Vous posiez récemment une question à propos de l’élection présidentielle américaine, qui aura lieu dans moins de deux semaines : « Est-ce digne, décent, adulte, pour l’Europe de passer une nuit blanche tous les quatre ans pour savoir qui sera président des États-Unis et si les Européens seront défendus ? » — comment formuleriez-vous la réponse à cette question ?

C’est une question qui nous paraît évidente en France et qui émerge de plus en plus en Europe. Depuis que je travaille dans les affaires stratégiques et au sein de la communauté transatlantique, j’ai vécu cette cyclicité avec laquelle les Européens scrutent les élections américaines, les comtés décisifs en espérant que les électeurs choisissent pour la Maison Blanche et aux Congrès des candidats favorables à la défense de l’Europe.

Cela a été particulièrement vrai depuis l’élection de Trump en 2016, qui a bouleversé les Européens. Quand je suis arrivée à l’OTAN à l’automne 2019 en tant que représentante permanente de la France, j’ai trouvé une alliance en situation de stress post-traumatique. Donald Trump avait, au cours des Sommets de 2017 et de 2018, traité avec une grande brutalité des alliés de premier plan, comme les Danois et les Allemands. Ensuite, il avait remis en question l’article 5 du traité. Il laissait entendre que les garanties de sécurité américaine étaient transactionnelles, conditionnées à des concessions commerciales (il faisait en particulier une fixation sur l’importation de voitures allemandes : l’Allemagne « abusait » des Américains qui non seulement lui achetaient des coûteuses voitures mais payaient aussi pour sa sécurité).

Tout le monde espérait la victoire de Biden en 2020 et le « retour à la normale ». Je me souviens de la fin de nuit électorale extrêmement tendue, chez ma collègue ambassadrice américaine, une ancienne sénatrice républicaine à l’ancienne, Kay Bailey Hutchison. L’angoisse à l’OTAN était palpable et existentielle. Nous redoutions qu’une réélection de Trump puisse encore réduire la pertinence de l’Organisation et la garantie de sécurité des États-Unis. Nous observions avec attention le comté de Miami-Dade, clef pour la Floride, l’un des swing states attendus, et le vote crucial des latino-américains. Le vote républicain des cubano-américains anti-castristes et anti-avortement dans ce comté a fait basculer la Floride côté républicain, mettant en danger la dynamique du camp démocrate.

En 2020, l’angoisse à l’OTAN était palpable et existentielle.

Muriel Domenach

Il n’est pas sérieux que l’Europe, avec sa richesse, son héritage et ses responsabilités, se résigne à faire dépendre entièrement sa sécurité des choix américains, qui eux-mêmes sont fonction du vote de certains cantons dans des États clefs, dont les électeurs suivent des logiques valables mais très éloignées des nôtres.

Il est évident que nous avons tout intérêt à ce que les États-Unis soient dirigés par une administration qui considère la défense de l’Europe et la pratique d’un multilatéralisme efficace face aux crises comme aux enjeux globaux comme prioritaires. Mais nous devrons travailler avec l’administration que les électeurs américains choisiront ; et nous devons travailler à prendre davantage de responsabilités dans notre sécurité quel que soit le successeur ou la successeure de Joe Biden. 

Vous avez mentionné un caractère cyclique dans cette relation. Voyez-vous une évolution dans les attentes européennes vis-à-vis des États-Unis, notamment avec la possibilité de réélection de Donald Trump ?

Les Européens voient bien que la situation a évolué depuis 2020 pour plusieurs raisons. Premièrement, le monde est plus dangereux et la menace sur l’Europe s’est intensifiée. Deuxièmement, tout porte à croire que Trump mènerait une politique plus radicale. Pour des raisons d’abord personnelles, car il est animé d’un sentiment de revanche. D’entourage également car ceux qu’on appelait les « adultes dans la pièce » sont partis durant son premier mandat. Et aussi parce que la mouvance MAGA est devenue ouvertement prorusse. De plus, les contre-pouvoirs seraient encore affaiblis par rapport à son premier mandat, comme en témoigne déjà la décision de la Cour suprême sur Roe vs. Wade. La bonne nouvelle est donc que les Européens sont devenus plus lucides face à ces évolutions, notamment depuis l’agression contre l’Ukraine, qui a entraîné un réveil stratégique en Europe.

