Dans les trois jours qui ont suivi l’élection de Donald Trump, la fortune d’Elon Musk a bondi de 26,5 milliards de dollars. Soit environ 100 000 dollars gagnés par seconde. Elle a ensuite augmenté de près de 125 milliards de dollars supplémentaires. Cela correspond à 750 fois les 200 millions de dollars que Musk a dépensés pour la campagne de Trump. Avec un tel rendement, il est peu surprenant qu’il ait été ravi des résultats de l’élection. Trump l’a nommé à la tête d’un « ministère de l’efficacité gouvernementale » (« DOGE ») qui vise à réduire considérablement la taille du gouvernement fédéral. Selon Musk et celui que Trump a proposé pour codiriger ce département, Vivek Ramaswamy, le fonctionnement actuel de l’administration serait antidémocratique et imposerait « des coûts directs et indirects massifs aux contribuables ». Le contribuable qui économiserait le plus grâce à cette réduction de la réglementation, c’est Elon Musk lui-même — et cela pourrait bien faire de lui le premier « trillionnaire » du monde.
Mais Musk n’est que la face immergée de l’iceberg, le plus connu et reconnaissable des oligarques richissimes qui ont soutenu le retour au pouvoir de Donald Trump et qui sont désormais en ordre de bataille pour récolter les bénéfices financiers de cette opération et exercer une influence politique sans précédent. Certains d’entre eux, embrassant une bouillie d’idées politiques contenant des éléments de césarisme, de technocratie et de libertarianisme radical, n’ont aucune sympathie pour la démocratie. Au lieu de cela, ils veulent porter le programme de « destruction créatrice » de la Silicon Valley — qu’on pourrait aussi résumer par la volonté de « tout casser » — au cœur de l’État fédéral américain.
La démocratie américaine est en train de devenir une oligarchie
L’extrême richesse a des effets étranges et spectaculaires. Elle isole ses propriétaires du monde ordinaire derrière un écran impénétrable de gardes du corps, de serviteurs, de sycophantes, de limousines, d’hélicoptères, de yachts, de jets privés et d’îles privées. Elle leur donne le sentiment irrésistible de leur propre génie et de leur vertu. Elle les rend autoritaires et souvent assoiffés de pouvoir. Elle finit par transformer de simples magnats en oligarques.
Bien qu’ils possèdent plus d’argent qu’ils ne pourraient en dépenser en cent vies, les oligarques en veulent presque toujours plus. ProPublica a rapporté qu’entre 2014 et 2018, alors même que la fortune d’Elon Musk augmentait de près de 14 milliards de dollars, il n’a payé qu’un taux d’imposition fédéral effectif de 3,3 %, tout en continuant à s’insurger contre les réglementations qui, prétendait-il, l’empêchaient de s’enrichir encore plus. Des jérémiades similaires ont été poussées par son ancien associé Peter Thiel qui, en exploitant un programme fédéral conçu pour les investisseurs de la classe moyenne, a conservé 5 milliards de dollars de revenus de gains en capital entièrement exonérés d’impôts.
Les oligarques veulent exercer une influence politique — et leur richesse le leur permet. Aux États-Unis, depuis que la Cour suprême a supprimé les limites imposées aux dépenses de campagne des entreprises et des groupes extérieurs en 2010 dans son arrêt Citizens United, les riches donateurs ont versé des milliards de dollars en contributions de campagne et attendent leur contrepartie. Aujourd’hui, la plupart des hommes politiques américains ne se donnent même plus la peine de prétendre, comme ils le faisaient autrefois, que leurs dons de campagne n’achètent rien d’autre qu’un « accès » politique — le mot semble désuet et faible aujourd’hui. Il est désormais assumé et clair que les politiques votent selon les instructions des donateurs. Mais l’argent achète également les médias. L’exemple le plus frappant étant l’achat de Twitter par Elon Musk, qui lui a permis, en 2024, de bombarder les 76 millions d’utilisateurs américains de la plateforme d’un torrent de messages publicitaires en faveur de Trump ainsi que de contenus « d’information » fortement biaisés en faveur du candidat républicain. L’utilisation de l’achat de médias pour promouvoir des alliances contre nature entre oligarques et hommes forts de la droite réactionnaire mondiale a été inaugurée dans la Hongrie de Viktor Orbán, où des hommes d’affaires liés au parti Fidesz au pouvoir contrôlent aujourd’hui environ 80 % des médias du pays et ont fait taire — presque entièrement — l’opposition. En retour, l’État hongrois, premier annonceur du pays, consacre 90 % de ses dépenses publicitaires à ces mêmes hommes d’affaires. Donald Trump, admirateur d’Orbán, pourrait bien tenter de suivre cet exemple.
