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La donne politique continentale post-9 juin 2024 rappelle à nos esprits pressés que l’on ne saurait substituer trop rapidement le « tout marché » de la mondialisation heureuse par le « tout est géopolitique » de l’Europe puissance. Car, en Europe, au commencement de toute chose est la démocratie, sa résilience et ses lignes de faille. Les soutenabilités écologiques, sociales, économiques, géopolitiques s’effondrent à défaut d’une soutenabilité démocratique, à défaut d’une sécurité démocratique continentale.

La conduite de la transition énergétique calera si les forces climatosceptiques accèdent au pouvoir. Le maintien du front ukrainien se délitera si les forces pro-russes mettent la main sur les leviers du commandement. La démocratie est l’infrastructure critique des infrastructures critiques. C’est à partir d’elle — et non d’une confuse et problématique souveraineté européenne — que nous devons, nous Européens, fonder la nouvelle architecture de l’Europe à même de résoudre l’équation politique fondamentale qui se pose à elle de manière singulière. Bâtir l’arc de sécurité démocratique continental, telle est la mission historique de notre génération.

C’est d’ailleurs, au fond, le sens du discours d’Ursula von der Leyen du 18 juillet 2024 devant le Parlement européen quand elle centre son propos sur le choix qui revient à l’Union européenne « de protéger sa propre démocratie »1 à partir d’une « Europe forte » afin de conjurer « sa destruction, que ce soit de l’intérieur ou de l’extérieur ». Car la menace n’est pas qu’externe : elle surgit du sein même des démocraties nationales des États membres, sujettes à la guerre informationnelle menée par des puissances étrangères hostiles, mais plus encore à la « polarisation extrême » des sociétés européennes. La première nourrit la seconde, laquelle rend effective la première. Aux côtés des items attendus, du Pacte vert à de l’union des marchés de capitaux en passant par le renforcement des initiatives communes en matière de défense ou encore d’Europol et de Frontex, la présidente de la Commission européenne investit en conséquence le terrain du logement qui ne ressort pourtant pas des compétences de l’Union. Car, selon ses mots, « si c’est important pour les Européens, c’est important pour l’Europe. » Plus largement, dans ce souci d’enrayer la dynamique de déconsolidation démocratique2, elle appelle à ce « que personne ne soit laissé pour compte. » Loin d’un discours fonctionnaliste au verbe technocratique, mais à distance également d’un discours seulement géopolitique, Ursula von der Leyen engage résolument l’Union dans le discours de la démocratie, « notre trésor commun ». Remarquons que pas une seule fois le mot « souveraineté » n’aura été prononcé.

La démocratie est l’infrastructure critique des infrastructures critiques.

Alexandre Escudier et Nicolas Leron

Mais la défense de la démocratie, dans son volet interne comme externe, ne saurait advenir d’un rehaussement des capacités d’investissement public ni d’une compétitivité économique recouvrée au moyen d’une union des marchés de capitaux — ce vieux serpent de mer. Penser la démocratie, pour les Européens, exige de penser la démocratie européenne articulée aux démocraties nationales des États membres. C’est l’élément manquant du discours démocratique européen en germination au plus haut niveau. Bâtir l’arc de sécurité démocratique continental impose de se remémorer les coordonnées fondamentales du politique et de la démocratie. Pour ce faire, nous devons recourir à la sociologie historique longue qui, seule, permet de ressaisir le phénomène d’intégration européenne au prisme d’une analytique générale du politique. Car l’Union, si elle n’est pas un État fédéral ni une simple organisation internationale, n’en demeure pas moins une construction humaine répondant aux contraintes anthropologiques de tout collectif politique.

Immergée dans la globalisation économique et la mondialisation culturelle, affrontée aux contraintes pérennes des matérialités géophysiques, géoéconomiques et géostratégiques, l’Union se distingue des autres plaques continentales de par ses déterminants politiques fondamentaux. Malgré les inévitables divergences d’intérêts et de représentations en interne, l’Union se caractérise tout d’abord par un état de paix structurelle entre ses États membres. Cette contention volontaire de la guerre interétatique en son sein est même, depuis les deux catastrophes sanglantes de 1914-18 et 1939-45, le seul horizon envisageable pour les populations et les classes dirigeantes des États membres. Si l’avers positif de cet état de paix structurelle est le régime politique de la démocratie des droits humains, son revers négatif demeure, identité implicite en creux, un large spectre d’affects et de mémoires traumatiques, transgénérationnellement imprégnés, jusque dans la culture de masse.

Mais ce corps politique d’échelle continentale, l’Union, se signale également par la nature spécifique de son équation politique, à savoir par le fait que ses démocraties stato-nationales (États membres) se trouvent affectées, comme régime de pouvoirs institués et circuit de légitimation politique, par la proto-étatisation européenne (constitutionnalisation de l’ordre juridique de l’Union européenne et dotation progressive de la Commission européenne de capacités gouvernementales, Banque centrale européenne…) d’un côté et, de l’autre, le dédoublement incrémental du régime démocratique au niveau propre de l’Union (institutionnalisation d’une démocratie de l’Union).

Dorénavant, en effet, il s’agit pour les Européens de rendre tangibles, via des réalisations politiques concrètes, deux niveaux morphologiques d’identification et de solidarité groupales (c’est-à-dire ce qui cimente un collectif humain) correspondant chacun à des échelles opérationnelles différentes (nationale, européenne), et pour lesquelles un nouvel équilibre identitaire peine à s’établir. Le premier niveau demeure celui de la nationalité en tant que communauté nationale de sécurité, prospérité et liberté (échelle stato-nationale). À celui-ci s’ajoute — et c’est bien là toute l’originalité problématique qui nous échoit — le niveau de l’européanité en tant que communauté européenne de sécurité, prospérité et liberté (échelle continentale).

Penser la démocratie, pour les Européens, exige de penser la démocratie européenne articulée aux démocraties nationales des États membres.

Alexandre Escudier et Nicolas Leron

À ces deux échelles encore faut-il ajouter une troisième, qui déborde largement le cadre des États et des régimes démocratiques européens  : l’échelle de la mondialité à travers l’« humanité planétaire »3, c’est-à-dire en tant que communauté humaine de sécurité, prospérité et liberté (échelle mondiale), à l’heure de l’Anthropocène (ou Capitalocène). Par définition transnationaux et transétatiques, ces intérêts proprement humains, à l’échelle planétaire et sous contrainte anthropocénique, complexifient largement désormais les tensions et les chances enchâssées de la globalisation économique des quatre dernières décennies et de la mondialisation culturelle en cours depuis le XVIe siècle. Par-delà le problème continental européen, les risques globaux en cours — climatique, écosystémique, pandémique, etc. — obligent, en effet, à inventer des instances multiples de traitement des problèmes qui rendent difficile l’ajustement identitaire des citoyens en tant que membres des communautés de sécurité, de prospérité et de liberté de l’âge stato-national classique. En cette époque révolue, une boucle stato-territorialisée relativement simple et lisible des demandes et des offres politiques pouvait aboutir à la reformulation, certes conflictuelle mais à terme mieux-disante, de compromis socio-politiques adéquats à la résolution des problèmes pendants. La légalité des régimes, toujours critiquable et critiquée, pouvait ainsi chroniquement se retremper en légitimité dans le bain d’huile — sainte — de l’onction contractualiste des Modernes.

Tel n’est plus aujourd’hui le cas, et il en résulte ce point d’étiage structurel du politique que le « groupement politique » territorialisé (Max Weber) et le régime démocratique libéral au sein de l’Union européenne ne sont plus les seuls pourvoyeurs d’identité politique. C’est une nouvelle contrainte de la légitimité et de l’action politiques, avec laquelle il convient désormais de composer. Le bel agencement démocratique stato-national est concurrencé par les réseaux normatifs de l’inter-socialité transnationale, par la saillance de la gouvernance multilatérale et par les communautés idéologiques d’affects globalement interconnectées dans des pratiques numériques de masse — éminemment manipulables par de « grosses mains » institutionnelles publiques comme privées.

Nous appelons la triple complication du politique en Europe « le grand détriplement européen ».

Alexandre Escudier et Nicolas Leron

Cependant, le niveau des problèmes objectifs transnationaux, et des affects conscientisés connexes, ne doit pas nous illusionner sur le fait qu’aucun corps politique concret, capable d’action centrale et de compromis coordonnés, n’existe au niveau supérieur de la planète et de l’humanité. Si l’échelle humaine planétarisée est bien l’horizon régulateur suprême, elle n’est ni une échelle véritablement opérationalisable ni celle où se jouent les processus concrets de politisation en cours.

Aussi resterons-nous focalisés, dans la présente analyse, sur les échelles stato-nationale et européenne ainsi que sur la problématique déterminante de leur co-agencement. Car ces deux échelles des problèmes et des imaginaires de solidarité donnent lieu, de manière spécifique à l’Union européenne, à une triple complication du politique engendrée par les effets que l’intégration européenne produit sur l’équilibre stato-national dans les trois dimensions du politique  : la politie, le régime politique et la morphologie sociale4, et ce sans pour autant offrir un nouvel équilibre du politique au niveau de l’Union européenne. Nous appelons cette triple complication du politique en Europe « le grand détriplement européen ». Tout projet politique national ou européen — le national étant nécessairement européen, et l’européen étant nécessairement national — doit partir de cette équation de base, au risque de manquer l’un des trois piliers par lesquels s’ancre le politique en Europe — et de choir par ce côté-là. 

Afin d’apprécier la prégnance de ce réseau de contraintes, il nous faut renouer avec un certain nombre d’évidences macrosociologiques qui, allègrement négligées dans la quotidienneté gestionnaire du social, ne manquent pourtant pas de se venger dans la réalité des faits et des évolutions idéologiques induites. Penser l’intégration européenne à l’aune de cette double échelle nationale et européenne ne nous apparaît pas impossible ni dénué de sens si l’on repart d’un certain nombre de vérités premières au travers d’une sociologie historique longue entée sur une ontologie pérenne du politique. Nous le ferons en remobilisant la pensée exigeante du sociologue français Jean Baechler (1937-2022) dont l’analytique du politique constitue de nos jours la matrice la plus solide qui soit afin de réévaluer la question démocratique en Europe selon ses dimensions indissociablement internes et externes.