J. D. Vance a prononcé le 23 avril dernier un discours au Sénat sur l’Ukraine qui défend une conception isolationniste de la politique étrangère américaine, fondée sur une opposition à la guerre en Irak de 2003 et aux conséquences qu’elle a eues. À quel point pensez-vous que ce narratif isolationniste pourrait se diffuser aux États-Unis ?

Je ne peux affirmer le degré de diffusion du discours de J.D. Vance mais il semble représentatif de la mutation pro-russe au sein de la mouvance MAGA, dont on a de nombreux exemples. Cela inclut l’entretien de Vladimir Poutine par Tucker Carlson, les multiples déclarations de Trump qui reprennent le récit de Poutine, ou encore la fascination d’un certain nombre de membres de MAGA pour le « grand homme » russe. J. D. Vance reprend avec les idées de son plan de paix les objectifs de guerre de Poutine pour l’Ukraine, comme sa neutralisation et implicitement l’abandon de territoires et de souveraineté. En paraissant imaginer un schéma de paix, il s’aligne sur les buts de guerre de la Russie.

Contre cela, nous avons intérêt à un discours de lucidité. Premièrement, l’alignement sur la Russie est le parti de la guerre et équivaut à favoriser l’escalade, encourageant Poutine à poursuivre ses ambitions prédatrices. En cas d’agression contre les alliés, les États-Unis seraient forcés d’intervenir, au risque d’une guerre majeure en Europe, ce qu’ils cherchent à éviter au profit de priorités ailleurs, comme l’endiguement de la Chine. Par ailleurs, cette position encourage également la Chine à croire que la guerre paye, ce qui est dangereux. Ainsi, en choisissant la faiblesse envers Poutine, ces acteurs prennent le risque de la guerre en Europe tout en encourageant potentiellement l’agression chinoise en Asie.

En paraissant imaginer un schéma de paix, J. D. Vance s’aligne sur les buts de guerre de la Russie.

Muriel Domenach

Comment l’OTAN a-t-il perçu le début de la campagne américaine, notamment avec la nomination de Donald Trump comme candidat du parti républicain ? Comment analysez-vous la position de certaines figures de la mouvance MAGA, comme Elon Musk, qui soutient Donald Trump de tout son poids, tout en apportant une aide importante à l’Ukraine à travers Starlink ?

Il y a effectivement toute une gradation parmi les Républicains. Certains sont plus isolationnistes que d’autres. Surtout, leurs priorités sont différentes. L’ECFR identifiait récemment trois « tribus » républicaines en politique étrangère : les « restrainers », les « primacists » et les « prioriters ». Concernant Elon Musk, sa position a évolué mais du point de vue européen, il nous faut faire le constat qu’il rejoint une mouvance prorusse et défavorable à nos intérêts. Au même titre qu’une menace est la conjugaison de capacités et d’une intention, la dissuasion et la défense sont la combinaison d’une détermination et de capacités. La force de l’article 5 repose sur la détermination de ses membres à défendre « chaque centimètre » de territoire allié, d’après l’expression de Joe Biden.

J. D. Vance critique aussi le coût du soutien militaire à l’Ukraine et accuse l’Europe de ne pas en faire assez. À votre avis, les Européens se sont-ils préparés à un éventuel retrait du soutien américain ?

