Selon le ministre de la Santé libanais, 8 personnes sont mortes et plus de 2750 ont été blessées, dont 200 dans un état grave, à Beyrouth et dans le sud du Liban mardi 17 septembre à la suite de l’explosion d’appareils de communication (bipeurs) équipant la milice iranienne. Selon plusieurs sources proches du Hezbollah, l’attaque serait le résultat d’une « infiltration israélienne » — suivez notre couverture.
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Depuis plusieurs mois, nous assistons au Moyen Orient à une situation paradoxale. La guerre s’étend, l’escalade semble être là, ainsi que sa mise en scène, et en même temps des limites apparaissent, une certaine retenue — si l’on peut utiliser ce mot face à une violence et à des destructions épouvantables — qui ne provoque pas pour l’instant la déflagration d’une guerre ouverte. Comment expliquez-vous ce phénomène étonnant, cet équilibre dans l’escalade ?
Il ne fait aucun doute que l’Iran et ses relais, notamment le Hezbollah, le Hachd irakien et les Houthis du Yémen, cherchent à éviter une guerre générale, tout en poussant les acteurs inféodés à Téhéran à être actifs dans cette guerre dont ils ne peuvent être absents.
Chacun joue le rôle qu’il sait — ou peut — jouer : les Houthis s’en sont pris à la navigation internationale ; le Hachd a attaqué des positions américaines en Syrie et, dans une moindre mesure, en Irak — le gouvernement étant hostile à l’idée que le Hachd iranien vise des bases américaines sur son territoire mais tolère ces attaques en Syrie ; le Hezbollah, à travers une guerre de faible intensité qui a coûté la vie de plusieurs centaines de ses éléments et la destruction de nombreux villages du Liban Sud, a causé un certain nombre de dégâts et de victimes en Israël — de l’ordre de un pour quatre.
Cette logique est maintenue jusqu’à présent, bien que l’on constate un léger élargissement géographique. Le chef du Hezbollah, Nasrallah, affirme que cette tendance n’est pas liée aux assassinats subis à Beyrouth ou à Téhéran, mais à une logique qui prévaut depuis plusieurs mois et qui consiste à viser principalement des objectifs militaires de part et d’autre sans étendre géographiquement le champ des attaques.
L’assassinat du général Zahedi est-il un moment clef dans l’extension de cette guerre ?
Ce n’est pas la première fois du côté israélien que l’on cible des personnes clefs des forces ennemies, mais en effet l’assassinat du général Zahedi à Damas le 1er avril de cette année, dans l’espace consulaire d’Iran, représente un moment important d’escalade.
Le général Zahedi n’était pas n’importe qui ; c’était pratiquement le seul représentant des Pasdaran pour la Syrie et le Liban. Après le retour de Netanyahou de Washington ce juillet, une nouvelle vague d’escalade a eu lieu. Celle-ci a été marquée par l’assassinat du chef du Hamas, Ismail Haniyeh, le 31 juillet en Iran, ainsi que par l’élimination d’un membre fondateur du Hezbollah à Beyrouth, Fouad Chokor, le 30 juillet. En tant que l’un des dix membres fondateurs en 1982, Chokor était une icône au sein de l’organisation. Il jouait un rôle de coordination important, mais il est incertain qu’il ait eu les responsabilités opérationnelles que lui attribuait Israël.
De ce point de vue, nous sommes dans une nouvelle phase. Si l’Iran — où a eu lieu l’assassinat de Haniyeh — ne réagit pas, sa capacité dissuasive pourrait être compromise. De même, si le Hezbollah n’avait pas réagi, non seulement en raison de l’identité de la victime mais surtout du fait que la banlieue sud a été directement attaquée — ce qui était jusque-là rare, à l’exception de l’assassinat du chef du Hamas il y a quelques mois — il aurait risqué de perdre aussi sa capacité dissuasive. L’organisation a d’ailleurs dit avoir répondu à l’assassinat de Chokor, avec des résultats qui restent incertains mais qui démontrent la persistance de la priorité faite au calibrage.
Depuis, nous sommes toujours dans une phase de calibrage de la riposte…
Oui, la question pour l’Iran et ses alliés est de savoir comment calibrer une réaction qui maintient l’équilibre de la confrontation entre le Hezbollah et l’armée israélienne, sans pour autant déclencher une guerre générale. Une guerre que certains au sein du Hezbollah, ainsi qu’en Iran, considèrent comme l’objectif réel du gouvernement israélien — si ce n’était déjà le cas auparavant.
