Dés-occidentaliser le sport : la stratégie russe de Poutine face aux Jeux olympiques

Cet été, la Russie ne diffuse pas les Jeux olympiques de Paris 2024 — et les 15 athlètes russes à Paris jouent sans bannière et sans hymne.
Mais en juin, la ville de Kazan a accueilli les Jeux des BRICS — l'une des alternatives pour faire exister le sport russe hors des cadres internationaux dont il aurait été « cancel » à la suite du scandale du dopage et de l'invasion de l'Ukraine. Dans la fabrique russe du sport « du futur », nous traduisons un texte clef de l'un des penseurs de ce modèle, au service du projet politique de Poutine.

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Le Grand Continent
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Le Bélarusse Vitali Zhuk, le Russe Arseniy Yelfimov et le Bélarusse Maksim Andraloits (de gauche à droite) participent à l'épreuve du 100 m sprint de l'heptathlon masculin lors des Jeux des BRICS de 2024 au stade Tsentralny, à Kazan le 15 juin 2024. © Yegor Aleyev/TASS/Sipa USA

Oleg Kildioushov est chercheur au Centre de sociologie fondamentale de l’« École des hautes études en sciences économiques » de l’Université nationale de recherche et responsable du séminaire de recherche « Le sport dans la perspective des sciences sociales et humaines ».

Dans cet article, paru dans la revue « La Russie au sein de la politique mondiale » (Rossia v globalnoï politikié) il livre sa vision de ce que devrait être la politique russe sur le sport mondial.

Cet article et les arguments qu’il développe approfondissent le dernier point (8.18) de la doctrine Karaganov, traduite dans ces pages, dans laquelle est évoquée la nécessité pour la Russie de développer des compétitions internationales à travers des institutions issues de la « Majorité mondiale » — telles que les BRICS ou l’OCS.

L’éviction des athlètes nationaux du sport mondial pour des motifs politiques peut, dans certaines conditions, conduire à de nouvelles valeurs et institutions pour le sport mondial dans son ensemble. Dans cet article, nous essayons d’examiner brièvement les perspectives de la sortie de l’isolement artificiel du sport national par le biais de sa souverainisation1, y compris par la création d’une structure alternative d’institutions sportives adaptée au monde multipolaire à l’époque de la démondialisation.

La création de nouvelles institutions permettant de concurrencer celles décrites comme dominées par l’Occident apparaît déjà dans le point 5 de la doctrine Karaganov. Suivant la logique de ce document, il serait ici question de développer des institutions sportives représentant la « Majorité mondiale » à travers des groupes et des espaces comme les BRICS+, l’OCS, la CEI, etc.

Jusqu’à récemment, l’industrie du sport dans la Fédération de Russie était conventionnellement divisée en trois parties inégales, à la fois en termes de nombre d’athlètes actifs et de financement. À la base de la pyramide se trouvait le sport de masse, au-dessus le sport commercial, et la structure était complétée par le sport de haut niveau, hérité de l’URSS et consistant en un système d’entraînement des athlètes de haut niveau pour les équipes nationales dans différents sports. Depuis l’intégration du sport soviétique dans le sport mondial durant la seconde moitié des années 1940 et au début des années 19502, c’est le sport de haut niveau qui, contrairement aux orientations idéologiques du PCUS, a été au centre de l’attention des autorités soviétiques. Il s’agissait d’un moyen extrêmement efficace pour projeter la puissance du principal pays du camp socialiste au reste du monde. Les champions soviétiques sont devenus des représentants politiques du système, démontrant par leurs médailles, en compétition avec les athlètes occidentaux, des avantages du socialisme en tant que système social et cela au niveau le plus élémentaire : au niveau corporel3.

Dans leur pays, les « héros du sport », comme l’administration soviétique appelait les athlètes de haut niveau, jouaient le rôle d’icônes vivantes, personnifiant à nouveau à travers leur corps les idéaux du système socialiste4. Ce sont les champions olympiques et mondiaux, idoles et légendes, qui sont devenus la meilleure publicité pour l’adhésion de millions de garçons et de filles aux associations sportives. Les dimensions politique et « corporelle » du sport de haut niveau sont indissociables. Nous y reviendrons plus loin.

Les années 1990 ont également vu l’émergence d’une dimension commerciale du succès sportif : les stars du sport ont commencé à tirer l’essentiel de leurs revenus non plus de leurs records et victoires mais de contrats publicitaires et d’autres formes d’activités.