D’abord, les Européens doivent accorder à J.D. Vance que la guerre en Ukraine est avant tout notre affaire. Cela ne veut pas dire qu’elle ne concerne pas les Américains, mais qu’elle nous concerne en premier lieu. Il faut que nous soyons clairs vis-à-vis de nous-mêmes et de nos propres sociétés civiles à cet égard. La contrainte budgétaire est réelle, les besoins en financement sont importants, pour la transition écologique, le social, etc. mais la guerre qui se déroule en Ukraine est existentielle pour nous. C’est la raison pour laquelle l’Europe s’est réveillée en 2022 de sa sieste stratégique, et assure la majorité du soutien à l’Ukraine.

Il est également nécessaire de valoriser le soutien européen à l’Ukraine, souvent insuffisamment pris en compte par l’administration américaine. Je retiens de plusieurs interactions avec des membres du Congrès américain qu’ils avaient l’impression que l’Europe était un passager clandestin de l’aide à l’Ukraine. Rien n’est moins vrai. L’Europe qui échangeait davantage avec la Russie paie le prix des sanctions mais aussi l’essentiel du soutien tous domaines confondus, notamment dans le domaine de la reconstruction. Enfin, en matière militaire, l’Europe fournit environ la moitié de l’aide à l’Ukraine.

Au total, l’aide à l’Ukraine coûte moins que ce que coûterait sa défaite en termes de crédibilité et de défense. Il faudrait conduire un exercice contrefactuel en estimant ce qu’aurait coûté à l’Europe une défaite de l’Ukraine, à nos budgets de défense, et aux Américains, en termes de crédibilité, et en termes de présence militaire.


Il faut accorder à J. D. Vance que la guerre en Ukraine est avant tout notre affaire. Cela ne veut pas dire qu’elle ne concerne pas les Américains, mais qu’elle nous concerne en premier lieu.

Muriel Domenach

Sur la question des négociations, un problème fondamental : nous parlons beaucoup de ce que les Ukrainiens sont prêts à accepter ou non, mais nous ne demandons pas suffisamment ce que les Russes sont prêts à accepter. La Russie est-elle vraiment prête à négocier et à quelles conditions ? 

C’est une question importante.

Il y a évidemment ceux qui dans nos sociétés sont les idiots utiles des Russes, volontairement ou involontairement. Mais la question de la négociation met en lumière celle de l’équation russe, et un mécanisme de déni dans certains secteurs des sociétés européennes, comme américaine : en toute ingénuité (« pourquoi ne pas négocier avec les Russes ? »), ou sous couvert de réalisme (historique : « toutes les guerres finissent par une négociation » ; ou géopolitique : « la Russie est plus peuplée et plus puissante »), on projette nos désirs sur Poutine, pensant que notre logique, notre rationalité est partagée. Nous devons comprendre que Poutine fonctionne selon sa logique de pouvoir et non selon la rationalité que nous projetons.

Nous devons écouter exactement les conditions qu’il pose à toute négociation de paix et qui n’ont pas bougé de ses buts de guerre initiaux — neutralisation de l’Ukraine, démembrement, mise sous tutelle — et non pas raisonner à sa place en fonction de ce que nous projetons comme les intérêts de sécurité de la Russie alors que son président sert avant tout ceux de son régime. C’est le même déni qui nous a conduits à penser qu’il n’envahirait pas l’Ukraine alors qu’il l’a fait. Nous prenons nos désirs pour nos réalités — et même pour des réalités objectives.

Il est vrai que la plupart des guerres se terminent par des discussions, mais la discussion est le résultat d’un rapport de forces. Or ce rapport de force ne peut se construire qu’en aidant l’Ukraine à tenir pour qu’elle puisse avoir en main les conditions d’une victoire entendue au sens de la préservation de sa souveraineté, du libre choix des alliances, et de garanties de sécurité.

Vous êtes vous-même russisante et avez d’ailleurs fait votre stage ENA en Ukraine en 1997. Comment avez-vous vu évoluer les sociétés en Russie et en Ukraine ?

J’ai beaucoup lu et écouté politistes et sociologues notamment Anna Colin Lebedev car pour comprendre les dynamiques en Russie et en Ukraine, il faut s’intéresser à leurs sociétés respectives pour comprendre leur divergence fondamentale.

