Comment un homme que l’ancien chef d’état-major des armées des États-Unis, le général Mark Milley, décrit comme « l’homme le plus dangereux qui soit pour son pays, fasciste jusqu’à la moëlle (to the core) », est-il à nouveau aux portes du pouvoir de la démocratie la plus puissante du monde ? Pourquoi Trump fait-il quotidiennement des déclarations qui auraient éliminé n’importe lequel de ses prédécesseurs dans la course à la présidence, sans que son électorat en paraisse affecté ? Pourquoi cette immunité s’étend-t-elle à ses affaires judiciaires, à ses condamnations pénales notamment, et à l’émeute factieuse du 6 janvier 2021 ? Quelle est la part de la résurgence des vieux démons de la politique américaine et celle de la nouveauté radicale dans son discours, et l’écho qu’il reçoit ? Comment un homme étranger au système politique conventionnel, unanimement méprisé en son sein, est-il rapidement parvenu à régner sans partage sur l’une des deux grandes formations politiques américaines ?

Trump échappe toujours par quelque côté aux analyses organisées, qu’elles s’inscrivent dans l’étude de la science politique, dans celle des médias numériques de masse, dans celle des rapports de force économiques ou des flux migratoires aux États-Unis, dans celle de sa psychologie et de son histoire familiale. Il était tentant d’essayer d’éclairer autrement, par un abécédaire exclusivement nourri de sources publiques, un homme qui se cache en pleine lumière.

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A


Ass hole

L’acteur hollywoodien Dennis Quaid, sur CNN le 29 mai 2024, explique pourquoi il votera Trump : « People might call him an ass hole… But he’s my ass hole »

Le mystère est là. Dans le possessif. 

Depuis le départ de George W. Bush qui les a laissés, en 2008, exsangues et à rebours de leurs fondamentaux, du fait de l’explosion des dépenses publiques entraînée par les guerres extérieures, les hiérarques républicains cherchent un langage et des relais pour communiquer avec cette base radicale qui les déroute. Quelque chose d’insaisissable s’est joué, crescendo, pendant les années Obama, de 2008 à 2016 : une alchimie longtemps ignorée par l’establishment républicain, entre Donald Trump et ces petits blancs déclassés qui ne veulent pas, à l’exemple des républicains conquérants de l’ère Reagan, que les États-Unis ouvrent des voies d’avenir, mais seulement qu’ils redeviennent comme avant. Retrouver cet âge d’or fantasmé que les immigrants latinos leur volent, que la Chine leur arrache avec leurs emplois, que les musulmans menacent, que les « woke » pervertissent, que les environnementalistes contrarient, que l’étatisme des démocrates étouffe à petit feu. 

Lors de la campagne des primaires républicaines qui précède l’élection présidentielle de 2016, Donald capte soudain cette rancœur victimaire avec un magnétisme qui affole tous les indicateurs de popularité, d’audience et de suivi sur les réseaux sociaux. Non que le programme des extrémistes soit vraiment devenu le sien. L’interdiction fédérale de l’avortement, la bigoterie identitaire, ce n’est pas vraiment lui. De sorte que si sa soudaine ascension donne des cauchemars à l’appareil du parti, elle n’emporte pas pour autant l’adhésion des innombrables organisations et lobbys activistes qui montent la garde à sa droite. Ted Cruz, sénateur du Texas, est leur homme, le candidat quasi-officiel des évangéliques et du Tea Party.

Mais Donald, mystérieusement, parle mieux à l’inconscient de cette mouvance : il n’a même pas besoin de faire du « basisme » pour plaire à la base. En enveloppant chaque sujet ou presque dans un récit victimaire, en transformant la scène politique en show de télé-réalité dont il est le maître de cérémonie imprévisible, en attaquant sous la ceinture les cibles qu’il se choisit et en tenant des propos violents, xénophobes, misogynes, en apostrophant n’importe qui, n’importe quand, il suscite la réprobation ou le scepticisme des media et des élites politiques. Et par-là même, parle à l’oreille de tous ceux qui ressassent l’idée que ces élites les ont oubliés, ou sacrifiés. En prêchant le rejet de Washington, ce « marécage » qu’il faut « vider », comme il ne cesse de le dire, Trump trouve chez eux un écho viscéral. 

Au sens de la physique des ondes, on dirait qu’il est entré en résonance avec la fréquence propre de cette partie de l’électorat républicain qui, sous la bannière d’un retour aux sources de la Constitution des États-Unis et des libertés individuelles, exprime en réalité le désir des blancs déclassés de restaurer un âge d’or. Dans les Trump stores, boutiques de gadgets et de fétiches exclusivement dédiées à la gloire de Donald, se vendent des « white privilege cards », fabriquées sur le modèle des cartes de crédit. Leur nom parle de lui-même. 

« People might call him an ass hole… But he’s my ass hole » clame Dennis Quaid. Dans cette adoption paradoxale réside le mystère. 

Dans ce besoin instinctif, animal, de prendre sa revanche à rebours du bon sens, de déchirer l’écheveau des injonctions raisonnables dans lesquelles on se sent enfermé depuis si longtemps ; d’exister enfin par la peur qu’on inspire aux bien-pensants et de faire un doigt d’honneur à l’élite invisible, fantasmée, qui colonise les esprits. De consommer à nouveau sans entrave, d’émettre librement tout le carbone qu’on veut avec la radio à fond sur la route. De s’armer jusqu’aux dents sans raison, puis d’inventer ces raisons.

D’extérioriser son malaise avec des millions d’autres dans un grand incendie de ferveur. De se ressourcer dans la horde en encensant un type qui tétanise les élites. Besoin de mettre Dieu à toutes les sauces, de l’invoquer à tout propos, de prier à pleine voix et de haïr sans honte. De haïr les noirs, les jaunes, les juifs, les transsexuels, les immigrants, les arabes, les pays étrangers qui profitent des États-Unis. 

De former ensemble un ouragan qui tord le bras aux pouvoirs établis, en décidant que le faux devient le vrai et que désormais, c’est comme ça. Quel bon tour de passe-passe joué à la démocratie : la désavouer en son nom, grâce à la liberté qu’elle donne à chacun de le faire. 

Dans cette tension, Donald leur fait sentir qu’il est avec eux.

My ass hole…

B


Berlusconi

Nous sommes au milieu des années 1970. Au moment où Donald part à l’assaut de Manhattan, un autre promoteur immobilier, jeune et ambitieux, se lance en Italie dans un projet gigantesque qu’il couvre, lui aussi, de superlatifs. Il vise rien moins, déclare-t-il, l’air appliqué et encore modeste, qu’à contribuer à résoudre la crise du logement dans une des capitales économiques de l’Europe : Milan. Le projet porte un nom : Milano II, Milano Due

Même goût des annonces énormes, même absence de scrupules, même conviction que la politique et l’« entertainment » — un mot que divertissement traduit mal : on y perd l’idée d’une énergie en marche — ne font qu’un. 

Donald avant Donald  ? 

Oui, mais tellement plus doué… Le jeune Silvio Berlusconi brûle les étapes d’une mutation que Donald mettra trente ans à accomplir, sans y parvenir tout à fait. Car en 1976, une décision de la Cour Constitutionnelle italienne a mis fin au monopole de la télévision publique. Et Berlusconi a une idée de génie : les habitants de sa cité radieuse aux portes de Milan vont avoir une télé. Leur télé. Fini les vieux programmes de la RAI, avec ses émissions d’alphabétisation, ses feuilletons inspirés des classiques de la littérature, cette ambition éducative qui fait, selon ceux qui la servent, l’honneur du service public, mais qui ronronne, selon Silvio et ceux auxquels ses antennes donneront bientôt la parole, dans une routine ampoulée, compassée, dépassée. 

Locale, sa télé ne le restera pas longtemps. On n’a le droit de faire que des télés privées régionales ? Qu’importe : Silvio trouve la martingale, on préfabriquera des programmes déjà bourrés de pub, on les mettra en boîte, sur des cassettes qu’on enverra la nuit aux quatre coins du pays, dans des camionnettes, puis on les diffusera simultanément. De cette simultanéïté naîtront, de facto, des télés nationales. Du point de vue des auditeurs, cette mosaïque bricolée proposera les mêmes images, au même moment, parlera d’une seule voix, deviendra un seul écran, une seule antenne. Et on en fera trois, autant que la RAI.

Cette révolte contre l’ennui, il l’orchestre, la met dans la bouche de gens ordinaires choisis pour ressembler à des gens ordinaires, qui viennent dire sur son antenne que la RAI les emmerde. 

Partie de rien, sa télé assemble les premiers ingrédients du cocktail magique : entrer dans le quotidien trivial des gens, le montrer au plus près, sans vergogne, sans ironie, sans pudeur, sans tabou  ; cultiver une bonne humeur de commande dans une ambiance de fête permanente, sous une pluie de paillettes  ; ouvrir, à jet continu, les vannes de la blague lourde et du clin d’œil égrillard, en invitant ceux des humoristes que les fonctionnaires de la RAI jugent vulgaires et indésirables  ; inonder les plateaux de pin-up court vêtues, de moins en moins vêtues… 

Et sourire, toujours sourire. 

Crise du logement, lutte contre l’inflation, amélioration de la vie quotidienne : Berlusconi mêle au cocktail des préoccupations sérieuses. Sur l’ingrédient principal, il n’a pas de doute : la RAI contingente la pub, sélectionne les annonces, s’en méfie  ? Silvio inverse cette logique puritaine : « La télévision, c’est tout ce qu’il y a autour de la publicité. » déclare-t-il. Le « temps de cerveau disponible », cette expression qui scandalisera la France, vingt ans plus tard, dans la bouche d’un séïde grisâtre du groupe Bouygues, Silvio l’a depuis longtemps mise en œuvre : sa télé organise « la colonisation des cerveaux », grince le Corriere della Sera.

Berlusconi fonde sa régie publicitaire, Publitalia 80’. La publicité est facturée pas cher, mais le modèle économique change : Berlusconi est intéressé à l’accroissement subséquent des ventes. Il invente l’audimat, paie des types à lui pour mesurer les chiffres d’audience. Pense la « contre-programmation » — et pas seulement l’alternative : les Schtroumpfs à l’heure des repas : les gamins sont tranquilles, les parents se reposent, la famille est contente. Certains l’appellent l’Américain. Il veut recruter la chanteuse Iva Zanicchi, très populaire, qui se méfie d’abord. Il l’invite, lui joue et lui chante Trenet, Piaf : bluffée, amusée, elle accepte et devient un pilier de sa télé. Toujours la gaîté. Le sourire. Inépuisable.

1984. Silvio a ses trois télés : Italia 1, Rete 4, Canale 5. Le Procureur de Rome excipe d’un article du code des postes pour l’obliger à fermer ses antennes, car il estime qu’elles sont en réalité devenues nationales. Menace existentielle. Il mobilise le peuple. Son peuple. Des enfants, des familles, des gens simples qui se sentent lésés : la « révolte des Schtroumpfs ». Craxi, Président du Conseil depuis 1983, avec lequel Silvio passe souvent ses vacances à Hammamet, abrège une visite officielle à Londres pour venir signer le décret qui suspend la suspension. Silvio est sauvé. Rien ne l’arrêtera plus. 

Donald, s’il a, à son tour, appliqué à la politique toutes les recettes de l’affairisme et du showbiz, n’a rien inventé, et pas réussi grand-chose en propre : ce que l’on peut reconstituer et comprendre de ses projets successifs, à travers l’opacité de son « empire » montre que l’argent, les réseaux et les méthodes de son père — savoir-faire immobilier, gestion inflexible des coûts, subventions et arrangements fiscaux — ont permis la réussite de ses premiers projets immobiliers, et donné naissance au mythe de l’entrepreneur à succès. 160 millions de dollars d’exemptions fiscales sur 40 ans pour la réhabilitation et l’exploitation de l’hôtel Commodore de Manhattan, devenu le Grand Hyatt, réhabilité à la fin des années 1970 et rouvert en 1980. 70 millions de dollars, arrachés en justice à la ville de New York, pour la Trump Tower, achevée en 1983. 

Un mythe auquel ce père a voulu, à toute force, hisser son second fils après y avoir sacrifié son aîné. Ce père qui a fait fortune mais qui, malgré des heures de cours de communication et d’expression publique, n’a jamais pu s’extraire de la carapace où l’enfermaient ses costumes étriqués, son sourire de grille-pain, la nullité de son verbe, la grisaille de ses apparitions dans le sillage des politiciens de Brooklyn et du Queens auxquels il devait sa fortune.

Ce père qu’éblouit l’audace carnassière de son rejeton, de ce géant blond avantageux, hâbleur, bateleur, qui découvre son goût pour les caméras. Sa première apparition télévisée, dans laquelle la journaliste présente un tête-à-tête avec les super-riches, saisit ce curieux mélange d’arrogance et d’insécurité. L‘arrogance enfle rapidement, en ce début des années 1980  ; mais l’insécurité psychologique ne le quittera jamais.

La différence entre ces deux monstres sacrés du boniment médiatique, c’est que Berlusconi, s’il ne croyait qu’à l’apparence et au commerce, crut toujours que pour vendre, il fallait avoir quelque chose à vendre : ses projets immobiliers, puis audiovisuels, puis politiques, entendaient répondre aux besoins réels de la population, tels qu’il les percevait. Trump, lui, n’a vendu que la marque qu’il s’est échiné, toute sa vie, à construire : Trump. 

Bien avant l’ère du tweet et des réseaux, Silvio Berlusconi a beaucoup inventé : le primat de l’image, la dilution du politique dans le showbiz, la convivialité complice avec les « vrais gens », l’art du rebond judiciaire, la porosité presque parfaite du business et de la politique. 