Cérémonie de clôture des Jeux des BRICS dans le village de Mirny, district Privolzhsky de Kazan, le 23 juin 2024. © Artemii’ Shumatov/Kommersant/Sipa USA

Le « cancelling » des Russes

Le système d’un sport national intégré au sport mondial — c’est-à-dire le sport occidental, a fonctionné jusqu’en 2014 — date à laquelle des tentatives systématiques de discrimination et d’exclusion, d’abord partielle puis totale, ont commencé. D’abord en raison d’accusations de « dopage d’État » et, depuis 2022, pour des raisons purement politiques liées au début de l’Opération Militaire Spéciale (SVO) en Ukraine. Il va sans dire que l’interdiction à long terme des athlètes russes remet en question le bien-fondé du maintien du système coûteux du sport de haut niveau sous la forme d’équipes nationales. Après tout, ils ne participent à plus aucune compétition et ne rapportent pas de médailles au pays, ce qui est considéré, depuis l’époque soviétique, comme le seul critère de réussite de l’industrie du sport.

2014 est en effet une date pivot. La Russie était alors le pays hôte des Jeux Olympiques et Paralympiques d’hiver, du 7 février au 16 mars. Elle annexera la Crimée du 27 février au 28 mars. Enfin, c’est à l’hiver 2014-2015 qu’éclate le scandale du dopage d’État russe.

Il est clair que l’expulsion du sport mondialisé, politiquement et médiatiquement contrôlé par l’Occident, signifie également une réduction significative des revenus des stars russes. Nombre d’entre elles sont confrontées à un choix déchirant entre la perte de leur statut encore récent d’athlète de haut niveau/millionnaire et l’abandon de leur identité nationale. Comme nous le savons, certains athlètes ont privilégié le professionnalisme au patriotisme. L’exemple le plus frappant est celui de Yelena Isinbaïeva, anciennement choyée par les autorités, qui a choisi le statut de fonctionnaire au Comité International Olympique (CIO) au détriment de ses anciennes loyautés politiques (mandataire de Vladimir Poutine), officielles (major des forces armées russes) et de club (CSKA).

Yelena Isinbaïeva est une athlète russe double championne olympique de saut à la perche et la première femme à dépasser les 5 mètres. Elle fit la fierté du gouvernement russe pour ses résultats et ses positions sur une loi anti-propagande LGBT en Russie en 2013. En 2016, après avoir mis fin à sa carrière sportive, elle rejoint le CIO. En 2023 après s’être installée à Tenerife, elle dit être favorable à la paix et précise que son titre de major des forces armées est seulement honorifique. 

Il convient de rappeler que le droit à l’autodétermination politique, nationale et culturelle sous la forme de la citoyenneté fait partie des droits et libertés fondamentaux et inaliénables consacrés par l’article 15 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. En ce sens, le cancelling des athlètes russes et bélarussiens officiellement effectué par le CIO et d’autres institutions du sport mondial est une forme de discrimination ouverte fondée sur l’origine nationale, qui est expressément interdite par l’article 2 de la même déclaration. Ce même article contient une précision remarquable selon laquelle « ne sera fait aucune distinction fondée sur le statut politique, juridique ou international du pays ou du territoire dont une personne est ressortissante ».

Il va sans dire que l’exigence des responsables sportifs internationaux, comme condition d’accès aux compétitions internationales, envers les athlètes nationaux de signer une déclaration de condamnation de la SVO et de se distancer des sociétés sportives militaires (CSKA, Dynamo), n’est rien d’autre qu’une discrimination fondée sur l’« opinion politique ou toute autre opinion, l’origine nationale ou sociale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »5

Ainsi, la pratique actuelle du cancelling des athlètes peut et doit être qualifiée d’attaque contre les principes fondamentaux du droit international humanitaire et pas seulement de compromis sur le principe du « sport au-delà du politique ».

À cet égard, un certain nombre de questions se posent quant à la position peu claire des autorités sportives officielles de la Fédération de Russie concernant la poursuite de la coopération avec les organisations mondiales. Dans l’ensemble, cela donne l’impression — probablement pensant à leurs intérêts — qu’elles attendent simplement que le CIO, la FIFA et autres monopoles du sport mondialisé lèvent les restrictions. Les dirigeants du Comité national olympique de Russie et du Ministère des sports considèrent les intérêts des athlètes comme une priorité, ce qui signifie en pratique qu’ils sont prêts à fermer les yeux sur le « statut neutre » qui conditionne la participation des Russes aux compétitions internationales, et donc d’accepter de ne pas arborer les symboles nationaux. 