Joe Biden a averti, dans son discours d’adieu la semaine dernière, qu’une oligarchie était en train de « prendre forme » aux États-Unis. Sur ce point, comme sur tant d’autres, le président a été largement en retard par rapport à la réalité. Nous vivons déjà à l’ère des oligarques.
Le mot s’est d’abord imposé en Russie, où les hommes en question — jamais des femmes — ont fait fortune en pillant les vastes ressources naturelles de l’ex-Union soviétique. En Occident, il a fallu plus de temps pour reconnaître une véritable classe d’oligarques. Ils se sont surtout imposés dans l’économie numérique ou dans les fonds d’investissement, en déplaçant des sommes colossales plus habilement que n’importe qui d’autre — et en prenant leur part du gâteau. Dans les deux cas de figure, l’ampleur de ces nouvelles fortunes, tant par rapport à l’ensemble de l’économie que par rapport à la richesse des individus moyens, est sans commune mesure avec ce que l’on pouvait observer par le passé
De même, la relation entre l’oligarchie et la politique a évolué différemment à l’Est et à l’Ouest. En Russie, au cours de la première décennie qui a suivi le communisme, une première vague d’oligarques a acquis un pouvoir et une influence considérables. Mais après son accession au pouvoir, Vladimir Poutine a réduit leur indépendance : forçant certains à l’exil, en emprisonnant d’autres, comme Mikhaïl Khodorkovski, et en soumettant les autres à sa volonté. Il a également contribué à la création d’une deuxième vague d’oligarques qui lui sont farouchement dévoués et dont certains sont ses amis d’enfance — comme les frères Boris et Arkady Rotenberg.
Aux États-Unis, les choses se sont passées un peu différemment. Les hommes à qui les années 1990 ont apporté une richesse sans précédent — Bill Gates, Steve Jobs, Jeff Bezos et d’autres — n’avaient que peu d’intérêt à changer en profondeur la politique américaine. Bill Gates a utilisé une partie de sa gigantesque fortune constituée grâce à Microsoft pour créer une fondation caritative — comme l’a d’ailleurs fait Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, un peu plus tard. Jobs, dont le style était ostensiblement inspiré de l’héritage de la contre-culture américaine, a largement dédaigné la politique. Quant à Bezos, il a également fait profil bas sur le plan politique pendant de nombreuses années. En 2013, il a racheté le Washington Post ; quatre ans plus tard, en réaction à l’investiture de Trump, le journal adoptait le slogan « Democracy Dies in Darkness ».
De Thiel et Sacks à Elon Musk : comment les idéologues de Palo Alto ont radicalisé la « PayPal mafia »
Il en va différemment d’un petit groupe d’hommes, dont certains ont très tôt été nourris d’idéologie, qui sont parvenus en deux décennies à façonner l’oligarchie américaine pour lui donner sa forme actuelle — la « PayPal mafia ».
Ce terme fait référence à une série de personnes qui se sont rencontrées au sein de société de services financiers PayPal à la fin des années 1990, plusieurs années après le début de la bulle Internet. PayPal elle-même, qui a été rachetée par eBay en 2002, n’a pas permis à ces fondateurs d’atteindre le niveau de richesse nécessaire à la constitution d’une oligarchie.
