Points clefs
  • La guerre n’est pas tant un centre d’intérêt, pour la majorité des Russes, qu’une sorte de bruit de fond ou la trame d’une réalité nouvelle avec laquelle il convient d’apprendre à vivre au quotidien.
  • Si un « nationalisme ordinaire » est diffus chez les personnes interrogées, l’idée d’extension des frontières promue par le Kremlin ne semble susciter aucun attrait — les chercheuses notant un rejet quasi-systématique des objectifs impérialistes de Moscou : si la langue patriotique est parfaitement incorporée, la langue impériale, elle, ne l’est pas.
  • Dans le pays, le surgissement de la guerre n’a pas modifié les rapports structurels de la société à l’État : les Russes considèrent toujours que l’État et la société existent sur deux plans séparés.
  • Contrairement à l’image que tâche de propager le régime, on observe des marques d’incompréhension, voire un rejet net de la guerre en Ukraine — sans pour autant que ces critiques ne se transforment en opposition politique.
  • La résignation devant des réalités imposées d’en haut, le maintien d’une cloison étanche entre le pouvoir et la société et l’incapacité à convertir un désaccord en résistance politique sont autant de signaux qui caractérisent un seul et même phénomène qui n’a rien de spécifiquement russe : une profonde dépolitisation.

Comment les Russes ordinaires vivent-ils et jugent-ils la guerre  ? L’image que s’en fait l’Occident est celle d’une masse amorphe, abreuvée aux discours militaristes que déversent les hérauts du Kremlin sur le plateau de Vladimir Soloviev et, surtout, nostalgique de l’Empire, tsariste ou soviétique. Cette vue spontanée ne permet en aucun cas de rendre compte des contrastes que présente la vie politique et sociale de la Russie contemporaine — pas davantage d’ailleurs que son miroir inversé, qui fantasmerait une majorité silencieuse opposée à Vladimir Poutine et à sa politique, écrasée par une répression tentaculaire et n’attendant que la mort du dictateur pour se soulever et remettre le pays sur la voie de la démocratie libérale.

Aucune de ces réalités caricaturales ne ressort de l’enquête de terrain menée par les équipes du Laboratoire de sociologie publique — fondé en 2011 dans le contexte des mobilisations qui contestaient les résultats des élections législatives russes. 

Ces derniers mois, trois chercheuses du laboratoire se sont rendues dans l’oblast de Sverdlovsk, la République de Bouriatie et le territoire de Krasnodar pour étudier auprès des Russes ordinaires leurs perceptions de la guerre en cours. Plutôt que de chercher à obtenir par des sondages des réponses à des questions que les gens ne se posent pas, ces chercheuses ont assisté et participé à des conversations spontanées entre locaux, en tâchant de ne s’y immiscer que de manière marginale. Il en est ressorti trois carnets ethnographiques de 250 pages chacun. Les principaux résultats de cette enquête qualitative sur le quotidien de la guerre dans la Russie contemporaine ont été présentés à la plateforme Reforum, dans l’entretien que nous traduisons ci-dessous, par le sociologue Oleg Zhuravlev, membre du Center on Social Movement Studies (Cosmos) de la Scuola normale superiore de Pise. 

Avez-vous été surpris par les résultats de cette étude  ?