Toutefois, les dirigeants sportifs nationaux risquent d’être très déçus : la « culture de l’annulation » (cancel culture) qui domine en Occident n’implique aucune forme d’expiation, de retour, de l’oubli ou d’autre amnistie. Dans le cas d’une rupture probable à long terme — pendant des années ou des décennies — des relations avec l’Occident, cela signifiera que la Russie sera contrainte d’accepter la pratique discriminatoire consistant à se produire sans drapeau, ni hymne national. Ainsi, la protection des intérêts de la génération actuelle d’athlètes de haut niveau, défendue aujourd’hui par les autorités sportives russes, se traduira par une « normalisation » progressive de « règles du jeu » franchement injustes pour toutes les générations suivantes. En conséquence, la socialisation des nouvelles générations d’athlètes se fera bientôt par une « neutralisation » humiliante pour une grande nation sportive et par une mise à l’écart du sport de haut niveau, privé du droit à la dignité nationale. 

Cependant, structurellement, cette situation ressemble au statut actuel de la Fédération de Russie dans de nombreuses autres organisations internationales, y compris celles qui font partie du système des Nations unies : souvent, nos représentants sont en fait privés de la possibilité de travailler normalement ou sont même officiellement discriminés par les représentants de l’Occident ou par l’appareil qu’il contrôle dans ces structures. La Russie, comme si de rien n’était, finance entièrement leurs activités, payant et normalisant ainsi la russophobie institutionnalisée des fonctionnaires internationaux. Les récentes nouvelles concernant la volonté des autorités sportives russes de continuer à financer l’Agence mondiale antidopage (AMA), qui est l’un des principaux acteurs de la discrimination systématique à l’encontre des athlètes nationaux, avec en toile de fond les histoires miraculeuses de skieurs norvégiens, entre-autres asthmatiques, peuvent être interprétées dans ce sens.

L’auteur fait très probablement référence aux Jeux olympiques de 2018 de Pyeongchang lors desquels l’équipe norvégienne s’est faite remarquer par le nombre important de médicaments traitant l’asthme qu’elle avait apportés. Les athlètes norvégiens avaient brillé lors de cette compétition, leurs résultats étant en partie imputés, selon la rumeur, à l’utilisation de ventoline permettant de meilleures performances.

Les Russes Dmitry Danilenko (à gauche) et Kirill Tyulyukov (à droite) s’affrontent lors de la finale du sabre individuel masculin dans le cadre des Jeux des BRICS 2024 au Centre de volley-ball de Saint-Pétersbourg. © Sofya Sandurskaya/TASS/Sipa USA

Le sport de haut niveau et la politique

Le fondateur du mouvement olympique moderne, le baron Pierre de Coubertin, par ailleurs un ardent patriote français, avait des idées plutôt ambivalentes sur la relation entre le sport et le nationalisme dans le cadre du Comité international olympique qu’il avait créé. D’une part, les membres du CIO n’étaient pas considérés comme des représentants de leur pays, mais au contraire comme des représentants du CIO dans leur pays. D’autre part, il n’y avait pas de place pour les Allemands parmi les premiers membres du comité, ce qui était dû à la germanophobie généralisée des élites françaises de l’époque.

Par la suite, cette ambivalence politico-nationale n’a jamais été éliminée — déjà en raison de la genèse du CIO en tant qu’organisation non gouvernementale et de la manière dont ses membres sont recrutés par cooptation selon des règles inconnues. En d’autres termes, il s’agit toujours d’un club privé fermé à Lausanne, qui détermine sa propre composition et ses propres règles de fonctionnement et qui n’a de comptes à rendre à personne. Au fil du temps, le CIO a acquis son propre tribunal sous la forme du Tribunal arbitral du sport, situé à Lausanne. À première vue, cette assemblée autoproclamée de passionnés d’activités physiques n’a aucun lien avec les États nationaux, mais elle a réussi à obtenir le statut fantastique d’organe supranational, revendiquant avec succès le contrôle du sport de haut niveau mondial6.

Entre-temps, le sport de haut niveau a été assez tôt chargé de fonctions non sportives.