Elon Musk, le plus connu d’entre eux — il avait également fondé l’ancêtre de PayPal appelé X.com — a reçu 176 millions de dollars de l’achat d’eBay — c’est-à-dire de l’argent de poche selon les standards actuels. Le gros de sa colossale fortune de 415 milliards de dollars provient des actions de la société de voitures électriques Tesla, dont il est devenu l’actionnaire majoritaire en 2004. Thiel, cofondateur de PayPal, a transformé une participation initiale de 500 000 dollars dans Facebook en plus d’un milliard de dollars, et a réalisé de nombreux autres investissements intelligents en plus de fonder la société d’analyse de données Palantir — qui emprunte son nom à l’univers du Seigneur des Anneaux, une de ses obsessions. David Sacks, un autre fondateur de PayPal, a créé le site web de généalogie geni.com et a réalisé de nombreux autres investissements très rentables dans le secteur technologique.
Thiel et Sacks sont les premiers idéologues du groupe — bien avant qu’Elon Musk ne décide de s’intéresser à la politique.
Brillant étudiant en philosophie à Stanford à la fin des années 1980, Thiel est traumatisé par la fin du primat de la « culture occidentale » dans son université, où des manifestants menés par Jesse Jackson scandent le slogan « la culture occidentale doit disparaître ». En 1987, il fonde la Stanford Review, qui se rattache à un groupe de publications étudiantes d’universités d’élite financées par des fondations conservatrices. Étudiant en droit au début des années 1990, Thiel rencontre Sacks, qui deviendra un contributeur de la revue. Tous deux publieront ensuite un ouvrage critiquant sévèrement le politiquement correct et le multiculturalisme, intitulé The Diversity Myth (Le mythe de la diversité) dans lequel ils qualifient notamment le mouvement de sensibilisation au viol de prétexte pour dénigrer les hommes ; ils s’excuseront par la suite sur ce point. Toujours est-il : leurs positions restent alors largement comprises à l’intérieur du cadre idéologique du conservatisme de l’ère Reagan.
Mais au fur et à mesure que David Sacks bâtissait sa fortune, son évolution politique s’est mise à refléter celle du parti républicain dans son ensemble. Il se définit désormais comme un « populiste » et un défenseur de la classe ouvrière et a financé de nombreux candidats qui reflètent ce changement au sein du parti. En 2024, il a soutenu Ron DeSantis avant de finalement accepter l’hégémonie de Trump. Depuis l’élection, il a loué Trump pour « sa campagne de fond basée sur des questions comme la frontière, l’inflation, la criminalité et la guerre. » Dans sa nouvelle administration, le président élu l’a nommé « tsar » pour les crypto-monnaies et l’intelligence artificielle.
De même, la politique de Thiel a pris un tour plus étrange et plus sinistre au fur et à mesure qu’il gagnait en richesse et en influence.
En 2009, il publie un article dans Cato Unbound, l’organe d’une puissante fondation libertarienne de Washington, que le Grand Continent avait traduit et abondamment commenté en 2019. Il y déclare notamment : « Je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles. » Passant en revue le siècle précédent de l’histoire américaine, il affirme que « les années 1920 ont été la dernière décennie de l’histoire américaine au cours de laquelle on pouvait être véritablement optimiste en matière de politique ». Mais l’expansion de l’État-providence et le droit de vote des femmes — oui, le droit de vote des femmes — auraient ensuite assuré le triomphe d’un « demos irréfléchi ». À l’époque, Thiel exhorte les libertariens à abandonner complètement la politique et à chercher leur salut dans la technologie : à travers Internet et les voyages dans l’espace. Il écrit encore : « Le destin de notre monde peut dépendre de l’effort d’une seule personne qui construit ou propage la machine de la liberté ».
Thiel est un intellectuel fantasque. Il mélange des idées tirées de la science-fiction libertarienne, de Tolkien, de René Girard et de Leo Strauss. Plus récemment, il s’est intéressé à l’Apocalypse, en s’inquiétant de la venue d’un Antéchrist laïque. Une récente chronique dans le Financial Times, traduite, contextualisée et commentée dans ces pages, donne une bonne idée de sa profonde excentricité. Thiel a également promu le travail d’un de ses protégés, le blogueur Curtis Yarvin, figure clef d’un mouvement réactionnaire auto-proclamé Dark Enlightenment (les « Lumières sombres »). Yarvin affirme que ce qu’il appelle la « cathédrale » — un vaste conglomérat de grands médias et d’universités — exercerait un contrôle totalitaire aux États-Unis par le biais de sa gestion de l’opinion publique. Un dictateur, ou un « monarque », serait la seule option pour la détruire.
