalism in America during World War II, New York, 1971 (première édition 1967), en particulier p. 98–135.
  10. L’importance de la figure de l’Antéchrist dans l’œuvre de Schmitt apparaît clairement dans les écrits de son élève et ami William (ou Guillermo) Gueydan de Roussel : Verdad y mitos, Buenos Aires, 1987 ; El Verbo y el Anticristo, ibid., 1993.
  11. Sur le « Babel démocratique » et sa volonté d’uniformisation du monde : voir Donoso Cortés, Verschiedene Gedanken, in : ders., Essay über den Katholizismus, den Liberalismus und den Sozialismus (1851), Weinheim, 1989, p. 342.
  12. J. Donoso Cortés, Discurso sobre la Dictadura, in : ders., Obras completas, II, Madrid 1970, S. 305 ff. ; trad. all. in : ders., Drei Reden, Zürich 1948, S. 17 ff. — Il s’agit ici, dans la célèbre « métaphore du thermomètre », de l’idée selon laquelle la répression politique (comme forme de contrôle) doit s’intensifier à mesure que chute le « thermomètre religieux ». Plus le déclin de la foi est profond, plus la méchanceté des individus augmente, et plus la puissance de l’État doit croître. Voir également : Schmitt, Donoso Cortés in gesamteuropäischer Interpretation, Köln 1950 ; id., Glossarium, 1991, S. 40 : « Ich scheue mich nicht, … in aller Ruhe zu behaupten, daß die große Rede Donosos vom 4. Januar 1849 die großartigste Rede der Weltliteratur ist … » (extrait d’une lettre à Ernst Jünger, datée du 13.11.1947). — Chez Donoso toutefois, ce « Léviathan » échoue face à l’absence totale de foi et à la méchanceté des masses.
  13. Cf. Schmitt, Die letzte globale Linie, in : Staat, Großraum, Nomos, p. 448.
  14. W. James (1842–1910) suivit notamment les cours d’E. du Bois-Reymond à Berlin en 1867–68 et fut influencé par W. Wundt. Schmitt se réfère ici aux œuvres majeures de James : The Varieties of Religious Experience, New York, 1902 (trad. fr. : La diversité de l’expérience religieuse. Une étude de la nature humaine, éd. E. Herms, 1979) ; A Pluralistic Universe, London, 1909. — Sur James en lien avec une théorie pluraliste de l’État, voir Schmitt, Positionen und Begriffe, 1940, p. 135 et 142.
  15. Cette citation attribuée à saint Thomas d’Aquin n’a malheureusement pas pu être retrouvée. Il est probable qu’elle fasse référence à la doctrine manichéenne de la co-origine du Bien et du Mal. Or, toute conception « dans laquelle le fait du mal apparaît comme une contradiction avec l’idée d’un Dieu bon est, en réalité… une forme d’athéisme » (A. D. Sertillanges, Der heilige Thomas von Aquin, trad. fr. de R. Grosche, Hellerau, 1928, p. 402). Voir aussi Thomas d’Aquin, Summa contra gentiles, I, XLII, « Quod Deus est unus ».
  16. Cf. le roman de l’Antéchrist, qui impressionna profondément Schmitt, écrit par le prêtre anglican converti au catholicisme Robert Hugh Benson (1871–1914), Lord of the World, London, 1907 ; trad. all. : Der Herr der Welt, Würzburg, 1990. Sur l’auteur, voir O. Knapp, « Robert Hugh Benson », Hochland, mars 1930, p. 542–549.
  17. Cf. Schmitt, Die letzte globale Linie, in : Staat, Großraum, Nomos, p. 441 sq.
  18. Une présentation de telles perspectives, influencée par Schmitt, se trouve chez H. Kesting, Geschichtsphilosophie und Weltbürgerkrieg – Deutungen der Geschichte von der Französischen Revolution bis zum Ost-West-Konflikt, Heidelberg, 1959, p. 304 sq.