1 — La double latence belligène du politique ou de l’incomplétude de la philosophie politique

Les sociétés humaines résultent d’une myriade d’activités, dont le politique, l’économique, la technique, la démographie, l’éthique ne sont que des parties5. Ces choses peuvent donner matière à des combinatoires infinies, contingentes en partie et donc imprévisibles sur le long terme, si bien que tout pronostic futurologique relève soit du scientisme, soit du prophétisme incantatoire.

La modernité, jusqu’à nous, a été pour l’essentiel économiciste. C’est l’économie, en effet, depuis la fin du XVIIIe siècle, a fortiori au XIXe siècle, qui est considérée comme l’instance cliodynamique par excellence, le « moteur de l’histoire ». C’est elle qui est depuis tenue comme l’instance majeure de structuration des interactions sociales, des réseaux de flux et d’échanges entre les communautés humaines, ainsi que de la double conflictualité interne (menace de la guerre civile) et externe (menace de la guerre) à toute unité politique. Aujourd’hui, les dystopies technicistes, de l’intelligence artificielle à la biorobotique, viennent dédoubler cette primo-directionnalité économiciste supposée de l’histoire par la supposée primo-directionnalité de la technique. Dans les deux cas, le politique n’est pas tenu pour central.

Le risque d’un réveil trop brutal sera celui de l’affolement qui conduit à substituer le « tout est politique » par le « tout est géopolitique ».

Alexandre Escudier et Nicolas Leron

C’est une erreur fondamentale d’appréciation, lourde d’égarements pratiques  : l’économie et la technique sont toujours historiquement dans la dépendance causale du politique, même si ces deux instances ont des effets propres de puissance qui donnent lieu à de perpétuels parasitages de leurs services par les pouvoirs politiques, à l’intérieur des régimes comme entre les communautés politiques. Elles perdent de vue les coordonnées premières du problème politique  : la guerre externe (inter-polities) et la guerre interne (guerre civile ou intra-politie). Ce double problème demeure pourtant le substrat granitique de l’histoire. Par commodité de langage, convenons de l’appeler la double latence belligène de tout ordre politique, au sens apophatique où il ne se peut pas que le politique n’ait pas à perpétuellement gérer ces deux butées pérennes de la pacification interne et externe, par un régime de pouvoirs institués, d’une part, et un système international aux propriétés d’équilibre non quelconques en externe, d’autre part.

Cette vérité première est aveuglante, et il suffit d’ouvrir le moindre livre d’histoire pour en raviver la mémoire. Et pourtant, depuis John Rawls au plus tard, la philosophie politique ne se concentre plus, pour l’essentiel, que sur la théorie de la justice distributrice, depuis l’intérieur du socle primaire des droits subjectifs du libéralisme politique. Elle n’est plus en cela qu’un simple effet caméraliste de la démocratisation de masse, oublieuse de ses propres conditions macrosociologiques de possibilité6, à savoir  : un système international en équilibre oligopolaire non impérialisable rendant possible les explorations démocratiques territorialisées, des polities stables dotées d’un polycentrisme interne (contre-pouvoirs institutionnels et sociaux) non atomisable par un pouvoir fort, et des vertus politiques intériorisées par les citoyens-démocrates n’ayant pas encore décliné en ayants droit utilitaristes, parfois même hypercritiques et ingouvernables7.

La résilience démocratique est précaire, par le haut comme par le bas, par l’extérieur comme par l’intérieur.

Alexandre Escudier et Nicolas Leron

Lorsque cette philosophie politique toute scolaire s’amende, c’est pour incorporer à sa théorie uniquement sous-sectorielle de la démocratie les mille et une composantes de la « reconnaissance » (et du prestige) compte tenu de l’individuation indéfinie de la personne moderne. Du « genre » au « bien-être social » en passant par toutes les occasions de faire reconnaître la « dignité » des individus, la théorie politique moderne rehausse certes, et salutairement, la quotidienneté gestionnaire par la poétique justicialiste de l’intime, mais elle déroge ce faisant à son concept  : être une théorie politique non pas partielle et sectorielle du régime politique en temps de paix démocratique (sans extériorité dangereuse), mais une théorisation du politique en tant qu’activité humaine particulière à définir, en son essence transhistorique, d’une part, et sa détermination sociologique, d’autre part, au fil de l’expérience historique des morphologies sociales.

Seule l’expérience immédiate et massive (la guerre en Ukraine et au Haut-Karabagh, le conflit israélo-palestinien, la narco-décomposition interne de l’Équateur et du Mexique, les velléités d’annexion vénézuélienne de l’Essequibo du Guyana, l’agression programmée de Taïwan par la Chine, etc.) de ce donné ontologique de l’espèce humaine qu’est la guerre depuis son entrée dans le néolithique8 tire de temps à autre l’esprit éthéré de notre philosophie politique de son sommeil dogmatique, sans qu’elle n’en conclue pour autant une exigence de refondation.

Le risque d’un réveil trop brutal sera alors celui de l’affolement qui conduit à substituer le « tout est politique » (l’échelle nationale et sa question de la pacification interne au moyen de la seule justice distributive) par le « tout est géopolitique » (l’échelle internationale et sa question de la survie face à la menace de guerre). Or si un régime démocratiquement équilibré en interne ne tient qu’à la condition de stabiliser ses bords externes comme politie inscrite dans un système international, la réciproque vaut également : les propriétés du système international demeurent dans la dépendance des régimes internes des polities, dont les dysfonctionnements de pouvoir peuvent à chaque instant conduire à des aventures belliqueuses, nationalistes ou néo-impériales. La résilience démocratique est précaire, par le haut comme par le bas, par l’extérieur comme par l’intérieur.

L’analyse du politique remarchera sur ses deux jambes lorsque la sociologie historique longue de la démocratie enchâssera la théorie normative de la justice politique et que l’on s’engagera enfin vers une théorie politique unifiée, aujourd’hui intellectuellement balkanisée en silos de spécialistes plus ou moins hémiplégiques, occupés à des querelles de prestige et de voisinage plutôt qu’à dégager les conditions de possibilité réalistes de la visée coordonnée des biens publics premiers assurant en interne la pacification par la justice et en externe l’équilibre sub-belligène global des intérêts et des puissances. C’est ainsi qu’il nous faut penser l’intégration européenne.

2 — Les quatre points cardinaux du politique  : « politie », « régime », « morphologie » et « transpolitie »

Avant de poser la question de l’Europe politique, les coordonnées fondamentales de tout ordre politique doivent être clairement rappelées et définies au travers des trois notions liées de « politie », de « régime politique » et de « morphologie sociale ». En quatrième lieu, les propriétés historiques du système international (transpolitie) englobant la constellation des trois, à chaque époque, doivent également être précisées car là réside une bonne part de la dynamique d’ensemble. Définissons ces quatre grandes dimensions de l’analytique du politique de Jean Baechler  : politie, régime politique, morphologie sociale et systèmes transpolitiques.

La notion générique de politie (polity en anglais) désigne toute unité politique souveraine, à capacité étatique interne et externe, indépendamment des règles du jeu instituées en son sein (régime). La politie est fondamentalement une « communauté de sécurité » territorialisée à deux faces. À l’intérieur, elle prend en charge la pacification des interactions sociales de toutes natures. Sur son bord extérieur, elle est partie prenante d’un système d’interaction entre au moins deux polities, où la guerre est toujours structurellement latente, en dépit du développement du droit international, des pratiques diplomatiques et des régimes internationaux, formels ou informels. C’est la nature du régime politique, et les principes justifiant idéologiquement le travail de pacification interne et externe, qui définit si on a affaire à davantage qu’une « communauté de sécurité » simplement coercitive, à savoir à une communauté de paix par la justice via la mise en œuvre d’intérêts publics communs normés (libertés sociales, bien-être humain, soutenabilité écosystémique, etc.).

La politie est fondamentalement une « communauté de sécurité » territorialisée à deux faces.

Alexandre Escudier et Nicolas Leron

Un régime politique détermine les règles du jeu qui s’imposent à toutes les parties prenantes (individus, groupes et réseaux) du système d’interaction social, sécurisé par la capacité étatique d’une politie. Ces règles du jeu sont définies par des principes de légitimité instituante, des normes ayant force de Loi et des procédures plus ou moins formalisées historiquement. Tout régime politique engage un type particulier d’obligation politique, c’est-à-dire une manière, pour les gouvernés, de remettre le pouvoir instituant entre les mains des détenteurs concrets du pouvoir moyennant un certain nombre d’outputs tangibles (internes et externes) et la soumission des sociétaires aux règles du jeu publiques. À cet effet, il organise la distribution sociale entre les trois modes fondamentaux suivants du pouvoir  : la puissance, l’autorité et la direction9. La puissance représente la capacité coercitive et asymétrique en dernière instance, impliquant l’obligation par soumission. L’autorité est la capacité à incarner les principes tenus pour justes de la légitimité politique, impliquant l’obligation par persuasion passionnelle et/ou rationnelle. La direction correspond à la capacité de résolution compétente et efficace des problèmes qui se posent et ne peuvent pas rester sans réponse dans l’offre politique, sauf à intensifier la conflictualité sociale, les tensions et les ruptures d’équilibre internes aux communautés politiques.

Trois grands types principaux de régime sont dérivables analytiquement, et attestés historiquement, des manières de composer les trois modes du pouvoir : l’autocratie, la hiérocratie et la démocratie. L’autocratie privilégie le mode puissance coercitif du pouvoir. La hiérocratie privilégie le mode autorité par un contrat d’autorisation sacral d’en haut qui détermine les termes du second contrat d’en bas liant le vicaire temporel du sacré et ses sujets obéissants. La démocratie fait des seuls égaux sociétaires l’origine du pouvoir et privilégie le mode direction du pouvoir adossé à l’autorité des règles du jeu constitutionnel. 

