Coloniser Mars — avec des suprémacistes blancs. De l’avenir post-humain préparé par la Silicon Valley aux redneck conservateurs en passant par les nationalistes chrétiens ou les géants de la finance, Donald Trump a gagné en 2024 en construisant une nouvelle formule politique qui allie des éléments autrefois totalement hétérogènes. Le « Projet 2025 » cache-t-il un Projet 1925 ?
Dans notre nouvelle série « Trump : sources intellectuelles d’une révolution culturelle », nous étudions un alliage qui définit une nouvelle phase. Si vous nous lisez et que vous souhaitez contribuer au développement d’une revue européenne indépendante, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent
Au lendemain de l’annonce de la victoire électorale de Donald Trump, le porte-parole idéologique de l’extrême-droite russe Alexandre Douguine lançait un avertissement sur sa chaîne Telegram : au lieu de multiplier les diatribes tonitruantes et triomphalistes, les médias russes, dont le moindre dérapage serait aussitôt traduit et rapporté aux successeurs de l’administration Biden par les détracteurs de la Russie, seraient plus avisées d’observer un jour de silence, pour ne s’exprimer sur cette victoire qu’une fois les cerveaux refroidis.
Le 5 novembre dernier, les soutiens du régime russe semblaient bien avoir tout lieu de se réjouir, au vu du réalignement idéologique entre les États-Unis de Donald Trump et la Russie de Vladimir Poutine, tout particulièrement incarné par le projet commun d’un grand retour aux « valeurs traditionnelles ». Le même Douguine ajoutait à ce propos :
« Les valeurs traditionnelles ont de nouveau triomphé dans un autre pays (et quel pays !) des valeurs non-traditionnelles et anti-traditionnelles. Ainsi se présente la nouvelle ligne de partage. Très opportunément, la Russie a annoncé bien plus tôt sa position en la matière. Elle allait, semblait-on croire alors, à l’encontre du courant libéral dominant. Il ne s’agissait pas d’un geste opportuniste, mais d’une attitude sincère et réfléchie. En ce sens, la victoire de Trump et Vance est aussi notre victoire. Elle n’est pour l’heure que provisoire, mais elle pourrait s’avérer décisive ».
Le rapprochement qui se dessine ici pourrait être décrit comme le grand arc mondial des « wokistes de droite » — une notion mobilisée fréquemment par Alexandre Douguine. On sait que l’appellation woke ou wokiste est généralement utilisée pour qualifier et disqualifier le dogmatisme et l’exclusivisme des partisans de la justice sociale.
Comme en d’autres temps, lorsque révolutionnaires et contre-révolutionnaires du XXe siècle recouraient à des méthodes approchantes, lorsque le FLN et l’OAS employaient, à des fins opposées, un répertoire d’action similaires, on retrouverait chez les « wokes » de gauche et de droite un rapport approchant à la notion d’« éveil » ou de « prise de conscience » des réalités politiques, ainsi que des réflexes communs tendant au bannissement des points de vue concurrents.
Réaction, croisade et « valeurs traditionnelles » : les guerres culturelles dans la Russie de Poutine
Du côté réactionnaire, il existe effectivement une lecture du monde dont il suffirait de prendre conscience pour en déduire une politique conforme et favorable au développement humain. Cette vision s’appuie essentiellement sur la notion de « valeurs traditionnelles » dont la promotion a été portée au rang de priorité politique pour le régime russe, comme l’écrivait Marina Simakova ici-même, au point de justifier en novembre 2022 — soit en pleine guerre en Ukraine — l’édiction d’un oukase présidentiel spécialement consacré à cette question. Vladimir Poutine y présentait une énumération désordonnée de « valeurs » dont les racines plongeraient au cœur d’un magma de traditions croisant le christianisme, l’islam, le bouddhisme et le judaïsme, et dont le cœur serait demeuré inchangé malgré l’action des siècles. On y trouvait pêle-mêle :
« la vie et la dignité, les droits et la liberté individuels, le patriotisme, le civisme et le service de la patrie, le travail comme pratique constructive, la responsabilité devant son destin propre et l’adoption d’idéaux moraux élevés, la solidité de la famille et la priorité du spirituel sur le matériel, mais aussi l’humanisme et la charité, le sens de la justice et l’esprit du collectif, l’entraide et le respect mutuel, la mémoire historique, la continuité générationnelle et, enfin, l’unité des peuples de la Russie ».