Apprendre le pouvoir : le nouvel alignement trumpiste des ultra-riches américains
En 2016, Thiel décide qu’il est irresponsable de rester à l’écart de la politique et fait un don important à Donald Trump. Sidération pour le reste de la Silicon Valley. Mais il est rapidement désenchanté par le chaos de l’administration Trump et son incapacité à surmonter le « régime sénile de centre-gauche » de l’Amérique. Il désespère qu’un « grand homme » puisse encore émerger pour changer le monde. Le journaliste Barton Gellman écrit dans un profil qu’il consacre à Thiel en 2022 que la « critique libertarienne du gouvernement américain s’est transformée [chez Thiel] en une impulsion presque nihiliste de le démolir ». Mais dans le même temps, il ne ménage pas ses efforts et ses ressources pour promouvoir la carrière politique fulgurante d’un jeune avocat qu’il avait embauché en 2017 pour travailler dans sa société d’investissement : J. D. Vance. Lorsque Trump choisit Vance comme candidat à la vice-présidence, Thiel revient dans la partie : par l’intermédiaire de Vance, il est désormais en mesure d’exercer une réelle influence au sein de la nouvelle administration.
Thiel n’est pas le seul oligarque soutenant Trump à avoir des idées profondément étranges et antilibérales, issues de cette zone sombre de la culture où la science-fiction, le libertarianisme et un nietzschéisme vulgaire s’entrechoquent. Il y a aussi Marc Andreessen, développeur milliardaire du premier navigateur Internet commercial. L’année dernière, il a coécrit le « Manifeste techno-optimiste », qui professe une dévotion sans limite à la technologie comme solution à tous les problèmes de l’humanité en incluant un long passage du Dernier Homme de Nietzsche. Il s’attaque à des concepts tels que la « durabilité » et la « responsabilité sociale » qu’il associe au communisme, et déclare : « Notre ennemi est la tour d’ivoire ». Il comporte également une section intitulée « Devenir des surhommes technologiques » qui comprend les déclarations suivantes : « Nous croyons en la grandeur…. Nous croyons à l’ambition, à l’agressivité, à la persistance, à l’acharnement — à la force » (les italiques sont de lui). On rapporte qu’il aurait exprimé un mépris suprême pour les Américains ordinaires : « Je suis heureux qu’il y ait de l’OxyContin et des jeux vidéo pour que ces gens se tiennent tranquilles. » Il n’est donc pas surprenant qu’Andreessen ait été attiré par le candidat hyper-agressif qui croit par dessus tout en la force brute et veut « rendre à l’Amérique sa grandeur ». Depuis l’élection de Trump, il conseille l’équipe de transition et, avec plusieurs lieutenants de Musk, auditionne les candidats à des postes gouvernementaux de premier plan. Il est lui aussi au centre du cœur du dispositif.
De nombreux autres oligarques ont fait des dons considérables à Donald Trump et sont susceptibles d’avoir son oreille pour les quatre prochaines années.
Larry Ellison, le fondateur milliardaire d’Oracle, a assisté aux réunions de l’équipe de transition.
De même que Bill Ackman, le milliardaire qui finance des fonds spéculatifs et qui s’est radicalisé après les récentes manifestations d’étudiants anti-israéliens, en particulier à Harvard, son alma mater — c’est lui qui a contribué à diriger le mouvement qui a conduit à l’éviction de la présidente de l’université, Claudine Gay, qu’il a accusée de défendre les antisémites.
Il y a aussi Miriam Adelson, la veuve israélienne du magnat des casinos Sheldon Adelson, une fervente partisane de Netanyahou et de l’extrême droite israélienne.
Le milliardaire Nelson Peltz, roi des obligations à haut risque, a réuni quant à lui en février un grand nombre de personnalités du monde des affaires de tendance républicaine dans sa propriété de 334 millions de dollars en Floride pour les rallier à Trump — Musk était l’invité d’honneur de l’événement.