En dépit de toutes les variations historiques des formes de gouvernement, la fin droite, objective, du politique est d’assurer la paix par la justice, en interne comme en externe, en évitant (par la loi, le droit, l’équité et la politique extérieure) que les différentiels de positions (richesses, pouvoir, prestige), parfois fonctionnellement nécessaires (e.g. pour créer de la richesse, coordonner, décider ou agir efficacement) ne s’enveniment en conflictualité ouverte par les délits de la ruse, la violence interpersonnelle, la guerre civile entre groupes sociaux, ou bien la guerre externe de politie à politie. Les spécificités de fonctionnement institutionnel des différents systèmes démocratiques (parlementaire, semi-présidentiel, présidentiel) doivent être vues comme subordonnées à cette structure fondamentale du pouvoir, factrice de paix et de stabilité, ou bien de rupture d’équilibre et de conflictualité ouverte en interne comme à l’externe.

Par transpolitie ou « système international »10, on entendra tout système d’action entre au moins deux polities susceptibles d’actualiser entre elles la virtualité toujours latente de la guerre, ou bien de la prévenir sans relâche par la diplomatie, la politique extérieure et, pour la modernité, le droit international. Contrairement à une politie, une transpolitie ne comporte aucun verrou de pouvoir à un niveau supérieur de fixation ultime de la virtualité de la guerre. Autrement dit, via l’institution d’un régime politique, une politie peut sortir institutionnellement de l’état de nature ontologique du social, alors qu’un système d’action transpolitique ne le peut jamais définitivement  : il peut tout au plus donner lieu à des stratégies de rééquilibrage des différentiels de puissance entre les polities, de sorte à stabiliser une homéostasie oligopolaire par un jeu réaliste d’alliances et de renversements d’alliances, de sorte à empêcher qu’une ou plusieurs polities alliées n’hégémonisent la totalité d’un espace transpolitique. Le système d’action transpolitique est une contrainte fondamentale, à chaque époque, de l’évolution des polities, de leurs régimes politiques et des morphologies sociales sous-jacentes.

La nation condense la fiction historique de l’être solidaire ensemble de l’unité politique de référence.

Alexandre Escudier et Nicolas Leron

Les transpolities ou « systèmes de relations internationales » ressortissent tous à quatre types principaux, chacun ayant des propriétés propres, plus ou moins belligènes  : 1) unipolaire (surpuissance d’une seule politie), 3) bipolaire (via une double stabilité hégémonique par blocs), 3) polypolaire (nombreuses polities en guerre perpétuelle, e.g. période des « Royaumes combattants » en Chine) et 4) oligopolaire (cinq à sept polities en équilibre, bloquant toute unification impériale). Par ailleurs, les transpolities peuvent être plus ou moins homogènes ou hétérogènes  : selon la nature des régimes politiques de chaque politie en présence, selon l’intensité des contacts entre polities, selon le coefficient de mobilisation de puissance respectif, selon les différences culturelles, voire civilisationnelles enfin.

La morphologie sociale, enfin, assure la fonction de ciment solidarisant les unités de base du social, historiquement variables et attachées à l’effectuation de toutes les fins humaines (démographique, éducative, sanitaire, technique, économique, politique, éthique, religieuse, etc.). Ce liant peut être décomposé selon deux dimensions complémentaires  : (1) la cohérence objective tout d’abord, qui fait que « cela tient » ensemble de par un enchevêtrement d’interdépendances quant aux problèmes à résoudre mais aussi en vertu de la pression extérieure, géopolitique et environnementale, exercée sur l’ensemble  ; (2) la cohésion subjective ensuite, laquelle renvoie au fait que les éléments de base « tiennent ensemble » par des passions sécurisantes (domination ou dépendance), des intérêts (coûts-avantages) et des représentations idéales (fiction unitaire). Ce mixte de passions, d’intérêts et de représentations ne relève en aucun cas de la seule rationalité stratégique, ni d’un simple rapport d’expression du matériel dans l’idéel.

Historiquement, on dira avec Jean Baechler que la bande (à faciès culturel ethnique), la tribu (à idéologie de la parenté), la cité (à idéologie poliade), les castes (Inde), la ville-capitale (Asie antérieure), le marché-centre (Chine), la féodalité (France et Japon) et la nation (en Europe d’abord, puis partout ailleurs comme produit d’exportation post-colonial) ont constitué les principales formes de la socialité ou solidarité sociale. Cette typologie historique11 est de nature à rompre avec le grand partage durkheimien, empiriquement sous-complexe et d’un évolutionnisme dirimant, entre sociétés segmentaires à « solidarité mécanique » et sociétés d’individus de la division du travail social moderne à « solidarité organique »12.

Dans le contexte européen, on soulignera la spécificité historique de la morphologie de la nation, qui assure la cohésion des individus (et non de segments groupaux, lignagers ou autres) dans une relation équidistante à un centre focal de l’imaginaire social  ; la nation condense la fiction historique de l’être solidaire ensemble de l’unité politique de référence. La fiction juridique du « peuple » a, durant la modernité, ajouté à cela le motif du droit naturel et de l’auto-constitution politique du social par le contractualisme et l’idéologie de l’auto-législation républicaniste du social.

3 — La démocratie comme infrastructure critique des infrastructures critiques

La justice démocratique qui assure la stabilité des termes de l’échange politique est d’un genre tout particulier. Elle est ordonnée à la production d’intérêts communs internes et externes primaires délimitant le périmètre du public, par opposition à l’espace du privé. Elle seule rend légitime la délégation de positions de pouvoir perçues comme nécessaires, compétentes et efficaces, par opposition à l’autocratie et la hiérocratie.

Si ces biens communs ne sont pas produits à suffisance, la critique interne toujours latente (critique sociale, politique, économique, éthique) reprend, enfle et gronde en audiences via des entrepreneurs politiques (individus, groupes, organisations, relais médiatiques). Cette critique n’opère jamais ex nihilo mais toujours en nouant des problèmes objectifs de sous-optimalité et des grammaires idéologiques de justice sédimentées dans des langages et des mémoires politiques. La stabilité du contrat social (de la démocratie via les équilibres de l’échange politique) doit ainsi être tenue pour l’infrastructure critique des infrastructures critiques  : la méta-infrastructure critique. Quand celle-ci vacille, se lézarde et s’affaisse, tout le reste (sécurité, prospérité et liberté) se retrouve menacé d’effondrement.

Ce que nous voulons poser ici, c’est la prévalence de la question démocratique sur l’économique et, dans une certaine mesure, sur le géopolitique.

Alexandre Escudier et Nicolas Leron

Au-delà de certains seuils de déséquilibre et d’instabilité (et ces seuils sont bien sûr historiquement variables, selon le sentiment historique médian de justice et les coalitions contingentes entre groupes sociaux critiques), le mode puissance (coercition) du pouvoir ré-absorbe le mode autorité (normé par des principes juridiques) ainsi que le mode direction (compétence des gouvernants à répondre aux demandes des gouvernés). On assiste alors à une transition de phase du régime démocratique vers une sous-variante « autoritaire ». Peu importe la convention verbale retenue pour désigner ce devenir-autoritaire du contrat démocratique dysfonctionnel (« démocratie illibérale » depuis Fareed Zakaria, « démocrature », « autoritarisme compétitif » avec Steven Levitsky, démocratie plébiscitaire, populiste ou encore « démocratie hégémonique » avec Alain Rouquié13), il se déroule en général selon cinq phases fondamentales, les chocs exogènes (guerre ou crise économique, notamment) constituant ici de puissants catalyseurs  :

a) Une frange des élites se sépare sémantiquement du reste des élites sociales (dont elles partagent pourtant l’expérience de classe) en dénonçant le sous-optimal et en en imputant l’effectivité à des élites oligarchiques détournant le bien commun pour leurs intérêts privés (dénonciation de la démocratie sortante comme captation oligarchique des principes d’auto-constitution politique du peuple et de la nation)  ;

b) cette sécession intra-élitaire s’adresse aux groupes sociaux perdants du sous-optimal sur la base d’analyses causales simplistes — idéologiques — mais rhétoriquement efficaces visant à renvoyer les résultantes agrégées complexes du sous-optimal à des responsabilités intentionnelles (tel acteur particulier, tel groupe social fauteur de manquements, troubles, etc.)  ;

c) une logique d’incarnation des expériences sociales perdantes et de leur sentiment médian de justice s’enclenche entre les entrepreneurs politiques dénonciateurs et des bases sociologiques, minoritaires d’abord, majoritaires ensuite, dès lors que la sémantisation idéologique produit une coagulation des affects de force supérieure aux affects des offres politiques adverses  ;

d) une fois le pouvoir politique dévolu à cette frange élitaire sécessionniste alliée à une base sociale majoritaire, idéologiquement affectée, elle se met à secondariser le mode « autorité » et le mode « direction » au profit du mode « coercition » du pouvoir, en déconstruisant les règles du jeu constitutionnel, l’État de droit ainsi que la sociologie concrète des contre-pouvoirs — à commencer par l’indépendance des médias, la liberté d’association et d’expression critique de la société civile  ;

e) afin de rendre acceptable cette concentration du pouvoir-puissance et ces reculs du polycentrisme démocratique, ce nouveau personnel politique autoritaire met en place un clientélisme électoral différentialiste  : il s’emploie à distribuer les biens communs premiers (sécurités, prospérité, libertés) selon les intérêts privés des niches électorales idéologiquement acquises, comme s’il s’agissait de biens « rivaux » et « exclusifs » qu’il faudrait réserver aux seuls « nationaux », au risque de déroger à certains principes généraux du droit de la personne humaine indépendamment des stricts droits et devoirs de citoyenneté. 

C’est bien le risque d’érosion inarrêtable de la démocratie qui hante l’Europe comme le reste de l’Occident.

Alexandre Escudier et Nicolas Leron

Une fois ce seuil autoritaire de la démocratie franchi, plus aucun cran d’arrêt substantiel n’empêche le détricotage des règles du jeu constitutionnelles, l’érosion du polycentrisme interne ni la corruption idéologique du débat public, des vertus civiques et politiques permettant de révoquer à la prochaine échéance électorale, et sans violence ouverte, les détenteurs autoritaires des positions de pouvoir14. Aucun impératif de soutenabilité écologique, économique, sociale ou géopolitique ne saurait ainsi être dûment atteint et maintenu sans la production d’une sécurité démocratique. Or celle-ci, comme nous allons le voir, est substantiellement fragilisée par l’architecture même de l’ordre juridico-politique européen et ses dynamiques structurelles. Ce que nous voulons poser ici, comme donnée première de toute réflexion et proposition relatives à l’Europe politique, est la prévalence de la question démocratique sur l’économique et, dans une certaine mesure, sur le géopolitique.

