Dans l’histoire du monde, un moment révolutionnaire est un moment pour les révolutions — pas pour les rafistolages. Cette phrase est de William Beveridge. Elle figure dans le rapport emblématique qui a jeté les bases universalistes du système de santé britannique. Aujourd’hui, il est courant de lire des analyses sur la multiplication des menaces et l’incertitude qui caractérisent la période géopolitique dans laquelle nous vivons. Il est peut-être moins concevable que la seule issue, la seule formule alternative de stabilisation du monde passe, une fois de plus, par la garantie collective des trajectoires de vie ; par l’approfondissement de la redistribution des richesses et de la justice sociale. Et que cette tâche ne nécessite pas d’instincts conservateurs ou défensifs, mais au contraire une action déterminée pour améliorer les conditions et les attentes de vie des classes ouvrières.
Au-delà du bruit, de la fureur et de la multiplication des menaces, le début de la nouvelle administration américaine expose toutes les failles d’un système socio-économique dans lequel une minorité s’accapare d’énormes masses de richesses et, par conséquent, de pouvoir.
Ces dernières années, les ultra-riches, sous l’impulsion oligopolistique des grands géants technologiques, ont fait un bond qualitatif dans l’exercice de leur force sociale : ils accumulent des masses d’argent comparables au produit intérieur brut de certains pays, contrôlent et dirigent la diffusion de l’information, redéfinissent les relations sociales et, dernièrement, tentent également de contrôler le résultat des processus électoraux des deux côtés de l’océan.
L’utopie techno-libertarienne s’est finalement révélée être un digne résultat de sa lignée néolibérale : ce qui la définit, c’est sa logique extractiviste et le parasitisme de l’État.
Pablo Bustinduy
L’époque où les grands magnats et oligarques de la technologie se disaient sceptiques à l’égard du pouvoir politique est révolue. Il ne s’agit pas seulement de souligner comment chacun d’entre eux a profité des conditions avantageuses que les pouvoirs publics leur ont offertes pour développer leurs activités. Aujourd’hui, cette classe d’ultra-riches a jeté son dévolu sur l’État, qu’elle considère comme l’outil indispensable pour maintenir et continuer à accroître son patrimoine de manière débridée, pour le transformer en processus délirants d’ingénierie sociale, ou pour le mettre de façon obscène au service de projets politiques réactionnaires et autoritaires.
Bien sûr, ils le font parfois de manière frappante : l’appel à démanteler la machine étatique parce qu’elle serait « inutile », « inefficace » et « excessivement bureaucratique » est compatible avec le désir de contrôler les infrastructures et les services essentiels pour moduler à partir de ceux-ci des régimes d’accumulation et des formes de contrôle social nouveaux et totalement dépourvus de contrôle public. L’utopie techno-libertarienne s’est finalement révélée être un digne résultat de sa lignée néolibérale : ce qui la définit, c’est sa logique extractiviste et le parasitisme de l’État. Ceux-là mêmes qui disent que l’appareil d’État est inutile et qu’il ne fonctionne pas en ont besoin pour subsister ou pour reproduire leur position de pouvoir et leurs projets politiques.
Ce que nous vivons actuellement peut être considéré avec étonnement. Mais nous serions inconscient de regarder cette séquence avec indifférence. Si nous voulons éviter que l’Europe, et l’Espagne, ne deviennent une autre pièce du domino de l’accélération réactionnaire qui secoue la planète — et les ambassadeurs et alliés de cette cause ne manquent pas dans chacun des pays européens — nous devons agir non seulement pour résister à ces attaques contre la chose publique, mais aussi pour avancer résolument dans une direction opposée.