Au-delà du fait que l’on voit mal ce que ces valeurs auraient de spécifiquement « russe », ces appellations se présentent comme autant de signaux rhétoriques en direction d’un fonds moral aux contours troubles : ils n’ont d’autre fonction que de s’inscrire dans les cadres mouvants d’une guerre culturelle mondiale.
Or la principale caractéristique de cette guerre culturelle et des manifestes idéologiques qui l’émaillent est le flou savamment entretenu sur les catégories concrètes qui structurent la lutte.
L’imprécision de l’oukase présidentiel se retrouve ainsi à l’identique dans toutes une série de sources. En 2022 toujours, l’historien Vardan Baghdasaryan et l’archimandrite Sylvestre publiaient leur ouvrage Les valeurs traditionnelles. Une stratégie de renaissance civilisationnelle, dans lequel ils listaient plus de 40 de ces « valeurs », arbitrairement choisies et de statut inégal. Parmi celles-ci, il en est dont on peinerait à dire en quoi elles seraient « traditionnelles » et non, tout simplement, « humaines » — ainsi de « la vie », « la santé », « la connaissance », « l’amour » ou « la beauté ». On y rencontre sans surprise la triade classique « travail », « famille », « patrie », aux côtés de notions difficilement caractérisables comme des « valeurs », telles que « la langue », « l’histoire » ou « la loi ». On y décèlerait même des propositions théologiquement ou philosophiquement surprenantes : ces mêmes auteurs qui en appellent à la culture de « l’altruisme » ignorent sans doute que ce néologisme a été forgé au début du XIXe siècle, ce qui représente une bien courte tradition (comme la plupart des choses que l’on appelle une « tradition »), et de surcroît par le philosophe français Auguste Comte, celui-là même qui entendait « éliminer » l’idée de Dieu pour la remplacer par celle de l’Humanité.
Surtout, cet ouvrage paru quelques semaines seulement avant l’invasion russe en Ukraine manifeste à chaque page ou presque à quel point ces « valeurs traditionnelles » servent surtout de paravent rhétorico-moral au nationalisme et au bellicisme sans fard du régime poutinien. À l’entrée consacrée à la « langue », les auteurs s’y faisaient un plaisir de rappeler que même l’occidentaliste Ivan Tourgueniev avait ordonné : « Préservez la pureté de la langue comme une chose sacrée ! N’usez jamais de morts étrangers. La langue russe est si riche et souple que nous n’avons rien à emprunter à ceux qui sont plus pauvres que nous ». À celle portant sur la « patrie », l’ouvrage égrenait cette fois une longue série de proverbes nationalistes qui semblent n’avoir d’autre but que d’attiser l’ardeur de la soldatesque : « Qui aime son pays détruit ses ennemis » ; « Sache défendre la mère-patrie », « Qui se bat pour la patrie en reçoit une force décuplée ».
Le thème des « valeurs traditionnelles » représente dans la Russie de Vladimir Poutine le fer de lance — aiguisé en terrain ukrainien — d’une puissante campagne idéologique en cours depuis la fin des années 2000. Celle-ci trouve en grande partie son origine dans les initiatives du métropolite Kirill et des innombrables entrepreneurs de morale qui se sont efforcés de revitaliser la foi de la nation russe dans l’idée de « famille », bouclier contre l’immoralité importée d’Occident, et l’effilochement consécutif de tous les liens sociaux et spirituels. Cette offensive idéologique a rencontré un succès certain, surtout dans le contexte russe actuel, où les rapports familiaux représentent bel et bien une source vitale de soutien moral et matériel pour une part croissante de la population. À l’inverse, pour le Kremlin, qui s’est appliqué à éradiquer un à un tous les cadres possibles de participation politique, le cercle familial constitue le seul domaine d’existence collective octroyé aux individus. Comme le soulignait récemment le sociologue Oleg Zhuravlev, les valeurs familiales représentent moins un programme politique tangible qu’un principe de dépolitisation, selon la logique : « Nous vous avons tout pris, vos richesses et vos droits, mais aimez-vous les uns les autres ».