4 — Le Grand détriplement européen

C’est bien ce risque d’érosion inarrêtable de la démocratie qui hante l’Europe comme le reste de l’Occident, mais avec la singularité européenne des dynamiques structurelles entropiques propres à l’intégration européenne. Celle-ci distord de manière inédite l’équilibre du politique stabilisé par la modernité stato-nationale. Les trois dimensions de la politie, du régime politique et de la morphologie sociale se voient corrodées par les avancées de l’intégration européenne15. Mais loin de récuser le projet européen, à l’heure où sa nécessité s’impose avec un jour nouveau au regard des biens premiers continentaux requis par le XXIe siècle, notre analyse du « grand détriplement européen » appelle au contraire une Europe politique — et plus encore une démocratie européenne — à même de rétablir l’équilibre du politique en Europe au moyen d’un réagencement fondamental du stato-national et de l’européen.

Au niveau de la politie, l’intégration européenne brouille les frontières des polities nationales (États membres) et instille aux citoyens de nombreux doutes quant à l’ancrage véritable de la souveraineté contemporaine. Une prétention concurrente aux souverainetés stato-nationales sourd du centre institutionnel de l’Union européenne. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), sans en prononcer le mot, a su imposer, au fil d’arrêts de principe égrenés sur plusieurs décennies, une grammaire de l’effet utile (de ses conditions existentielles) du droit de l’Union européenne et ses principes d’effet direct et de primauté absolue de la norme européenne sur la norme nationale, fût-elle de rang constitutionnel. Cet ébranlement de l’assise constitutionnelle des polities des États membres se redouble — depuis 2015 pour le terrorisme djihadiste, depuis 2016 pour l’élection de Donald Trump, et depuis 2022 pour la guerre conventionnelle sur le sol européen — de la prise de conscience de l’inadéquation entre l’échelle stato-nationale et l’échelle des enjeux sécuritaires du XXIe siècle. L’intégration européenne vient ainsi perturber les polities stato-nationales tant sur le plan externe (incertitude quant à la capacité collective à affronter la guerre) que sur le plan interne (affaiblissement du pouvoir décisionnel en matière de justice en vue de la pacification interne).

Notre analyse du « grand détriplement européen » appelle à une Europe politique — et plus encore une démocratie européenne. 

Alexandre Escudier et Nicolas Leron

Concernant le régime démocratique, la surimposition du niveau juridico-politique de l’Union européenne produit de lourds effets d’inertie au niveau des systèmes politiques nationaux. L’Europe de la règle et du marché intérieur enserre les démocraties nationales dans une « Constitution économique et budgétaire européenne ». Celles-ci font l’expérience d’une diminution tendancielle du pouvoir budgétaire parlementaire (en capacité d’orientation de la politique budgétaire comme en volume global du budget public disponible), d’une perte de substance fiscale16. La capacité du régime politique à traduire les préférences citoyennes en politiques publiques structurantes s’en trouve d’autant diminuée. Le bulletin de vote du citoyen perd en valeur d’échange politique — il se « démonétise ». Or cette perte n’est pas recouvrée au niveau du régime politique de l’Union européenne en raison de l’extrême faiblesse du budget européen oscillant autour de 1  % du PIB de l’Union européenne  : un budget technique qui le rapproche, à titre de comparaison, du budget de l’Agence française de développement (0,55  % du PIB français).

Système de protection des droits fondamentaux unique au monde, puissant marché intérieur en mesure d’imposer ses normes aux États-Unis et à la Chine, puissance commerciale de premier plan, système juridico-politique supranational inédit, l’Union européenne se découvre pourtant dans sa matérialité politique comme une super agence de régulation, productrice de normes, et de développement sectoriel (agriculture, pêche, financement de la recherche…) et territorial (fonds structurels régionaux). Elle ne saurait prétendre être, en l’état actuel, une démocratie à proprement parler, avec un Parlement doté d’un véritable pouvoir budgétaire capable de produire des politiques publiques structurantes accordées aux préférences citoyennes. Cette absence de démocratie concrètement productrice des « intérêts communs » au niveau du régime politique de l’Union européenne pèse de tout son poids sur les démocraties nationales qui font l’expérience en retour d’une politisation négative. L’opposition classique, fondée sur la confrontation entre différents grands choix de politiques publiques, se voit progressivement substituée par une opposition de principe où le clivage premier se reporte désormais sur l’enjeu de l’adhésion aux valeurs constitutives de l’Union européenne, le respect de l’État de droit et des règles démocratiques et les grandes orientations géopolitiques — à commencer par le rapport à la Russie poutinienne17. L’Europe accuse ainsi une perte sèche de substance démocratique, niveau stato-national et niveau de l’Union européenne confondus.

L’Europe de la règle et du marché intérieur enserre les démocraties nationales dans une « Constitution économique et budgétaire européenne ». 

Alexandre Escudier et Nicolas Leron

Au niveau de la morphologie sociale, les puissants effets de polarisation sociale et territoriale générés par une globalisation arrivée à maturité (fragmentation des chaînes de valeurs globales) ainsi qu’une re-régionalisation articulée autour des rivaux systémiques que sont les États-Unis et la Chine, se redoublent, en Europe, du système juridico-politique de l’Union européenne qui catalyse la globalisation tout en entravant les capacités de réponse des régimes stato-nationaux. Au gré des chocs externes, des intérêts particuliers et des passions politiques internes, un sentiment de discorde s’installe, des vulnérabilités démocratiques se font jour et alimentent les affects nationalistes, voire ethno-identitaires, dans de larges pans de la société tandis que certaines franges élitaires, structurellement (ultra-)minoritaires sur un plan numérique, déportent progressivement leurs loyautés politiques et affectives vers l’échelle supranationale et/ou globale, moyennant des stratégies d’escapisme fiscal et civique le cas échéant.

Le continent européen découvre l’équation qu’il devra résoudre pour le XXIe siècle  : les enjeux sécuritaires de tous ordres (du militaire à l’environnement en passant par les migrations) semblent dépasser manifestement les capacités de réponse des polities stato-nationales européennes, sans pour autant pouvoir espérer, dans un horizon temporel raisonnable, l’avènement d’une morphologie sociale et d’un régime politique synchronisés à l’échelle de l’Union européenne (un super-État fédéral européen). La morphologie sociale des nations européennes comme l’ancrage stato-national du principe de souveraineté semblent devoir perdurer pour le siècle. Comment résoudre alors le défi du « grand détriplement européen » avec les coordonnées séculaires de notre continent  ?

L’absence de démocratie productrice des « intérêts communs » au niveau du régime politique de l’Union pèse de tout son poids sur les démocraties nationales. 

Alexandre Escudier et Nicolas Leron

Ce n’est ainsi qu’à partir d’une actualisation de la théorie de la démocratie comme infrastructure critique des infrastructures critiques — elle-même fondée dans une analytique du politique qui part de la double latence belligène du politique — à l’épreuve du contexte juridico-politique européen présent que l’on pourra formuler un ensemble de propositions politiques pour l’Europe et les Européens, et définir alors les contours d’une « grande stratégie démocratique européenne » à même de bâtir l’arc de sécurité démocratique continental.

Vue aérienne d’un champ de tulipes près de Lisse, Hollande méridionale, Pays-Bas. © Dimitri Weber

5 — L’impossible chemin vers une politie européenne ou le verrou morphologique de la nation

L’Union européenne n’est pas une politie  ; elle n’a pas de bord externe au-delà duquel elle agirait unitairement, par des moyens propres à ce plus haut niveau d’intégration de la puissance mobilisable de l’ensemble, de sorte à parer les risques existentiels qui se présenteraient à ses frontières. Cette fonction-là, géostratégique et militaire, demeure du ressort des États membres, qui eux-mêmes la sous-traitent pour la plus large part à l’Alliance atlantique emmenée par l’hyperpuissance américaine, réassureur de la sécurité continentale européenne moyennant l’achat massif par les Européens de leurs armements. Les États membres de l’Union européenne gardent ainsi fondamentalement leur autonomie de décision et de commandement  ; ils ne coopèrent qu’au titre d’une alliance — qu’Aristote appelait symmachia — et nullement en tant que segments solidaires de base d’un groupement politique intégré (politie). Ces mêmes États membres, en cela, ne contribuent à la sécurité commune, en fonction de leurs moyens, qu’à titre de supplétifs de l’hégémôn états-unien. L’Union européenne en ce sens, au travers de ses États membres, fait donc partie d’une alliance atlantique, voire globale (jusqu’aux démocraties asiatiques et océaniennes), qui dépasse de loin le seul espace européen. Elle aura beau monter en charge au niveau technique et opérationnel, qu’elle ne sera toujours pas une politie, à structure fédérale ou unitaire. Entre une alliance et une politie, le saut est de nature qualitative. 

L’Union européenne est donc un entre-deux difficile à appréhender dans l’histoire des formes politiques  : non pas une unité collective d’action dans le système international, mais un état particulier des relations entre les États membres d’un jeu oligopolaire continental dont la mémoire historique et les normes politiques ont rendu impossible, depuis 1945, la guerre entre les polities de l’ensemble sans pour autant les avoir dessaisis de leur autarcie militaire propre. Ce point capital distingue l’intégration européenne de la manière dont procède un empire transformant un sous-système international en une politie souveraine de plus grand format, supprimant la guerre interne par les armes et reportant à la périphérie de l’empire la possibilité continuée de la guerre. Ajoutons que sur le plan interne, les États membres demeurent également le lieu de décision en dernier ressort des moyens de justice (sociale, fiscale…) en vue de la pacification interne (contrat social).