  19. R. Kaßner, Der Eiserne Vorhang – Versuch einer DeutungMerkur, avril 1951, p. 305 sq.
  20. NdT  : Au sens où elle se rapporte à la philosophie de l’histoire (Geschichtsphilosophie).
  21. Cf. Schmitt, Donoso Cortés in gesamteuropäischer Interpretation, 1950, p. 11 sq. — Sur la problématique de la planification chez des auteurs influencés par Schmitt : J. H. Kaiser (éd.), Begriff und Institut des Plans, 1966 ; H. J. Arndt, « Die Figur des Plans als Utopie des Bewahrens », in : Säkularisation und Utopie. Ebracher Studien. Ernst Forsthoff zum 65. Geburtstag, 1967, p. 119 sq. ; B. Willms, « Zur Dialektik der Planung. Fichte als Theoretiker einer geplanten Gesellschaft », ibid., p. 155 sq.
  22. Cf. à ce sujet l’ouvrage de l’ami de Schmitt, Hugo Fischer (1897–1975), Wer soll der Herr der Erde sein ? – Eine politische Philosophie, 1962. (Version profondément remaniée du livre Lenin, der Machiavell des Ostens, retiré de la circulation en 1933 pour des raisons politiques.)
  23. Sur ce point, voir l’élève de Schmitt — et plus tard son critique acerbe — Waldemar Gurian (1902–1954), Der Bolschewismus, 1931, p. 110 sq., 247 sq. ; mais l’ouvrage de référence reste celui de F. Pollock, Die planwirtschaftlichen Versuche in der Sowjetunion 1917–1927, Leipzig, 1929, p. 75–78, chapitre intitulé « Der Elektrifizierungsplan ». Ce plan fut discuté lors du VIIIe Congrès panrusse des Soviets, du 22 au 29 décembre 1920. On partait du principe que l’application systématique de l’électricité, facteur d’augmentation de la productivité, trouverait une limite dans une économie fondée sur la propriété privée des moyens de production, alors que l’économie socialiste, elle, pourrait surmonter toutes les crises grâce au développement de l’électrification. Voir aussi : G. Grinko, Der Fünfjahrplan der UdSSR, 1930, p. 54–62 (« Die staatliche Elektrifizierung »).
  24. Des allusions directes ou voilées à Arnold Toynbee apparaissent de manière récurrente dans les écrits de Schmitt à partir de 1950 ; voir dans Die Ordnung der Welt nach dem Zweiten Weltkrieg. On en trouve également dans plusieurs de ses conférences, où il conteste la thèse de Toynbee selon laquelle la technique constituerait le principal vecteur de mondialisation de la crise. Schmitt fut particulièrement heurté par l’idée, défendue par Toynbee, d’une unification politique inéluctable du monde, ainsi que par son hostilité déclarée envers une union européenne qui aurait pu s’accompagner d’un renouveau de l’Allemagne. Voir à ce sujet : Toynbee, Die internationale Lage, in : Kultur am Scheidewege, 1949, p. 134–157, ainsi que le commentaire de Schmitt dans Glossarium, 1991, p. 124 sq. (entrée du 9 avril 1948). Voir également les pages 126 sq., 136, 164, 166, 212 et 237 du même volume. Il est par ailleurs étonnant que Schmitt n’ait pas réagi à la vision de Toynbee d’une fusion progressive des religions mondiales, induite par une technique abolissant les distances et modifiant la « carte religieuse ». Voir Toynbee, Weltreligionen und WelteinheitMerkur, septembre 1954, p. 801–810. L’ampleur exceptionnelle des débats suscités par Toynbee dans les années 1950 se reflète dans plusieurs contributions majeures : G. Stadtmüller, Toynbees Bild der MenschheitsgeschichteSaeculum, 2/1950, p. 165–195 ; K. D. Erdmann, Toynbee – eine ZwischenbilanzAKG, 2/1951, p. 174–250 ; O. F. Änderte, Die Toynbee-KritikSaeculum, 2/1958, p. 189–259. Pour une synthèse plus générale, voir M. Henningsen, Menschheit und Geschichte, 1962.Schmitt rencontra personnellement Toynbee le 29 février 1936 à Berlin, à l’occasion d’une conférence sur la « sécurité collective ». Il assista vraisemblablement aussi à la conférence que Toynbee donna devant l’Académie pour le droit allemand, le 28 février 1938, sur le thème du Peaceful Change (« changement pacifique »).