On peut penser d’abord à la représentation politique par les athlètes de leurs nations et de leurs États. À cet égard, l’histoire nationale de l’étatisation de l’olympisme, qui n’a pas commencé à la fin de l’ère stalinienne, mais dans les dernières années de l’empire Romanov, est remarquable. Ainsi, le fiasco de l’équipe olympique russe aux Jeux de Stockholm en 1912 avait suscité des débats passionnés non seulement dans les milieux sportifs, mais aussi au sein de l’opinion publique, offensée par la 16e place de la Russie dans le classement non officiel des équipes7. Les journaux demandaient au gouvernement de prendre des mesures actives pour soutenir le sport national. La défaite des footballeurs russes lors du match contre l’Allemagne, qui s’était soldé par un score écrasant de 16 à 0, avait été particulièrement douloureuse. La presse nationale parlait à ce propos de « Tsushima sportif »8.

Partie de la mer Baltique et passant par le Cap de Bonne-Espérance, traversant l’Océan Indien et la mer de Chine Orientale, la flotte russe arriva au détroit de Tsushima pour livrer une bataille du 27 au 29 mai 1905 qui se solda par une très lourde défaite de la flotte de l’amiral Zinovi Rojdestvenski dans la guerre russo-japonaise. Elle contraignit la Russie à signer un armistice habilement négocié par Sergueï Witte à Portsmouth sous l’égide du Président américain Théodore Roosevelt.

Face à ces résultats humiliants pour la grande nation européenne, Nicolas II fut contraint de signer un décret sur la création du Bureau du superviseur en chef du développement physique de la population de l’Empire russe, en vertu duquel un « Conseil provisoire pour le développement physique de la population de Russie » fut créé avec la participation de représentants de tous les départements intéressés, y compris l’armée.

C’est ainsi que l’Empire russe créa un organe unique de gestion des sports par l’État — en fait le premier « ministère des sports » au monde. Cela indique clairement que les questions d’éducation physique et de sport ont pris une importance politique dans les dernières années de l’Empire Romanov9

Aujourd’hui, la fonction sociale la plus importante du sport de haut niveau reste la représentation politique par les athlètes des États-nations en tant que communautés égales et mutuellement reconnues. Par leurs records et leurs victoires, et donc à travers leur forme physique, ils ont vocation à démontrer la grandeur et la compétitivité d’une nation et l’efficacité de ses dirigeants. C’est ce qui explique la volonté de nombreux gouvernements, dont celui de la Russie, de financer généreusement le système de formation des équipes olympiques nationales. Ainsi, malgré le pathos de la coopération pacifique et du pacifisme, le sport de haut niveau est inséparable du système fondamentalement agonal des relations internationales, agissant comme une sorte de substitut à la guerre entre des pays durablement rivaux10. Sans cette fonction clef de représentation politique, le sport mondial recevrait une conception complètement différente, au-delà de la dimension de l’État-nation moderne. Dans ce cas, les athlètes de premier plan apparaîtraient exclusivement comme des personnes privées — ne représentant qu’eux-mêmes, leurs associations ou leurs clubs.

L’impossibilité pour des athlètes nationaux exceptionnels de remplir aujourd’hui la fonction de représentation sportive internationale de la Russie en tant que grande nation culturelle posera inévitablement aux plus hauts dirigeants politiques la question des options dont ils disposent pour remédier à cette situation inacceptable.

L’un des scénarios pourrait consister à détruire délibérément le monopole du CIO et d’autres institutions hostiles au sport mondial. En tant qu’instruments de l’unipolarité déclinante, ils sont passés sous le contrôle total de l’Occident collectif et ont perdu la légitimité du Comité international pour le Fair Play universellement reconnu, se transformant en un champ de lutte contre la Fédération de Russie par tous les moyens. Nous reviendrons sur la variante de développement vers la multipolarité sportive.

L’effet imprévisible de ce cancelling

Si le scénario d’inertie dans l’esprit du célèbre meme « Jdoun » se poursuit, on peut imaginer dans un avenir proche une émission comme « L’âge de glace » à laquelle ne participeront plus les patineurs artistiques exceptionnels couverts de médailles remportées aux championnats olympiques et mondiaux. 

Le meme Jdoun « Ждун » est tiré d’une sculpture de l’artiste néerlandaise Margriete van Breevoort. Il représente un personnage humanoïde aux allures d’éléphant de mer attendant les bras croisés. Cette sculpture a été reprise par de nombreux internautes en 2017 signifiant leur résignation à attendre une amélioration au sein de la société russe, devenant un véritable phénomène politique et une référence. Le nom de ce meme provient du verbe « attendre » (ждать, jdat’), dont la forme la plus proche serait « jdou » (жду) : j’attends. 