La société ukrainienne que j’ai connue à la fin des années 1990 était très soviétisée, par certains égards plus soviétisée que la société russe, car les élites ukrainiennes avaient été déportées, ou avaient émigré à Moscou. Dans le Donbass se trouvaient également des industries complètement soviétisées. Or comme l’explique Anna Colin Lebedev dans Jamais Frères, cette société ukrainienne s’est démocratisée et consolidée lors de plusieurs confrontations avec le pouvoir, qui ont abouti aux événements du Maïdan. L’échec militaire en Crimée et dans le Donbass en 2014 et 2015 a lui-même conduit à une remise en cause de l’armée par la société civile. La société civile ukrainienne, portée par l’espérance européenne, a remporté des confrontations avec le pouvoir contre les abus de pouvoir et la corruption, là où la société russe n’en a jamais gagné. L’URSS s’est effondrée non du fait de la société russe, mais des forces centrifuges au sein des républiques soviétiques non-russes. Le seul mouvement de démocratisation que la Russie ait connu est le résultat d’une défaite de la Russie et non d’une victoire de sa société. Les Russes ont été humiliés par la prédation et la corruption de leurs élites qui ont réussi à le présenter comme l’œuvre de l’« Occident ». La culture de la violence qu’Orlando Figes a décrite dans la Russie pré- puis post-révolutionnaire a trouvé dans le poutinisme une prolongation.

L’Ukraine a développé une conscience nationale, évidente pour moi quand j’y vivais en 1997, sous-estimée par les Russes qui ont largement diffusé leur récit. Nous avons tous connu de nombreux diplomates russes, parfois des amis qui nous disaient, la main sur le cœur, que l’Ukraine est la Russie, que tous les Russes considèrent que l’Ukraine est russe. J’avais fait l’expérience du contraire. Même dans les régions russophones du Donbass, Donetsk, Dnipro, Lugansk, il y avait une conscience nationale forte qui s’était forgée en particulier dans les persécutions staliniennes particulièrement violentes dans ces régions, et qui donc s’est trouvée renforcée par la démocratisation de la société civile dans les épreuves de force avec le pouvoir dans les années 2004-2014, et motivée par la perspective européenne.

La culture de la violence a trouvé dans le poutinisme une prolongation.

Muriel Domenach

Le parcours de Zelensky, comme le montre sa biographie par Simon Shuster, est exemplaire de la consolidation de l’identité ukrainienne y compris de la part d’un jeune ukrainien russophone, d’une famille juive, qui a grandi dans une ville industrielle soviétisée. Zelensky incarne l’identité nationale au-delà du clivage Est-Ouest au sein du pays.

Ces différences entre sociétés russe et ukrainienne expliquent la divergence stratégique de la Russie et de l’Ukraine, mais aussi la détermination et l’efficacité de la résistance ukrainienne à l’invasion, qui avaient été sous estimées par la Russie — dont je rappelle qu’elle avait inclus dans les forces d’invasion des troupes d’apparat, tant il était anticipé que les Russes seraient accueillis en libérateurs et défileraient dans Kiev en moins de 3 jours.

Ici, je voudrais aussi rappeler que le pouvoir russe n’est pas si efficace que la légende noire de Vladimir Poutine ne le fait penser. Un pouvoir autoritaire, c’est un pouvoir où on ment au chef pour lui plaire ou pour s’en protéger. Le renseignement russe — qui avait évidemment largement les moyens d’anticiper la volonté de résistance de l’Ukraine et ses progrès militaires — s’est auto-intoxiqué et a intoxiqué son président.

Pour revenir sur la transformation de l’OTAN et de la défense européenne, lors du dernier sommet de l’OTAN, la France s’est opposée au concept de « base industrielle et technologique de défense transatlantique ». Pouvez-vous expliquer ce que cela représente et quel est l’enjeu de l’industrie militaire transatlantique ?