D’après la logique des autorités politiques et religieuses russes, l’attachement redoublé aux « valeurs traditionnelles » offrirait surtout la possibilité de replacer le pays tout entier sur la voie pluriséculaire de son développement spirituel et moral propre, dont il ne se serait écarté qu’avec la Révolution de 1917 : il s’agirait, en somme, de réconcilier la nation avec elle-même en lui faisant redécouvrir ce qui formait le noyau éternel de son histoire véritable. Le patriarche Kirill n’affirmait pas autre chose à l’occasion du Festival mondial de la jeunesse qui se tenait à Sochi l’an dernier en évoquant tour à tour, dans un discours décousu, les « valeurs traditionnelles », l’anticléricalisme soviétique, « l’idéologie de genre » et l’importance de l’orthodoxie :
« Nous parlons souvent aujourd’hui de l’importance des valeurs traditionnelles et je voudrais prendre cette occasion pour en dire quelques mots. Que sont donc ces valeurs traditionnelles ? Elles ne renvoient pas du tout à un monde archaïque, sans téléphones et ordinateurs, loin de là ! Je dirais plutôt qu’il s’agit d’un guide visant à préserver la vitalité humaine dans une civilisation moderne, extrêmement technologisée, à l’humanisme évanouissant. […]
La révolution de 1917 s’est traduite dans notre pays par une tentative d’annuler notre histoire, de supprimer la foi en Dieu, d’effacer de la surface de la Terre tous les monuments qui éveillaient l’imagination des gens et les confrontaient à une série de questions vitales, exorbitantes du cadre de la nouvelle idéologie. Plus rien ne devait évoquer la possibilité d’une autre voie, différente de celle imposée par les autorités. Chacun sait combien d’églises ont été détruites, combien de monastères ont été fermés, combien de biens culturels en lien avec notre tradition spirituelle ont été annihilés.
Peut-être étions-nous condamnés à emprunter cette voie pour pouvoir témoigner aujourd’hui de sa dangerosité et mieux nous orienter dans les problèmes de la vie, en séparant le bon grain de l’ivraie.
Pour revenir à ce que je disais : lorsque l’on inculque à quelqu’un, dès l’enfance où dès l’école, des idéologèmes qui ne correspondent pas à nos traditions spirituelles et culturelles, c’est davantage qu’une simple erreur. Par exemple, quand on martèle sans relâche à un petit garçon qu’il est une petite fille, ou l’inverse, en leur montrant les dessins animés correspondants, véhiculant une idéologie de genre, pour s’assurer que les enfants assimilent l’idée. À nos yeux, c’est une véritable démolition qui se produit alors, voire, dans le cas de certaines sociétés, une décomposition des valeurs morales fondamentales sur lesquelles repose la civilisation humaine.
Le rejet des valeurs traditionnelles devient aujourd’hui l’un des courants dominants, voire le courant dominant du développement historique. D’où la question qui se pose à nous : que devons-nous faire face à ça ? La réponse est simple : choisir par nous-mêmes, ce qui vaut pour chacun de vous, chers amis. Vous êtes jeunes, c’est à vous de faire ce choix, et je vous conseille sincèrement de faire le bon. Choisissez les fondements qui ont soutenu et soutiennent encore l’existence de notre civilisation russe millénaire, sans oublier que l’un de ces piliers est la foi orthodoxe ».
Les origines américaines du wokisme de droite
S’il fallait chercher l’origine de cette croisade pour les « valeurs traditionnelles » que la Russie croit ériger en rempart à l’Occident corrupteur, on la trouverait bien plus probablement du côté de la Virginie que de la Moscovie.
Les prédicateurs chrétiens ont mis ce thème en circulation bien avant que les métropolites et popes russes ne s’en emparent — à une époque d’ailleurs où il ne faisait pas bon être prêtre orthodoxe en terre russe. Le traditionalisme protestant est l’un des courants théologico-politiques majeurs aux États-Unis, au moins depuis la publication, entre 1910 et 1915, de The Fundamentals : A Testimony to the Truth, une série de 90 essais à laquelle on doit la notion même de « fondamentalisme » religieux.