Toute une catégorie de stars du sport d’origine russe, très importante pour les médias, risque de disparaître : si la situation actuelle de confrontation croissante avec l’Occident global persiste, il sera impossible de créer de nouvelles figures sportives ayant réussi socialement et inspirantes pour des millions de personnes. De même, l’afflux de nouveaux  champions ayant réussi à transformer leur statut sportif en statut politique cessera. Il va sans dire que cela affectera également le sport commercial, privé de ce type de publicité véhiculée par ses stars.

Mais de manière inattendue, cet effondrement institutionnel de l’industrie du sport de haut niveau ouvre la voie, dans notre pays, à la théologie politique originelle du sport. La disparition de « la révolution Samaranch », qui a contribuée en son temps à la commercialisation des sports olympiques, se superpose à la disparition inévitable de la fonction politique des victoires des athlètes de haut niveau, qui représentaient jusqu’à présent non seulement eux-mêmes, mais aussi leur pays, leur fédération ou les intérêts commerciaux des entreprises mondiales. Nous avons ici l’occasion de revenir aux significations transcendantes de l’Olympisme, que le Baron de Coubertin a essayé de cultiver à la fin du XIXème siècle. Comme nous le savons, il considérait le sport comme une religion avec sa propre église, son propre dogme, sa propre culture et, surtout, ses propres sentiments religieux. Coubertin a donc présenté le sport olympique avant tout comme une religio athletae. Après l’affaiblissement forcé de la dimension commerciale et de la représentation nationale, le sport national a la possibilité de revenir aux valeurs originelles et ultimes de la « joie de l’effort », en corrélation avec la vie d’une personne ordinaire. En ce sens, si les tendances actuelles se poursuivent, le sport russe pourrait avant tout se rapprocher de l’idéal anthropomorphique, tant médiatique que financier, en ramenant les figures sportives, tout juste revenues des cieux, vers la réalité économique et sociale de la majorité de ses fans…

Cérémonie d’ouverture des Jeux des BRICS au centre d’exposition international EXPO de Kazan. 12 juin 2024. © Artemii’ Shumatov/Kommersant/Sipa USA

Vers la multipolarité du sport mondial

Par ailleurs, l’unipolarité actuelle prenant la forme de structures sportives mondiales contrôlées par l’Occident, est un cas unique dans l’histoire culturelle de l’humanité. Comme nous l’avons déjà mentionné, elle est paradoxalement née des actions des dirigeants soviétiques durant de la seconde moitié du XXe siècle.  Joseph Staline et ses successeurs ont, pour des raisons pragmatiques, abandonné le projet de « sport rouge » en tant qu’alternative idéologique au sport bourgeois. En conséquence, le « sport rouge », qui remontait conceptuellement à l’Arbeitersport des sociaux-démocrates allemands du XIXe siècle, s’est transformé en sport soviétique, compris comme faisant partie du monde, c’est-à-dire du sport occidental11 — ce qui a été marqué par le changement de nom du principal journal sportif de l’URSS en 1946 (le journal Sovetski Sport s’appelait auparavant Krasny Sport, « sport rouge », ndlr).

Jamais auparavant les compétitions sportives d’importance politique n’ont eu un pôle unique de gouvernance centralisée comme le CIO ou la FIFA. Même les Jeux olympiques de l’Antiquité étaient loin d’être les seuls agons culturellement significatifs du monde hellénique. En parallèle, étaient régulièrement organisés des jeux pythiques, isthmiques, néméens, panathénaïques, etc., avec leur propre programme et leurs propres règles. La haute antiquité nous donne donc un exemple de « multipolarité sportive »12.

​​Durant la modernité, il y a toujours eu des modèles, des programmes et des activités physiques en concurrence, sous la forme de diverses fédérations, d’unions sportives et des complexes de valeurs qui les sous-tendent. Le projet olympique de Coubertin était une réaction à l’idée de l’Anglais John Astley Cooper d’organiser régulièrement des Jeux olympiques pan-britanniques au sein de l’empire de la reine Victoria. Par coïncidence historique, c’est l’idée du français qui s’est avérée plus fructueuse.