Il n’existe tout simplement pas de base industrielle et technologique de défense transatlantique. En revanche, il existe une base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE), bien que celle-ci soit encore imparfaite en raison de la fragmentation des industries européennes. La BITDE est à la fois une réalité et un projet à réaliser. La Commission européenne intervient désormais dans le domaine de la défense avec un commissaire dédié et une direction générale, ce qui inclut des compétences législatives en évolution.

Ce qui existe en revanche, c’est la coopération transatlantique, à propos de laquelle se pose la question de l’émergence d’un véritable marché transatlantique. Or en la matière, les barrières sont à l’ouest — barrières d’accès au marché de défense américain significatives, et notamment législation ITAR très restrictive.

La BITDE permet aux Européens une autonomie concrète, illustrée par la souplesse d’emploi par les Ukrainiens des missiles Scalp-G Storm Shadow, français et britanniques, dont on maîtrise toute la chaîne de production et d’emploi, la France ayant « dé-itarisé » le scalp après les frappes de 2018 en Syrie.

Ceux des alliés européens — ils sont majoritaires aujourd’hui, qui plaident pour que les Ukrainiens puissent utiliser nos moyens pour des frappes dans la profondeur peuvent donc apprécier concrètement l’intérêt de disposer d’une base industrielle européenne autonome.

Nous défendons l’autonomie et la BITDE pas seulement dans notre intérêt industriel mais également pour nos intérêts stratégiques. Cela n’exclut en rien la coopération industrielle et de défense transatlantique au service de notre interopérabilité et de notre efficacité.

Un bon point d’application au service de l’Ukraine : la France a ouvert la discussion sur l’équipement des Mirages avec des bombes A2SM produites par Safran, mais aussi les F-16. Cela pose certes des questions techniques d’interopérabilité qu’il faut résoudre. Mais comment penser que ces bombes s’avèrent utilisables et efficaces sur des avions de fabrication russe, et qu’on ne puisse les faire porter par des avions de fabrication américaine ?

Vous avez salué la nomination de Mark Rutte comme secrétaire général de l’OTAN comme le premier a ce poste qui puisse développer une coopération efficace avec l’Union. Quelles sont, selon vous, les priorités pour l’OTAN et l’Europe dans un futur proche ?

L’OTAN et l’Union européenne ont la sécurité de l’Europe en partage.

Elles ont me semble-t-il trois priorités pour leur coopération.

D’abord l’Ukraine, à laquelle Mark Rutte a consacré son premier déplacement et dont Ursula von der Leyen a annoncé qu’elle serait au cœur de son deuxième mandat.

Quelle que soit l’issue de l’élection américaine, « l’équipe Europe » devra prendre ses responsabilités pour soutenir l’Ukraine qui se prépare à son troisième hiver de guerre. J’entends « équipe Europe » comme impliquant les États européens — les « les grands États membres » mais n’oublions pas les Européens du flanc oriental et les nordiques, comme le Danemark, premier soutien militaire de l’Ukraine par habitant — mais aussi la Commission européenne avec laquelle les structures civiles et militaires de l’OTAN doivent mieux travailler.

Comment penser que des bombes qui s’avèrent utilisables et efficaces sur des avions de fabrication russe ne puissent pas être portées par des avions de fabrication américaine ?

Muriel Domenach

Pour soutenir et renforcer nos défenses, nous devons accélérer la montée en puissance de notre production industrielle. Ce sera la mission du Commissaire européen à la défense que d’y encourager les États membres, en bonne intelligence avec l’OTAN, qui reste la référence en matière de standards et d’interopérabilité. L’OTAN de son côté a intérêt à cette coopération et à saluer l’action européenne qui permet de réduire la fragmentation de l’industrie européenne et de stimuler la production et l’aide à l’Ukraine. C’est seulement ensuite que se pose évidemment la question des critères d’éligibilité des fonds de l’Union. Il est naturel que l’OTAN se fasse aussi l’expression des intérêts de ceux des alliés non-membres de l’Union qui font pression pour que les critères d’éligibilité des outils de soutien à l’industrie soient aussi ouverts que possible. Mais si on peut regarder la réalité des acquisitions européennes, il faut reconnaître qu’on est loin, très loin, d’être fermés aux acquisitions de matériels américains. Et encore une fois, le développement de la BITDE est dans l’intérêt collectif pour renforcer l’autonomie d’action et de soutien des Européens à l’Ukraine.