  25. Alfred Sauvy, Malthus et les deux Marx. Le problème de la faim et de la guerre dans le monde, Paris, Denoël, 1963.
  26. Carl Schmitt, Glossarium. Aufzeichnungen aus den Jahren 1947 bis 1958, Duncker & Humblot, 2015, p. 354.
  27. Carl Schmitt, Völkerrechtliche Großraumordnung mit Interventionsverbot für raumfremde Mächte, Duncker & Humblot, 1991 (1941), p. 18. Schmitt cite ceci : Proceedings of the World Population Conference, London 1927 ; Paul R. Ehrlich, Anne H. Ehrlich, John P. Holdren, Ecoscience : Population, Resources, Environment, San Francisco, W.H. Freeman and Company, 1977.
  28. Alison Bashford, Global Population : History, Geopolitics, and Life on Earth, Columbia University Press, 2014.
  29. Penck, A. (1924) : Das Hauptproblem der physischen Anthropogeographie. Sitzungsberichte der Preussischen Akademie der Wissenschaften XXII : 242-257 ; Fischer, A. (1925) : Zur Frage der Tragfähigkeit des Lebensraumes. Zeitschrift für Geopolitik 2 (10, 11) : 762-779, 842-863.
  30. Julian S. Huxley (1887–1975), biologiste et directeur général de l’UNESCO de 1946 à 1948, s’est principalement consacré à la question de la prétendue « surpopulation », à laquelle Schmitt fait ici allusion. Voir également : Schmitt, Völkerrechtliche Großraumordnung, dans le présent volume, p. 274 sq. ; sur la « birth rate », voir aussi Glossarium, 1991, p. 20 (entrée du 28.9.1947).
  31. Dans le monde anglophone, le terme devint célèbre grâce à : Wendell Willkie, One World, New York et Londres, 1943. Willkie (1892–1944), homme politique républicain, fut battu par Roosevelt lors de l’élection présidentielle de 1940, mais ce dernier l’envoya en 1942 effectuer une tournée mondiale de bonne volonté. Il se retira prématurément de la course électorale de 1944. L’ouvrage, qui connut un immense succès (voir à ce sujet Divine, comme cité en note 1, p. 104 sq., 119 sq., et ailleurs), avait pour devise centrale : « One world or none ». L’une de ses thèses principales était la suivante : « There are no distant points in the world any longer » (p. 2). Willkie plaidait en faveur d’une coopération étroite avec l’Union soviétique, appelait à une paix « planned on a world basis » et avançait des conclusions telles que : « Continents and oceans are plainly only parts of a whole, …, as I have seen them, from the air » (p. 177), ou encore : « … it is inescapable that there can be no peace for any part of the world unless the foundation of peace are made secure throughout all parts of the world » (p. 203). Sur l’importance de ce voyage, voir aussi : H. Gollwitzer, Geschichte des weltpolitischen Denkens, II, 1982, p. 385–388.
  32. Cf. K. Löwith, Weltgeschichte und Heilsgeschehen, 1953 (publié d’abord en anglais sous le titre Meaning in History, 1949), p. 99 sq. — À propos de cet ouvrage, voir : Schmitt, Drei Stufen historischer SinngebungUniversitas, n° 8 / 1950, p. 927–931.
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