Le magnat de l’industrie pharmaceutique Patrick Soon-Shiong, propriétaire du Los Angeles Times, s’est également aligné sur Trump. À la fin de la campagne présidentielle, il a empêché son journal de soutenir Kamala Harris et, après l’élection, a promis de nommer un nouveau comité de rédaction qui serait « juste et équilibré » — une formule qui reprend, ce n’est pas un hasard, le slogan original de Fox News.
Quant à Jeff Bezos, l’une des fortunes de la génération précédente, il a désormais achevé de se rapprocher politiquement de Trump. Alors que d’énormes contrats fédéraux pour ses services de données pourraient être en jeu, il est intervenu pour bloquer le soutien que le Washington Post prévoyait d’apporter à Kamala Harris pendant l’élection. Après la victoire de Trump, Bezos a publié un message de félicitations sur X. Plus récemment, le Post a refusé d’imprimer une caricature montrant Bezos faisant une génuflexion devant Trump — conduisant à la démission du dessinateur.
Mark Zuckerberg a également salué l’élection de Trump, fait un don important au comité d’inauguration et mis fin à la vérification des faits sur Facebook, permettant ainsi aux propagandistes de droite de diffuser librement leurs mensonges.
La plupart de ces personnalités n’ont qu’un intérêt limité pour les théories les plus folles colportées par Thiel, Yarvin et Andreessen.
Ce qui les attire le plus, c’est le programme libertarien qu’elles sous-tendent, et qui comprend une possible élimination de l’impôt sur le revenu, une suppression totale des réglementations fédérales et une promotion des crypto-monnaies au détriment du dollar — tout cela dans le but ultime de les rendre encore plus riches. Ils n’apprécient guère qu’il puisse y avoir des différences entre une administration et une entreprise où des milliers de travailleurs peuvent être licenciés pour augmenter la valeur actionnariale. Ils pensent que l’éthique de la Silicon Valley devrait s’appliquer au public et au privé de la même manière — rendre la race humaine « multi-planétaire » les intéresse beaucoup moins.
Elon Musk : politisation et ascension du « coprésident »
Contrairement à Thiel et Sacks, Musk n’a pas un long passé de libertarien, ni même de conservateur. Pas plus tard qu’en 2015, il affirmait ne pas s’intéresser du tout à la politique et avoir voté principalement pour des candidats démocrates à l’élection présidentielle. Il a également souvent mis en garde contre les dangers du changement climatique en inventant et en développant la marque de voitures électriques la plus célèbre du monde, Tesla.
Mais à mesure que la fortune de cet homme extrêmement excentrique atteignait des dimensions colossales, ses ambitions messianiques prenaient de l’ampleur.
Par-dessus tout, Musk rêve de coloniser l’espace — en commençant par Mars — y voyant le seul moyen de garantir la survie de l’humanité. En 2001, il a fondé SpaceX, une entreprise qui cherche à réduire dans des proportions considérables le coût du transport de matériel en orbite terrestre. Une étape nécessaire pour les futurs efforts spatiaux. Musk a également promis de développer une nouvelle technologie de creusement de tunnels pour rendre possible un transport ferroviaire à grande vitesse radicalement nouveau. Il a aussi fondé une entreprise qui vise à connecter les cerveaux humains directement à Internet. Récemment, il est devenu un fervent nataliste, désespérant des faibles taux de natalité dans les pays développés et insistant sur la nécessité pour les personnes « superintelligentes » de se reproduire plus. Il a lui-même douze enfants de plusieurs femmes — dont trois nommés X Æ A-Xii, Exa Dark Sideræl et Techno Mechanicus.
Au seuil de nos années Vingt, trois événements ont profondément radicalisé Elon Musk.