Tout en prenant le contre-pied des lectures historico-critiques de la Bible pour mieux réaffirmer la vérité objective et inébranlable de toute la parole biblique, les auteurs de ces essais s’attachaient à présenter un front soudé face aux attaques de l’évolutionnisme darwinien, qui sapait à leurs yeux l’une des croyances fondamentales du christianisme : la création du monde et de l’humanité d’après le Livre de la Genèse.
Aussi le début du XXe siècle vit-il plusieurs États de ce que l’on appelle aujourd’hui la Bible Belt multiplier les lois anti-évolutionnistes, inaugurant un combat de longue haleine entre l’éducation rationaliste et l’enseignement fondamentaliste chrétien. Les années Reagan ont fourni un nouveau terrain d’élection à cette lutte religieuse, sous la bannière des « valeurs traditionnelles » telles que la famille, le travail et le voisinage — le tout sur fond d’une campagne inédite de moralisation sociale par la guerre contre la drogue. Le fait le plus notable des années 1980 fut cependant la réappropriation de cette thématique par les démocrates, alors qu’elle était restée extérieure à leur horizon politique durant des décennies. En 1986, le rapport de la Democratic Policy Commission intitulé New Choices in a Changing America annonçait dès son troisième paragraphe : « L’idée d’une famille forte et indépendante est la pierre angulaire de la politique intérieure du Parti démocrate ». L’une des principales figures politiques de la période à s’emparer aussitôt de ce thème fut Mario M. Cuomo, maire démocrate de New York de 1983 à 1994, qui ne cessa de clamer son attachement aux valeurs traditionnelles — qu’il voulait voir enseigner dans les écoles et au premier rang desquelles il plaçait, déjà, la famille.
Dans l’immédiat, ce tournant profita naturellement à Ronald Reagan, et non aux démocrates — comme à chaque fois qu’une famille politique s’essaye à emprunter les thèmes de prédilection de ses adversaires, qui ont toujours pour eux le double avantage de l’ancienneté et de la cohérence sur ce terrain. Reagan s’était en effet appliqué à reprendre les mots d’ordre en vogue dans les milieux évangélistes. Dans son ouvrage The Evangelicals : The Struggle to Shape America, la journaliste Frances Fitzgerald met particulièrement l’accent sur le discours qu’il prononça le 8 mars 1983 devant la National Association of Evangelicals, dans lequel il évoquait le « réveil » spirituel et moral en cours dans le pays, s’engageait à mener une lutte sans relâche contre l’avortement et dénonçait ceux qui, cédant aux appels du « sécularisme moderne », tentaient de « diluer les valeurs traditionnelles, voire d’abroger les principes originels de la démocratie américaine ». De fait, Reagan n’eut aucune difficulté à conquérir le vote évangéliste, comme le montre la conférence donnée en 1985 par le pasteur baptiste Tim LaHaye, fondateur d’une American Coalition for Traditional Values, sous le titre transparent : « How to Win an Election ».
Plus récemment, le soutien de la frange évangéliste blanche s’est révélé crucial à deux reprises pour faire élire Donald Trump à la Maison-Blanche. Cela pourrait sembler naturel, mais c’était loin d’aller de soi. Donald Trump est tout sauf un croyant modèle : il jure constamment, a été reconnu coupable d’agression sexuelle, se moque des personnes handicapées et ignore tout de la Bible. On a pu le constater lors de son intervention à la Liberty University, établissement évangélique de Virginie, lorsqu’après avoir affirmé sa résolution à « défendre la chrétienté », il a lu la deuxième épître aux Corinthiens sous le titre « Two Corinthians », s’attirant les rires de ses auditeurs — dont aucun n’ignorait que l’on parle en anglais de « Second Corinthians ». Cela ne l’a pas empêché cependant de gagner le suffrage born-again dans les États où les évangélistes blancs sont les mieux implantés socialement et politiquement, tels que le Massachusetts, le Vermont, le Tennessee, la Géorgie, l’Alabama ou la Virginie.