Convenons d’appeler quasi-politie cet état intermédiaire des relations internationales caractéristique de l’Union européenne  : « un jeu oligopolaire conduit à une situation où la guerre et la paix sont deux états clairement distincts et où la commutation est rigide de l’un à l’autre. Dans ce cadre, la diplomatie rejoint et dépasse la guerre, pour continuer la politique par d’autres moyens. Le rôle propre de la diplomatie est de prévenir les guerres et, si la prévention a échoué, de construire une paix durable. Il en résulte d’âge en âge la production de lois et d’un droit proprement transpolitiques, ce que l’on a appelé le “droit des gens”. Du moment qu’il y a des lois et du droit et qu’ils peuvent être imposés, l’ensemble se retrouve dans une position inédite, que l’on ne saurait mieux qualifier que de quasi-politique. Il n’est plus une transpolitie où la guerre peut libérer sa sauvagerie native, sans être déjà une politie où la violence est contrôlée par des dispositifs et des procédures efficaces. Cette situation intermédiaire impose une délimitation précise entre les lois et le droit internes à la politie et les lois et le droit entre polities, ce qui exige la délimitation préalable, précise et étanche, de l’intérieur et de l’extérieur.18 »

L’Union européenne est un entre-deux difficile à appréhender dans l’histoire des formes politiques. 

Alexandre Escudier et Nicolas Leron

Cet état a été volontairement ambitionné par une majorité de peuples et de politiciens, en Europe, depuis 1945. En dépit des luttes d’intérêts oligopolaires qui l’irriguent, il est extrêmement stable dans le temps, comme tout jeu de rééquilibrage oligopolaire interne à un ensemble, pour autant qu’un risque systémique ne se présente pas aux frontières de l’ensemble — ou qu’une dégradation interne du régime politique démocratique ne franchisse un certain seuil. Dans ce cas alors, deux issues se présentent, chacune imprévisible ex ante quoiqu’elle demeure intelligible ex post. Soit cette « quasi-politie » implose — à force de dissensus interne et d’impréparation collective — faute de pouvoir mobiliser une puissance défensive de nature à supprimer l’agression existentielle. Soit elle mute, dans l’urgence et sous contrainte, vers un degré d’intégration politique et militaire supplémentaire et devient une unité collective d’action de dernier ressort (politie) plus vaste qui dessaisit ses parties constitutives afin de sauver l’existence de tous par le changement de nature de l’ensemble (fédéralisme par agrégation).

Une mutation de cette ampleur ne se décide pas sur la planche à dessin théorique de l’architecte, mais ne peut être qu’une résultante des contraintes et des bifurcations époquales de l’action. Toutes les polities documentées par l’histoire sont les effets agrégés de telles mutations contingentes. Appliqué à l’Union européenne, on se risquera donc à prédire ici que le grand saut de la quasi-politie à une politie de grand format européen n’a aucune chance d’advenir, en raison du verrou morphologique des nations européennes engagées par volontarisme dans une contention continentale de la guerre, si une menace militaire majeure ne se présente pas à sa porte, en forme d’alternative  : vivre libre ou mourir. On en resterait donc, sur un plan militaire, à une simple alliance, sous hégémonie de puissance américaine ou non, selon la montée en charge capacitaire des velléités d’autonomie stratégique de l’Union européenne.

6 — Bâtir l’arc de sécurité démocratique continental

6.1 — Accéder à l’Europe politique par un saut de démocratie

Le constat du verrou morphologique stato-national invalidant la perspective d’un saut vers une politie européenne — du moins à l’horizon du siècle — conduit, en conséquence, à bâtir l’Europe politique, ou autrement dit à produire le politique européen, à partir du régime politique, c’est-à-dire à partir de la démocratie européenne. Tel est le grand mouvement théorique et politique auquel aboutit notre entreprise de sociologie historique longue appliquée à l’intégration européenne  : le socle sur lequel fonder l’architecture politico-institutionnelle d’une Europe à la hauteur des défis du XXIe siècle n’est pas un État fédéral européen, ni la souveraineté européenne, mais la démocratie européenne. Nous appelons à un saut de démocratie — et non un saut de souveraineté, que celui-ci s’opère au moyen d’une « souveraineté partagée »19, d’une « co-souveraineté bien ordonnée »20, etc.

Mais qu’entend-on par démocratie européenne  ? Il nous faut au préalable distinguer la notion de celle de la démocratie en Europe, expression usitée renvoyant à la question démocratique sur le continent, autrement dit à l’état des régimes démocratiques stato-nationaux — et ses répercussions sur le fonctionnement des institutions de l’Union européenne. C’est à cette dimension que renvoient les discours de la démocratie d’Ursula von der Leyen21 et d’Emmanuel Macron22. Pour les États membres, défendre les valeurs fondamentales de leur union consacrées dans les traités européens constitue, en effet, un enjeu de taille, a fortiori à l’heure du double péril de l’expansion généralisée des populismes et de la guerre informationnelle. En tant que collectif étatique, les États membres sont en droit et en devoir de se prémunir face à la menace d’une corruption de l’Union européenne et de leurs propres régimes politiques nationaux. Le fameux article 7 du traité sur l’Union européenne, qui institue un mécanisme d’alerte et de sanction à l’encontre d’un État membre violant les valeurs de l’Union européenne, se comprend comme une procédure de mise au ban d’un membre devenu indésirable, voire dangereux pour l’intégrité même de l’Union. Le principe de conditionnalité des fonds européens versés aux États membres s’inscrit dans cette même logique en proposant un moyen de pression et de sanction intermédiaire. La démocratie en Europe renvoie ainsi à une sorte de soutien mutuel et d’attention réciproque des démocraties nationales européennes. Elle relève d’un cadre coopératif interétatique, aussi intégré soit-il.

Le socle sur lequel fonder l’architecture politico-institutionnelle d’une Europe à la hauteur des défis du XXIe siècle est la démocratie européenne.

Alexandre Escudier et Nicolas Leron

La démocratie européenne a trait à une tout autre sphère  : celle de l’action collective des Européens en tant qu’Européens, c’est-à-dire comme corps de citoyens européens. Rappelons que la démocratie ne saurait se réduire à une procédure décisionnelle (la majorité plus une voix), ni encore à des mécanismes institutionnels de checks and balances, de responsabilité politique et de reddition de comptes des gouvernants aux gouvernés — aussi importantes que soient ces dimensions — mais renvoie, dans son sens premier, à la capacité collective du plus grand nombre d’agir sur la réalité commune. La démocratie, qui ne requiert en soi aucune souveraineté du collectif, ni même aucun démos constitué (au sens de peuple), exige une certaine puissance d’agir des citoyens23. Dans nos sociétés complexes modernes, cette puissance d’agir se nomme puissance publique. Celle-ci se matérialise au travers de l’impôt que le collectif des citoyens est en mesure de prélever sur les richesses privées. Cet impôt se traduit en une certaine quantité de richesses communes que le collectif souhaite se donner afin de produire pour lui-même certains biens publics. Ces opérations se concentrent dans le vote du budget de l’entité politique donnée, dans son volet recettes et son volet dépenses. La démocratie européenne correspond ainsi à une puissance publique européenne, c’est-à-dire un régime politique au niveau européen capable de produire des biens publics continentaux structurants raccordés aux préférences des citoyens européens telles qu’exprimées lors des élections européennes, dans le cadre d’un espace public continental.

Or peut-on aujourd’hui caractériser l’Union européenne comme puissance publique européenne, c’est-à-dire comme démocratie européenne  ? Nous ne le pensons pas et c’est bien ici que nous situons le nœud de l’Europe politique. L’Union européenne produit assurément des biens publics via le marché unique et l’euro ainsi qu’au moyen de politiques européennes. Mais ces biens publics européens, par leur volume et leur sectorisation, demeurent en deçà du seuil structurant à l’échelle continentale. Cette faiblesse structurelle de la production de biens publics continentaux n’est que la conséquence de l’absence de réelle capacité budgétaire européenne de « taille politique », et prive par là même le Parlement européen de réel pouvoir budgétaire parlementaire. La suite logique peut paraître scandaleuse, elle n’en demeure pas moins implacable  : un parlement dénué de pouvoir budgétaire réel n’est pas un parlement  ; le Parlement européen n’est pas un véritable parlement  ; l’Union européenne n’est pas une démocratie.

Or l’absence de démocratie au niveau de l’Union européenne, le « vide démocratique supranational » pour ainsi dire, pèse de tout son poids sur les États membres et leurs systèmes démocratiques. Si « déficit démocratique » il y a en Europe, celui-ci s’éprouve au niveau des démocraties stato-nationales. Celles-ci sont rongées par une dynamique systémique propre à l’Union européenne  : la baisse tendancielle du pouvoir budgétaire parlementaire, c’est-à-dire la diminution de la quantité de puissance publique à disposition des citoyens. De là, le mal du siècle des Européens  : l’impuissance publique.

6.2 — L’hypothèse de la double démocratie européenne ou l’invention d’un pouvoir budgétaire parlementaire européen

Dans un tel contexte de transformation de l’ordre mondial aux forts accents révisionnistes, les Européens doivent effectuer un grand choix stratégique afin de bâtir leur propre puissance continentale. Mais les voies qui s’offrent à eux ne sont pas infinies  ; nous pouvons les résumer en deux grandes alternatives, celle de la souveraineté européenne et celle de la démocratie européenne.

Sans revenir plus longuement sur les limites de la souveraineté européenne24, bornons-nous à rappeler que la souveraineté renvoie à l’instance décisionnelle de dernier ressort  ; que, comme telle, est ontologiquement insécable. L’instance souveraine peut-être organiquement un seul individu, un directoire, un parlement ou même une fédération de parlements, mais l’instance souveraine, en tant qu’instance, est singulière. Une souveraineté européenne se déployant en parallèle des souverainetés des États membres, cela ne se peut. Autrement se serait confondre souveraineté et puissance (qui peut être collective), compétence de dernier ressort et capacité d’agir à plusieurs. En outre, à trop focaliser les termes du débat sur la souveraineté, qui plus est dans des constructions conceptuelles intenables, on pourrait se retrouver à nourrir le réflexe souverainiste des peuples et défaire l’intégration européenne. La souveraineté, nationale ou européenne, n’est ni la cause de nos maux ni notre planche de salut. Laissons là où elle se trouve — dans l’État territorial à morphologie nationale — et construisons l’Europe politique à partir de la démocratie européenne.