Donald lui doit quelque chose. 

C



Cohn

Penché sur l’épaule du Sénateur McCarthy, un jeune avocat ambitieux lui susurre des arguments pour démasquer les affinités communistes de ceux qu’il interroge. C’est son Père Joseph, son âme damnée. Dès l’âge de 23 ans, le jeune Roy Cohn, brillant étudiant en droit devenu jeune procureur-adjoint, a envoyé à la mort les époux Rosenberg, convaincus d’espionnage au profit de l’Union soviétique. Jugés en 1951, ils sont exécutés deux ans plus tard. Sa carrière s’accélère. McCarthy — à qui l’arrestation des Rosenberg permet de « rebondir » au moment où le comité à majorité démocrate présidé par le sénateur Tydings, au Sénat, désavoue ses premières campagnes de harcèlement, ne peut se passer de Cohn. Edgar Hoover, le fondateur et tout-puissant patron du FBI, soutien prudent et rival cauteleux de McCarthy dans la croisade anti-communiste, observe lui aussi le jeune Cohn avec intérêt. 

Homosexuel du placard comme Hoover lui-même, Cohn ne traque pas que des communistes. Il anime également, en ce début de guerre froide, la traque des gays dans la haute administration, campagne connue sous le nom de Lavender Scare : version pastel, ombre sinistre de la Red Scare, épuration méconnue dont les victimes sont des agents publics révoqués au seul motif que leur homosexualité présumée révèlerait des failles de la personnalité, incompatibles avec la sûreté de l’Etat, ou les exposerait au chantage des « ennemis de l’Amérique. »

McCarthy mourra, alcoolique, désavoué par Eisenhower et par le Sénat, dès 1957. Cohn, lui, échappe de peu au naufrage et reste une figure influente de New York et du tout-Washington, devient l’avocat redouté des chefs mafieux Carmine Galante et Tony Salerno, de Rupert Murdoch et de l’archevêché de New-York, puis de Nancy Reagan et d’autres personnages alliant la bigoterie à une part d’ombre plus ou moins sulfureuse. On murmure que son cabinet accueille, à l’abri des micros, les réunions de chefs mafieux, et que les pots de vin de l’immobilier et de la construction y circulent librement. 

Cohn est aussi une figure des clubs et de la nuit où en 1973, un grand type blond, play-boy arrogant mais léger, lui demande conseil parce que le Département de la Justice a ouvert une enquête sur les discriminations pratiquées à l’encontre des afro-américains dans le parc immobilier qu’il gère avec son père. « Tell them to go to hell » lui répond celui qui va devenir son gourou. Avant de lui suggérer une tactique ultra-offensive qui permettra, un peu plus tard, d’éteindre cette procédure par une transaction. 

De cet échange naîtront douze années de coopération fusionnelle, au cours desquelles Cohn, qui mourra du sida en 1986, devient le Pygmalion de Donald, son conseiller le plus proche, son introducteur dans un monde de coups tordus où Trump n’a, jusqu’à présent, été que l’héritier tapageur d’un empire immobilier qui, du Queens et de Brooklyn où son père a construit à tout va des programmes pour la classe moyenne, monte à l’assaut de Manhattan pour y construire des tours géantes. 

C’est aussi son arme ultime, son chien d’attaque, qu’il présente comme tel. « Connaissez-vous Roy Cohn  ? » — demande-t-il parfois, baissant la voix, quand une discussion s’échauffe. Tout le monde le connaît, en effet, et plus on le connaît, plus son nom fait peur. « Et bien c’est mon avocat…  Personne n’a envie d’avoir affaire à lui. »

Une photo de presse les montre ensemble, à cette époque : elle est sidérante. Trump agité, « éloquent comme un bœuf et beau comme un boucher », comme l’écrivait Victor Hugo de Ledru-Rollin. Près de lui, un peu en retrait, Cohn, glacial, couve son protégé d’un regard torve de reptile aquatique. 

Dans la transparence livide des yeux de Roy Cohn, de ces yeux blasés où passent d’inquiétantes lueurs, celles des noces de l’affairisme et de l’égout politique, se lit l’initiation aux vrais pouvoirs du jeune Donald. Tout ou presque s’y est façonné : sa façon d’instrumentaliser la justice pour parvenir à ses fins en attaquant tous ceux qui entravent ses projets, son instinct des rapports de force et des coups bas, son apprentissage progressif du dessous des cartes… Tout cela prend forme dans un rapport d’osmose avec un Pygmalion vénéneux qui a été l’inquisiteur de l’ombre du maccarthysme, un intrigant dangereux et redouté, homosexuel traqueur d’homosexuels, avocat des voyous, des escrocs et des bigots.

D


Donald et moi 

Dans ses « Mémoires d’un allemand », ce manuscrit retrouvé après sa mort, Sébastien Haffner, le futur historien, jeune magistrat à Berlin dans les années 1930, décrit son angoisse pendant la montée du nazisme comme une affaire intime, personnelle. Par-delà son opposition radicale, réfléchie, à l’idéologie national-socialiste, une antipathie obsédante, incoercible, envahissait ses journées, l’exilait au sein même de sa ville natale, cette capitale progressivement couverte de croix gammées, devenue irrespirable.

Les nazis lui pompaient l’air. 

Habitant d’un vieux pays européen où je suis né, citoyen d’une démocratie qui doute d’elle-même mais résiste encore au reflux de l’État de droit dans le monde, je suis, par là-même, dans une dépendance complexe à l’égard des États-Unis d’Amérique. Trump me pompe l’air, me bouche l’horizon. Je crois qu’il m’obsède un peu. Alors je veux comprendre. Or tout va tellement vite que chacun lâche prise, se résigne, se persuade que Donald doit porter un projet, que le retour aux affaires l’assagirait un peu.

Toutes les digues ont sauté. Chaque jour, un fait ou un propos qui auraient, il y a vingt ans encore, disqualifié un candidat à la présidence des États-Unis, émergent dans l’espace public. Donald l’affirme : les démocrates ont légalisé l’infanticide dans certains États. Donald l’affirme : les immigrants « empoisonnent le sang américain » — un décalque à peine voilé de Mein Kampf. Donald tient, dans un autobus où il est enregistré à son insu, avant un meeting électoral, des propos obscènes et dégradants sur les femmes qu’il sait « attraper par la chatte » quand elles se ruent vers lui, ce que naturellement elles font toutes car il est une star… L’affaire sort quelques semaines avant l’élection de 2016 : beaucoup de hiérarques républicains horrifiés envisagent alors de la remplacer par Mike Pence, candidat à la vice-présidence sur son « ticket ». Pence lui-même, confit en prières chez lui avec sa femme selon certains témoins, se persuade qu’il faut continuer. Donald s’ébat avec une actrice porno, la paie pour son silence avec l’argent collecté auprès de ses donateurs pour sa campagne, est condamné pour cela… Qu’importe  ?

Dans un pays où une seule infidélité conjugale a brisé des carrières politiques, et failli entraîner l’impeachment d’un Président en exercice (Bill Clinton), les ligues de vertu soutiennent à présent Donald, les chrétiens évangéliques se rangent, à quelques exceptions près, sous sa bannière, les suprémacistes blancs rient sous cape en attendant le Grand Soir ; les grands donateurs républicains font leur devoir et regardent ailleurs… Et sa garde rapprochée objecte qu’il faut ignorer ses frasques, rire avec lui de ses « blagues de vestiaire », passer à autre chose… Et faire la part des choses, tant il est persécuté — par l’establishment bien-pensant, par une presse et des « media dominants » évidemment hostile, par une justice évidemment aux ordres, par des stars d’Hollywood évidemment futiles et vendues « au système ».

Évidemment …

Étranger à ce que les Anglais nomment la décence commune, solitaire en pleine lumière, Donald pratique une transgression qui, tout à la fois, recycle les schèmes les plus rancis de la violence sociale américaine, et invente un nouveau langage.

E


Excès de vitesse 

Car tout est allé tellement vite.

Comptons sur nos doigts : Donald est à la fois (a) l’homme qui plonge la politique américaine dans un chaos inédit, ravivant ses violences archaïques, amplifiant  ses nouveaux démons ; (b) l’aboutissement de ce « carnage américain » qui a vu une base radicale cannibaliser l’appareil du parti républicain depuis quinze ans, terrorisant les caciques locaux et fédéraux, éliminés pour certains, ralliés, pour beaucoup d’autres, dans une résignation sidérée ; © le pape de la post-vérité — c’est à dire du mensonge s’autorisant de lui-même, dopé par les algorithmes des réseaux sociaux ; (d) l’avatar américain de cette régression démocratique qui traverse le monde, de Modi à Erdogan et d’Orban à Poutine ; (e) le promoteur ambigu mais obstiné d’une haine suprémaciste qui connaît des « cycles longs » dans l’histoire américaine, sans jamais s’effacer ; (f) le champion de ce fanatisme identitaire qui touche aujourd’hui les grandes religions du monde — champion paradoxal, car il est l’être le moins religieux qui soit ; (g) le porte-voix de ces machos excédés qui se dressent en bras de chemise face au culte pénitentiel des bigots « wokistes ».

Chacun pourrait compléter la liste… 

C’est beaucoup. C’est beaucoup parce que nos cerveaux ont du mal à observer ensemble tant de lignes de front. 

Quand il accélère, à certains moments de l’histoire, le mal échappe à la pensée. Il nous prend, les uns et les autres, de vitesse. On se résigne. On lève les bras et les yeux au ciel, on passe à autre chose. L’autruche qui est en nous plonge la tête dans le sable. Les milieux économiques se consolent en se disant qu’après tout, il baissera les impôts. La science politique court derrière lui sans résoudre l’énigme. Car il y a l’homme, que personne peut-être n’a mieux percé à jour que Mary, sa nièce, dans son livre honnête et douloureux : Too much, never enough. Sous-titré : comment ma famille a créé l’homme le plus dangereux du monde. Un égoïsme cannibale, une absence complète d’empathie, une vulgarité viscérale, qui s’exprime jusque dans les détails. Mary évoque le détail visqueux des cadeaux de Noël presque toujours recyclés qu’Ivana et Donald lui offrent, alors qu’ils roulent sur l’or quand Fred Jr., son frère aîné, le père de Mary, tire le diable par la queue et s’enfonce dans la dépression. En toutes choses du toc, de la pacotille, des mots vides, des désertions intimes, des trahisons enchaînées, une insécurité surmontée dans la proclamation permanente du triomphe.

Du faux.

F


Fred 

Dès que j’ai vu les premières images de Fred Trump, le père de Donald, un malaise m’a saisi. 

Une sorte de marionnette inquiétante, raide, un regard étrangement fixe, cruel, méfiant, un costard trois pièces de comptable des années 1950, immuable, une teinture de cheveux puis, sur le tard, une perruque, également impossibles. Un sourire faux de vendeur prêt à tout sur un visage maigre de crocodile. Une incroyable dureté. 

Puis j’ai lu, ce qu’on pouvait lire, et les contours de cette répulsion se sont précisés. 

Dans son livre, Mary Trump, psychologue de formation, livre sa vision de Fred, son grand-père, en rapprochant la cruauté de son fils Donald et la sienne. « Un des rares plaisirs de mon grand-père, à part faire de l’argent, était d’humilier les autres. » écrit-elle. L’attirance irrésistible pour l’humiliation de l’autre, qui a pris chez Donald l’allure d’une manie, au sens clinique du terme, lui semble héritée de cette méchanceté du vieux Fred, sacrifiant ses autres enfants à la réussite de son second fils, ce grand fauve blond qui doit lui ressembler en mieux.

Derrière l’hybris exacerbé de Donald, on devine l’ombre portée de ce père avide de trouver, dans le succès public de son fils préféré, la part de reconnaissance qui lui a manqué. Quitte à truquer le jeu pour présenter ce fils comme l’héritier de ses propres mérites d’entrepreneur, auxquels il ajouterait un charisme et une audace inouïes. 

Donald, explique Fred, a toutes les qualités. Au début des années 1980, il déclare : « Je laisse toute liberté (free reins) à Donald. Il a une vision formidable, et tout ce qu’il touche se transforme en or. Donald est la personne la plus intelligente que je connaisse. » Le vieux requin des ternes mais juteuses affaires immobilières de Brooklyn et du Queens entend s’effacer, au début des années 1980, devant les premières réussites tapageuses de ce fils qu’il finance sans le dire et inspire encore, mais qui se déploient là où brille la lumière, de l’autre côté de l’East River, à Manhattan, là où le vieux Fred n’a pas osé se risquer, prudemment retranché dans le panier de crabes où ses méthodes ont fait leurs preuves. 

Dans ce projet paternel entre, selon Mary Trump, une forme de sadisme. À l’égard de ses autres enfants, rejetés dans l’ombre, et même dans l’opprobre s’agissant de son aîné Fred Junior, qui mourra alcoolique et désespéré à quarante-deux ans après une brève carrière de pilote de ligne, un métier que son père méprisait, le comparant à un chauffeur de taxi volant. À l’égard de Donald lui-même, qui fascine son vieux père par l’appétit avec lequel il fait sienne cette ambition, mais se doit de répondre par des succès toujours plus éclatants à cette injonction froide, inflexible : réussir et briller.

La figure obsédante, rejouée à l’infini, du huis clos dans lequel le vieux Fred élit ou écarte ses propres enfants au nom d’un culte effarant de la réussite, comment ne pas la voir resurgir dans l’émission de télévision qui, à partir de 2004, fit de Donald une vedette, The Apprentice ? 