Ce paradoxe apparent s’explique en grande partie par les efforts acharnés d’une importante cohorte de nationalistes chrétiens en faveur de Donald Trump, désigné comme le candidat le plus à même de faire valoir leurs vues au niveau de la politique intérieure. Jerry Falwell Jr., fils du fondateur du mouvement de la Moral Majority dans les années 1980, a amplement puisé dans les ressources de la Liberty Université qu’il a présidée jusqu’en 2020 pour soutenir les campagnes de Donald Trump, notamment par l’intermédiaire d’un think tank créé pour l’occasion, le Falkirk Center, qui a dépensé 50 000 dollars en publicités pro-Trump sur Facebook. Billy Graham, une autre figure centrale du mouvement évangéliste, s’est révélé l’un des partisans les plus actifs de Donald Trump, au point d’être invité à plusieurs reprises dans le Bureau ovale, avec d’autres ministres du culte, à prier pour le président des États-Unis et l’avenir du pays. Comme l’affirmait Donald Trump dans un entretien à ce propos :
« Ces gens formidables aiment les États-Unis et ont un désir sincère de travailler ensemble pour le bien de tous les Américains. Ces leaders religieux ont une véritable passion pour les valeurs traditionnelles et veulent que les églises restent ouvertes [l’interview était donnée en 2020, soit en pleine crise du Covid-19]. J’apprécie leurs prières et je suis encouragé par leur foi extraordinaire ».
On ne saurait manquer d’évoquer Paula White-Cain, pasteure et télévangéliste de Floride, conseillère personnelle de Donald Trump en matière religieuse, qui prononça l’« invocation » religieuse à l’occasion de son investiture. Lors de l’un des meetings « Stop the Steal » du 6 janvier 2021, journée qui vit l’assaut du Capitole par les partisans de Donald Trump, elle haranguait la foule en hurlant : « Que tous les réseaux démoniaques qui se sont ligués contre le but, contre l’appel du Président Trump, soient brisés, soient renversés au nom de Jésus ! ».
On se souvient enfin de la lettre qu’avait adressé Mgr Viganò, ancien nonce apostolique aux États-Unis — depuis excommunié pour schisme — à Donald Trump en 2020. Dans la lutte entre les « enfants de la lumière » et les « enfants des ténèbres », il encourageait le président américain dans ses attaques contre le deep state, mélangeant la rhétorique complotiste aux références bibliques.
Pour chacune de ces figures, et pour tant d’autres analogues, ce qui fait le liant entre la politique de Donald Trump et les convictions profondes du mouvement évangéliste est, encore et toujours, la notion de « valeurs traditionnelles ». Ce n’est pas par sa foi personnelle que Trump a su gagner leur confiance, mais par sa détermination à combattre l’avortement et le mariage des personnes du même sexe, ainsi que sa politique (ou ses promesses de politique) en faveur de la liberté religieuse et de l’héritage chrétien des États-Unis.
On voit immédiatement en quoi les prises de position de Donald Trump ont pu séduire les responsables russes qui cherchent à imposer les mêmes priorités et les mêmes orientations politiques et morales dans leur propre pays. Dès le 31 octobre dernier, le Club Valdaï, think tank créé par Vladimir Poutine en 2004, annonçait bel et bien qu’il voyait dans le candidat républicain « le nouveau visage du conservatisme occidental », attaché aux « intérêts nationaux et aux valeurs traditionnelles » et en rupture avec le « courant libéral dominant, avec son progressisme culturel et son mondialisme ».
Quant à la deuxième personne la plus influente des États-Unis après Trump, elle a dû elle aussi prendre ce tournant en décidant de s’impliquer dans la bataille politique. À l’été 2024, dans une conversation avec Jordan Peterson, Elon Musk s’est ainsi défini comme un « chrétien culturel ». En pleine campagne électorale, il publiait sur son réseau social X (ex-Twitter) un court poème 1 — une sorte de conversion au christianisme culturel, peut-être écrit avec l’aide d’une IA — qui renvoyait à la même idée :
On retrouve là une convergence entre la notion de valeurs traditionnelles à travers la revendication identitaire d’un rattachement à « la religion » et un autre thème qui constitue l’une des angoisses existentielles de Musk : la crise démographique.
La culture comme nouveau champ de bataille mondial
On ne saurait toutefois s’arrêter à ce rapprochement.