Le premier est la pandémie de Covid-19 et les confinements qui ont suivi. En mars 2020, Musk écrit sur Twitter que « la panique du coronavirus est stupide ». Un mois plus tard, il qualifie de « fascistes » les restrictions imposées par la propagation rapide du virus. Dès le mois de mai, il annonce qu’il va rouvrir les lignes de production de Tesla en dépit des restrictions. En 2021, sous la pression du syndicat United Auto Workers — qui avait tenté, sans succès, de syndiquer les employés de Tesla — le président Biden refuse d’inviter Musk à une réunion de la Maison-Blanche sur les véhicules électriques. Il est furieux. Plus important encore, la même année, l’enfant transgenre que Musk a eu de sa première femme rompt toute relation avec son père et change officiellement de nom. Musk impute cet événement au « virus de l’esprit woke », qu’il qualifie de « l’une des plus grandes menaces pour la civilisation moderne ». Il est de plus en plus convaincu que les grands médias étouffent la liberté d’expression et permettent à ce « virus » de se propager. C’est cette conviction qui le pousse à acheter Twitter fin 2022, à le rebaptiser X en 2023, à l’ouvrir à toutes sortes de théories conspirationnistes d’extrême droite et à l’utiliser pour pousser la campagne de Donald Trump. En devenant un trumpiste fanatique, habitué de Mar-a-Lago, il a modifié au passage ses opinions antérieures sur le changement climatique. Pendant la transition présidentielle, il a assisté à de nombreuses réunions avec Trump, et même à des appels avec des dirigeants étrangers.
En plaisantant à moitié, on qualifie déjà de coprésident des États-Unis d’Amérique celui qui ne pourra jamais l’être — Musk n’est pas né sur le territoire américain.
Trump et le règne mondialisé des techno-césars
Pour autant, il est difficile de dire à ce stade quel degré exact d’influence les oligarques exerceront sur Donald Trump au cours de son second mandat.
Il a remporté l’élection en grande partie grâce à l’attrait qu’il a exercé sur les électeurs issus de la classe ouvrière et n’ayant pas fait d’études supérieures, dont les intérêts s’écartent à première vue de ceux des personnes les plus fortunées. Trump risque-t-il de perdre leur soutien ? On sait que le président élu se soucie avant tout de l’image de lui-même qu’il renvoie dans les médias, par ses cotes de popularité et la taille des foules qu’il rassemble. En tant qu’homme d’affaires, il a tendance à mesurer son succès à l’aune du marché boursier. En fin de compte, il est possible qu’il accorde plus d’attention au cours du Dow Jones et aux sondages Gallup qu’aux memes d’Elon Musk et aux prophéties de Peter Thiel — dont le vice-président J. D. Vance se fera le relais.
Les Républicains peuvent se plier aux oligarques en raison de l’argent qu’ils donnent à leurs campagnes mais rien n’indique pour l’instant que le techno-césarisme exerce un véritable attrait sur les responsables du parti. Malgré tous les gains financiers qu’il espère en tirer, Elon Musk pourrait ne pas avoir la patience ou l’humilité de jouer pendant longtemps aux courtisans dans le monde chaotique et impitoyable de Trump. Il a d’ailleurs déjà perdu une grande bataille lorsque le président élu a refusé de nommer son favori, Howard Lutnick, au poste de secrétaire d’État au Trésor. Par ailleurs, Musk et les autres oligarques n’ont guère de sympathie pour les dernières velléités impérialistes de Donald Trump : l’annexion du Canada et du Groenland. Malgré les projets de dérégulation à l’extrême de Trump, le gouvernement fédéral n’est pas une entreprise dont les employés peuvent être licenciés et les statuts réécrits selon les caprices d’un PDG — n’en déplaise à Curtis Yarvin. Après que d’éminentes figures du mouvement MAGA ont récemment attaqué Musk pour avoir défendu la pratique consistant à accorder un statut de visa préférentiel aux immigrés hautement qualifiés, il a rétropédalé.
L’économiste Branko Milanovic a résumé l’idéologie de Musk et des oligarques coalisés autour de Trump par le terme de « césarisme mondialisé ».