J’ai été particulièrement frappé de découvrir à quel point la population russe était en train de repenser sa relation à son propre pays. D’un côté, il semblerait que l’on assiste à un renforcement de l’identité nationale — tous sont prêts à déclarer  : « Je suis une Russe », « Je suis un Russe ». Pourtant, et en dépit de l’essor de ce « nationalisme ordinaire » 1, l’idée impériale ne suscite aucun attrait. Le nationalisme, tel que l’entend le Kremlin, est précisément de nature impériale  : les Russes formeraient une seule terre et un seul peuple avec l’Ukraine, laquelle n’aurait pas de véritable État. La population russe, pour sa part, affirme bien plutôt  : « À quoi bon ces nouveaux territoires  ? Que nous valent les Républiques Populaires de Donetsk ou Lougansk  ? Il aurait mieux valu que Poutine ne se mêle pas de tout cela et se concentre sur le développement de la Russie elle-même. Pourquoi gaspillons-nous des sommes folles pour Marioupol au lieu de les consacrer à la Russie  ? ». Nos chercheuses ont noté une opposition constante aux objectifs impérialistes du Kremlin et de la Russie, sachant que la Russie que les gens avaient à l’esprit dans ces entretiens était toujours celle circonscrite par les frontières de 1991 — plus ou moins la Crimée, selon les cas. Les personnes interviewées pouvaient tout à fait répéter des slogans à la mode sur « nos territoires », puis se reprendre soudainement en demandant  : « Pourquoi aurait-on besoin de tout ça  ? On vivait normalement en Russie sans ces territoires ». En somme, si la langue patriotique est parfaitement incorporée, la langue impériale, elle, ne l’est pas.

En dépit de l’essor d’un « nationalisme ordinaire », l’idée impériale ne suscite aucun attrait. Si la langue patriotique est parfaitement incorporée, la langue impériale, elle, ne l’est pas.

Oleg Zhuravlev

Il était tout aussi frappant pour moi de voir à quel point la guerre se trouve refoulée aux marges du champ d’attention, au moment même où elle connaît un processus de normalisation  : elle passe à l’arrière-plan tout en devenant un pan essentiel de l’existence.

Enfin, il était fondamental de noter que les Russes, et jusqu’à ceux qui se considèrent comme ses partisans, se montrent critiques envers la guerre, dans toutes ses dimensions. 

En deux ans et demi de guerre, la population a acquis un certain savoir personnel sur la guerre, lequel peut être opposé ou confronté à ce que montre la télévision. Tout le monde a une connaissance — ou une connaissance de connaissance — qui est partie au front et en est revenue. Dans les petites villes, on ne compte pas les avis de décès placardés sur les murs. Ce savoir personnel sert de base à la critique. On ne peut pas dire qu’elle suffirait, à elle seule, à transformer les gens en militants anti-guerre — mais les perspectives critiques s’accumulent et pourraient, à l’avenir, avoir leur importance.

Au moment même où la guerre connaît un processus de normalisation, elle passe à l’arrière-plan tout en devenant un pan essentiel de l’existence.

Oleg Zhuravlev

Quelle tâche doit se fixer aujourd’hui la sociologie qui étudie la Russie  ?

La société tout entière commence une nouvelle existence collective qu’il est crucial de chercher à saisir dans ses diverses dimensions.

La sociologie doit répondre aux changements de la société, comme elle le faisait déjà au tournant des XIXe et XXe siècles 2. Nous assistons à des transformations de fond, qui touchent d’abord la nature même du régime politique. De technocratique, ce régime est devenu contre-révolutionnaire. Nous n’avons plus affaire à de simples « escrocs et voleurs » 3, mais plutôt à un groupe soudé et idéologiquement armé. Nous savons qu’il a existé par le passé des régimes technocratiques qui, en réponse à une menace réelle ou imaginaire, ont eu tendance à se rigidifier, enclenchant ainsi un tournant contre-révolutionnaire. On assiste dans la Russie d’aujourd’hui à un virage de la politique néolibérale vers le keynésianisme de guerre  ; or le régime tel qu’il existait précédemment, disons il y a quinze ans, n’aurait pas été capable d’effectuer un tel virage. Il faut donc étudier la Russie, surtout dans les moments de ce type, mais dans une perspective comparée et non comme un phénomène indépendant.

On perçoit clairement les changements en cours au niveau du régime, mais qu’en est-il au niveau de la population et de son rapport au pouvoir  ? 

En Russie, la société et l’État vivent dans deux univers séparés. En déclenchant la guerre, Poutine ne s’est pas placé à la tête de la société, il n’a pas réduit le fossé qui la sépare de l’État  ; il a plutôt modifié les paramètres de base de l’état de paix et de l’état de guerre. Dans ces nouvelles conditions la société a commencé à ressentir différemment son rapport au régime politique. Vladimir Poutine est dès lors perçu comme le seul acteur capable de mettre un terme à la guerre. Il a lui-même créé, et pour des raisons obscures, une situation critique. Pourtant, aux yeux de la population, il s’efforcerait en ce moment même de la résoudre.