Troisièmement, il est nécessaire de traiter la question de la mobilité militaire, pour faciliter la dissuasion et la défense au profit du flanc oriental. C’est là aussi un enjeu commun aux deux organisations, et également de coopération entre elles. Actuellement, l’OTAN reste entravée par le veto turc dans le partage d’informations classifiées envers l’Union qui dispose de compétences essentielles en matière d’infrastructures critiques. La levée de ce veto pourrait peut être amener la participation de la Turquie à la coopération structurée européenne sur la mobilité militaire.

Il y aussi encore nombre de sujets de coopération — mais ils supposent tous un bon esprit, qui est celui qui anime les uns et les autres.

Mark Rutte me semble être un Européen pragmatique. C’est d’ailleurs ce qui a amené Emmanuel Macron à le soutenir très tôt pour le poste de Secrétaire général de l’OTAN.

Ursula von der Leyen, Antonio Costa, Kaja Kallas et Andrius Kubilius ne sont pas connus pour être anti-atlantistes.

Avec la nouvelle Commission qui va être mise en place et l’évolution prévue de ses compétences, notamment pour favoriser la construction d’une base industrielle de défense européenne, comment voyez-vous la nomination de Kaja Kallas comme haute représentante ? Pensez-vous que l’Union européenne évolue dans la bonne direction dans ce domaine ?

Kaja Kallas représente une Europe lucide face aux menaces actuelles et déterminée à y faire face. Elle incarne une nouvelle génération de dirigeants, en particulier d’Europe centrale et orientale, qui montrent aux citoyens européens la nécessité du réveil stratégique. Son parcours personnel, marqué par la déportation de sa famille, aboutit à une lucidité accrue à propos des défis historiques et actuels de l’Europe.

J’appartiens à la génération qui a vécu la fin de la guerre froide, ayant eu seize ans lors de la chute du Mur de Berlin et dix-huit ans lors de celle de l’URSS. Nous avons sans doute été trop optimistes quant à la libération de l’Europe, dans notre joie de voir l’URSS se dissoudre et l’Europe se réunifier sans conflit. Cet enthousiasme a limité notre capacité à conduire le travail de mémoire nécessaire sur ce qu’avait représenté l’impérialisme soviétique pour une partie de l’Europe et de la Russie qui elle non plus — elle surtout — n’a pas fait le travail nécessaire.

Aujourd’hui, il nous faut dépasser un double déni : le premier a été la sous-estimation de la menace russe, et le second est le manque de préparation face à la redéfinition des priorités américaines. Comme si y penser et s’y préparer allait accélérer le désengagement américain. Aujourd’hui, il serait vain de nous renvoyer du « je l’avais bien dit » (les Européens du centre et l’est pourraient dire « nous avions bien dit que Poutine mettrait à exécution ses menaces » et les Français pourraient dire « nous vous avions bien dit que nous ne pouvons nous reposer exclusivement sur la sécurité américaine »). Les Européens arrivent au terme de ce cycle de double déni. Le temps est à l’action, à la fois nationale et en coopération entre Européens.

Mark Rutte me semble être un Européen pragmatique. Et Kaja Kallas représente une Europe lucide face aux menaces actuelles et déterminée à y faire face.

Muriel Domenach

Comment avez-vous vu évoluer les relations entre la Commission européenne et l’OTAN ?