Selon lui, nombre d’entre eux ne sont pas vraiment attachés à un État-nation en particulier et croient plutôt à la suprématie d’une élite mondiale supranationale — il n’est pas surprenant que beaucoup soient de fervents adeptes des crypto-monnaies et espèrent même qu’elles supplanteront un jour le dollar. Ils exploitent cyniquement le nationalisme pour faire élire leurs candidats préférés et ne cherchent par ailleurs qu’à maintenir les classes inférieures dans la docilité avec du pain et du cirque. Pour eux, une invasion américaine du Groenland n’est pas à l’ordre du jour.
Pourtant, certains éléments des idées et des propositions politiques des oligarques semblent avoir un attrait étonnamment large, à la fois pour les classes ouvrières post-industrielles désenchantées et pleines de ressentiment, et pour les jeunes hommes mécontents qui ont voté pour Trump dans des proportions étonnamment importantes.
L’idée de s’attaquer au « système » et de démanteler une grande partie du gouvernement fédéral ne semble pas si terrible pour de nombreuses personnes vivant dans des communautés ravagées par le fentanyl, incapables de s’offrir un logement décent et payant des prix astronomiques pour les produits alimentaires. Tirant leurs informations politiques principalement des réseaux sociaux, des podcasts de l’alt-right et des chaînes de télévision et de radio privées très partisanes, comme Fox News, ils considèrent que le « système » est truqué contre eux, dominé par des démocrates incapables qui se soucient davantage des migrants et des transgenres que des Américains ordinaires et patriotes. Cet ensemble de croyances est résumé dans la publicité télévisée la plus réussie de la campagne de Trump : « Kamala est pour they/them, le président Trump est pour vous ».
Ces sources d’information omettent singulièrement de noter qu’une disruption massive du gouvernement fédéral menacerait les bons d’alimentation, les allocations d’invalidité, la sécurité sociale et l’assurance-maladie dont dépendent encore tant de ces électeurs. En 2010, sur les pancartes brandies par les manifestants contre l’Affordable Care Act on lisait : « Gardez vos mains gouvernementales hors de mon assurance-maladie ».
Quant au « techno-optimisme » des nietzschéens du dimanche, il a trouvé un public enthousiaste parmi les jeunes hommes américains, souvent détenteurs de cryptos, qui se regroupe aujourd’hui sous le terme de « tech bros ».
Fans du podcasteur Joe Rogan et du « philosophe » d’extrême droite en ligne connu sous le nom de « Bronze Age Pervert », ils glorifient le culturisme, les sports extrêmes comme le MMA, les régimes alimentaires « paléolithiques » — à base, notamment, de foie de bœuf cru —, les suppléments de santé douteux et le survivalisme. Leur culture est homoérotique, profondément misogyne — ils incitent les femmes à rester au foyer et à adopter un mode de vie « traditionnel » — et contaminée par toutes sortes de théories du complot. Une partie de leur imaginaire est centré sur une représentation fantasmée de la Rome antique — façon « Ceasar’s Palace » de Las Vegas. Une esthétique qui culmine dans leur utilisation hasardeuse des capitales romaines avec le slogan « RETVRN ». Il va sans dire qu’ils seraient enthousiastes à l’idée de voir émerger un César américain — ils devront se contenter de Caligula. Il est difficile d’évaluer l’ampleur du phénomène, mais Joe Rogan, le podcasteur le plus important aux États-Unis actuellement, compte 14,5 millions d’abonnés sur Spotify.
Même si ce soutien populaire s’avérait éphémère, Musk, Thiel et leurs disciples ont d’ores et déjà introduit dans les plus hautes sphères du gouvernement américain des idées radicalement antidémocratiques — dont certaines sont en totale contradiction avec ce qui fonde la société américaine.
Le fait même que leur idéologie ait acquis un début de crédibilité dans les principaux cercles républicains — et dans une partie du grand public — devrait nous alarmer. Une crise grave, que le style de gouvernance ignorant et obstiné de Trump ne rend que trop probable, pourrait leur donner une importance nouvelle — au point de franchir le pas. Pour l’instant, aucun techno-césar ne se tient près des rives d’un Rubicon américain. Mais dans quelques années, qui sait ? L’argent décide tout — et les oligarques américains en ont bien davantage que Crésus lui-même n’en aurait rêvé.