La guerre a généré une nouvelle réalité au front comme à l’arrière. Pour les populations, la vie a changé de visage, et elles traversent ces changements ensemble, collectivement. On ne peut pas encore parler de « solidarité », mais disons qu’il y a une existence partagée au cœur d’une même épreuve, sur fond d’un désir commun  : que ce malheur prenne fin. En résumé  : « Nous sommes différents, nous ne nous connaissons pas, mais nous subissons les mêmes maux  : les avis de décès, l’inflation, l’instabilité et l’anxiété permanentes, l’intensification de la propagande dans les écoles que fréquentent nos enfants ». En l’absence de cadre idéologique clair, le collectif dépasse l’idéologie et rassemble les gens — tout en les séparant, malheureusement, des morts.

On finit par se résigner à la guerre, tout en y cherchant quelque forme de rationalité, sans joie ni fierté, plutôt dans un sentiment de malheur partagé qui demande un travail sur soi.

Oleg Zhuravlev

Personne ne s’extasie devant la guerre. Personne ne comprend pourquoi le gouvernement l’a entreprise, à quelles fins, pour quelles raisons, ni même ce que pourrait signifier une victoire russe. Aussi, on finit par se résigner à la guerre, tout en y cherchant quelque forme de rationalité, sans joie ni fierté, plutôt dans un sentiment de malheur partagé qui demande un travail sur soi. On ignore encore où tout cela nous mènera.

Les causes d’insatisfaction sont nombreuses : aussi, maints aspects de la politique intérieure tombent sous le coup de la critique, et cette critique, en retour, unit les populations. On voit même poindre des aspirations à la démocratie multipartite, non pas par adhésion à tel ou tel programme, mais parce que, estime-t-on, plus il y aura de partis, plus il y aura de chances que les problèmes d’en bas soient entendus dans les sphères du pouvoir. Il n’est pas jusqu’aux soutiens explicites de Poutine et/ou de sa politique militariste (par exemple les bénévoles pro-guerre) qui ne manifestent un désir de changement. Tout le monde désire du changement, même s’il inspire aussi de la crainte à certains, qui ne sont pas prêts, ici et maintenant, à se battre pour ces transformations. Toute la question consiste à savoir quel type de changement visent ces aspirations.

Un homme passe derrière une exposition d’affiches militaires intitulée «  Nous apportons la paix  » consacrée à «  l’opération militaire spéciale  » en Ukraine. Saint-Pétersbourg, Russie, 5 avril 2024. © AP Photo/Dmitri Lovetsky

Enfin, il est tout aussi important de chercher à savoir qui bénéficie et qui pâtit de ces nouvelles réalités, en quoi ces catégories se distinguent et quelle est la probabilité qu’éclatent des tensions entre elles. Jusqu’à présent, on a assisté à une polarisation de l’opinion à propos de « l’opération militaire spéciale », mais sans antagonisme sociopolitique, selon la logique  : « Si quelqu’un est pour et quelqu’un d’autre est contre, ce n’est pas une raison pour s’entretuer ». Tant que dure la guerre, les gens demandent la paix et la stabilité, mais dès la fin du conflit surgira la question  : quelle stabilité, au juste  ? Même ceux qui, aujourd’hui, profitent de ce nouvel état des choses auront des interrogations. L’État saura-t-il affronter les questions sensibles des invalides de guerre, des compensations aux familles, de toutes les autres formes d’aide  ? Plus encore  : saura-t-il réintégrer et réadapter à la vie civile les militaires, les vétérans de « l’opération spéciale »  ? Tout cela aura une influence sur les relations à venir entre la société et l’État. Quelle sera la nature de cette relation, la question reste ouverte.