Un jeu inquiétant où les faibles sont éliminés, où les vaincus doivent être ignorés, les indécis méprisés, les malchanceux abandonnés, rejetés dans les ténèbres du dehors. Et dont Donald fut, dans sa famille, le seul vrai rescapé, parce qu’il en fut l’élu. Sans pour autant en sortir indemne : sa mégalomanie vertigineuse, son narcissisme insatiable s’allient à une personnalité versatile, confuse, à une cruauté immature et imprévisible. Son anxiété, comme celle de Fred, se résout dans l’humiliation de l’autre.

G


Guns 

Encore une tuerie de masse, quelque part aux États-Unis. De ces alignements de maisonnettes où circulent lentement des pickups, de ces faubourgs anonymes, vides d’idées et d’événements, surgit un tueur.

Il émerge de la soupe d’hyper-normalité et d’anomie silencieuse qui mijote dans les chambres d’adolescents attardés où de jeunes hommes vivent encagés, jour et nuit, sur Internet. Dans les plis où macèrent leurs obsessions, une violence se forme qui explose un jour par un massacre sanglant, dans la transparence d’un après-midi ordinaire.

Vertige d’un fou auquel rien n’arrive jusqu’au passage à l’acte, et que ce rien a rendu fou. 

Donald prend son quart sur le rempart du lobby des armes, mais il n’en rajoute pas. Pas besoin. La National Rifle Association veille sur le droit de chacun de s’armer jusqu’aux dents ; les Républicains, à l’unisson, la soutiennent et la Cour Suprême va jusqu’à limiter, au nom du 2ème amendement, le droit des États fédérés à réglementer la vente et le port des armes. Elle déclare inconstitutionnelle, en 2022, dans son arrêt NRA vs Bruen, une vieille loi de l’État de New York qui réglementait depuis 1911, sans l’interdire, le port d’armes dans l’espace public.

Donald, dans ce domaine, n’a donc rien inventé. Mais ce qu’il porte à l’incandescence, ce qu’il agite, ce qu’il fascise, au sens premier du terme, rassemblant en faisceaux unanimes les arrière-pensées dispersées, c’est la rage recuite des paranoïaques survivalistes, des groupes suprémacistes armés, des réseaux complotistes, mentalement et parfois physiquement barricadés dans l’attente du bain de sang où se régleront les comptes absurdes qu’ils tiennent jusqu’au vertige. Jusqu’à l’Armageddon, cette bataille de la fin des temps qu’ils attendent. Et certains d’entre eux ajoutent que « l’heure sonnera », en 2024, si Trump n’est pas réélu, car « on leur volerait leur pays ». 

Donald ne cesse de leur faire signe. Il ne les sort pas de leur marginalité : il les y rejoint, leur adresse d’incessants clins d’œil, aussitôt recouverts par un nuage d’ambiguïté. 

Et puis un jour, le 13 juillet 2024, un gamin de 20 ans, sorti de nulle part, tente de l’assassiner à son tour, le manque d’un cheveu — au sens propre : la balle lui entaille l’oreille. Et des services secrets aux médias, un monde en effervescence traque le « profil » du jeune tueur abattu par les forces de l’ordre, s’interroge sur ses motivations. Néant. Pendant des heures, des jours, on creuse, on interroge, on documente : rien n’émerge de ce néant que le néant lui-même.

De ce gamin perdu, imbécile, il n’y a rien à dire. Sauf une chose : la maison de son père est une sorte d’armurerie. Plus de vingt armes à feu de tous calibres, parmi lesquelles des armes de guerre, y sont entreposées. Ce jour-là, il en manquait une au ratelier familial…

H


Histoire (fin)

En 1989, après la chute du rideau de fer, un professeur de sciences politiques inconnu du grand public, Francis Fukuyama, écrivait un article, La fin de l’histoire ou le dernier homme, qui connut immédiatement un fulgurant succès. Il en tirera en 1992 un essai de renommée mondiale. 

Son idée directrice se résumait ainsi : le libéralisme politique et économique, servi par les institutions internationales de l’après-guerre et les principes juridiques qui les sous-tendent, a définitivement remporté la partie contre les dictatures en général, et le communisme en particulier. C’en est fini du tragique de l’histoire : une ère très morne de tiédeur perpétuelle commence, tempérée par le welfare et fermement appuyé sur l’État de droit.

Dans cet avenir régulé, protégé, arbitré, pacifié par les institutions libérales, purgé des idéologies violentes, on s’ennuiera, certes, mais confortablement, et comme les gens heureux n’ont pas d’histoire, on n’en aura pas non plus, nous, les post-modernes… Nous allions dériver dans un espace-temps confortable et un peu flou, planer éternellement dans une ouate aseptisée.

Ce qui est intéressant, plus que la faillite absolue de cette prédiction, c’est l’énormité du succès qui l’avait aussitôt accueillie.

Car plus qu’une véritable théorie, la fin de l’histoire était une sorte de synthèse intuitive de l’air du temps : elle cristallisait dans un ensemble d’images et de formules la confiance que les élites globales plaçaient dans l’idée que leur modèle de société n’était pas seulement le meilleur mais le seul possible. Et que les dictatures de tout poil étaient, dans un monde économiquement ouvert, gouverné par le droit et adouci par les transferts sociaux, vouées à disparaître, soit en se dissolvant dans les flux d’échanges d’idées, de services et de biens, soit en s’asphyxiant dans une autarcie archaïque.

Or nous voici, trente-cinq ans plus tard, plongés dans un monde où la démocratie régresse partout, où les élections manipulées par les as des algorithmes et des réseaux sociaux, altérées par corruption et enflammées par le fanatisme religieux identitaire, ont porté au pouvoir, au Brésil, en Inde, en Turquie, des « hommes forts » qui cultivent la haine sans renier l’économie de marché. Où la Russie, un temps portée vers la liberté après la chute du rideau de fer, dans un mouvement qui semblait illustrer parfaitement la pensée de Fukuyama, s’est enlisée dans le chaos, avant d’être reprise en main par un appareil mafieux qui, mêlant dans une pensée chauvine, paranoïaque et belliciste, l’impérialisme russe, la nostalgie stalinienne et la fibre la plus nationaliste du clergé orthodoxe — soit tous les vieux démons que Fukuyama assignait au rebut — assassine ceux qui la gênent, et vole tous les autres. Où la dictature communiste chinoise se renforce, nourrie d’ultra-capitalisme. Un monde qui se réarme jusqu’aux dents, et où la liberté politique recule chaque jour… Où le tragique, que Fukuyama voyait céder la place au drame bourgeois, voire au vaudeville global, resurgit partout.

C’est dans ce monde qu’apparaît Donald, comme un ultime défi au pronostic de Fukuyama. Ce ne sont plus les dictatures vieillissantes, celles qu’on croyait condamnées, qui mutent, résistent et se réinventent, c’est la démocratie capitaliste elle-même, en son hyper-centre, aux États-Unis, qui sécrète ses monstres, par le jeu croisé d’outils numériques qui devaient servir la liberté de parole et d’opinion, et de la résurgence virulente des vieux germes qu’elle abrite : racisme et suprémacisme meurtriers, isolationnisme défiant fondé sur l’idée que l’Amérique est exploitée par les autres, associé à un rejet cynique du droit international, qui ne saurait lier le plus fort ; « extractivisme », défini par l’idée que le monde appartient à ceux qui s’emparent des ressources par la force, sans égard aux conséquences collectives de leur épuisement, et les exploitent en soumettant les classes dominées à leur bon vouloir… 

Avec lui, la démocratie américaine, par l’alliage explosif de vieux et de nouveaux démons, semble sur le point d’imploser, et l’ancre du monde libre de céder, menaçant d’être emportée à son tour dans cet hiver démocratique qui voit la liberté reculer partout. Un cauchemar qui est à deux doigts de se réaliser en direct, le 6 janvier 2021, sur tous les écrans du monde, quand des hordes chauffées à blanc par les réseaux complotistes (voir ci-après QAnon) se jettent sur le Capitole pour y mettre en échec le résultat d’une élection dont ils n’acceptent plus le principe quand l’issue ne leur en est pas favorable. Le 30 octobre 2024, à cinq jours de l’élection, un journaliste de CNN qui a passé 24 heures en continu sur les « médias MAGA » en tire une conclusion sans appel : cette myriade d’éditorialistes martèle, à l’unisson, que Trump a déjà gagné. S’il perd, ce sera donc une forfaiture, le fruit d’un complot. Mais « on » ne laissera pas faire…

Fin de l’histoire, vraiment ?

I


Identité judiciaire 

Mug shot. 24 août 2023. Brièvement détenu par la police du comté de Fulton, Géorgie, où il est inculpé, Donald est photographié comme n’importe quel malfaiteur. Il en rajoute dans la fureur menaçante (voir plus bas : Storm), de façon si manifeste que l’on se demande presque s’il n’y entre pas une sorte de dérision.

N’importe quel politique poursuivi et photographié ainsi dans un commissariat ou une prison comme un vulgaire malfrat marquerait sa distance avec le contexte, chercherait à projeter, sur la photo, un alliage de neutralité bonhomme et de hauteur de vue résignée, retranché dans la posture du type qui attend que le malentendu se dissipe.

Donald fait l’inverse.

Un bandit  ? Et comment  ! Je surjoue le bandit, l’affreux, le boss à qui on ne manque pas impunément de respect 

 : je me fais menaçant pour mes adversaires, et j’adresse un message à mes fans : ma colère relaie la vôtre, et vise nos adversaires. 

Menace aux uns, clin d’œil complice aux autres : le mug shot sert aux deux. À 21:38 le même jour, il poste la photo sur Twitter avec cette légende : « MUG SHOT – AUGUST 24, 2023, ELECTION INTERFERENCE, NEVER SURRENDER ! » Pas mal…

« They tortured me at the Fulton County jail, and TOOK my mugshot » écrit-il un an plus tard dans une lettre à ses donateurs, rendue publique le 27 juin 2024, et reprise à l’envi par les media. 

La veille du premier débat électoral de 2024, contre Joe Biden, il déclare : « Depuis que c’est arrivé, le soutien dont je jouis dans la communauté noire et la communauté hispanique est monté en flèche (skyrocketed). Cela a été stupéfiant. » 

CQFD  ! Pour plaire à ces gens-là, aux noirs, aux hispaniques, rien ne vaut une photo faite en prison, car la délinquance, n’est-ce pas, c’est leur monde et la prison, c’est un peu chez eux… Certains l’ont pensé à part soi. Donald l’assène tranquillement. Comme lorsqu’il parle de « black jobs » pour désigner les emplois ingrats et peu qualifiés, auxquels sont assignés, dans son esprit, les afro-américains. 

Il est donc convaincu que noirs et hispaniques vont venir à lui, par une hypnose discrète, parce qu’il leur envoie l’image, éphémère, d’un repris de justice, et que cette image appartient nécessairement à leur monde. Révélant, au passage, que le fond de sa pratique politique n’est pas la conviction ou l’argumentation, mais l’identification victimaire avec chacun, qu’il espère étendre aux publics les plus éloignés.

Le mugshot n’est donc plus un stigmate : c’est une oriflamme. 

D’ailleurs, dans les Trump stores, le mugshot est reproduit sur… des mugs. Trop marrant comme idée, non  ? Surmonté de ce titre : Never surrender.

Les fans se les arrachent, paraît-il. Comme les nouvelles casquettes où est écrit, non plus MAGA, « Make America great again », mais, depuis qu’un jury new yorkais l’a reconnu coupable à l’unanimité pour avoir acheté le silence d’une actrice porno avec ses fonds de campagne, faisant de lui « un délinquant condamné » (a convicted felon »), ce slogan : 

« I’m voting for the convicted felon ». 

J


Joint chiefs of staff 

Aucun des paradoxes de Trump n’est plus intrigant que sa résistance au désaveu des chefs militaires, et aux avertissements qu’ils adressent au peuple américain.  

Car si la plus large part de son électorat déteste la politique et les politiciens, s’il a pu transformer de l’extérieur, puis de l’intérieur, un parti dont il a méconnu ou transgressé tous les dogmes et tous les principes, il ne fait pas de doute que ses électeurs, patriotes ardents et revendiqués, vénèrent l’armée.

Or personne n’a été plus net, plus définitif dans la condamnation de son action à la présidence que les chefs militaires américains.

En 2020, sous la présidence de Trump, le général McMaster, ancien conseiller national à la sécurité de ce dernier, publie ses mémoires sur ses années la Maison Blanche, intitulés En guerre avec nous-mêmes. Il y relève que l’ego de Trump et son narcissisme l’ont conduit à « abandonner son serment de soutenir et défendre la Constitution, ce qui était sa plus haute obligation. » La même année, l’Amiral McRaven, qui avait conduit l’opération d’élimination de Ben Laden en 2011, écrit dans une tribune du Washington Post : « quand l’ego présidentiel et le souci de soi sont plus importants que la sécurité nationale, alors rien ne peut plus arrêter le triomphe du mal. » La même année toujours, l’Amiral Mike Mullen, ancien chef d’état-major des armées, dit, dans The Atlantic, son « dégoût » (« sickened ») de la violence avec laquelle sont traitées les manifestations pacifiques organisées devant la Maison Blanche après la mort, en mai 2020, de l’afro-américain Georges Floyd, tué par la police lors d’un contrôle d’identité. Le général Stanley McChrystol, ancien commandant en chef des forces spéciales, juge Trump « immoral » et « malhonnête », et déclare à l’été 2024 qu’il votera pour Kamala Harris. Cité par Bob Woodward dans son livre sorti aux États-Unis en octobre 2024, War, un autre ancien chef d’état-major des armées, le général Mark Milley, déclare que Trump est « l’homme le plus dangereux qui soit pour son pays. Un fasciste jusqu’à la moëlle (to the core) ». Le même Woodward déclare, le 17 octobre 2024, que le général Jim Mattis, ancien ministre de la défense de Trump, lui a écrit pour lui dire qu’il souscrivait aux propos de Milley, et que le danger de Trump ne devait en aucun cas être sous-estimé.