Regardons les données de l’Espagne : dans notre pays, 30 milliardaires se sont enrichis de 20 % en 2024 ; 10 % des personnes les plus riches concentrent plus de la moitié de la richesse nationale. En revanche, 50 % des ménages les plus pauvres ne représentent même pas 8 % de la richesse totale. Les grandes entreprises ont distribué 40 milliards d’euros de dividendes l’année dernière. Les 1 % de contribuables les plus riches ont payé proportionnellement moins d’impôts que les 20 % les plus pauvres.
Ces données révèlent que l’Espagne n’échappe pas à la logique de l’accumulation effrénée qui sous-tend le nouveau projet politique des ultra-riches. Cela va de soi, ce processus n’est pas entièrement nouveau. Comme le suggère Wendy Brown, pour comprendre cette tendance, il faut se rappeler comment les politiques néolibérales ont érodé, au cours des cinquante dernières années, les bases démocratiques et les fondements socio-économiques de l’État-providence. Mais l’effondrement des derniers consensus géopolitiques hérités de l’après-guerre froide, et avec eux du système informel de checks and balances qui contenait la fureur politique néolibérale dans les limites de la mondialisation, a rendu incontrôlable la position de force sociale cristallisée autour de la figure de ces magnats déchaînés. Le fait qu’ils soient passés à l’offensive, menaçant de détruire les fondements mêmes de notre État social et démocratique, est une conséquence, et non une cause, du manque de capacité démocratique à contenir leurs ambitions. Étant donné le caractère global et structurel de ces tendances, il ne manquera pas de personnes qui reproduiront cette impulsion — par imitation, par alliance, par servilité — dans chacune des périphéries et des maillons de la chaîne de commandement que nous avons héritée de la mondialisation.
Que faire face à cette invective ?
Richard Titmuss, un important chercheur britannique en sciences sociales de l’État-providence, a décrit comment la guerre a stimulé la solidarité sociale et la conviction que l’État devait fournir un bien-être universel et de qualité à ses citoyens : « l’expérience de la guerre a entraîné une transformation morale dans laquelle l’état d’esprit du peuple a changé et, en réponse empathique, les valeurs ont également changé ».
C’est sur cette transformation de l’état d’esprit que s’est forgée la configuration des États-providence, comme une rébellion de la société contre les logiques sans restriction du militarisme et du marché, construisant à la place un consensus radicalement nouveau selon lequel les pouvoirs publics devaient à leurs travailleurs, en tant que première et plus grande priorité, la garantie de conditions de vie dignes et donc de droits sociaux à vocation universelle.
Tout comme le contexte d’après-guerre a été la condition dans laquelle l’idée de l’État en tant que garant nécessaire du bien-être social a émergé, le moment de crise dans lequel nous nous trouvons est peut-être le moment idéal pour donner une nouvelle forme à ce mandat, pour réarticuler les idées démocratiques de bien-être collectif et de protection sociale en tant que fondement et obligation première de la communauté politique. En d’autres termes, les menaces contemporaines auxquelles nous sommes confrontés ne nous appellent pas seulement à la résistance — mais à entreprendre une grande transformation qui redessine le pacte social depuis le bas en faveur d’un meilleur avenir pour la majorité des gens.
Sans repolitiser la question de la répartition des richesses, il est impossible de développer une démocratie. L’assaut organisé des ultra-riches contre les démocraties ne fait que mettre en évidence ce constat.
Pablo Bustinduy
C’est un fait mis en évidence à maintes reprises : la mondialisation a entraîné des décennies de stagnation des conditions de vie matérielles pour les classes moyennes et les travailleurs européens. C’est dans ce contexte que se produisent les phénomènes actuels d’incertitude, d’angoisse et d’insécurité qui semblent marquer l’ethos de l’époque et que l’extrême droite utilise si habilement. L’inégalité et l’accumulation de pouvoir et de richesse entre quelques mains, associées à la chronicisation d’importantes poches d’exclusion sociale et de pauvreté, sont l’un des principaux marqueurs de cette dérive qui a fait perdre la foi dans la capacité de redistribution des opportunités, du temps et des ressources de la part de la politique démocratique et de l’État social. Et cette perte de confiance, cette crise des attentes, est une menace aussi matérielle et concrète pour les démocraties européennes que les crues torrentielles provoquées par la crise climatique ou qu’une file de chars défilant à la frontière européenne.