Le Hezbollah au Liban, en coordination étroite avec Téhéran, cherche donc un moyen de montrer qu’il ne laissera pas ces deux assassinats sans réponse. Cependant, le défi consiste à calibrer ces représailles de manière à éviter de tomber dans ce qu’ils considèrent comme un piège qui leur est tendu, à savoir celui d’une escalade vers une guerre généralisée — un scénario que ni le Hezbollah ni l’Iran ne souhaitent.
Pour quelles raisons ?
Il faut d’abord considérer le rapport de force. Sur le dossier libanais, il est clair que l’aviation israélienne dispose d’une suprématie évidente. Le Hezbollah ne possède pas d’aviation et ne dispose sans doute pas de moyens de défense antiaérienne suffisamment modernes ou sophistiqués.
L’Iran, de son côté, dispose de deux leviers qui lui ont coûté plusieurs dizaines de milliards : d’une part, le programme nucléaire iranien, et d’autre part, les activités de cinq relais régionaux — le Hezbollah, le Hachd, les Houthis, le Hamas et le Djihad islamique. Une guerre générale où l’aviation israélienne pourrait démontrer sa suprématie met en danger ce dispositif. L’armée israélienne pourrait également montrer son hégémonie technologique en utilisant l’Intelligence artificielle, ce qu’elle fait déjà massivement à Gaza, pour la reconnaissance faciale ou dans les assassinats ciblés au Sud-Liban. Les big data, les programmes d’intelligence artificielle permettent à Israël de contracter le temps. Le temps entre la capacité d’identification d’une cible et la capacité de l’attaquer est devenu extrêmement court…
L’asymétrie technologique et militaire paraît aujourd’hui fondamentale. Est-ce qu’elle explique la nouvelle configuration régionale et le rapprochement diplomatique et économique avec plusieurs puissances arabes dont bénéficie Israël malgré la guerre menée à Gaza ?
Ce conflit dure depuis plus d’un siècle et il a pris des configurations différentes. Initialement, il avait la forme d’une guerre civile, notamment dans les années 1930 durant lesquelles il y a eu une révolte de plusieurs années ; la population palestinienne s’opposait à une installation juive en Israël — et contre les Britanniques, qui l’avaient facilitée.
Ensuite, pendant le quart de siècle qui s’étend de 1948 à 1973, les Palestiniens semblent disparaître de la scène. Les grandes résolutions du Conseil de sécurité qui traitent du conflit (la résolution 242 et 338) ne les mentionnent même pas. À cette époque, il est souvent décrit comme un conflit israélo-arabe, où les Palestiniens apparaissent comme un prétexte, et la confrontation se déroule principalement entre les armées régulières.
Dans cette période, on compte quatre victoires israéliennes : en 1948, en 1956, en 1967 et en 1973. Depuis 1973, soit depuis 51 ans, il n’y a plus eu de guerre entre des armées régulières. Le conflit a évolué vers une configuration plus proche de celle qui existait avant la création de l’État d’Israël, c’est-à-dire une guerre fondamentalement asymétrique entre principalement les forces palestiniennes ou pro-palestiniennes et l’État d’Israël.
Depuis, deux processus parallèles se sont mis en place. D’un côté, les Israéliens ont considérablement développé leurs capacités militaires, grâce à leur maîtrise de la technologie avancée et à des commandes spécifiques qu’ils ont réussi à obtenir, notamment auprès des États-Unis. De l’autre, les Palestiniens se sont progressivement approprié leur propre cause, ce qui a conduit à une première intifada entre 1987 et 1993, suivie d’une seconde, beaucoup plus sanglante entre 2000 et 2005. Depuis, on a assisté à une vague de cinq confrontations entre Gaza et l’armée israélienne.
Ainsi, au cours de ces cinquante dernières années, on observe une sorte de désarabisation de la nature du conflit et une appropriation palestinienne de celui-ci. L’attitude actuelle des gouvernements arabes n’est donc pas surprenante : cela fait cinquante ans qu’ils ont pris leurs distances.
L’Égypte a signé un accord de paix à Camp David en 1978, la Jordanie a conclu son propre accord de paix quelques années plus tard, et bien que la Syrie ne l’ait pas signé, elle a été confrontée à une révolte intérieure qui a conduit à sa neutralisation par plusieurs années de guerre civile qui ont déchiré le pays. Quant au Liban, un groupe pro-iranien s’y est installé, créé pendant l’invasion israélienne de juillet 1982, pour remplacer l’OLP après l’invasion menée par Ariel Sharon, avant même son départ fin août de la même année. Alors que l’OLP se préparait à quitter Beyrouth, le mouvement Hezbollah se formait et parvenait à prendre rapidement les positions que détenait l’OLP au Liban.