La discrimination systématique dont le sport russe fait actuellement l’objet de la part des structures contrôlées par l’Occident est une forme d’impuissance induite par des décennies de pratiques « normales » de dépendance institutionnelle, discursive et personnelle. Ce faisant, il existe de nombreux exemples d’organisation non monopolistique dans le monde du sport — allant des ligues américaines telles que la NBA, la NHL, la MLS, etc., aux fédérations et aux syndicats de boxe professionnelle, sans lien avec le CIO. Comme nous le savons, les tournois sont organisés sous les auspices de toute une série d’organisations aux noms assez similaires : World Boxing Council (WBC), World Boxing Association (WBA), International Boxing Federation (IBF), World Boxing Organisation (WBO), International Boxing Organisation (IBO), etc. Les combattants sont libres de choisir la fédération qui leur convient. D’un point de vue structurel, la situation de la boxe et de nombreux autres arts martiaux ressemble à celle des concours de beauté, où les personnes peuvent non seulement concourir pour le titre de « Miss Monde », mais aussi tenter leur chance lors d’événements similaires tels que « Miss Univers », « Miss International » et « Miss Terre ».

En ce sens, outre la tactique peu prometteuse consistant à attendre le « pardon » du CIO, de la FIFA et d’autres opérateurs du sport mondialisé, les dirigeants politiques russes pourraient bien recourir à d’autres stratégies visant à éroder directement le monopole occidental de la gouvernance du sport mondial. Diverses formes de construction d’institutions sportives sont possibles, telles que la création de structures indépendantes du CIO ou la mise en place d’institutions alternatives au CIO, par exemple dans le cadre des BRICS ou de l’OCS.

Les « Jeux des BRICS » qui ont eu lieu du 12 au 23 juin 2024 à Kazan. 82 pays y ont participé mais ce chiffre est à relativiser, de nombreux pays n’ont été représentés que par un, voire deux, athlètes. Les pays sur le podium sont la Russie (504 médailles), le Bélarus (247 médailles) et la Chine (62 médailles).

Un geste de véritable souveraineté sportive et politique serait le retrait volontaire de la Russie des structures mondialistes qui ont discrédité l’idée de la pureté du sport par des sanctions illégitimes contre les athlètes russes sous des prétextes politiques.

Cependant, une telle stratégie exigerait des efforts d’organisation considérables de la part des responsables sportifs russes, sans aucune garantie de résultat, de sorte que, d’un point de vue bureaucratique et rationnel, la tactique de l’attente est raisonnable. Les Jeux du futur, qui se sont déroulés à Kazan en février-mars 2024, ont toutefois constitué un premier pas timide.

Sources
  1. Les thèses de cet article sont présentées par l’auteur dans le rapport « Après la mondialisation : nouvelle conception institutionnelle et ancienne théologie politique du sport national » lors de la XIIIe Conférence sociologique internationale de Grouchinskaïa « Reconstruire le monde : recherche (dans) une nouvelle réalité » (à l’Université financière sous le gouvernement de la Fédération de Russie le 26 mai 2023).
  2. Kildiouchov O. V. Ouverture de l’ère sportive soviétique // Histoire vivante. 2016. Т. 13. № 7. С. 30-37.
  3. Les Jeux olympiques de Berlin de 1936 auraient fait une forte impression sur Staline, qui a apprécié le potentiel de propagande d’un méga-événement sportif international d’une telle ampleur.
  4. S. Dufraisse, L’avènement de célébrités sportives : pistes soviétiques pour l’étude de ce phénomène. 2018. Т. 30. № 2. С. 83-100.
  5. Déclaration universelle des droits de l’Homme, Article 2.
  6. Pour une brève excursion dans l’histoire de la monopolisation du sport mondial par le CIO et le rôle de l’URSS de Staline à cet égard, voir l’article de A.S. Adelfinski.
  7. Une équipe russe assez représentative (178 personnes), participant à tous les sports, n’a remporté que 5 médailles, dont aucune en or.
  8. O. V. Kildioushov, Le football impérial. Comment l’histoire de l’équipe nationale de football russe a commencé, Histoire vivante. 2017. N° 5, p. 40-45.
  9. A. B. Sounik, Le sport russe et le mouvement olympique au tournant des XIXe et XXe siècles. Moscou : Soviet Sport, 2004. 764 с.
  10. O. V. Kildioushov, Ô sport, es-tu la guerre ? Les jeux sportifs de la modernité comme substitut aux conflits armés // Socrates. 2010. N° 2, p. 188-191.
  11. N. Katzer, Le sport comme ordre social idéal : la question du concept soviétique de la culture physique (traduit de l’allemand par O.V. Kildioushov) // Sociologie du pouvoir. 2018. Т. 30. N° 2, p. 206-230.
  12. S.A. Melnikov, Sport Antique // Logos. 2013. Т. 95. No. 5. P. 159-170.
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