On a assisté à une polarisation de l’opinion à propos de « l’opération militaire spéciale », mais sans antagonisme sociopolitique.

Oleg Zhuravlev

En quoi votre méthode de travail se distingue-t-elle, par exemple, de celles employées par le Centre Levada ou Khroniki, des méthodes classiques des sondages d’opinion  ?

Nous n’avons rien contre les sondages et comparons régulièrement nos données à celles de Khroniki 4. Mais les sondages ont pour fonction de mesurer l’opinion  ; or les gens peuvent tout à fait ne pas s’être formulé d’opinion, notamment sur la question de la guerre.

Au cours des deux premières phases de notre recherche, nous avons enquêté au moyen d’entretiens approfondis. Mais même dans ces entretiens, il arrive que l’on mette les enquêtés dans une situation où ils se sentent obligés de trouver quelque chose d’intelligent à dire sur la guerre. Aussi, pour la troisième vague d’enquête, nos chercheuses se sont rendues sur le terrain et ont simplement observé comment les gens discutaient de la guerre entre eux. Elles intervenaient parfois pour réajuster les paramètres de la communication et mieux comprendre à quel moment la critique de la guerre basculait vers sa justification — ou l’inverse. Il ne s’agissait donc pas d’une de ces situations artificielles dans lesquelles on force les enquêtés à formuler une opinion. La spécificité de notre approche tient à ce que nous ne mesurons pas des « opinions » — puisque les gens n’en ont pas nécessairement — mais que nous observons plutôt leurs perceptions et leurs interprétations de la guerre et des nouvelles réalités politiques.

La sociologie peut-elle aider à combattre les idées reçues  ? 

C’est le cas de notre recherche. Souvenez-vous : au début de la guerre circulait cette idée que, si les sondages montraient un fort soutien à « l’opération militaire spéciale », cela signifiait que les populations étaient alignées sur les vues du Kremlin. Or dès la première phase de notre recherche, nous avons montré que les gens ne partageaient ni les valeurs, ni les intérêts du pouvoir. Ils disaient bien plutôt, en substance  : « Le Kremlin a sa propre manière de voir, et moi j’ai la mienne. Sans doute, je soutiens la guerre, mais ça ne veut pas dire que je suis quelqu’un comme eux, là, en haut. Ils doivent bien avoir des informations secrètes sur les origines de la guerre, ils ne l’auraient pas déclenchée simplement comme ça. Qu’ils s’occupent de géopolitique et de guerre  ; moi je m’occupe de ma propre vie. Il est sans doute important de vaincre l’Ukraine, puisque nous sommes en guerre contre eux, mais personnellement je n’ai aucun besoin de ces territoires. Et d’ailleurs, maintenant qu’on en parle, c’est un jeu très risqué. On a mis le pays en danger et pour quoi faire  ? Pour des territoires  ? Mais nous en avons déjà, des territoires  ! ». Il faut bien comprendre que les Russes aussi vivent dans un monde d’États-nations, comme les Ukrainiens, les Allemands, les Français  ; ils ne vivent pas dans un espace impérial dont les frontières seraient mouvantes.

Au cours de la deuxième phase de collecte de données, nous avons vu de plus en plus de personnes désapprouver la guerre — sans convertir ce désaccord en position anti-guerre — affirmer que, toute indésirable qu’elle soit, elle n’en était pas moins « inévitable ». C’est sans doute d’abord dans la presse qu’ils ont rencontré cette expression, mais ils ont fini par l’investir de leur propre sens, toujours dans la perspective de s’adapter aux changements en cours. 

Les Russes vivent dans un monde d’États-nations, comme les Ukrainiens, les Allemands, les Français  ; ils ne vivent pas dans un espace impérial dont les frontières seraient mouvantes.