Ce dernier siècle a donc vu l’arrêt des guerres classiques entre armées régulières au profit de guerres asymétriques, c’est-à-dire des guerres où les capacités militaires israéliennes n’ont fait que grandir et où a pris forme l’organisation des groupes palestiniens et pro-palestiniens en groupes non-étatiques, armés, entraînés et déterminés.
Vous ne voyez pas de rupture dans la relation entre Israël et les puissances arabes depuis le 7 octobre ?
La position des pays arabes est bien moins décisive que l’on peut le lire dans la presse : ils se sont déjà détachés du conflit depuis longtemps — bien avant l’annonce récente de la normalisation avec l’État d’Israël.
Les accords d’Oslo ont eu pour effet de leur permettre de se dégager du conflit. À partir du moment où les Palestiniens peuvent de plein droit signer ou non un accord de paix avec Israël, les pays arabes ne sont plus partie. C’est ce mouvement qui a permis aux Iraniens d’entrer dans le conflit. La dés-arabisation a certes profité à la guerre asymétrique et à la réappropriation de leur cause par les Palestiniens mais aussi au soutien qu’ils ont commencé à recevoir de la part de l’Iran qui a pour objectif d’obtenir une emprise régionale au Levant et qui projette dans le conflit avec Israël une source de légitimité.
Dès la fin de la guerre Irak-Iran en 1988 — qui était une guerre classique, territoriale — l’Iran décide de construire cette influence à travers la mise en place d’entraînement, de financement, d’armement de groupes non étatiques, inféodés ou non puisque certains d’entre eux, à l’instar du Hamas ou du djihad islamique, sont sunnites. Tout comme la Turquie, l’Iran a compris que pour avoir une emprise dans la région il est impossible d’éviter la question palestinienne. Les Turcs l’ont fait à leur manière, avec des déclarations et une espèce d’adoption du Hamas à un moment pour permettre les relations avec les autorités palestiniennes. L’Iran, de son côté, l’a fait d’une manière beaucoup plus systématique pendant ces quarante années, ce qui lui a coûté des dizaines de milliards de dollars en armement, en entraînement, en ressources, sans pour autant entrer dans une confrontation directe avec Israël ou les États-unis — et il est probable que sur ce point il n’y ait pas de changement stratégique.
Il y a quand même eu l’attaque massive depuis le sol iranien contre Israël, dans la nuit du 13-14 avril.
L’attaque intervient dans un contexte particulier. Le régime iranien a été surpris par un changement des règles du jeu. Alors qu’auparavant les Israéliens assassinaient des scientifiques nucléaires en Iran et que Netanyahou évoquait un éventuel usage de la force pour arrêter le programme nucléaire iranien — étroitement surveillé et probablement retardé de quelques années par ces actions — aucune attaque aussi claire d’une personnalité militaire de la garde prétorienne du régime n’avait alors été portée. Téhéran ne pouvait pas subir l’assassinat du général Zahedi en acceptant d’avoir été directement attaqués — alors qu’ils se satisfaisaient jusque-là d’une stratégie qui ne les liaient pas directement aux actions de leurs relais. Du point de vue du régime, cela explique l’attaque sans précédent depuis le sol iranien sur Israël.
D’autre part, l’assassinat plus récent du chef du Hamas, Ismaël Haniyeh, sur le sol iranien a traduit une nouvelle décision d’escalade de la part du gouvernement israëlien que les Iraniens ne peuvent ignorer sans perdre de crédit auprès de leurs alliés.
Peut-être également à cause d’une pression internationale particulièrement intense, l’Iran n’a toutefois pas encore choisi de riposter. Pourquoi ?
Le temps ne semble pas démesurément préoccuper les Iraniens ; leur temps de réaction à l’assassinat du général Soleimani par les Américains avait été très long — pour une réaction par ailleurs plus ou moins réussie.
Plus généralement, j’y vois une dimension souvent ignorée en Europe. Contrairement à ce qui peut être dit dans la presse parisienne ou par certains analystes qui évoquent la passion comme moteur ultime, le Moyen-Orient est une région surprenante de rationalité. L’Iran, Israël, l’Égypte, les pays du Golfe, etc sont des acteurs très rationnels.