En réalité, l’élection de Donald Trump représente pour la Russie poutinienne une sorte de cadeau empoisonné sur le plan idéologique. D’un côté, son élection est susceptible d’accroître les divisions de la société états-unienne, ce qui irait dans le sens de l’intérêt du Kremlin. Nous avions souligné dans un précédent article que toute la logique de Vladimir Poutine consistait à maximiser en même temps la prévisibilité de la politique internationale et l’incertitude politique au sein des pays de « l’Occident collectif ». En écho à cette stratégie, la note du Club Valdaï citée plus haut ne dissimulait pas les espérances que suscitait la perspective d’une victoire prochaine de Donald Trump :
« Son combat contre l’appareil bureaucratique des États-Unis et ses adversaires politiques du Parti démocrate révèle les profondes contradictions qui traversent la classe politique américaine, tout en reflétant la polarisation croissante de la société dans son ensemble. La victoire de Trump accélérerait probablement cette dynamique de division au sein de la société américaine et approfondirait les hostilités déjà à l’œuvre, tout en sapant la légitimité du système politique ».
D’un autre côté, ce nouvel alignement idéologique des États-Unis et de la Russie représente tout sauf un avantage pour la seconde. Face à une administration états-unienne démocrate, le régime russe avait tout loisir de dépeindre son adversaire comme gangréné par le progressisme, la déliquescence des valeurs spirituelles et morales. Désormais, il sera autrement difficile de mobiliser cette rhétorique caricaturale et souder ainsi les troupes poutiniennes contre un ennemi commun. C’est précisément ce que soulignait Ruslan Ostashko, présentateur et journaliste, à Radio Sputnik le 6 novembre dernier :
« Grâce à papy Biden et à Barack Obama, les démocrates nous ont habitués à percevoir les États-Unis comme un ennemi. De fait, nous les regardions bien comme une idéologie concurrente, dès lors qu’ils promouvaient la dégénérescence, l’avilissement et la dépravation, la tolérance infinie pour tout ce qu’interdit le sens commun. Pour nous, c’était l’image d’un ennemi tout à fait clair. Et maintenant, Trump débarque et va tout gâcher ».
Idéologiquement, ces dernières années avaient au moins l’avantage de la clarté, du point de vue du Kremlin. Or voilà désormais que le président russe et le nouveau président états-unien se découvrent les mêmes ennemis, les mêmes peurs, les mêmes méthodes. Ces figures politiques qui donnent une consistance à la notion de « wokisme de droite » sont en particulier sur le pied de guerre sur le terrain de la culture.
Tandis que l’administration scolaire de l’État de Floride a mis à l’index, en novembre 2024, une liste de 700 livres bannis des écoles, coupables d’évoquer sans fard des problématiques de genre, un nouveau centre d’expertise a vu le jour en avril de la même année au sein de l’Association russe du livre, en charge de vérifier l’adéquation des publications littéraires à la législation en vigueur. De fait, un certain nombre d’ouvrages, dont des écrits de Jean Genet et James Baldwin, ont d’ores et déjà été retirés des étalages de librairie, pour avoir enfreint la loi sur la « propagande homosexuelle ». D’un côté comme de l’autre, on rencontre donc la même forme d’hypocrisie : tout en critiquant la cancel culture de « l’élite progressiste », prompte selon eux à jeter violemment l’anathème sur des auteurs, réalisateurs, figures politiques opposées à leurs vues, les « wokes de droite » sont en mesure de s’appuyer sur toute la puissance de l’appareil d’État pour instaurer, cette fois-ci, une censure bien véritable, qui ne prend plus seulement la forme de campagnes médiatiques, mais bien de procédures administratives ou pénales.
Les thuriféraires des « valeurs traditionnelles » occupent donc une position spécifique au sein des guerres culturelles contemporaines, qui semble dictée par motif a priori contre intuitif : la peur de la liberté.