Le cas de Mattis est intéressant. Profondément respecté dans l’armée et le milieu politique, véritable légende du corps des Marines, il avait accepté de servir Trump comme ministre de la défense, puis spectaculairement démissionné du Pentagone en décembre 2018, après avoir adressé son dernier message de Noël aux forces armées, leur enjoignant de « tenir le cap jusqu’à ce que le pays retrouve la compréhension et le respect mutuel », et affiché dans sa lettre de démission ses désaccords profonds avec le Président.  Après la mort de George Floyd en mai 2020, il déclare : « Trump est, de mon vivant, le premier président qui n’essaie pas d’unir le peuple américain, et ne prétend même pas essayer. Au lieu de quoi il essaie de nous diviser. » Après les émeutes du 6 janvier 2021, il dénonce en Donald Trump quelqu’un qui « détruit la confiance dans nos élections et empoisonne le respect que les citoyens ont les uns pour les autres ». Le 23 octobre 2024, le général des marines John Kelly, ancien chief of staff de Trump à la Maison blanche (le chief of staff est une sorte de secrétaire général de l’Elysée, quand les Joint chiefs of staff sont les plus hauts conseillers militaires du Président), citant ses fréquentes apologies d’Hitler, met en garde dans le New York Times contre son retour possible, employant les mêmes mots que Milley : « Il relève certainement de la définition générale du fasciste ».

Le centre de recherche New America, qui a compilé les prises de position publiques des hauts gradés de l’armée américaine, en a recensé 255 négatives sur Trump, soit 83 % du total. Parmi les 17 %, on trouve quelques figures comme le général Kellogg, ancien conseiller national à la sécurité de Mike Pence, ou Michael Flynn qui fut, avec McMaster, l’un des deux conseillers nationaux à la sécurité de Trump : il est devenu depuis une figure de proue des réseaux complotistes, et sa rhétorique fascisante épouse tous les thèmes de l’Alt-right. 

Jamais, dans l’histoire des États-Unis, une telle chose ne s’est produite. Jamais de telles condamnations n’ont été prononcées par ceux-là même qui, au sommet de l’appareil militaire, avaient servi un président. Et rien ne témoigne mieux du vertige qui s’est emparé de la politique américaine que l’indifférence avec laquelle une petite moitié des électeurs, qui s’enflamme dans un patriotisme de revanche et de ressentiment, accueille les avertissements de ces hommes qui, au soir d’une vie qu’ils ont consacrée à leur pays, disent haut et clair qu’ils voient monter avec Trump un péril d’une nature inédite.

K


Ku Klux Klan 

Donald Trump n’est pas un fanatique. La façon dont s’est nouée son alliance objective avec les groupes racistes est subtile.

Certes, on trouve dans l’histoire familiale des signes qui donnent à penser que ces idéologies ne lui étaient pas étrangères. Dans les années 1920, le Klan connaît son second apogée, après celui qui suivit la guerre de Sécession. Il se répand dans les États du Nord, plus institutionnel que dans le Sud, moins exclusivement tourné contre les Noirs mais plus ouvertement hostile aux immigrants, juifs en particulier. En 1927, le jour de Memorial Day, Fred Trump, encore lui, est arrêté dans une manifestation du Klan dans le Queens, au cours de heurts avec la police. On ne sait rien de plus de l’épisode, qui éclaire fugitivement le fonds du puits où se perdent les débuts de la saga familiale.

Et c’est en colportant sur Twitter, à l’encontre du premier Président noir des États-Unis, la rengaine raciste d’une naissance présumée inconnue, même après que la diffusion de son extrait de naissance intégral aura clos le débat, que Donald commence à marquer le débat politique d’une empreinte plus précise (voir plus bas, Obama).

Idéologiquement agnostique mais foncièrement raciste — l’anecdote des « black jobs » le montre parmi beaucoup d’autres — Donald va peu à peu tisser, avec la nébuleuse dite de l’Alt-Right où se croisent les réseaux complotistes, racistes et même néo-nazis, une connivence solide. Faite de calculs réciproques : les mouvements d’extrême droite estiment qu’ils ont beaucoup à gagner avec Trump : des pions à pousser, des points à marquer, un climat à créer, des juges à nommer, un rapport de forces à inverser dans ce qui apparaît comme une revanche sur le mouvement de fond qui, depuis l’arrêt Brown vs Board of Education of Topeka, rendu par la Cour Suprême le 17 mai 1954, et mettant fin à la ségrégation scolaire, avait peu à peu transformé le pays.

Trump, quant à lui, sait qu’il dispose là d’une sorte d’armée de réserve diffuse qu’il peut, à son gré, désavouer quand ses excès débordent, ou encourager sous-main quand il n’est pas observé. Quand David Duke, ancien « Grand Sorcier » du Klan, déclare que le mouvement qui porte Trump est « une insurrection qui réveille des millions d’Américains », Trump récuse, du bout des lèvres, ce soutien… Qu’il sait acquis. Quand on l’interroge sur son sentiment à l’égard des violences commises par les groupes paramilitaires vers la fin de son mandat, il leur adresse dans sa réponse un message à peine crypté leur enjoignant de « se tenir prêts ».

La recomposition de la droite radicale aux États-Unis, qui voit, à côté des groupes les plus extrémistes, converger des mouvements au départ éloignés les uns des autres comme les évangéliques et les « libertariens », se fait entièrement autour de lui, dans la divine surprise de l’élection de 2016 : une bousculade pour les postes, un grand bazar où se mêlent le cynisme — la poussée collective profite à tout le monde — et l’ambiguïté. 

En désaccord sur beaucoup de choses, les composantes de l’archipel trumpiste se rejoignent dans l’idée d’une reconquête identitaire du pays par une majorité blanche, indissociablement chrétienne et nationale, spoliée de sa culture et de ses biens. Et dans la conscience de former, sur ce socle, une force composite mais extrêmement puissante. Comme le relevait le Southern Poverty Law Center, un observatoire indépendant des mouvements de haine aux États-Unis, en février 2017, « La droite radicale a trouvé une nouvelle énergie dans la candidature de Donald Trump ».

Matt Heimbach, figure montante du suprémacisme violent aux sympathies néo-nazies revendiquées, né en 1991, qui proclame publiquement que « Votre ennemi est le juif international » et qualifie la « juiverie internationale » de « vraiment satanique », déclare ainsi à CBSN : « Nous avons de l’énergie parce que l’élection de Donald Trump a montré que la majorité de l’Amérique blanche — spécialement l’Amérique blanche laborieuse — croit à la souveraineté. »

Dans ce sillage, les images se multiplient sur la Toile. 

Celle de cette nuit d’été, en 2016, en Géorgie, où ce n’est plus seulement une grande croix que le Ku Klux Klan fait brûler, mais deux : la seconde est une croix gammée, que l’on retrouve tatouée sur le torse et les bras de certains manifestants photographiés dans les émeutes où, comme à Charlotteseville, les saluts nazis se mêlent aux drapeaux de la Confédération. 

Ou cette autre d’un tract du Klan qui montre, de gauche à droite, un juif au nez courbe et protubérant, caricaturé comme au pire du nazisme, un noir hirsute, un hispanique coiffé d’un sombrero. Ainsi légendé : « Nous voulons vos emplois. Nous voulons vos maisons… » Glissé dans certaines boîtes aux lettres de Long Island à l’été 2016, il ressemble à d’autres, distribués ailleurs. Comment ne pas y entendre, par-delà quelques rares et circonstancielles réfutations des extrêmes, l’écho exact du discours victimaire que Trump assène à son public  ? Mêmes mots, mêmes figures obsédantes de la dépossession, même vindicte, même stigmatisation.

Donald est-il, comme le disent les hauts gradés de l’armée américaine (voir plus haut Joint chiefs of staff), un fasciste ? Il est en tout cas cet être versatile, plastique, transactionnel et tricheur à la fois, dont le langage et la psychologie ont trouvé un accueil à la fois cynique et viscéral chez ces forces du ressentiment, et qui a su faire de cet étrange unisson l’aliment de sa quête narcissique.  

L


Limelight 

Donald Trump est, finalement, venu à la politique pour de bon par le tweet (voir plus bas : X). Longtemps avant son premier message sur Twitter, le 4 mai 2009, il avait déjà été tenté de s’y lancer. Sans le moindre projet, mais par une sorte d’effet naturel de sa voracité médiatique.

D’abord par de petits coups d’éclat, pour le pur plaisir de briller et d’humilier ses adversaires. Ainsi, au milieu des années 1980, alors que la patinoire de Central Park est inutilisable depuis des années et la Ville de New York, incapable de couler une dalle de béton pour la remettre en service : Donald écrit publiquement au maire Ed Koch, son ennemi intime, pour le ridiculiser et lui dire qu’en quatre mois, il « fera le job ». Koch cède. En moins de temps encore qu’annoncé, Trump fait reconstruire la patinoire par une entreprise de bâtiment qu’il connaît bien. Il la convainc, pour faire bonne mesure, de le faire gratuitement en lui faisant miroiter une énorme pub, humilie le maire et plastronne sur les télés à l’inauguration. 

Escarmouches. Enfantillages…

Mais sa boulimie de notoriété est telle que les journalistes, de loin en loin, lui demandent s’il ne voudrait pas, un jour, devenir Président. Il sème de petites pierres d’attente. À Oprah Winfrey, la reine du talk show, en 1988 : « J’aimerais que nos alliés paient honnêtement leur part ». À Playboy en 1990 « The working guy would vote for me. He likes me. » À la CPAC (Conférence pour l’action politique conservatrice) en 2011 : « Je sais gagner et c’est de cela que ce pays a besoin à présent : gagner »

Confusément, les choses se dessinent. En 2000, marqué notamment par l’élection en 1998 du catcheur Jesse Ventura comme gouverneur du Minnesota sous l’étiquette du « parti réformateur », Donald envisage de se porter candidat à la présidence des États-Unis pour le compte de ce tiers parti. Les jeux d’appareil des grands partis l’impatientent et l’intimident, et cette posture d’indépendance épouse son individualisme gonflé à l’hélium narcissique, comme elle convient à sa paresse. Mais ça ne marche pas du tout. Pat Buchanan, vieille baderne nixonienne, qui est de l’aventure, obtient l’investiture. Et Donald le laisse faire… 0,4 %.

Bien joué.

Du fiasco de ce brouillon de conquête, il tirera immédiatement la conviction qu’il faut, si l’on veut prendre le pouvoir, en passer par l’un des deux grands partis.

Il se fera républicain, sans adhérer au parti ni abdiquer son obsession d’être différent, de transgresser les consignes, de s’écarter des chemins tracés par les états-majors. Non pour suivre une pensée propre qu’il n’a pas, mais pour laisser libre cours à son mantra : ce qui est asséné publiquement acquiert une vérité propre, la prophétie se réalise parce qu’elle est répétée un nombre de fois suffisant, avec un aplomb suffisant et un écho suffisant. Elle enferme ceux qui l’écoutent dans une forme de sidération dont l’outrance et l’obscénité ne sont pas la limite, mais l’ingrédient mystérieux.

Le candidat républicain à la présidence, l’ancien président Donald Trump, est présenté lors de la Convention nationale républicaine, jeudi 18 juillet 2024, à Milwaukee. © AP Photo/Morry Gash

M


MAGA 

Make America Great Again…Le slogan était dans les discours de Reagan, il était dans les discours de Clinton. Il est dans beaucoup de discours depuis près d’un demi-siècle. Un vieux truc de politicien pour chauffer les salles. Un truisme. Personne n’y prêtait plus d’attention que cela. Et là, soudain, MAGA devient le cri de guerre d’un chaudron identitaire, l’acronyme fédérateur de millions de gens unis par la conviction que la vérité doit se réinventer à coup de certitudes et de boucs émissaires.

D’un slogan éculé, Trump a su faire une marque politique, le logo scintillant d’une religion nouvelle. Négliger son talent dans ce domaine serait une erreur. Un détail en témoigne : tandis que l’élection de 2016, encore lointaine, se profile, Donald dépose la marque. Désormais, « MAGA » lui appartient. D’un vieux truc, un charlatan génial fait une nouveauté, une flamme qui monte dans la nuit comme celle des croix du Klux Klux Klan. 

La lettre clef de l’acronyme, c’est la quatrième. 

A. Again … 

Fin 2015, alors que se profilent les primaires républicaines, Reince Priebus, président du Congrès National Républicain (RNC) et les stratèges du parti constatent qu’il se passe quelque chose d’anormal dans les audiences de Trump, tous médias confondus. Alors que le parti cherche, depuis 2008, à faire sa mue en se rapprochant des jeunes, des hispaniques, des afro-américains, des femmes, et voit dans cette conquête la clef de son possible retour au pouvoir, Donald, qui s’est invité dans la primaire républicaine, enchaîne les clichés xénophobes, racistes, sexistes, ruinant ces années d’effort… Et monte en flèche dans les sondages. Une partie de la classe moyenne et ouvrière blanche, gagnés par une paupérisation multiforme, et qui vit à crédit l’extinction de son rêve, l’écoute. 