Nous faisons face à des signes d’une volonté d’escalade de la part de l’État israélien dont les explications sont multiples. Il y a tout d’abord la dimension d’une fuite en avant de Netanyahou. Le premier ministre israëlien subit des pressions internes et est confronté à des problèmes de plus en plus insolubles dans la politique intérieure. Il pensait pouvoir tirer à son profit la guerre de Gaza, mais il est possible qu’il se rende maintenant compte qu’il a été peut être trop loin en disant qu’il n’arrêterait pas la guerre avant la destruction totale du Hamas.
Si cette dimension de fuite en avant est, à mes yeux, bien réelle, une deuxième dimension passe souvent inaperçue alors qu’elle est tout aussi essentielle. Nous ne sommes pas encore arrivés au cœur du sujet — la Cisjordanie. Il y a en Israël, aujourd’hui, un gouvernement, sans parler de Bezalel Smotrich — représentant des voix les plus extrêmes — qui est décidé à poursuivre une stratégie violente. La situation en Cisjordanie en témoigne à travers les vexations et assassinats quotidiens, la colonisation qui poursuit son cours où les colons sont maintenant généralement armés et où les facteurs d’une explosion sont multipliés.
La question palestinienne se joue-t-elle pour vous en Cisjordanie ?
Oui, la Cisjordanie est le cœur du sujet car trois millions de Palestiniens y vivent. C’est donc là que l’État palestinien peut — ou ne peut pas — exister. Avant même Netanyahou, les conflits au sud, c’est-à-dire à Gaza, et au nord — à la frontière libanaise — étaient considérés comme secondaires. C’est la colonisation de la Cisjordanie qui a toujours été essentielle. Cela explique les accords avec le Hamas à Gaza qui avaient pour but de le détourner de son objectif nationaliste : en lui octroyant Gaza il ne s’occuperait pas de la Cisjordanie, où il est en fait davantage installé.
Par ailleurs, après 2006, la résolution 1701 a été acceptée afin de mettre en place au Liban une trêve qui a porté ses fruits. Ces deux apaisements avaient pour objectifs de coloniser et d’annexer la Cisjordanie. Tôt ou tard, cette question se posera. Peut-être se pose-t-elle déjà avec le changement du statut juridique de la Cisjordanie, engagé par le ministre des Finances avec l’appui d’une majorité des membres du gouvernement. Cette guerre peut donc être bien plus durable qu’on ne le souhaite. Tout reste à venir : au Liban, la guerre n’est pas encore de moyenne intensité et à Gaza, le Hamas parvient à reconstituer une partie de sa brigade décimée dans le Nord de la bande.
Quel est le rôle de la Russie dans ce conflit ? Par certaines de ses déclarations Vladimir Poutine a, semble-t-il, cherché à limiter l’explosion du conflit pendant l’été — une position qui contraste avec l’augmentation de l’intensité russe sur le front ukrainien…
Depuis quelques mois une nouvelle règle de conflictualité est en place. Auparavant, l’Iran utilisait avec modération ses différents relais qu’Israël frappait sporadiquement, notamment à Gaza. Aujourd’hui Israël cherche à faire émerger la guerre de l’ombre, en poussant l’Iran à la faute. C’est dans ce cadre-là que je comprends l’intervention de Vladimir Poutine. Ayant de bonnes relations avec Téhéran mais également avec Netanyahou — qui n’a toujours pas pris de position très ferme sur la guerre en Ukraine — il souhaite éviter d’avoir à prendre position pour l’un deux de ses partenaires de la région en cas de conflit généralisé. La Russie défend donc son intérêt national, conseillant aux Iraniens d’avoir une réaction limitée à l’assassinat de Haniyeh et il est probable qu’elle demande aux Israéliens que leurs représaillents le soient aussi. À ce jour, la Russie n’a pas d’intérêt à ce qu’il y ait une guerre au Moyen-Orient. Cela menacerait sa position en Syrie, ses relations maintenues avec Israël, ainsi que celles avec l’Iran.
Sur ce point, on a remarqué un infléchissement de la part de Netanyahou. Il avait été parmi les premiers à féliciter Poutine pour son élection il y a cinq ans, alors que cette année, il a émis des doutes sur sa légitimité. Cela montre qu’il y a peut-être un léger changement de position.
Il y a un léger infléchissement, je suis d’accord avec vous. Mais avec la guerre en Ukraine qui a mobilisé tout l’Occident, et les remontrances que le gouvernement israélien entend de la part des Occidentaux, il était normal que Netanyahou ne provoque pas les Occidentaux avec une position plus favorable à la Russie. Il ne s’agit pas pour autant d’un changement de position.