La question est donc de savoir ce que nous voulons établir aujourd’hui — et comment le faire. À mon avis, la seule façon de briser le jeu truqué auquel se livre l’extrême droite consiste à renouveler radicalement l’idée de justice sociale. Sans repolitiser la question même de la répartition des richesses comme une question existentielle, il est impossible de développer une démocratie. L’assaut organisé des ultra-riches contre les démocraties ne fait que mettre en évidence ce constat.
Il est évident que la situation est difficile. Dès les années 1960, tant dans les politiques publiques que dans les sciences sociales, la notion même de justice sociale a commencé à être de moins en moins associée à un impératif égalitaire indissociable de la démocratie, et de plus en plus à des actions ponctuelles visant à remédier à des situations considérées comme indésirables, comme c’est le cas de la lutte contre la pauvreté. En accord avec ce changement de cadre, les programmes de « politique sociale » ont acquis un caractère de plus en plus sectoriel, de plus en plus orientés vers la mise en place de mécanismes conjoncturels d’intervention sur des circonstances ou des groupes ponctuels et s’éloignant de plus en plus de l’esprit universaliste qui animait les propositions antérieures telles que la construction des systèmes publics de santé, d’éducation ou de sécurité sociale. Avec ce revirement, les mouvements de démarchandisation des secteurs sociaux ont été écartés au profit des mécanismes du marché, dont les effets néfastes devaient être résolus par des transferts monétaires, et non par une intervention de l’État visant à redistribuer les richesses ou à garantir de meilleures conditions de vie en tant qu’élément indispensable de la citoyenneté démocratique.
Alors que la coalition entre les ultra-riches et les forces autoritaires projette sur le monde entier un avenir chaotique, incertain et violent, la défense instinctive de la démocratie ne peut se limiter à défendre ce qui existe déjà.
Pablo Bustinduy
Derrière la mobilisation politique et théorique contre les inégalités qui a traversé le XXIe siècle — d’Occupy Wall Street à Le Capital au XXIe siècle, des assauts du populisme de gauche à la lutte quichottesque de la société civile contre les paradis fiscaux — se cache précisément la révolte contre des décennies d’assimilation et de neutralisation de la justice sociale en tant qu’axe indispensable de la construction démocratique. C’est pourquoi aujourd’hui, alors que la coalition entre les ultra-riches et les forces autoritaires projette sur le monde entier un avenir chaotique, incertain et violent, la défense instinctive de la démocratie ne peut se limiter à défendre ce qui existe déjà. On ne peut plus ignorer que l’inégalité — ce grand broyeur d’avenir collectif — l’extractivisme et l’accumulation démesurée sont les conditions qui rendent possibles les attaques contre lesquelles la démocratie doit être défendue.
Avec sa clarté habituelle, Gabriel Zucman a montré la voie à suivre pour résister à la guerre commerciale qui vient.
Elle consiste à retrouver une souveraineté budgétaire sur les grandes entreprises et les fortunes de plusieurs milliards de dollars qui, s’étant libérées de tout contrôle par les démocraties, prétendent maintenant décider de leur destin. Il s’agit de récupérer les ressources nécessaires pour aborder les grandes transitions socio-économiques qui nous attendent — et de le faire de manière juste : en améliorant la position du travail dans les relations productives, en garantissant un réseau de protection sociale universelle, en redémocratisant le temps, le pouvoir et la richesse, en construisant l’État démocratique du XXIe siècle.
C’est non seulement la seule formule viable pour relever les défis propres à notre époque, mais aussi la dernière ligne de défense démocratique contre les oligarques qui veulent aujourd’hui la soumettre.