Perplexité. Panique. Sauve qui peut : Trump est invité à s’engager à soutenir le candidat républicain s’il perd la primaire à laquelle il s’est déclaré candidat. Il accepte mais exige de signer chez lui, à la Trump Tower, et Priebus vient lui faire signer, piteusement, cette lettre d’engagement, sous l’œil des médias goguenards, convoqués par Trump. Rien n’arrêtera plus le mouvement MAGA qui, rapidement, crée l’acronyme symétrique de RINO (voir plus bas l’entrée correspondante), Republican in name only, qu’il utilisera pour éliminer ses adversaires.

N


New York

Trump est un enfant du bitume new-yorkais. Un urbain pur. Beaucoup de politiciens américains mettent en avant une enfance rurale, conforme aux clichés de l’Amérique éternelle. Quand elle ne l’est pas, ils insistent cependant sur leur appartenance à la classe moyenne, ordinaire, des faubourgs monotones. Tout cela est étranger à Donald qui, jeune homme, flambait déjà l’argent paternel avec ostentation dans les rues du Queens et de Brooklyn, puis de Manhattan.

Le New York où Donald a fait ses premières armes, à la fin des années 1960 et dans les années 1970, n’est pas celui d’aujourd’hui. Au bord de la faillite, la ville étale ses rues peuplées de junkies et de sans-abri, aligne les immeubles menaçant ruine jusque dans Manhattan, voit se succéder les faits divers sanglants. L’adrénaline et la peur y composent un cocktail singulier. Au fil des reportages, les travellings des caméras de l’époque montrent ses ruelles hagardes, sales et défaites, un tissu urbain transformé en haillon où les agressions et les trafics s’offrent à tous les regards.

Abe Beame, le maire, une sorte de culbuto affairiste, dirige une administration corrompue, gangrénée par les mafias et les ententes. Fred Trump, le père, est un de ses plus proches « amis ». Dans ce contexte de déréliction urbaine et de crise du logement, on subventionne largement les programmes immobiliers neufs. Leurs promoteurs sont proches des élus locaux dont ils financent les campagnes. C’est principalement à cet argent public, généreusement distribué pour soutenir ses projets, que Fred doit sa fortune. Donald, pour ses premiers projets, prolongera la martingale. Mais au début des années 1980, l’élection d’Ed Koch à la mairie change la donne, et fait reculer les magouilles. Il devient l’ennemi juré de Trump. 

Donald grandit dans cette ambiance à la Scorsese. Dans une jungle urbaine qui est aux antipodes de l’Amérique « trumpiste » qui forme aujourd’hui l’essentiel de son électorat, et aux tripes de laquelle il parle pourtant mieux que quiconque.

En 2016, cet homme qui n’a jamais eu un regard pour les petits et les sans-grades a ramené au parti républicain un électorat populaire des États du Midwest et des grands lacs qui s’était éloigné de lui avec Obama, et galvanisé les petits blancs du vieux sud, qui abhorrent le symbole new-yorkais, dont il est portant une incarnation rutilante, caricaturale. Mitch McConnell, le vieux renard du Sénat, qui déteste Trump, mais sait le prix d’un grand succès électoral, rend les armes quand tombe, le 5 novembre 2016, le verdict d’une triple victoire : celle de Donald et celles des Républicains dans les deux chambres du Congrès. Je ne crois pas, déclare-t-il, qu’un autre d’entre nous aurait su parler comme lui aux électeurs populaires qui sont revenus vers les Républicains.

En regardant Donald faire campagne dans cette Amérique des pickups, des rangers, des casquettes et des armes à feu qui revendique sa méfiance à l’égard des grandes villes et des pouvoirs qui s’y concentrent, puis en observant le mouvement de sa vie sur une durée plus longue, on reste pensif. D’autant plus que, fidèle à un style qu’il n’a jamais infléchi, il ne cherche pas à se fondre dans cet électorat. Il atterrit près du lieu de ses meetings dans un avion peint à ses couleurs. En descend comme une diva. Ne quitte jamais le costume cravate. Étale sans relâche sa richesse et ses succès présumés. Seule sa casquette rouge le lie, visuellement, à la horde…

Mais sa fascination pour la ville est intacte. À l’été 2024, il décide d’y faire campagne, malgré le scepticisme de son équipe. Elle fait valoir que l’État de New York est hors de portée des Républicains pour l’élection présidentielle, que les enjeux y sont circonscrits à quelques sièges critiques pour conserver la majorité à la chambre des Représentants. Rien n’y fait. Ses tripes reviennent toujours vers ce fief qui lui reste hostile, comme il ne manquera pas de le rappeler lorsque son procès de juin 2024 se conclut par une reconnaissance unanime de culpabilité, qu’il attribue à la partialité du jury local, à la sélection duquel ses avocats ont pourtant participé. 

Non, rien n’y fait. Il a New-York dans le sang. Il prend la pose chez un barbier du Bronx, en train de flatter une poignée de clients devant les caméras, se décrivant comme un p’tit gars du Queens. Une semaine avant le scrutin, il tient un meeting monstre au Madison Square Garden. La ville a la forme de son rêve. Depuis toujours.

O


Obama

Le premier thème qui hantera durablement les tweets de Trump sera le fantasme complotiste selon lequel Barack Obama — Barack Hussein Obama ira-t-il répétant après d’autres, en insistant sur le second prénom — n’est pas né aux États-Unis. La dissimulation supposée de son certificat de naissance sera l’aliment de cette campagne. Sa publication tardive en version intégrale, en avril 2011, par un Obama réticent à répondre à tant de bassesse, finira par dégonfler peu à peu l’affaire, et vaudra à Donald, quelques jours plus tard, une humiliation sans précédent au dîner des correspondants de presse de la Maison Blanche. 

Mais cela ne changera rien pour quelques enragés, pour les 25 % d’électeurs Républicains qui, en mai 2011, croient encore à une fraude et se retranchent dans leur bulle complotiste. 

Donald les y suit discrètement et ses tweets, çà-et-là, les soutiennent : il continue à distiller le poison. Sous forme de questions faussement naïves, de doutes, d’insinuations : « S’il est vraiment né aux États-Unis, comment se fait-il que personne ne se rappelle de lui à l’école etc. etc. ? ». Un crin-crin vénéneux qui suinte la haine raciale, et vient murmurer à l’oreille de chacun que cette haine est permise, comme le doute est permis… 

Les années Obama sont celles d’une fermentation politique malsaine qui ne laisse personne indemne, et dont Donald émergera comme le seul vainqueur. Car la droite radicale s’engage, de 2008 à 2016, dans une véritable épuration du parti républicain qui écarte même certains de ses ténors conservateurs, tels John Boehner ou Eric Cantor à la Chambre des Représentants… Inspirée et relayée par les innombrables organisations de la mouvance « Tea Party », elle stérilise, au Parlement, les possibilités de compromis bipartisans qui sont au cœur de la démocratie américaine. Ses lobbys verrouillent chaque vote, surveillent chaque prise de position individuelle d’élus républicains menacés d’être battus lors des primaires de leurs États ou circonscriptions d’origine s’ils fléchissent sur les positions extrémistes qui sont en train de devenir le nouvel ADN de la base sectaire du parti — sur le climat, l’avortement, les armes à feu, le mariage gay, l’environnement, l’assurance maladie. 

Simultanément, cette extrême droite émergente engage une  guerre à mort, existentielle, avec le premier président noir des États-Unis. Au cœur de ce basculement, de cette catalyse sectaire, une rumeur qui va devenir le « birtherism », que « nativisme » traduirait imparfaitement : on ne sait pas d’où vient Obama, cet homme trop noir pour être clair, et il n’est sans doute pas américain. « He came out of nowhere » assène Donald. Jamais depuis la déroute de Walter Mondale face à Reagan en 1984, les blancs américains n’ont aussi peu voté pour un candidat démocrate que pour Obama en 2012. Cette tendance s’accuse chez les électeurs de sexe masculin, et s’accentue encore dans le vieux Sud.

C’est dans ce chaos que Trump, peu à peu, se faufile, tweet après tweet. Sans inquiéter sérieusement, avant début 2016, les ténors du parti qui voient en lui un brouillon lunatique, assoiffé de pub, incapable de se « présidentialiser » vraiment. Les dirigeants républicains ne comprennent pas que le climat de haine, instable, qu’ils tolèrent ou encouragent, va engendrer le pire, et que ce pire va leur échapper. 

Quand Obama est élu une première fois, en 2008, avec une « super-majorité » de 60 membres au Sénat et la majorité à la Chambre des Représentants, l’effet de souffle est terrible chez les stratèges républicains, qui redoutent une longue cure d’opposition. La fracture apparue en leur sein pendant la campagne s’est réfractée jusqu’au sein du « ticket » perdant, qui a vu le challenger, John Mc Cain, sénateur de l’Arizona, héros gravement blessé du Vietnam, esprit indépendant et imprévisible, centriste intègre au tempérament bouillonnant, très mal vu de la droite identitaire et bigote du parti, s’adjoindre comme Vice-Présidente potentielle Sarah Palin, icône fanatique du Tea Party, inculte et virulente jusqu’à l’absurde. Une carnassière posant dans la ruralité neigeuse de son État, l’Alaska, entourée de bûcherons en bras de chemise, incarnant cette « Amérique des valeurs » sectaire, aigrie et soucieuse de passer à l’action, qui a commencé à déferler sur le parti. Tout cela échoue pourtant. Comme Mitt Romney, pris en otage lui aussi par les fanatiques de son parti et incapable de se rapprocher du peuple, échouera quatre ans plus tard, en 2012, face à un Obama pourtant en grande difficulté dans l’opinion. 

Car l’état de grâce de 2008 a duré moins longtemps, pour Obama, que ne le craignaient les huiles républicaines. Un refus maladroit d’écouter les Républicains sur son premier plan de relance, où il néglige les infrastructures essentielles qu’attendaient, notamment, les élus du Midwest, puis la longue bataille de tranchées de l’« Obamacare », amènent la perte de la majorité à la chambre des représentants et de la « super-majorité » au Sénat, dès les élections à mi-mandat, les mid-terms de 2010. Cette reconquête parlementaire des républicains, de 2010 à 2016, va de pair avec la montée en son sein d’une droite chrétienne-identitaire xénophobe, qui se ressource dans son refus de tout compromis. 

Donald le sait. Indifférent aux faits et aux preuves, flairant l’opinion et suivant son instinct, il distille sur la toile sa chansonnette haineuse : Barack Hussein ne peut pas être américain. C’est le fil rouge de ses tweets de 2009 à 2012. C’est sous ce signe qu’il entre, peu à peu, en politique pour de bon.

P


Phénix

Renaître de ses cendres… 

En 1991, le Taj Mahal, ce casino géant dont Donald voulait faire le joyau de son empire, à Atlantic city, cette hyperbole de tous ses fantasmes et de toutes les vulgarités, fait faillite. Acclamée à son ouverture par des hordes de gogos ahuris, la grande basilique de l’argent facile et du kitsch ferme lamentablement au bout d’une petite année. 

Les analystes de l’économie des casinos et des jeux de hasard en avaient pronostiqué l’échec, calculant que son activité ne permettrait jamais de rembourser l’investissement qu’elle avait exigé. Arrimé à son vertige de grandeur, Donald les ignorait. 

Après une petite année, l’éléphant blanc, rutilant d’or et de parures clinquantes, s’effondre, entraînant dans sa débâcle emplois et créanciers. Tous succombent dans le sillage de l’illusionniste qui, entièrement insensible à cette confiance trahie, impavide, poursuit pour lui seul son chemin d’hypnose et de mensonge, présentant les accords qui soldent la faillite comme un chef d’œuvre de la négociation, comme il l’avait fait peu avant du bâtiment lui-même.

Rien n’est réglé pourtant, et les années qui suivent sont semées de gros titres sur l’incapacité de Trump à régler ses dettes, sur ses faillites, ses échecs, l’effondrement possible de son groupe. Un accord avec les banques créditrices l’oblige à vendre sa compagnie aérienne à US Airways en 1992, à vendre son yacht, à réduire ses participations dans ses actifs immobiliers et son train de vie. Deux autres casinos, et l’hôtel Plaza de New York, autre « joyau de la couronne », font faillite en 1992. Et pourtant… Peu après, il met en Bourse ses affaires, lève 1,2 milliard de dollars sur son nom, qui attire envers et contre tout. Et échappe vaille que vaille à la banqueroute de son empire. Ce qui n’empêchera pas deux faillites de sa holding d’hôtels et de casinos, en 2004 puis en 2009. 

« Dans le cochon, tout est bon ». Dans les tribulations de Donald aussi : pas d’échec, pas de trahison, pas de délit, pas de situation déshonorante qui résiste à l’immédiate inversion de signe que produit le discours trumpien, et qui ne lui serve in fine de combustible.

On touche là à la dimension vraiment exceptionnelle du personnage, et à la plus mystérieuse. Un ogre du rebond, un type qui, quand ses mensonges laissent place à la réalité d’un échec, se galvanise dans l’affirmation paradoxale de son succès, hypnotisant son public et puisant dans ces turbulences, dans ce désordre, une sorte de philtre magique qui nourrit sa résurrection.

Dans cette vision abrupte et violente de la vie que Donald, devant les micros, livre parfois avec un mélange de candeur et de cynisme, les faibles sont ici-bas pour servir d’instrument et de pâture aux forts, destinés par leur caractère à les dominer toujours. Cet univers a son test suprême : la capacité à surmonter les coups du sort, à les tourner en sa faveur, à forcer le passage au milieu de l’orage. 

Telle est l’ultime épreuve du héros trumpien : celle qui le voit arracher son mythe individuel à la déchéance qui menace de le reléguer au pays des vaincus sans visage, défier ce masque de pierre du Commandeur qui, du fond de son subconscient, se tourne lentement vers lui, et s’apprête à lui murmurer à son tour, d’une voix de sépulcre « You’re fired ». 