Jusque-là, nous avons été très attentifs aux dynamiques régionales. Mais si on étudie la configuration globale et notamment la rivalité de plus en plus structurante entre la Chine et les États-Unis, on peut s’étonner du rôle que jouent les deux puissances de « la nouvelle guerre froide » dans la région. Dans votre dernier ouvrage, La tentation de Mars : Guerre et paix au XXIe siècle, vous avez consacré des pages remarquables à l’analyse de la doctrine américaine au tournant du siècle : comment une hyperpuissance a cherché à remodeler le monde, et comment le Moyen-Orient est devenu le lieu qui devait produire ce changement, le lieu où on aurait pu reconstituer un nouvel ordre mondial. On vit aujourd’hui sur les décombres de cet échec : qu’est-ce qui viendra après ?
J’ai une réponse théorique et une réponse plus concrète.
Il me semble que la restructuration du système international autour d’une bipolarité sino-américaine relève plutôt du projet — et non de la réalité. Du côté américain, on cherche à le structurer à l’excès. Il y a, cependant, énormément de résistance de la part d’alliés, y compris européens — sans compter les réserves asiatiques — face à cette volonté américaine. Des pays comme le Japon et quelques autres sont disposés à entrer dans cette logique. Mais on trouve des réticences énormes : c’est pourquoi il me semble que ce n’est qu’un projet. Je ne nie pas que ce projet existe, mais je ne suis pas sûr que Biden l’ait poursuivi avec beaucoup de détermination. Les États-Unis ont pris ce cap il y a une quinzaine d’années : l’idée existe depuis Obama, et a ensuite été reprise par Trump. Elle est vivante dans la psyché de l’establishment américain, mais elle semble rester à l’état de projet — et je dirais même de projet inachevé. C’est pourquoi lire les relations internationales à travers ce prisme est certainement précoce.
Toutefois, il est vrai que ces deux acteurs ont intérêt à ce que cette bipolarité se mette en place. Mais alors il faut aussi prendre en compte les réticences des acteurs régionaux. La Russie, par exemple, ne trouve là aucun intérêt. Dans une certaine mesure, l’invasion de l’Ukraine a été un obstacle à cet effort de structuration. Les acteurs dans la région n’y ont pas intérêt non plus parce qu’ils ne veulent pas choisir. Ils ne sont pas dans une phase d’alignement mais plutôt dans une logique d’opportunisme.
En revanche, je pense que la Chine a tout intérêt à une telle structuration des relations internationales. Je me souviens très bien à quel point les Russes étaient outrés lorsque, après son élection, Barack Obama a décidé que sa première rencontre avec un chef d’État d’une autre grande puissance aurait été avec le président chinois — et non, comme d’habitude, avec le président russe. C’est symboliquement très fort. La Chine a intérêt à ce que cette bipolarité se structure parce qu’elle se trouve promue, non pas comme paritaire, mais comme l’autre au sens mondial.
La Chine essaye de plus en plus de jouer un rôle diplomatique, surtout du côté palestinien. Est-ce que vous pensez qu’elle reste pour le moment dans une phase rhétorique ou est-ce qu’il y aurait aussi, à terme, une envie de s’impliquer plus directement ?
La Chine fait le minimum dans la région car, précisément, il y a des réticences de la part des acteurs en question. Elle démontre qu’elle a des capacités diplomatiques, qu’elle a un désir de jouer au médiateur ; elle l’a montré l’année derinère entre les Saoudiens et les Iraniens, plus récemment entre le Fatah et le Hamas, du côté palestinien. À chaque fois, elle a eu des résultats relativement limités. Dans le premier cas, l’essentiel du travail avait été fait par les Omanais — mais ils avaient besoin d’une grande puissance en guise de garant. Dans le second cas, il n’y a pas eu d’amélioration dans les relations entre le Fatah et le Hamas. D’ailleurs, il n’y avait pas de représentation adéquate des deux côtés.
Nous en sommes donc aux balbutiements diplomatiques chinois dans la région. On remarque clairement un désir de jouer un rôle de médiateur acceptable par les différents partis dans cette région. Mais jusqu’ici on assiste surtout à des résultats mitigés — voire même à des revers.
Et les États-Unis ?