Dans la « démocratie », selon le mot et la chose, le démos renvoie à la question de la volonté collective, aiguillonnée par de la sensibilité (les affects morphologiques, des affects nationaux dans l’Europe moderne) et éclairée par de l’intelligence (les doctrines politiques). Ce premier moment volitionnel collectif de la démocratie conduit inexorablement à la question princeps de toute politie  : la question de la souveraineté interne et externe. Tout autrement, le kratos de la « démocratie » renvoie à la question de la puissance publique, à la capacité de faire et d’agir des pouvoirs institués, à la production de biens publics communs, à la matérialité budgétaire du politique qui, elle, admet un jeu d’échelle plurielle, à la différence de la souveraineté-volonté. Telles sont les deux voies distinctes qui se présentent aux Européens. Face aux limites intrinsèques de l’introuvable « souveraineté européenne », nous explorons la voie du kratos et l’hypothèse de « la double démocratie européenne », c’est-à-dire l’idée d’un dédoublement de la puissance publique démocratique nationale des États membres souverains en puissance publique démocratique européenne sans État fédéral souverain.

Une souveraineté européenne se déployant en parallèle des souverainetés des États membres — cela ne se peut. 

Alexandre Escudier et Nicolas Leron

Une démocratie européenne authentique ouvrirait un nouvel espace d’action collective à l’échelle continentale. Car, à la différence de la souveraineté, le principe démocratique admet une construction à plusieurs niveaux. La démocratie n’est pas exclusive  : une démocratie européenne n’écrase pas les démocraties nationales — aussi longtemps que la source de la souveraineté demeure clairement établie au niveau de l’État-nation. Mais encore faut-il donner à la démocratie européenne sa propre substance politique, son propre kratos. Celui-ci se trouve, comme pour toute démocratie, dans le prélèvement de l’impôt qui abonde un budget politique aux mains d’un Parlement élu. Aucune démocratie européenne ne peut naître d’un budget technique abondé pour l’essentiel par des contributions étatiques, ni d’une mutualisation de l’endettement où chacun in fine, à l’heure du remboursement, comptera ses billes et où tous se regarderont en chiens de faïence. Nous identifions ainsi le véritable saut politique comme un saut budgétaire européen, en volume et en nature des ressources fiscales. Non pas ainsi une fragile souveraineté européenne, cote mal taillée en l’absence de politie européenne, mais l’invention d’un pouvoir budgétaire parlementaire européen pour les Européens en tant qu’Européens — l’assise d’une démocratie européenne authentique.

Le régime politique du continent serait alors une double démocratie européenne articulant deux niveaux démocratiques strictement différenciés, complémentaires et perçus comme tels par les citoyens européens au gré d’expériences sociales tangibles  : celui des puissances publiques souveraines nationales avec celui d’une puissance publique européenne non souveraine. Paradoxal sous un premier abord, c’est l’institution d’un régime démocratique européen qui viendra revivifier les régimes démocratiques nationaux par le desserrement de la bride budgétaire européenne pesant sur le pouvoir budgétaire parlementaire national. La création d’une véritable capacité budgétaire européenne opérera le passage d’une Europe de la règle et de l’aide au développement sectoriel et territorial à une Europe puissance publique productrice de biens publics continentaux. En conséquence, l’impératif économique imposé par le marché intérieur et l’union monétaire d’une coordination interétatique contraignante des politiques budgétaires des États membres en situation d’interdépendances négatives (et de méfiance réciproque) se relâchera d’autant. Les démocraties stato-nationales souveraines recouvreront la force de leur pouvoir budgétaire parlementaire national, soit l’oxygène nécessaire à leur vitalité. Tandis qu’au niveau de l’Union européenne, la boucle de légitimation démocratique supranationale connectera enfin les gouvernants (dirigeants européens) et les gouvernés (citoyens européens) à travers le circuit obéissance des gouvernés à la législation européenne ⇔ reddition de comptes des gouvernants au regard des attentes des citoyens européens.

Une démocratie européenne authentique ouvrirait un nouvel espace d’action collective à l’échelle continentale.

Alexandre Escudier et Nicolas Leron

La proposition d’une double démocratie européenne pense ainsi une puissance publique européenne articulée aux puissances publiques nationales, comme troisième voie entre l’improbable saut fédéraliste et le repli souverainiste25. Contrairement à l’approche de la gouvernance multiniveaux qui amalgame indistinctement les niveaux local, régional, national et européen et raisonne en termes de coordination fonctionnelle26, l’approche de la double démocratie européenne, d’une part, se concentre sur le niveau national, lieu de la souveraineté et de la puissance publique première, et le niveau européen, lieu d’une puissance publique (non souveraine) qui se combine à la coordination par la règle, et, d’autre part, s’attache aux modalités de production de la substance politique entendue à la fois comme puissance publique (capacité collective d’agir sur la réalité commune) et comme faire-société (capacité collective de se projeter dans le temps intergénérationnel, qui elle-même dépend de la capacité à produire des biens publics tangibles du court au long terme). Selon cette approche, la question matérielle du budget européen (capacité-pouvoir-puissance[publique]-kratos), de son volume et de sa nature, prime la question institutionnelle (compétence-volonté-souveraineté-démos).

À défaut de toute possibilité de mutation de la politie-Europe par un pacte fédératif instituant un État fédéral, à défaut d’une translation véritable du point d’ancrage de la souveraineté des États membres (segments nationaux constitutifs) vers la politie-Europe sous la pression d’un risque de survie militaire externe, l’Europe politique ne pourra ainsi avancer que par l’institution d’un budget politique proprement européen, c’est-à-dire franchissant le seuil de significativité politique (estimé aux alentours de 3 à 4  % du PIB de l’Union européenne contre 1  % du PIB aujourd’hui) et abondé par des ressources fiscales propres directement prélevées sur les richesses privées tirées du marché intérieur. L’opération exige assurément un saut politique important, mais elle ne rencontre aucune objection catégorique — la création de la monnaie unique fut possible, alors pourquoi pas un budget européen politique  ? —, à la différence des propositions de souveraineté européenne (impossible) ou encore de nation européenne (introuvable)27.

L’Europe politique ne pourra ainsi avancer que par l’institution d’un budget politique proprement européen. 

Alexandre Escudier et Nicolas Leron

6.3 — Fiscaliser le marché intérieur ou l’ouverture d’un compte européen irréductible à la comptabilité interétatique

Une Europe politique comme puissance publique continentale exige la levée de l’interdiction d’union de transfert — le fameux « keine Transferunion » asséné par la Bundesbank et repris en chœur par la nouvelle ligue hanséatique28. Précisons bien les choses : il n’est pas question ici d’un transfert budgétaire entre États membres, ce qui reviendrait à tomber dans le piège de « la solidarité contre la responsabilité » (les uns n’acceptant la solidarité budgétaire qu’à la condition de la responsabilité — entendez l’austérité budgétaire — quand les autres n’acceptent le corset budgétaire qu’à la condition de l’ouverture préalable de l’arrosoir budgétaire). Il s’agit d’établir un transfert de richesses entre les citoyens européens bénéficiaires de biens publics européens, incorporant une valeur ajoutée européenne, et les profits privés générés par l’existence même du marché intérieur — qui constitue déjà à ce titre, soit dit en passant, une union de transfert (mue par une dynamique centripète d’agrégation des richesses vers un centre, que celui-ci soit l’Allemagne ou les centres urbains des métropoles européennes). Nous retrouvons là les fondements de la démocratie moderne : la figure du citoyen européen, et donc l’Europe politique, ne peut prendre corps qu’à la condition de fiscaliser le marché intérieur, et donc de générer des recettes et des dépenses publiques qui échappent pour partie à toute comptabilité interétatique. Il revient au législateur européen (États membres et Parlement européen) de choisir l’instrument fiscal européen le plus à même de faire consensus : impôt européen sur le revenu des sociétés, mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Union, taxe sur les transactions financières, etc. Mais l’important, au-delà du choix de l’instrument fiscal, est de franchir le plafond de verre du politique européen.

La figure du citoyen européen, et donc l’Europe politique, ne peut prendre corps qu’à la condition de fiscaliser le marché intérieur.

Alexandre Escudier et Nicolas Leron

Dans le schéma actuel où ce sont les contributions nationales qui pour l’essentiel abondent le budget européen29, les biens publics européens produits peuvent être retracés dans une comptabilité interétatique, et donc ultimement rattachés (imputables) aux citoyens nationaux. Sans surprise, il en découle chroniquement la possibilité de faire fructifier une rhétorique électoraliste interne du « I want my money back » au sein des classes politiques nationales. Cette stigmatisation réciproque perpétuelle entre « bénéficiaires nets » et « contributeurs nets » ne permet pas d’envisager les intérêts communs publics de l’ensemble, mais alimente les discours de politisation négative sur l’Union, en forme de jeu à somme nulle entre calculs d’utilité nationaux. Seule une fiscalité authentiquement européenne permettrait de créer un compte européen directement imputable aux citoyens européens en tant que citoyens européens, et non réductible à l’agrégation des citoyens nationaux des différents États membres. Cette condition de nature des ressources fiscales renvoie au principe d’immédiateté qui, selon Jean Baechler dans son analyse du fédéralisme, « impose à chaque niveau de la construction fédérale d’avoir un contact direct avec la population incluse à ce niveau. (…) La fiscalité, par exemple, doit être ainsi instituée pour que les ressources, à chaque niveau, ne soient pas la somme des contributions consenties à tous les niveaux »30. Sans reprendre à ce stade dans notre propre analyse le cadre théorique du fédéralisme en raison de sa grande polysémie et de la confusion courante entre fédéralisme et État fédéral, nous concevons le principe d’immédiateté comme une condition sine qua non pour toute démocratie, et donc pour une démocratie européenne authentique.

L’important, au-delà du choix de l’instrument fiscal, est de franchir le plafond de verre du politique européen.