Renaître et se venger. 

« I’m not fired. »

  

Q


QAnon

On descend dans le cratère du volcan.

Pour parler de QAnon, il faut s’accrocher solidement aux faits dans un univers absurde où ils perdent toute réalité, trouver des mots pour décrire une chose qui ne se laisse pas facilement saisir ou qualifier, suivre la piste d’un système de manipulation qui efface ses traces à mesure qu’il se déploie. Qui s’y intéresse un peu sérieusement en sort avec un étrange sentiment de nausée, semblable à celui que laisse un mauvais film d’épouvante. 

En octobre 2017 apparaît sur Internet une rumeur portée par un mystérieux « Q ». L’initiale désigne l’accréditation dont bénéficient certains membres de l’administration américaine pour accéder à des informations sensibles.

La rumeur prolonge et amplifie celle qui, sous le nom de Pizzagate, accuse depuis mars 2016 des figures démocrates marquantes — au premier rang desquelles Hillary Clinton et Barack Obama — des vedettes d’Hollywood ou des étoiles du showbiz, toutes proches des démocrates, comme Oprah Winfrey, et d’autres personnalités comme George Soros, de se retrouver dans le sous-sol d’une pizzeria pour y pratiquer, sur des enfants, des sacrifices humains, les abuser sexuellement, et se repaître d’une substance dérivée de leur sang, l’adrénochrome, réputée psychotrope et rajeunissante. Ces pratiques s’inscriraient dans un réseau mondial de prédateurs protégés par leur pouvoir et leur argent. Des ploutocrates vampires, infanticides, diaboliques. Donald Trump, élu en 2016, serait, aux yeux de Q et des adeptes de sa théorie, le héros qui utilisera secrètement son pouvoir pour déjouer cette conspiration odieuse, et mettre aux fers, ou à mort, les adeptes de ces rites sataniques. Cette épuration culminera dans une sorte de Grand Soir dénommé « The Storm ».  

Il n’est pas besoin d’une longue exégèse pour retrouver, derrière ce scénario, les éléments d’un mythe qui a nourri, des siècles durant, les pogroms antisémites : celui des meurtres rituels d’enfants chrétiens à la veille de la Pâques juive, pour boire leur sang. On y retrouve aussi des éléments des Protocoles des sages de Sion, ce faux rédigé par la police secrète tsariste au début du XXe siècle pour étayer la rumeur d’un complot juif mondial. Et tout un bazar de chimères qui ressuscitent à la fois les grandes peurs millénaristes, un imaginaire de la sorcellerie qui a nourri des siècles de persécutions, et des schémas sectaires classiques, comme celui qui convie les adeptes au « Grand Éveil » (The Great Awakening), une sorte de révélation eschatologique qui confondra les manœuvres des pédo-criminels supposés dans un grand éclair de lucidité. Résonnent enfin dans les fictions de QAnon, de façon plus diffuse, les thèmes apocalyptiques qui n’ont cessé de monter en puissance dans les médias évangéliques américains depuis les années 1980.

QAnon est rapidement relayé par des dizaines de sites et de blogs d’inspiration complotiste, ainsi que par des officines dépendant notamment du pouvoir russe ou chinois. Les grands réseaux sociaux — Facebook, Telegram notamment — hébergent des dizaines de sites reliés à QAnon, malgré des efforts progressifs — et tardifs — pour en éliminer certains. À partir de 2018, ses adeptes, arborant les insignes, les codes et les slogans de QAnon, apparaissent régulièrement dans les meetings de Donald Trump. Des voix de la nébuleuse d’extrême droite comme Sean Hannity, l’une des vedettes de Fox News, et de nombreux conspirationnistes de la Toile, relaient ses thèmes. On ne connut jamais le nombre de ses adeptes, la notion même étant difficile à appréhender. Selon l’Institute for Strategic Dialogue, cité par l’Encyclopedia Britannica, d’octobre 2017 à juin 2020, 487 000 posts sur Facebook, 281 000 sur Instagram et 69 millions de tweets porteront les hashtags de QAnon, ou en utiliseront les codes verbaux de reconnaissance.

QAnon culminera avec l’émeute factieuse du 6 janvier 2021, avant de décliner peu à peu, notamment parce qu’aucune des prédictions apocalyptiques annoncées par le mystérieux Q ne se réalisait. L’homme aux cornes de bison, au visage couvert de peintures rituelles, dont l’image domine, dans nos esprits, celle de la foule enragée qui prit d’assaut le Capitole ce jour-là, était le « chamane » Jacob Chansley, un pilier de QAnon condamné depuis à trois ans et demi de prison ferme.

Qui était Q  ? Un ensemble d’enquêtes utilisant notamment des moteurs de recherche stylistiques et lexicologique, croisés avec d’autres analyses, ont donné à penser que Paul Furber et Ron Watkins, deux professionnels de la manipulation sur internet, liés au site 8chan qui a succédé à 4chan comme principal vecteur de diffusion de QAnon, étaient les auteurs qui se cachaient derrière « Q ».

Au fond, cela importe peu. Deux choses, en revanche, doivent retenir l’attention avant d’en venir à la question principale : celle des liens de Trump avec QAnon. 

La première concerne les techniques de manipulation utilisées. QAnon est un agrégateur de mensonges à haut débit. Dans la narration arborescente qui s’orne sans cesse de nouvelles péripéties, tout ce qui menace Trump est presque instantanément retourné à son profit. Un exemple  ? L’enquête du Procureur spécial Robert Mueller, ancien directeur du FBI, sur les contacts de l’entourage de Trump avec les Russes et leurs services spéciaux pendant la campagne de 2016, est, de 2017 à 2019, la grande frayeur, l’obsession de Trump et de ses conseillers. Qu’à cela ne tienne : QAnon fabriquera une inversion de signe : Trump et Mueller auraient été de mèche pour permettre au second, sous couvert d’enquête sur les connexions russes du Président, de traquer secrètement les responsables supposés du réseau pédo-criminel mondial inventé par QAnon.

La seconde concerne les adeptes de cette secte complotiste que le FBI répertoriera comme un danger pour les États-Unis, et leur motivation. QAnon fonctionne comme un grand jeu vidéo, un jeu de piste digital nourri de schèmes sataniques : des méchants personnages y sont inventés en permanence, livrés à la vindicte des initiés qui les pourchassent ; l’intrigue se ramifie, de nouvelles pistes s’ouvrent, de nouveaux suspects apparaissent. Le « QAnoniste » se vit donc comme le vigile d’une armée secrète, un soldat en guerre contre le complot qui gangrène le « deep state ».

On retrouve là une figure-clef de l’emprise que le trumpisme exerce sur la partie la plus endurcie de son électorat : des gens obsédés par leur relégation se sentent enfin initiés au théâtre de l’ombre, invités au cœur des rouages du pouvoir. Comme ils le sont par les tweets au moyen desquels Trump, Président, règle la nuit, sur Twitter, ses comptes avec ceux qui le servent le jour (voir plus bas : X). L’adepte de QAnon a le sentiment de prendre « l’État profond » à revers, et l’on voit au sein des familles des gens se couper du monde et s’obséder de cette traque à laquelle ils participent.

Et Trump lui-même dans tout ça  ? Le réseau le dénommera « Q+ », une sorte de Guide Suprême invisible, presque de Messie. Mais est-ce sa faute, après tout, si des cinglés l’encensent ? Comme tout ce qui structure l’arsenal trumpiste de la haine, la relation de QAnon avec Trump lui-même plonge dans un clair-obscur où il faut entrer pour y relever des faits, certains et publics. 

L’ONG de recherche progressiste Media Matters for America relevait ainsi qu’en août 2020, Trump, alors Président des États-Unis, avait retweeté 216 fois des messages portés par 129 comptes affiliés à QAnon. Interrogé en conférence de presse le 19 août 2020, Trump déclare : « Je ne sais pas grand-chose du mouvement, si ce n’est qu’ils m’aiment beaucoup, ce que j’apprécie. » Sur NBC News le 15 octobre 2020, il refuse de désavouer les thèses de QAnon, relevant que personne ne peut se prononcer sur le bien-fondé de la théorie que l’organisation véhicule. Et ajoutant qu’à sa connaissance, elle combat la pédophilie, ce qui est positif.

La méthode Trump, quand sont en cause ses relations avec des réseaux extrémistes, est résumée dans ces réponses. Où l’on discerne quatre composantes : 

  • l’ambiguïté offensive et le brouillage des repères : « je ne le sais pas, et vous ne le savez pas non plus », lance-t-il en 2020 à Savannah Guthrie, de NBC News, qui lui propose de reconnaître que tout cela est un amas de mensonges délirants ; 
  • l’hommage discret aux factieux — ils m’aiment, je le sais, j’y suis sensible (il adressera des signes analogues au groupe fasciste des Proud Boys) ;
  • la fausse équanimité : « There were good people on both sides » déclarera-t-il, dans cette même veine après qu’un émeutier suprémaciste a fauché, en voiture, des dizaines de personnes venues protester contre une manifestation de l’extrême droite à Charlottesville, en août 2017 — en tuant une et en blessant 19 (voir plus bas : X ) ;
  • le clin d’œil, enfin, où la connivence se passe très bien de sous-titres : ainsi des re-tweets sans commentaires, ou de la photo prise le 24 août 2018, dans le bureau ovale de la Maison Blanche, avec Michael William « Lionel » Lebron, une des figures de proue de QAnon. 

QAnon n’a pas embarqué beaucoup d’élus républicains, fussent-ils ultra-conservateurs, à l’exception de quelques enragés comme Marjorie Taylor Green, élue de Géorgie à la chambre des représentants.

Le Vice-Président Mike Pence, par exemple, a toujours affiché son mépris pour ce « tissu d’âneries ». Ce qui lui vaudra, quand il sauvera l’honneur le 6 janvier 2021 en certifiant l’élection de Joe Biden après avoir, quatre ans durant, avalé sans broncher toutes les couleuvres qui heurtaient ses principes, de faire l’objet d’appels au meurtre. Lin Wood, un avocat complotiste, membre du réseau QAnon, très proche de Trump pour lequel il multiplie alors les actions en justice pour faire invalider le scrutin dans plusieurs États, traitera Pence de pédophile au lendemain du 6 janvier, et appellera à le faire passer « devant un peloton d’exécution. »

Mais Trump lui-même, héros suprême de QAnon, a toujours su maintenir l’ambiguïté sur ses théories, entretenir la flamme de ses adeptes, flatter leurs délires de haine, et les intégrer à cette armée de réserve peuplée de groupes ultra-violents qui se sont jetés sur le Capitole le 6 janvier 2021.

R


Rinos

Tout mouvement politique violent s’épure, se renouvelle dans l’excès de sa radicalité. À mesure que se dessine, principalement sous le mandat de Barack Obama, la coalescence des vieux démons suprémacistes, de la frustration des classes laborieuses blanches déclassées, de la radicalité évangélique et de la détestation des élites, la mouvance du Tea Party forge une étiquette qu’elle colle sur la porte de ceux qu’elle veut éliminer : Rino, republican in name only

L’immense majorité des circonscriptions électorales américaines étant monocolores — bleues ou rouges — au moins pour la chambre des Représentants, et dans une moindre mesure pour le Sénat — c’est aux primaires qui désignent le candidat de chaque parti que se joue, en réalité, l’élection. Rino, c’est la fatwa qui peut briser une carrière. Plusieurs figures républicaines y succomberont. Parmi les caciques mais aussi parmi les étoiles montantes du parti, nombreux sont ceux dont un candidat du Tea Party, sorti de nulle part, vient interrompre la carrière politique.

Le jeu de massacre commence vraiment aux élections de 2010. Dans l’Utah, le Kentucky, le Wisconsin, les candidats du Tea Party évincent les sortants ou les candidats de l’appareil pour les investitures républicaines. Dans les États les plus disputés où la victoire se joue, la promotion de candidats républicains trop novices, franchement déjantés, permet toutefois la victoire des démocrates : c’est le cas en Alaska, dans le Delaware, dans le Colorado. Trois États qui manquent cruellement aux républicains, qui gagnent 6 sièges mais n’ont que 47 sénateurs, pour emporter la majorité au Sénat, comme ils la reconquièrent à la Chambre des Représentants. Tous les Speakers de cette chambre, qui est le chaudron de l’agitation républicaine au cours des années suivantes, de John Boehner à Paul Ryan puis à Kevin McCarthy, pourtant venus de la droite du parti, jetteront l’éponge devant la frénésie des activistes radicaux de leur propre camp, appuyés sur d’importants financements, sur Fox News et ses éditorialistes, et sur une nébuleuse de plus d’un millier d’associations, de fondations, de collectifs et de lobbys.

Quoiqu’étranger, au départ, à cette mouvance — il déclarait dans une interview des années 1990 que les Républicains étaient trop à droite, les Démocrates trop à gauche — Donald récupérera finalement ce stigmate létal du Rino, forgé par le Tea Party pour éliminer ses adversaires. L’arme continue de servir, et le parti républicain de se déchirer.

En 2016, Donald est élu et les Républicains raflent les deux chambres. Médusés par ce triomphe inattendu qui leur donne les clefs du pays, ils font taire leurs divisions et le suivent dans l’aventure, faisant table rase de leurs réticences pour gouverner un pays qui vient de leur confier tous les leviers du pouvoir.

S


Storm

Platon — pas le philosophe mais le photographe britannique des célébrités, fait un portrait de Trump — avant le début de sa campagne pour l’élection de 2016. Donald choisit de se faire photographier au bout de la longue salle de la salle du conseil de la Trump Tower. La table, un ovale étiré, exsude le pouvoir. La scène est en noir-et-blanc, la lumière blafarde qui l’éclaire en surplomb évoque l’« univers impitoyable » qui trouve là son théâtre, les conciliabules à huit ou neuf chiffres,  les affaires mystérieuses du maître des lieux.