Les Américains, quant à eux, ont un grand problème : leur défaite en Irak. Après une invasion militaire de grande échelle, et plusieurs milliards d’investissements pour refaçonner la région, 17 000 rebelles irakiens ont fini par chasser la première armée au monde de leur pays et l’Irak s’est aligné clairement sur les positions iraniennes — ce qui n’était certainement pas l’objectif des néo-conservateurs qui avaient entraîné George W. Bush dans cette mésaventure.
Cet échec pèse énormément sur l’image de l’Amérique dans la région. On en parle toujours à l’heure qu’il est, et beaucoup plus qu’on ne le croit dans les capitales européennes. Le fait qu’une grande puissance ait vécu cela, sans parler de sa retraite pas très honorable d’Afghanistan, écorne l’image de grande puissance omnipotente. Il est très difficile de changer cela et ce qui s’est passé depuis le 7 octobre n’aide pas. Tout simplement parce que le citoyen lambda sait très bien que toutes les semaines, on nous parle d’une nouvelle rixe entre les dirigeants israéliens et américains mais que, parallèlement, le pont aérien de munitions et d’armes ne s’arrête pas.
Il sera compliqué pour la ou le prochain président des États-Unis de remonter cette pente. La diplomatie à proprement parler n’a pour le moment rien donné : Blinken a déjà réalisé sept ou huit tournées au Moyen-Orient dans les sept ou huit derniers mois qui se sont avérées fondamentalement infructueuses. Et les Américains n’ont pas voulu, ou pas pu, contrecarrer l’opposition claire de Netanyahou à un accord de cessez-le-feu à Gaza.
On a donc d’un côté, un embarras des Russes qui ne veulent pas de guerre régionale, ce qui les oblige à s’aligner, et de l’autre, un déficit d’autorité régionale des Américains qui apportent un soutien constant aux frappes israéliennes, ce qui rend leur position difficile.
Les grandes puissances sont embarrassées — et les acteurs régionaux ne sont pas mécontents de les embarrasser de la sorte.
Nous avons très peu parlé de l’Europe, et c’est assez logique puisqu’on essaie d’analyser le plus précisément possible le rapport de force sur place. Aujourd’hui, quel rôle les puissances européennes et l’Union peuvent-elles jouer dans la région ? Comment serait-il possible pour l’Europe de s’impliquer de manière plus efficace dans la région ?
L’Europe est un continent auquel je suis très attaché mais qui m’inquiète. Les Européens doivent faire un travail psychologique et stratégique, ce qu’ils tardent à faire — à quelques exceptions près. L’Europe n’est pas le Japon. L’Europe a la possibilité de jouer un rôle politique. Elle ne peut pas se contenter d’être le financier d’un processus diplomatique fait par d’autres.
Cependant, pour cela, il y a deux conditions. La première, c’est qu’elle ne projette pas ses problèmes historiques, hérités du XXe siècle, sur une région où se superposent plusieurs conflits avec leurs propres singularités. Pour les comprendre il faut donc les regarder avec un œil qui peut déceler la spécificité de la conflictualité qui traverse aujourd’hui le Moyen-Orient, plutôt que de projeter ses propres angoisses dessus. Je ne sens pas, chez beaucoup de mes amis et de mes collègues à Paris, ce souci. Il y a une confusion permanente entre le registre européen et le registre moyen-oriental.
Deuxièmement, l’Europe doit avoir l’ambition de jouer un rôle politique. Elle reste cantonnée aujourd’hui au rôle de financier dans des accords qui seraient organisés par d’autres — comme les États-Unis ou la Chine. Or je pense qu’elle a les moyens, et devrait avoir l’ambition, de participer à la fabrication des accords et pas seulement à leur financement.
J’étais très découragé après les accords d’Oslo, lorsque tout l’effort diplomatique — après une initiative européenne venant de la Norvège — a été produit par les Américains, Washington prenant rapidement le gouvernail mais pour envoyer hélas le processus dans le mur. Les Européens ne sont pas, ou ne doivent pas accepter d’être considérés comme une puissance riche, juste bonne à faire passer des accords à la caisse. L’Europe doit avoir une ambition politique et stratégique. Et je crois qu’aujourd’hui, l’occasion est bonne. Toutes les puissances dont nous avons parlé — les États-Unis, la Chine et la Russie — ont des problèmes profonds qui limitent leur capacité d’action dans la région. Une opportunité s’ouvre. La nouvelle Commission devrait la saisir pour construire un plan qui prenne en compte les deux conditions que j’ai mentionnées. D’abord, reconnaître l’altérité de cette région. Et deuxièmement, avoir l’ambition d’être un architecte — et pas seulement un financier.