Alexandre Escudier et Nicolas Leron

C’est sans doute ici que bute fondamentalement l’intégration européenne aujourd’hui dans son chemin vers l’Europe politique. L’absence d’immédiateté (fiscale et budgétaire) entre les citoyens et l’Union européenne rompt le circuit de légitimation démocratique qui symétrise, d’une part, l’obéissance des citoyens au législateur européen (contrainte d’obéissance perçue comme immédiate en raison de l’applicabilité directe de la législation européenne dans les ordres juridico-politiques nationaux) et, d’autre part, les biens publics votés par le législateur européen en accord avec les préférences des citoyens (tangibilité des biens publics européens perçue comme minime, voire inexistante, à l’exception de quelques segments de la population comme les agriculteurs, en raison de l’extrême minceur de la capacité budgétaire de l’Union européenne). Une troisième condition implicite au principe d’immédiateté vient compléter les deux premières : les biens publics européens doivent incorporer une valeur ajoutée européenne, c’est-à-dire qu’ils doivent effectivement répondre à des besoins européens, et non à une collection de besoins nationaux.

La fiscalité européenne demeure ainsi le grand impensé du discours d’Ursula von der Leyen31 alors que le remboursement des emprunts mutualisés du plan de relance européen commence dès 2028 — sans qu’aucune solution financière n’ait été à ce jour actée. Contrairement aux affirmations d’Emmanuel Macron dans son discours de la Sorbonne II32, l’endettement commun contracté dans l’urgence de la crise pandémique, en 2020, n’est pas un pas historique, mais un demi-pas qui place l’Union européenne à la croisée des chemins, penchant d’un côté vers un saut politique (fiscalité européenne), de l’autre vers une régression grosse de dangers politiques (le remboursement par les États membres, payeurs en dernier ressort, d’une opération « one shot » où les uns considéreront avoir payé l’ardoise pour les autres)33.

Fiscaliser le marché intérieur, prélever la part légitime des richesses privées rendues possibles par l’existence même du marché intérieur et de ses institutions, ne relève pourtant d’aucune folie des grandeurs historiques, ni d’aucune complexité philosophique supérieure, mais simplement d’une pensée conséquente de la démocratie appliquée à l’intégration européenne. Si la création de l’euro fut possible, alors l’établissement d’une fiscalité européenne propre l’est également. Et de la même manière que la monnaie unique et le Système européen de banques centrales donnèrent naissance à une configuration politique radicalement nouvelle pour les États membres de la zone euro, la levée d’un budget politique européen ouvrira un nouvel espace d’incommensurabilité : l’ouverture d’un compte européen irréductible aux comptabilités interétatiques, une part européenne assignable aux seuls citoyens européens, c’est-à-dire inassignable à la somme des citoyens nationaux, et rendant possible la production d’une valeur ajoutée européenne. L’enfer du couple solidarité-responsabilité ferait alors place au faire-société européen. Les Américains sont nés du mot d’ordre « No taxation without representation  ! » Les Européens naîtront du combat victorieux sous la bannière du « No representation without taxation  ! »

Si la création de l’euro fut possible, alors l’établissement d’une fiscalité européenne propre l’est également.

Alexandre Escudier et Nicolas Leron

Seule une Europe-puissance publique (non souveraine), communauté de citoyens européens capables d’agir collectivement en tant que citoyens européens, est à même de s’articuler avec les États-nations souverains, de les respecter tout en ouvrant une dimension politique proprement européenne, qui ne saurait être la somme agrégée des puissances publiques nationales — quand bien même seraient-elles coordonnées au mieux, car toute coordination touche rapidement à certaines limites d’efficacité et heurte le principe d’auto-législation des démocraties nationales. Les biens publics européens produits devront être principalement rattachés aux citoyens européens, sans critère de nationalité. Car, comme l’explique Laurent Davezies, « les effets territoriaux les plus puissants des politiques publiques tiennent, curieusement, à leurs caractères non territorialisés »34. Xavier Ragot propose en ce sens l’idée d’une assurance chômage européenne35. D’autres propositions sont également imaginables : un élargissement d’Erasmus à tous les étudiants européens, une assurance santé européenne, une aide à la mobilité ferroviaire intra-européenne pour tous les Européens, un revenu universel européen, un « pass climat »36 ou encore un « pass rail » européens. À la différence des transferts territorialisés, qui induisent une logique de solidarité négociée entre unités politiques territoriales où chacun fait le compte de ce qu’il reçoit et de ce qu’il donne, les transferts sociaux non territorialisés, parce qu’ils stimulent une circulation invisible des richesses étalée dans le temps, sédimentent lentement mais sûrement les bases d’un sentiment d’appartenance propice au fondement d’une communauté politique, à la coagulation d’une affectio societatis — la coalescence d’une européanité, ciment morphologique de la démocratie européenne.

7 — L’Union européenne comme facteur d’oligopolarisation du système international

Au terme de cette esquisse, il convient de préciser frontalement ce qui nous apparaît être la finalité ultime de l’Union européenne, par-delà l’intégration fonctionnelle négative, par-delà la division des intérêts entre les États membres et au-delà même l’anthropocène  : être un facteur d’oligopolarisation du système international.

S’il convient de se réjouir du nouveau régime d’affects anthropocéniques planétaires parce que l’unification des histoires humaines est en cours, considérée sur la longue durée, et rien ne saurait plausiblement l’inverser, l’humanité n’existe politiquement que distribuée dans des cercles d’acculturation et des entités territoriales séparées (des polities), poursuivant chacune des intérêts publics propres  : des intérêts relatifs à sa position géopolitique externe, à son régime politique interne, à la culture politique de ses sociétaires ainsi qu’aux calculs mi-responsables mi-intéressés de ses élites politiques, économiques et culturelles. Ainsi donc, ne nous y trompons pas  : en dépit des risques anthropocéniques « objectifs » et conscientisés dans des franges toujours plus larges de la Société civile transnationale, ce sont les fondamentaux du politique territorialisé et de ses évolutions macrohistoriques qui — transition anthropocénique rapidement réussie ou trop lente — constitueront les contraintes granitiques et les facteurs cliodynamiques de demain. 

Face au réchauffement climatique, à l’intelligence artificielle, à la guerre thermonucléaire ou à l’infertilité, la question du siècle n’est pas la survie de l’espèce humaine ni encore moins la pérennité du vivant, mais une certaine idée de l’homme socialisé  : celle de l’homme démocratique soucieux de perpétuellement recréer — dans sa politie, au sein de son régime de pouvoirs et dans la coordination multilatérale de tous — les conditions de possibilité optimales de l’exploration libre et mieux-disante, pour chacun comme pour tous, d’une existence, humaine et non-humaine, non diminuée  : une existence digne d’être vécue, non diminuée par la violence externe et interne, par la domination réelle ou symbolique, par la pénurie, par la ruse non sanctionnée des tricheurs et la désinvolture utilitariste des free riders sans vertu. L’homme démocratique européen n’est rien d’autre, dans ce cadre, qu’un exemplaire particularisé du genre qui a pris conscience du fait que ce n’est qu’en dotant le continent européen, comme la planète, d’une entité politique continentale (l’Union européenne) en capacité réelle d’agir consciemment sur l’enchâssement des intérêts humains, européens et nationaux que ces derniers pourront être non anormalement mal garantis dans un jeu d’équilibre planétaire à perpétuellement refaire.

La réserve de souveraineté démocratique que constitue la puissance géopolitique américaine ne saurait pourtant suffire à long terme.

Alexandre Escudier et Nicolas Leron

Car là réside une grande part des conditions de possibilité de la solution  : l’Union européenne doit continuer de s’intégrer politiquement de sorte à constituer non seulement un pôle démocratique légitime, efficace et stable sur le Vieux continent, mais afin de le coupler durablement à une capacité d’action et de mobilisation de puissance matérielle de nature à pouvoir peser sur le jeu géopolitique, géoéconomique et normatif global. Là réside le second seuil géopolitique de la modernité démocratique. Le premier a été franchi durant le premier XXe siècle, lorsque le régime polycentrique américain a été couplé à une réserve de puissance matérielle continentale, et insulairement inexpugnable. Le sort des polities européennes et sud-est asiatiques en a dépendu durant la Seconde Guerre mondiale ainsi que la Guerre froide. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, en effet, les contraintes du nombre et du territoire avaient été annulées pour le régime démocratique. L’humanité n’était plus condamnée à n’expérimenter la logique démocratique que dans des cités de petite taille, phagocytable à l’envie par les royaumes et les empires. Inversement, à l’instar du devenir-Empire de la cité républicaine de Rome, il n’y avait pas non plus de fatalité à perdre la démocratie au profit de l’autocratie sacrée suite à l’extension impériale de la puissance. Démocratie, contre-pouvoirs et puissance continentale devenaient articulables et se rendaient capables de peser sur les relations entre polities, à chaque instant susceptibles de dégénérer en guerres ouvertes pour peu que le régime de pouvoir interne de telle ou telle dysfonctionne.

La réserve de souveraineté démocratique que constitue depuis lors la puissance géopolitique américaine ne saurait pourtant suffire à long terme. Trois raisons évidentes, au moins, sautent aux yeux. Premièrement, la pacification du monde ne saurait demeurer suspendue au risque de dérèglement du régime démocratique américain  : les cycles géopolitiques mondiaux doivent être désindexés des cycles électoraux américains. Deuxièmement, l’hyperpuissance américaine, parce qu’asymétrique, suscite mécaniquement des affects anti-américains et des esprits de revanche en eux-mêmes belliqueux, soit par les nouvelles guerres de partisans du faible au fort du djihad global, soit par la montée et la contre-coalition de puissances révisionnistes, autocratiques et revanchardes, portées par une idéologie nationaliste et néo-impériale exacerbée via des élites autocratiques, en Russie comme en Chine ou des puissances régionales moyennes ailleurs. Troisièmement enfin, parce que l’ordre libéral international représente en lui-même un coût de gestion considérable pour les États-Unis et alimente ainsi chroniquement la tentation isolationniste de la démocratie américaine. Le « firstisme » trumpien MAGA (make America great again) nous rappelle la nature et la teneur de ce risque.