Trump en avait fait le décor de son émission de télévision, « The Apprentice », qui a mis en scène, à partir de 2004, un darwinisme de pacotille, cruel et ridicule, dans lequel des candidats à la réussite se livraient volontairement au chaos arbitraire orchestré par Donald, génie auto-proclamé du deal, et finissaient pour la plupart blackboulés de façon humiliante — le célèbre « You’re fired  ! ». Pour le plus grand bonheur du téléspectateur de ces jeux du cirque. Regarder The Apprentice n’enseignait rien sur le monde des affaires, rien sur la réussite, même aux plus ignorants. Rien sur le management, rien sur l’entreprise, la production, la finance… Le show offrait en pâture au ricanement des foules des fayots éblouis par la célébrité, et immolés sur son autel : la seule jouissance du spectateur était la brutalité aléatoire avec laquelle, soudain, Donald les virait, tirait la trappe en les injuriant une dernière fois. Qui aurait pris la chose au sérieux n’y aurait appris qu’une chose, plus toxique qu’utile dans une société libre : la soumission à l’arbitraire violent du maître et l’acquiescement à sa cruauté, qu’on retourne contre soi-même.

Pour cette photo, donc, Trump se tient au bord de la table interminable — la place du chef — présidant l’assemblée de fantômes qui peuple les fauteuils vides.

Mais il n’est pas assis : il est debout, penché en avant au seuil de l’obscurité. Un surplomb menaçant. Une surprésence. Comme dans le mugshot, déjà.

Instant suspendu du mouvement par lequel il semble vouloir sidérer puis happer celui qui le regarde, et qu’il domine. Une rage diffuse, comme nourrie d’elle-même, se donne à voir comme une énigme.

Platon — c’est lui qui le dit, dans une interview postérieure — se sent mal à l’aise dans cette vibration, il propose à Trump d’adoucir un peu sa posture, d’humaniser sa présence, lui fait remarquer qu’il n’a rien à prouver, que sa réussite est reconnue, mais qu’un sillage de controverse et de tensions entoure son parcours : il l’incite donc à proposer une image plus sereine de lui-même. À s’éloigner de cette vibration orageuse qui partout le précède. « Soyez humain (…) J’ai l’impression que vous êtes au milieu d’un orage émotionnel. » Et d’ajouter : « I’d like to see how you weather the storm. » Weather the storm se traduit mal : s’adapter à l’orage, l’apaiser, l’adoucir, trouver en soi les ressources pour le traverser avec calme, et laisser survenir l’éclaircie…

Sans quitter sa grimace hostile, Donald fixe sur lui un regard impavide et lui dit simplement : « I am the storm ».

T


Très innocent 

1er juin 2024. Procès de New York. Donald est accusé d’avoir utilisé les fonds de sa campagne, l’argent de ses donateurs, pour acheter le silence de l’actrice porno Stormy Daniels sur leur liaison. Face caméra, Donald Trump, reconnu coupable à l’unanimité du jury, quelques minutes plus tôt, des 34 griefs pour lesquels il était poursuivi, vient délivrer son message quotidien à la sortie de la salle d’audience. 

Il est fou de rage et assène : « I’m very innocent ».

On peut se proclamer innocent de ce dont on vous accuse. Mais on est innocent ou pas : on n’est pas très innocent. Pas plus qu’une chose n’est très nécessaire, ou très parfaite. Ce très, ce very, répété ad nauseam, Donald l’applique à tout, à tort et à travers. Il ponctue ses déclarations, ses discours de cet adverbe qui se colle indifféremment à tous les adjectifs, qu’il dézingue l’ennemi ou encense l’allié. « Very very disgraceful » (tout adversaire). « Very very talented statesman » (Orban…). « My social network is very poweful. » « Very angry against her » (Kamala Harris, après qu’elle a succédé à Joe Biden dans la course à la présidence).

Bien sûr, avec Donald, tout est très. Le bruit et la fureur (« I am the storm… ») sont sa marque de fabrique. Fuite en avant des superlatifs, dont l’excès même finit par étourdir le gogo. Quant aux adversaires, ils sont très très… nuls, ratés, médiocres, sectaires, méchants, retors. 

À écouter ces litanies où le matraquage remplace l’argumentaire, on pourrait croire qu’il souffre simplement d’une sorte de handicap, d’une manie de répétition et d’hyperbole associée aux débordements de son ego : la plupart de ceux qui ont travaillé avec lui à la Maison Blanche décrivent un égocentrique maladif, dépourvu d’empathie, mythomane et manipulateur.

Mais cette manie de superlatifs n’est pas seulement un symptôme. Elle a aussi des pouvoirs secrets. Les superlatifs, ces loupes grossissantes, envoûtent ceux qui se sentent rétrécir. 

Ce langage a quelque chose d’enfantin. Il suggère une ingénuité, presque une simplicité de cœur. Le message adressé à la partie la plus fruste de son électorat — celle qui le suivrait en enfer, celle qui l’y suit déjà — est au fond toujours le même : je suis comme vous, simple, simplet peut-être, mais touchant jusque dans mon expression parfois maladroite, sincère jusque dans mes mensonges, vrai dans mes dérapages. 

Ce very very mime l’effort balbutiant de ces sans-grades qui ont foi en ce qu’ils affirment, mais ne savent pas apporter un soutien rhétorique à leur propos. Dans ce very very se fait entendre l’écho diffus de la mère de famille morigénant son enfant, ou le félicitant. Ou celui de l’enfant qui cherche les mots pour se justifier. 

Il est obscurément régressif. Comme le sont ces adjectifs dont il accable ses adversaires et qui évoquent, de façon subliminale, les sorcières et les méchants des contes de fées qui font peur aux enfants : « wicked », « crooked »…

Et le very lui-même sait se faire menaçant…  Dans un discours prononcé deux jours avant l’assaut du Capitole du 6 janvier 2021, devant une petite foule déjà incandescente, Donald enjoint à son Vice-Président, Mike Pence, d’user de ses pouvoirs constitutionnels de Président du Sénat pour refuser de valider l’élection de Joe Biden. Et le menace : « And if you’re not, I’ll be very disappointed with you… » Le 6, Mike Pence sera évacué in extremis par les services de sécurité, pendant que les émeutiers écoutent l’un d’entre eux lire le dernier tweet incendiaire de Trump dans le mégaphone, et réclament en chœur que Pence soit mis à mort. Informé de la situation, et du danger de mort que court  Pence, Trump répond : « So what  ? » 

U


Unnoticed  ?

Inaperçu… 

Sans doute le dernier adjectif que l’on songerait à accoler au nom de Donald Trump qui, toute sa vie, a cherché et trouvé la célébrité. La lumière : une énergie qu’il déclare renouvelable à l’infini. On ne devient pas célèbre parce qu’on est riche, on reste riche parce qu’on est célèbre, parce qu’une omniprésence médiatique envahissante, solidement appuyée sur un culot inébranlable, est un capital que l’on peut faire fructifier de mille façons, en empruntant mille chemins différents. Et si beaucoup de ces chemins mènent à la faillite, c’est par l’esbroufe assertive, par le mensonge asséné sans ciller, que l’on s’échappe. Pour recommencer, encore et toujours.

Et si, à l’exemple de la lettre volée d’Edgar Poe, la marche au pouvoir de Donald avait été masquée par son évidence ? Si sa parade mondaine et médiatique interminable, ponctuée de galas et de procès, de faillites et de scandales, d’inaugurations de tours toujours plus hautes et de photos au bras des jolies filles toujours plus jeunes, avait dérobé au regard des analystes sa progression, qui certes n’obéissait à aucun plan préconçu, mais semble, rétrospectivement, guidée à tâtons par ce magnétisme particulier qui l’attire vers toujours plus de gloire  ? 

Divertis qu’ils étaient par ses frasques depuis trente ans, pas un seul des hiérarques républicains, quand débuta la campagne de 2016 qui allait le conduire à l’investiture puis à la Présidence, ne le prit au sérieux. Aucun. He went unnoticed… Sa marche triomphale, bruyante, clinquante, dérobait aux regards des acteurs et des observateurs de la scène politique cette autre avancée, sourde et confuse, d’un affairiste retors, d’un playboy de caricature, étranger à toute culture politique et à toute morale, qui cheminait intérieurement vers le pouvoir, le pouvoir suprême. 

Le pouvoir suprême, certains hommes y arrivent inaperçus, par des chemins d’ombre : cardinaux que leur grand âge fait élire comme papes « de transition », mais qui durent et tiennent le pouvoir d’une main de fer, comme Sixte Quint ; vieux militaires rancis dans une ambition inavouée, dont le hasard tragique sonne l’heure, comme Pétain ; idiots utiles qui s’affranchissent de ceux qui croyaient les manipuler comme Napoléon III ; figures discrètes qu’une probité tenace porte sur le devant de la scène quand s’effondre la démence nazie, comme Adenauer… Leur avancée se prépare longuement. Puis la force des choses la révèle.

Donald lui, arrive en fanfare, sous une pluie de paillettes et dans un halo de pom-pom girls. Comme une parade sur la Cinquième Avenue. Mais cette mise en scène mégalomane dissimule le chemin obscur, tâtonnant, au long duquel cet homme qui n’a que des instincts, mais leur fait toute confiance, flaire, renifle, au fond de ses audiences bientôt multipliées par Twitter, les blessures d’un peuple bafoué dans l’idée qu’il a de lui-même. L’ogre sent peu à peu que la Présidence est un coup à tenter. Tout à son vertige narcissique, il fait rouler les dés. Le soir de son élection, ses proches le verront médusé, incrédule devant le résultat.

V


Veterans 

Un membre des Proud Boys, milice suprémaciste, raciste, fascisante, dirigée par un borgne grassouillet qui ressemble à un pirate de jeu vidéo, donne une interview dans le cadre d’un reportage. Et dit ceci, d’un air gourmand : « On n’aimait pas beaucoup Bush et ses guerres mais il a fait un truc pour nous : il a fabriqué plein de vétérans  ! »

Ici, prudence : certains anciens combattants sont attentifs à défendre la démocratie américaine contre ses démons. Et l’establishment militaire, actif ou retraité, est, à quelques tristes exceptions près, unanime à s’inquiéter du risque que Donald Trump représente pour la sécurité des États-Unis, et pour leurs institutions (voir plus haut « Joint chiefs of staff »).

Mais aux États-Unis comme ailleurs, la guerre laisse derrière elle des hommes formatés par une violence dont ils sont à la fois vecteurs et victimes. Et qui demeurent orphelins du chaos où on les a plongés, répliquant ses figures, flottant avec leurs cauchemars dans la société pour laquelle on les avait envoyés se battre sans y trouver leur place. Après le Vietnam, déjà, et bien que leur expression politique fût, dans l’ensemble, différente, tant le contexte l’était aussi, des groupuscules fascisants se formèrent dans le sillage des combats parmi ces hommes sacrifiés, incapables de revenir à la vie civile et sociale.

Pour ceux-là, la guerre continue… Un parallèle vient à l’esprit avec le rôle que jouèrent les anciens combattants de la Grande Guerre dans la montée des fascismes en Europe. Mais le sujet, aux États-Unis, est rarement abordé.

La relation de Trump aux armées n’a jamais été sereine. Ses remarques obscènes moquant les morts au champ d’honneur dans les cimetières américains en France ; son ironie malsaine à l’égard du sénateur John McCain, candidat républicain malheureux à la présidence en 2008, héros gravement blessé et longtemps prisonnier au Vietnam, quand Trump, lui, avait réussi à échapper plusieurs fois à la conscription ; sa récupération, en août 2024, de la commémoration de la mort, dans un attentat, de jeunes soldats au moment du départ d’Afghanistan, par des vidéos tournées au cimetière militaire national d’Arlington où ces images sont interdites, et la condamnation subséquente de l’armée : tout cela lui vaut le mépris de beaucoup d’officiers et de soldats. Mépris qui s’ajoute à l’inquiétude des hauts gradés sur le risque que ses penchants autocratiques, sa gestion brouillonne et imprévisible, son inculture géopolitique et sa paradoxale naïveté dans les discussions avec ses homologues des pays hostiles, feraient peser en cas de réélection sur la sécurité des États-Unis.

Et pourtant… La présence de nombreux vétérans, et des milices dont ils forment souvent l’ossature, au sein des mouvements suprémacistes et millénaristes qui sont l’avant-garde du trumpisme, est manifeste. Là encore, la magie noire opère qui résout les contradictions, laissant à l’écart des « casseroles » qui briseraient tout autre politicien, pour faire de Trump l’homme fort de ces hommes forts, souvent brisés.

Mettant en scène dans les médias sa haine supposée des médias, attaquant sans relâche cette élite qui le fascine et à laquelle il a, toute sa vie, voulu appartenir, Donald parvient, du haut de son gratte-ciel, à persuader ces soldats perdus, ivres de frustration et de violence à peine contenue, qu’il est leur homme.

W


Woke

Le mot est déjà dépassé. Dans les dîners en ville, il est de bon ton de renvoyer dos-à-dos les mensonges de Trump et les excès du « wokisme ». On mélange tout dans des mots-valises. L’idée même d’en écrire fatigue… 

Risquons une hypothèse : si les évangéliques américains, qui cherchent à imposer un ordre moral conforme à leur lecture littérale de la Bible, sont les héritiers des Puritains, le « wokisme » n’est-il pas un autre avatar du puritanisme  ? Comme si la culpabilité omniprésente des Puritains historiques, leur culture pénitentielle de l’examen de conscience, avaient soudain trouvé des espaces inattendus pour se renouveler, par une sorte de ruse de l’histoire.