À dire vrai, il demeure un peu de frottement entre les administrations. Du côté de la bureaucratie de l’OTAN, que je connais bien, il y a chez beaucoup un sentiment de remise en question par le développement des compétences de l’Union européenne dans des domaines qui lui étaient jusqu’ici réservés. Cela s’explique en sociologie des organisations. Il y aussi une clef psychologique, avec une forme de jalousie envers les moyens financiers et RH de la Commission. Mais derrière ces réflexes de concurrence un peu « vintage », c’est au fond très politique, comme toujours avec les enjeux institutionnels : le problème existentiel de l’OTAN est de rester pertinente en tant qu’organisation, pour arrimer la garantie de sécurité américaine qui fonde l’alliance atlantique.  

Il y a sans doute également des réflexes de concurrence — et m’a-t-il semblé de méconnaissance — du côté des administrations européennes envers l’OTAN.

En tout cas, les deux organisations ont désormais des dirigeants très bien disposés les uns envers les autres.

Et la priorité commune est de faire face à la pression russe (guerre en Ukraine, déstabilisation en Moldavie et Géorgie, action dans les Balkans). Et l’Union européenne et l’OTAN ont l’intérêt commun de maintenir engagés les États-Unis en Europe.

Or il faut bien voir que vu de Washington, quelle que soit la personne qui succèdera à Joe Biden, les intérêts stratégiques ont évolué — et le maintien de 100 000 personnels en Europe ne va pas de soi. Nous sommes pour ainsi dire dans une situation inverse à celle du début de la Guerre froide : en 1950, le barycentre des intérêts géopolitiques américains est en Europe, et la guerre est en Corée ; aujourd’hui les priorités des États-Unis sont en mer de Chine, mais la Russie a envahi l’Ukraine.

Les Américains seront d’autant plus engagés que les Européens partageront le fardeau de leur sécurité. Mais ils doivent accepter que nous le fassions en suivant nos propres intérêts stratégiques.

Parmi les nouvelles questions que doivent aborder les institutions stratégiques, la question de la lutte contre la désinformation est cruciale : l’OTAN a désormais une secrétaire générale adjointe à la communication stratégique, par ailleurs française, il existe une sous-direction « veille et stratégie » au Quai d’Orsay, ainsi que VigiNum sous la houlette du Premier ministre. Ces initiatives vont-elles dans la bonne direction ?

Parce que nous avons tenu la Russie en respect avec l’article 5, elle exerce les différentes pressions possibles qui lui restent — et notamment le champ qui se trouve sous le seuil. La défense de nos démocraties contre les attaques hybrides est fondamentale. Elle nécessite d’activer des mécanismes protecteurs au sein de nos institutions et de notre société.

Cela implique de réguler ce qui doit et peut l’être, et de nous organiser. La France l’a fait dès 2018 après les manipulations russes lors de la campagne électorale de 2017 contre Emmanuel Macron, avec une loi contre la manipulation de la désinformation de conscience.

Vu de Washington, quelle que soit la personne qui succèdera à Joe Biden, les intérêts stratégiques ont évolué — et le maintien de 100 000 personnels en Europe ne va pas de soi.

Muriel Domenach

Le Quai d’Orsay s’est considérablement armé en veille et en capacité de riposte, en lien avec l’agence interministérielle VigiNum, créée en 2021 dont les représentants sont venus plusieurs fois à l’Union mais aussi à l’OTAN. Notre action fait référence en Europe. L’Union européenne s’est également renforcée dans ce domaine et son travail bénéficie d’ailleurs à l’OTAN. 

Mais au-delà de l’action de l’État, des collectivités et des acteurs de terrain, c’est la cohésion de la société qui est essentielle pour résister aux tentatives de manipulation informationnelle. Avant et pendant les Jeux Olympiques, par exemple, nous avons débusqué et contré plusieurs tentatives de manipulations de l’information, comme le montre le rapport de septembre de VigiNum. Mais elles ne pouvaient pas grand-chose contre le succès et l’enthousiasme suscités par les JO.

C’est une question qui a dû vous préoccuper au Comité interministériel à la lutte contre la délinquance et la radicalisation.