Oleg Zhuravlev

Les gens lisent des livres, regardent des émissions historiques, discutent beaucoup entre eux. Beaucoup font la guerre pour l’argent — on parle ici de sommes qu’ils n’avaient jamais vues auparavant. Mais on rencontre cependant dans les communautés et les localités pauvres du pays des femmes qui, dans une discussion sur la guerre, affirment clairement  : « Je n’enverrai jamais mon mari là-bas, à aucun prix ». Beaucoup de choses peuvent découler de cette conviction morale que la vie a plus de prix que l’argent — à commencer par des points de vue critiques sur la guerre.

En Bouriatie, nous avons discuté avec des femmes qui confectionnaient des filets de camouflage et étudié la manière dont elles géraient leur peine et leurs angoisses. Tant qu’elles sont au travail, elles n’ont pas le temps de pleurer. Pendant ce temps, elles développent ce qu’on appelle un patriotisme performatif, un sentiment d’appartenance à quelque chose de grand, l’idée qu’elles font de leurs propres mains quelque chose d’important pour la société. Ce ne sont pas des Bouriates combattantes, mais ce ne sont pas non plus des militantes décoloniales qui rêveraient de sortir de la Fédération de Russie. 

Il est donc nécessaire de promouvoir une vision nuancée de la Russie et des Russes, en dialogue avec ceux qui prennent les décisions. 

Kirill Medvedev, dans un essai sur votre recherche, écrit qu’il est fondamental que l’opposition émette des propositions qui ne suscitent pas de rejet de la part des populations. Peut-on s’appuyer sur ce que les gens apprécient ou rejettent pour élaborer un programme politique  ?

Bien sûr. Par exemple, nous avons rédigé avec Kirill Medvedev un article pour Kholod sur les valeurs familiales. Nous y expliquions que si Poutine était attaché aux valeurs familiales, quelqu’un comme Navalny l’était aussi. Cependant, pour le Kremlin, les valeurs familiales ne sont pas tant un programme politique tangible qu’un principe de dépolitisation  : « Nous avons accaparé vos richesses, nous vous avons privés de tout droit à la participation politique, mais nous vous avons laissé de petites joies  ; donc aimez-vous les uns les autres, faites des enfants et apprenez à apprécier ce que vous avez ». Les citoyennes et citoyens se retrouvent acculés au territoire de la famille  : voilà ce que sont les valeurs familiales dans le discours du Kremlin. C’est exactement ce que l’on observe dans la série Parole de garçon [Slovo pacana]  : tout le monde est mauvais, il n’y a pas de bons personnages, ni chez les flics ni chez les voyous, qui passent leur temps à se mentir et à se trahir  ; les seuls moments qui allument une lueur d’espoir sont ceux où l’on montre de l’amour à l’écran. Ici réside l’effet de la propagande : « Au cœur de la catastrophe, accroche-toi à l’amour et à la famille, apprends à apprécier ce que tu as ». Effectivement, pour les Russes, la famille est infiniment précieuse. Ils croient en elle, en l’amour et en l’amitié — alors qu’en revanche ils ne croient pas vraiment aux idéologies. C’est pourquoi l’opposition doit proposer son propre programme de soutien à la famille qui soit autre chose qu’un élément politique résiduel.

Par ailleurs, il y a quelques années, nous avons publié, toujours avec Kirill Medvedev, un « manifeste pour un patriotisme de gauche progressiste ». Nous y écrivions qu’en l’absence d’une idéologie commune, soudée autour d’un patriotisme critique et contestataire, susceptible de rassembler l’activisme local, le mouvement de Navalny, Šies, Khabarovsk et d’autres, l’État pourrait aisément, le moment venu, monopoliser l’idée même de patriotisme 5. C’est précisément ce qui s’est produit. L’opposition devrait proposer un ordre du jour alternatif de patriotisme progressiste, s’appuyant notamment sur notre héritage historique. Dans les débats télévisés, le Kremlin et ses porte-paroles ont longtemps renvoyé dos à dos libéraux et staliniens, alors qu’au lieu de cela nous aurions pu construire une histoire partagée de la Russie, insistant tout particulièrement sur les moments de progrès. En ces temps de montée en puissance de l’identité nationale, il y a, comme l’a montré notre recherche, un réel besoin de vie nationale et de patriotisme non-militariste.