Que les excès de la bigoterie « wokiste » excèdent beaucoup de gens, et nourrisse la vindicte des électeurs de Trump n’est pas douteux. Et il y a de quoi. Il ne s’agit pas de renvoyer dos-à-dos des extrêmes qui ne se valent pas, mais simplement de constater que les excès opposés se nourrissent. À cette aune, la société américaine, qui semble déchirée par une guerre civile froide, sera bientôt étouffée entre des puritanismes rivaux.

Dans ce petit schéma, qui vaut ce qu’il vaut, Donald apparaît comme une complète incongruité. Dans ce pays où les ordres moraux se musclent et s’affrontent, où la culpabilité se décline de mille façons, où les interdits gagnent du terrain, Donald, lui, les ignore tous. Oublié, le culte protestant de la probité en affaires : Donald a volé ses partenaires, ses clients, ses actionnaires, ses banques. Triché dans toutes ses transactions. Oublié, le remords, que certains prêcheurs évangéliques savaient si bien mettre en scène dans des extases lyriques : Donald ne démord de rien, ne se repent de rien, ne s’excuse de rien. Ses seules réponses aux reproches que lui valent ses turpitudes sont la récidive, le déni, la contre-attaque, la montée aux extrêmes. Oubliée la pudeur dévote, et même la décence : Donald harcèle, violente, dérape ; il achète les silences, accable d’injures ordurières celles qui le dénoncent. Oubliés le prêche, l’église : il ne fait même pas semblant, ou à peine. Oubliée la frugalité protestante : Donald étale, exagère sa richesse. Oublié l’horreur du mensonge : il ne vit que de ça. Quant à la grammaire « wokiste » des attitudes et du vocabulaire, on douterait, à le voir agir et parler, qu’elle ait jamais existé… La bigoterie lui est étrangère et sa religion n’a qu’un nom : le sien.  

En cela, encore, il échappe. Attentif aux rancœurs et aux désordres de son temps, dont il a fait son fonds de commerce, il est pourtant indifférent à ce qui les sous-tend. L’empoignade, l’invective numérique, le débat chaotique qui résultent de cet affrontement sont le terreau où il se déploie.   

X


X (ex-Twitter)

On connaît cette blague de Donald : « J’adore Twitter, c’est comme d’avoir une chaîne de télé, sans les pertes ». 

Les réseaux sociaux apparaissent à un moment où Donald est mûr pour y écrire les nouvelles étapes de sa légende. Il y a trente ans que l’essentiel de sa vie est consacré à bâtir son image dans l’esprit du grand public : celle d’un playboy richissime à qui tout réussit ; qui a, comme le disent les Américains, la « touche de Midas », qui transforme tout en or. Celle d’un tycoon insubmersible qu’une longue série de faillites et de procès avec les banques n’a pu mettre à terre, pas plus que son divorce, concomitant, avec sa première femme, Ivana, qui était une part de son image et de son succès. Et ce malgré un brusque retournement des médias, trop heureux de faire les gros titres sur la chute d’un homme à qui tout semblait réussir.

Comme le disait un de ses anciens collaborateurs : « Donald ressemble à l’image que les pauvres ont des riches » 

À défaut d’être pris au sérieux par les gens sérieux il est, en 2009, assez célèbre pour être immédiatement audible sur Twitter, ce canal où l’on peut parler à l’oreille des foules anonymes, cette galerie de miroirs où les messages se reflètent et se répondent sans fin, et qui est aux rumeurs ce que l’arme atomique fut aux armes conventionnelles.

Ses premiers tweets, en mai 2009, sont de pure promotion : annonces de ses passages à la télévision ou de son nouveau livre… Ils fournissent un repère sur ce qu’était encore, à ce moment, Trump dans l’espace public : un ogre de la notoriété, sans idées ni programme autre que ses affaires ; un promoteur sulfureux, vu par beaucoup comme un escroc doublé d’un saltimbanque. Donald tâte le terrain, et pour un temps reste sur sa ligne habituelle : la promotion exclusive de la marque Trump.

Très vite cependant, il voit monter ses audiences — ce qu’il ne manque pas, à chaque étape, de souligner dans ses tweets eux-mêmes, à mesure qu’il prend position sur des sujets d’actualité, de société, et s’inscrit dans le champ politique tout en y cultivant sa différence.

C’est ainsi qu’il pose sa voix. Ou plutôt qu’il l’invente. 

Car dans ce mélange de divertissement, de démagogie et de dérapages se construit un lien intime avec un peuple invisible, un peuple nostalgique dont les Républicains découvriront, trop tard, qu’il est devenu l’aile la plus active de leur électorat. Et qu’il n’aime pas ceux qui le représentent.       

Le format de Twitter est une bénédiction pour justifier, par la nécessaire brièveté, la brutalité simpliste des idées, mais aussi pour suggérer ce qui n’est pas dit et redresser le tir quand on met à côté, ou quand on va trop loin. Donald en est émerveillé, ne le cache pas.

Peu à peu, il accoutume ses fans à l’idée qu’on peut avoir raison même quand on a tort, à condition de persévérer. La recette marche mieux quand elle fait appel aux pulsions xénophobes, proscrites de l’espace public traditionnel : les audiences de Donald le confirment.

Calomnier contre l’évidence, dans une apparence de sens commun, Donald ne cessera plus de le faire. Ainsi de la longue traque d’Obama sur son certificat de naissance. Ainsi des « Cinq de Central Park », cinq hommes noirs condamnés à tort pour un viol particulièrement barbare commis dans la nuit du 19 avril 1989. Ils seront innocentés et libérés en 2002 mais Donald, qui avait appelé à les lyncher au départ, refusera de se renier. Ainsi de ses déclarations au lendemain des manifestations de l’extrême-droite de Charlottesville, le 11 et 12 août 2017, où des suprémacistes blancs et des néo-nazis sont venus s’opposer en masse au déboulonnage de la statue du général Lee, ancien commandant en chef des armées sudistes pendant la guerre de Sécession. Ils attaquent violemment les manifestants venus leur porter la contradiction. L’un des émeutiers suprémacistes fonce en voiture dans la foule, tuant une jeune femme et blessant 19 personnes. Le 15 août le Président Trump condamne les violences mais déclare qu’il y avait « aussi des gens très bien des deux côtés ». Il n’en démordra pas.

Ce lien paradoxal avec sa base, à laquelle il écrit à toute heure du jour et de la nuit, un peu comme les adolescents insomniaques écrivent à leurs plus proches amis, restera le même après son élection à la Maison Blanche en 2016. Donald continuera de partager avec eux ses improvisations, dans un mélange de rouerie et de spontanéité.

Alors que s’installe dans le travail des équipes présidentielles un chaos dont ses collaborateurs porteront, ensuite, un témoignage effarant, le Président des États-Unis continue de cultiver, sur Twitter, sa connivence particulière avec son public, à opposer son narcissisme d’homme providentiel aux menaces anxiogènes dont il obsède l’opinion, à salir ceux qui piquent sa vanité, à multiplier des attaques dont l’excès s’assume et se revendique.

Il ouvrira même un nouveau chapitre de la communication politique en prenant régulièrement à partie, sur Twitter, les membres de sa propre équipe. Comme Jeff Sessions, son Attorney general, qui se récuse à la grande fureur de Trump dans l’enquête sur les manœuvres russes dans l’élection de 2016, auxquelles certains membres de son entourage ont pris part. Comme Mike Pompeo, son Secrétaire d’État, qu’il traite sur Twitter de baderne paresseuse quand ce dernier cherche à limiter les dégâts des embardées chaotiques du patron sur la scène internationale. Et même comme Mike Pence, son propre Vice-Président. Et beaucoup d’autres. Jamais depuis Mao et les gardes rouges, un chef d’État n’avait ainsi lancé sa base contre les membres de sa propre équipe. Et le procédé est inédit dans une démocratie. Comment cette base aigrie dans le sentiment de sa relégation ne se sentirait-elle pas, enfin, associée au pouvoir  ? Les rapports de force au sein de la Maison Blanche ne se règlent plus derrière des portes capitonnées, à l’abri des regards, mais en plein jour, ou plutôt en pleine nuit, puisque c’est du fond de ses insomnies que Donald prend le peuple à témoin de sa vindicte, lui livre en pâture ceux dont il a choisi de s’entourer pour gouverner.

Chaque matin, ses ministres et son staff ouvrent Twitter, le ventre noué, craignant d’y trouver quelque fruit empoisonné des macérations nocturnes du chef qui, tel un dictateur enfermé dans sa tour, rumine ses obsessions et répand sa bile sur son entourage.

Y


You’re fired. 

Il avait tout surmonté. Forcé partout le passage, hynoptisant les suiveurs, piétinant les sceptiques, abandonnant à leur sort ceux qui lui avaient fait confiance et continuant sa route. Échappé à tant de faillites et de scandales. Sous le regard obsédant du spectre de Fred père, mort en 1999, le géant blond continuait sa course, que rien ne semblait devoir arrêter. 

Et puis… 

Le 5 novembre 2020, on voit se dessiner la défaite de Trump. Il n’est pas réélu. You’re fired.  

Ceux qui s’étonnent alors de le voir se muer en putschiste indécis mais violent, ballotté entre ses pulsions et ses calculs, ont oublié les constantes de sa vie inquiète et tumultueuse. 

Ce qui est pris n’est plus à prendre, et jamais à lâcher. 

Un mensonge se soutient jusqu’au point où il devient la vérité. 

L’échec, associé au nom de Donald Trump, n’existe pas. 

L’assaut du Capitole met à nu la complicité hypocrite qui le lie aux groupes violents. Le chaos semble un temps lui rendre la main, qui pourtant lui échappe. Cet homme qui a éructé sur Internet pour convaincre ses fans que l’assistance était plus nombreuse, lors de son investiture, que lors de la première investiture d’Obama — où elle fut pourtant deux à trois fois plus importante selon les estimations officielles — allant jusqu’à s’exclamer qu’elle était « la plus grande de tous les temps » (ont-ils échangé avec Kim Jong-un, le tyran nord-coréen, lors de leur célèbre entretien, sur l’emploi des superlatifs  ?), comment pourrait-il accepter d’être viré du plus beau job du monde après l’avoir conquis  ? On ne vire pas Trump. On ne lui reprend rien.

Dans la fuite en avant de Trump, l’élection de 2020 est une catastrophe existentielle, un gouffre où menace de s’éteindre son feu d’artifices narcissique, un court-circuit incendiaire dans un nœud de lignes à haute tension, une boîte de Pandore renversée d’où surgissent ensemble tous les vertiges, tous les délires personnels, toutes les pulsions et tous les mauvais instincts qui fermentaient en lui.

Z


Zero

Ground Zero. Après le 11 septembre 2001, tel est, on le sait, le nom donné à la zone anéantie où les deux tours du World Trade Center se sont effondrées. Rien n’évoquait mieux le sentiment d’un chaos menaçant de tout engloutir que ces images de passants hébétés, émergeant du nuage de poussière que libère l’écroulement successif des tours jumelles. 

Un cycle politique naît ce jour-là qui n’est pas achevé.

À l’extérieur, les États-Unis multiplient les guerres confuses, bousculant à la fois l’isolationnisme d’une partie de la base républicaine et son conservatisme fiscal, car cet état de guerre entraîne les finances publiques dans un gouffre dont elles ne sont pas sorties. À l’intérieur, le vieux fond xénophobe d’une partie de l’opinion américaine, opposant la réassurance identitaire à l’altérité menaçante et méconnue du reste du monde, fermente et prend un nouveau visage, plus anxieux encore, plus agressif. Bush laisse à Obama un pays enlisé dans des guerres sans issue, en proie à l’une des crises financières les plus graves de son histoire, qui va ruiner des millions de petits épargnants et de gens incapables de rembourser leurs crédits immobiliers. L’angoisse, la frustration augmentent, année après année. Le chauvinisme nostalgique, teinté de suprémacisme blanc et de bigoterie identitaire, monte en flèche.

Dans le grand jeu politique des années Bush, qui suit le 11 septembre, Donald n’est pas encore un acteur de poids. Mais, interrogé à la télévision le jour du désastre, qu’il a vu de ses fenêtres, il livre ce commentaire laconique : « Ce pays est différent, aujourd’hui, et ne sera plus le même dans les années qui viennent. » Son apparition sur la scène politique, par étapes à partir de 2009-2010, puis son ascension éclair sous les yeux d’un appareil républicain incrédule, est incompréhensible hors de ce cycle de chaos.

Car Donald récupère tout. De plain-pied avec le désarroi de ces Américains qui se sentent menacés de toutes parts, il critique, après-coup, les guerres où l’Amérique est embourbée, et attise ce rapport au monde paranoïaque qui voit dans les États-Unis la victime consentante de tous les vices de la planète : pillée par les tricheurs du commerce international, rançonnée par des Européens incapables de se défendre seuls, maltraitée par l’OPEP, menacée par des migrants latino-américains décrits comme une horde de délinquants avides, agressée par des musulmans fanatiques et armés jusqu’aux dents. À ce cocktail singulier, Donald ajoutera bientôt une dernière touche : ce goût des pouvoirs forts qui se répand insidieusement sur le monde, et qu’il capte intuitivement. L’aliment narcissique que les élites de son pays lui refusent, il le trouvera dans une connivence avec des dictateurs prompts à le deviner.        

Tel l’oiseau de Minerve, il prend son envol au crépuscule — et plane sur les décombres de Ground Zero.