En raison de ces facteurs, la planète requiert d’autres pôles continentaux de réserve démocratique de puissance. L’Union européenne est un candidat plausible à ce rôle. D’autres acteurs globaux seraient souhaitables à long terme  : le Brésil, une ou deux fédérations constituées sur le continent africain, une grande entité fédérée au Moyen-Orient, l’Inde, la Chine, une fédération sud-est asiatique, une Russie dés-autocratisée. Mais ces acteurs n’émergent pas pour l’heure, et s’ils existent comme polities, ils ne présentent nullement les caractéristiques démocratiques internes susceptibles de favoriser le jeu coopératif mondial de la pacification des conflits géopolitiques et d’une normativité nouvelle des marchés favorable à la transition écologique des besoins humains planétaires. Reste donc pour l’heure un seul candidat possible à ce rôle, l’Union européenne, qui doit émerger comme puissance d’équilibre mondiale à capacité de désalignement critique envers tous les autres acteurs, États-Unis inclus, possiblement dysfonctionnels du Grand jeu. Le sens et la finalité historique ultime de l’intégration européenne se jouent là. Ce serait sa contribution propre à la fin droite du politique  : la paix continentale et la contention oligopolaire de la guerre au niveau mondial.

La planète requiert d’autres pôles continentaux de réserve démocratique de puissance. L’Union est un candidat plausible à ce rôle.

Alexandre Escudier et Nicolas Leron

Mais la difficulté est que l’Union européenne n’est pas encore une politie intégrée, en mesure de mutualiser rapidement des ressources d’action en cas de risque existentiel externe. Elle demeure une coalition de polities démocratiques nationales de moindre taille, disjointe militairement et incapable d’accélération géostratégique à parité des autocraties néo-impériales. En son sein, le verrou stato-national joue encore à plein pour empêcher le passage à l’échelle géopolitique globale. Ce faisant, pour l’heure, l’Union européenne accompagne tout au plus le Grand jeu, dont les règles sont édictées par d’autres acteurs, plus puissants et davantage unitaires dans leurs processus de décision et d’action. Ainsi donc le second seuil européen de la Modernité démocratique demeure-t-il dans la stricte dépendance de savoir si oui ou non l’intégration fonctionnelle européenne, économique et juridique, peut déboucher sur un changement de nature de la quasi-politie européenne à travers l’invention d’une double démocratie européenne. 

Le saut fédéral de survie par la face externe de la politie est impossible à décider ni prévoir pour l’Europe  ; il ne pourra être que le fruit de contraintes historiques intelligibles après coup, mais imprévisibles ni même désirables ex ante, en raison de leur part considérable de violence ou de nuisances. En revanche, le dédoublement de la puissance publique nationale des États membres de l’Union en puissance publique à valeur ajoutée européenne, cette voie-là est praticable par des institutions mieux conformées, des instruments idoines (dont le budget de l’Union à ressources propres), des politiques d’intérêts communs européens, des acteurs, des discours et des procédures de mobilisation politique, tous éclairées par des finalités clairement énoncées. Cette voie-là, non par la face externe de la politie-Union européenne, mais par la face interne du double régime démocratique en Europe, peut être poursuivie et approfondie pour autant qu’on en pose les coordonnées macrosociologiques de long terme de l’ordre politique.Des affects sociétaux de cohésion morphologique — l’européanité démocratique d’homo europaeus — en découleront immanquablement. Ils ne sauraient être décrétés en amont, car ils ne peuvent être que le fruit des expériences sociales et politiques concrètes faites par les citoyens européens de la communauté politique ayant à charge leur destin public. Il en résultera à terme une forme de dés-segmentarisation des identités politiques, elles aussi dédoublées en identité nationale et identité européenne. Tel est, aussi loin que porte notre regard, le chemin offert aux Européens à travers le XXIe siècle.

Sources
  1. Cette citation et les suivantes sont tirées du discours d’Ursula von der Leyen au Parlement européen, 18 juillet 2024, Strasbourg.
  2. Cf. Yascha Mounk, The People vs. Democracy, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2018.
  3. Pour reprendre, dans notre contexte anthropocénique, l’expression est de Raymond Aron (Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 1962, p. 213).
  4. Pour les définitions de la politie, du régime politique et de la morphologie sociale, voir infra.
  5. Jean Baechler, Nature et histoire, Paris, PUF, 2000, rééd. Hermann, 2014. Sur la théorie baechlerienne des ordres de l’agentivité humaine, cf. A. Escudier, « L’’unité plurale’ de l’espèce humaine  : de l’anthropologie générale à la sociologie historique », in S. Dufoix et A. Policar dir., L’universalisme en débat(s), Lormont, Éd. du Bord de l’eau, 2023, p. 27-42.
  6. Cf. A. Escudier, « L’érosion contemporaine des conditions de possibilité de la démocratie  ? Vigilance raisonnée et sociologie historique », in A. Escudier et J. Baechler dir., Résilience démocratique  : éléments de sociologie historique, Paris, Hermann, 2024 (sous presse).
  7. Cf. J. Baechler, Démocraties, Paris, Calmann-Lévy, 1985 et Id., Précis de la démocratie, Paris, Calmann-Lévy/UNESCO, 1994.
  8. Le néolithique marque pour l’espèce humaine la fin de la possibilité d’évitement des conflits inter-polities au moyen de l’éparpillement sur la surface du globe. À partir du néolithique, en raison d’un certain seuil de densité de population mondiale atteint, éviter la politie voisine par dispersion équivaut à rentrer en contact avec une autre politie. C’est la première découverte par l’homme de la finitude des ressources planétaires  : en l’occurrence la finitude de la surface habitable disponible. Cf. J. Baechler, « La nourriture des hommes. Essai sur le néolithique », in Archives européennes de sociologie, 23 (2), 1982, p. 241-293.
  9. J. Baechler, Le Pouvoir pur, Paris, Calmann-Lévy, 1978 et Précis de la démocratie, Paris, Calmann-Lévy, 1994.
  10. J. Baechler, Guerre, histoire et société  : éléments de polémologie, Paris, Hermann, 2019.
  11. Faute de place, il n’est pas permis de détailler ici la logique interne à chaque type morphologique ni les différences permettant de distinguer les types. Pour une analyse systématique de cette dimension morphologique essentielle, pourtant absente de la plupart des études politologiques contemporaines, cf. J. Baechler, Les morphologies sociales, Paris, PUF, 2005.
  12. Emile Durkheim, De la division du travail [1893], Paris, PUF, 2007.
  13. Alain Rouquié, Le siècle de Perón. Essai sur les démocraties hégémoniques, Paris, Seuil, 2016.
  14. Pour une analyse plus circonstanciée, et optimiste contrairement à l’alarmisme ambiant indifférencié, cf. A. Escudier, « La Troisième Grande parenthèse autoritaire  ? Lignes de faille et résilience démocratique », in A. Escudier et J. Baechler, Résilience démocratique, op. cit.
  15. Sur les dynamiques entropiques de l’intégration européenne voir  : Michel Aglietta et Nicolas Leron, La Double démocratie, Paris, Seuil, 2017.
  16. Sur l’analyse de la baisse tendancielle du pouvoir budgétaire parlementaire en Europe, voir  : Nicolas Leron, Souveraineté, l’obsession des nations, Paris, Bouquin éditions, 2022.
  17. Cf. Peter Mair, « Political opposition and the European Union », Government and Opposition, vol. 42 (1), 2007, p. 1-17.
  18. J. Baechler, « Souveraineté, citoyenneté et territorialité », in Nouveaux Mondes, n° 11, automne 2002, p. 3-20.
  19. Cf. Céline Spector, No démos  ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe, Paris, Seuil, 2021.
  20. Cf. Jean-Marc Ferry, Comment peut-on être Européen  ? Éléments pour une philosophie de l’Europe, Paris, Calmann-Lévy, 2020.
  21. Ursula von der Leyen, op. cit.
  22. Cf. Les deux discours d’Emmanuel Macron à la Sorbonne, des 26 septembre 2017 et 25 avril 2024.
  23. Cf. Josiah Ober, « The original meaning of “democracy” : capacity to do things, not majority rule », 15 (1), Constellations, 2008.
  24. Cf. Nicolas Leron, « Les faux-semblants de la souveraineté européenne », Esprit, mai 2019  ; Nicolas Leron et Céline Spector, « Les moyens de construire l’Europe politique, une conversation entre Nicolas Leron et Céline Spector », Le Grand Continent, 14 septembre 2022.
  25. Pour une première esquisse de la notion de « double démocratie européenne », voir Michel Aglietta et Nicolas Leron, La double démocratie. Une Europe politique pour la croissance, Seuil, 2017  ; Nicolas Leron, Souveraineté, l’obsession des nations, Bouquins, 2022.
  26.  Sur la gouvernance multiniveaux, voir Liesbet Hooghe et Gary Marks, Multi-Level Governance and European Integration, Lanham, Rowman & Littlefield, 2001.
  27. Sur la nation européenne, voir  : Bruno Karsenti et Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie, Paris, Éd. de l’EHESS, 2017.
  28. Formée en 2018 par le Danemark, l’Estonie, la Finlande, l’Irlande, la Lettonie, la Lituanie, les Pays-Bas et la Suède, défenseurs d’un conservatisme fiscal et budgétaire européen, sous l’œil complice de l’Allemagne.
  29. Seuls les droits de douane perçus par l’Union peuvent être considérés réellement comme des ressources fiscales propres de l’Union. Ils représentent environ 10  % des recettes budgétaires européennes, soit 0,1  % du PIB de l’Union européenne.
  30. J. Baechler, « La “fin” de la construction européenne », L’Europe en formation, n° 383-384, 2017, p. 16. Voire également  : J. Baechler, « Fédération et démocratie », Revue européenne des sciences sociales, n° 95, 1993, p. 181-196
  31. Ursula von der Leyen, op. cit.
  32. Discours d’Emmanuel Macron à la Sorbonne du 25 avril 2024.
  33. En cas de non-adoption de nouvelles ressources européennes propres d’ici 2028, la contribution annuelle de la France, à titre d’exemple, sera relevée de 2,5 Md€ sur trente ans et représentera le quatrième poste de dépenses du budget national. Cf. Louis Andrieu, « Rembourser le Plan de Relance  : l’enjeu caché des européennes », La Grande Conversation, 23 janvier 2024.
  34. Laurent Davezies, La crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale, Paris, Seuil, 2012.
  35. Xavier Ragot, Civiliser le capitalisme, Paris, Fayard, 2019.
  36. David Djaïz et Xavier Desjardins, La révolution obligée, Paris, Allary, 2024.