Tout d’abord, les tenants des « valeurs traditionnelles » entendent enchaîner l’humanité présente et celle à venir aux devoirs que leur assigneraient certains héritages historiques arbitrairement sélectionnés. C’est ici une véritable transposition qui s’opère, puisque ce geste fait accéder au rang de valeur quelque chose qui ne relevait, au fond, que de la pratique répétée — autrement dit, de l’habitude. Les défenseurs de la famille en tant que « valeur traditionnelle » oublient que celle-ci ne fut pas tant, au cours de nombreux siècles, une valeur à proprement parler qu’une institution de fait. Les versets de la Bible invitent d’ailleurs à honorer son père et sa mère et éduquer ses enfants dans la juste voie, mais ils ne contiennent rien des exhortations au culte familial — d’origine plutôt païenne, par ailleurs — que l’on rencontre aujourd’hui chez les propagandistes religieux de Russie, des États-Unis et d’ailleurs. À tout prendre, ces exhortations seraient peut-être plutôt à rapprocher des lamentations moralisantes qui se faisaient entendre aux heures de l’hellénisme décadent ou de la romanité piteuse. Plus largement, il faudrait encore apporter la démonstration qu’une chose serait vénérable ou, pire, qu’elle engagerait la conduite des vivants, du simple fait de son ancienneté. C’est un argument de simple bon sens qu’avançait Ledru-Rollin dès 1851 en objectant : « Si l’on devait mesurer le droit au succès, ne faudrait-il pas soutenir que l’esclavage, qui a duré des siècles et des siècles, est toujours légitime, puisqu’après avoir été aboli par la Convention, il a été rétabli par le Consulat, et que, demain, une assemblée de barbares se rencontrerait peut-être pour le rétablir encore ». En d’autres termes : libre aux morts d’avoir cru ce qu’ils voulaient.
Une seconde dimension concerne l’ancrage religieux des combats menés par les nouveaux « wokes de droite ».
La notion de « valeurs traditionnelles » restreint encore l’horizon de la liberté concrète dès lors qu’elle prétend fonder toutes les logiques d’action des vivants sur des arrière-mondes insondables ou sur un texte révélé qui ne dépendraient pas d’eux-mêmes et leur livreraient une voie toute tracée, posant d’emblée des bornes à leur action et à leur imagination politiques. La chose paraît douteuse y compris d’un point de vue théologique : jusqu’à nouvel ordre, aucun des « Dieux » concernés, celui des orthodoxes ou celui des évangélistes, n’a jamais entendu que l’humain soit empêché de pécher ; ce Dieu a, au contraire, laissé l’humain libre face au choix d’être « esclave du péché » ou « esclave de la justice » (Rm 6:18-23). Libre donc à nous d’être damnés.
Dans le cas russe, cette peur de la liberté se manifeste d’une troisième manière encore, contradictoire avec la précédente, mais non moins privatoire. Tout le propos du patriarche Kirill et de ses disciples revient, en fin de compte, à affirmer qu’il existerait une « vraie » voie de développement historique de la Russie, dont la Révolution de 1917 n’aurait été qu’un funeste écart appelant, désormais, à renouer la chaîne des temps. Il ne s’agit donc plus ici d’une nécessité résultant de la volonté divine, mais d’une nécessité inhérente à l’histoire, érigée à la place qu’occupait Dieu. Il dépendrait donc de l’humain de suivre cette voie, dont le tracé lui-même serait indépendant de sa volonté.
Or ce à quoi nous avons affaire, en trame de fond de ces fantasmagories théologico-politiques, n’est rien d’autre que de la politique, inscrite dans une lutte entre des visions du monde irréconciliables.
Telle qu’elle se présente aujourd’hui, cette « guerre culturelle » a pour elle l’avantage de nous extirper du monde de la lutte purement technocratique et comptable ; aussi devrait-elle se dérouler sur un plan politique, sans arrière-mondes, primat de la tradition, ni conceptions providentialistes de l’histoire. C’est ce que l’on peut retenir des différentes sources de la révolution culturelle trumpiste : elle veut être — et est en train de devenir — aussi une révolution politique qui acterait la victoire d’un camp sur un autre.
Par conséquent, celles et ceux qui n’entendent se plier ni aux lois bibliques, ni aux lois de la supposée tradition, ni aux supposées lois de l’histoire, ne seraient pas davantage fondés à opposer aux « valeurs traditionnelles », posées comme un retour à la « vraie » voie de l’histoire après une déviation, l’idée d’une voie alternative, mais tout aussi nécessaire — celle de la modernité ou du progrès — qu’à opposer à une morale tombée du ciel une morale tombée d’ailleurs. D’un côté et de l’autre de ces mondes ne s’opposent donc aucun « bien » et aucun « mal », aucun « progrès » et aucune « dégénérescence », mais bien des décisions politiques antagonistes.