L’opposition devrait proposer un ordre du jour alternatif de patriotisme progressiste, s’appuyant notamment sur notre héritage historique.

Oleg Zhuravlev

Quel est l’effet, pour une société, pour les populations, de cette impossibilité de se projeter dans l’avenir  ?

Cela génère un sentiment croissant d’impuissance. Le fait de vivre dans l’immédiat appauvrit la vie collective. C’est pourquoi la politique ne doit pas se résumer à un combat autour de tel ou tel problème ou à une grande fête sur la Bolotnaïa 6. La politique doit être une lutte pour l’avenir, un avenir qui doit non seulement être imaginé, mais surtout pensé comme quelque chose de maîtrisable, sur lequel nous pouvons nous-mêmes avoir de l’influence.

Sur quoi pourrait se fonder un programme d’avenir cohérent  ?

Au Laboratoire de sociologie publique, nous menons justement nos recherches dans l’idée de tracer un programme d’avenir. Nous ne pouvons pas manquer d’observer que des tendances sociales cruciales sont en train de se constituer, qu’elles vont se développer et pourront se changer en tendances politiques. Il faut saisir au vol ces mutations en cours. Nous savons ainsi que, lorsqu’ils sont confrontés à l’alternative entre impérialisme et vie nationale, les Russes privilégient la vie nationale. Il est donc essentiel de réfléchir à l’avenir de cette vie nationale, à ce que pourrait être l’avenir politique.

Sans essayer d’imposer d’en haut le bonheur universel…

Bien sûr. D’autant plus que c’est un scénario qui s’est déjà produit dans les années 1990 7. Aujourd’hui encore, on peut à tout moment entrer au Kremlin avec des tanks, instituer un « bon régime » et le défendre à tout prix contre ceux qui ne sont pas d’accord — mais il est clair que ce serait un nouvel échec.

Sources
  1. Cette notion vient de l’ouvrage de Michael Billig, Banal Nationalism, paru en 1995. Elle désigne la manière dont une myriade de pratiques, de croyances, de réflexes, d’expressions du quotidien vient continûment renforcer le sentiment intime et naturel d’appartenance à une entité nationale.
  2. La sociologie s’est bien instituée en tant que savoir universitaire, dans les dernières décennies du XIXe siècle, en réponse et en vue de résoudre les principaux défis des sociétés européennes d’alors, à commencer par la question sociale. Émile Durkheim écrivait à ce propos, en 1893, dans De la division du travail social  : « Nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif. Si nous séparons avec soin les problèmes théoriques des problèmes pratiques, ce n’est pas pour négliger ces derniers  : c’est, au contraire, pour nous mettre en état de les mieux résoudre ».
  3. L’appellation « žuliki i vory » a été employée au début des années 2010, notamment par les partisans d’Alexeï Navalny pour désigner l’élite poutino-medvedevienne, à commencer par le parti Russie Unie (« Partija žulikov i vorov », Parti des escrocs et des voleurs).
  4. Le Centre analytique Levada est une ONG russe spécialisée dans les sondages  ; le projet Khroniki est un groupe d’experts, sociologues et journalistes indépendants qui étudie en priorité la perception de la guerre par la population russe
  5. De 2018 à 2020, un projet de construction d’un site de stockage de déchets ménagers et industriels à Šies, dans la région d’Arkhangelsk, a donné lieu à d’importantes mobilisations, notamment environnementalistes. Les manifestations du kraj de Khabarovsk en 2020 étaient, pour leur part, liées à des enjeux de démocratie et de représentation des intérêts locaux (en l’occurrence, de l’Extrême-Orient russe) face au pouvoir central.
  6. L’auteur désigne ici la Place Bolotnaïa de Moscou, lieu de prédilection des manifestations de masse de 2011-2012 qui contestaient la réélection de Vladimir Poutine.
  7. Ce paragraphe fait référence à la « crise constitutionnelle russe » de 1993, au cours de laquelle Boris Eltsine a fait pilonner le Parlement par des tanks.