Absolument. Bien qu’il s’agisse de deux domaines différents, la menace terroriste et la menace russe posent toutes deux la question de notre résilience et de la défense de nos démocraties. J’ajouterais le défi chinois à cette liste. Ces menaces diverses nous obligent à réfléchir à la manière de nous défendre et de dissuader efficacement. L’idée que nous ne vivons plus en paix, mais pas tout à fait en guerre, est une réalité que nous devons accepter, comme le souligne le ministre des Armées dans son nouveau livre. Ma génération est passée des dividendes de la paix au réarmement. J’ai observé et plaidé pour ce réarmement dans les trois sphères du régalien dans lesquelles j’ai servi — affaires étrangères / défense / intérieur — parce que le contexte stratégique l’exige : nos démocraties libérales sont confrontées à des attaques internes et externes.

Il existe des éléments communs aux menaces terroristes et russes, sur lesquelles j’ai travaillé, et auxquelles les réponses commencent par notre devoir de lucidité. Quand je parle de « notre » devoir, je prends la liberté d’inclure les acteurs des relations internationales, mais aussi la société dans son ensemble, y compris les intellectuels qui alimentent la réflexion des journalistes, des « experts » plus ou moins auto-proclamés, et des citoyens. Il est crucial de comprendre, comme l’aurait dit Julien Freund, que « c’est l’ennemi qui nous définit ». Même si nous ne haïssons pas nos adversaires, cela ne signifie pas qu’ils ne nous haïssent pas.

Nous devons accepter le rapport de force et investir dans les moyens nécessaires pour nous protéger, dissuader et défendre si nécessaire, qu’il s’agisse du terrorisme ou de la Russie. Cela a un coût, et les générations actuelles et futures devront l’intégrer à notre contrat social. Nous devons payer davantage pour assurer notre sécurité dans un contexte de brutalisation du monde qui s’annonce durable. C’est indispensable si nous voulons rester libres, peser sur notre avenir et sur notre quotidien. C’est rationnel, puisque nous payons en réarmant  et en agissant solidement un prix inférieur à celui que nous paierions si nous laissions des entités comme Daech ou la Russie s’approprier des territoires sans résistance. Raisonner en termes contrefactuels peut aider à la lucidité : on peut imaginer une dystopie sur le thème « si Poutine avait pris Kiev » ou « si Daech avait gardé le contrôle de la Syrie et de l’Irak ».

La lucidité suppose aussi d’écouter nos forces et pas seulement nos faiblesses. Nos démocraties libérales offrent des brèches dans lesquelles nos adversaires cherchent à s’engouffrer à l’instar des réseaux sociaux. Mais elles nous ont aussi permis de garder l’ascendant technologique et économique, et au total un avantage comparatif par rapport aux régimes autoritaires qui ont leurs propres dysfonctionnements comme l’échec de l’invasion russe de l’Ukraine ou la gestion chinoise du covid.

Même si nous ne haïssons pas nos adversaires, cela ne signifie pas qu’ils ne nous haïssent pas.

Muriel Domenach

C’est intéressant que vous évoquiez ces deux menaces. Vous avez également mentionné le coût de la guerre. Cela fait écho à votre nouvelle position à la Cour des comptes. Dans le contexte d’inquiétude budgétaire actuelle, où les dépenses de défense semblent particulièrement considérables, comment percevez-vous la nécessité d’augmenter le budget ?

Il est vrai que l’augmentation du budget de défense vient dans un contexte plus général de tension sur les finances publiques.

Parmi les spécificités du budget de défense en France : il soutient notre tissu économique et social. C’est aussi le sens de notre insistance sur la BITDE. Les investissements en défense profitent à notre base industrielle au-delà des simples équipements militaires. Cela inclut la formation des ingénieurs et des secteurs comme le nucléaire. L’innovation dans le domaine de la défense a un impact qui dépasse ce seul secteur. En somme, il y a des bénéfices qui vont bien au-delà des dépenses immédiates.