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On dit et peut dire beaucoup de choses de la politique américaine, mais on ne peut pas dire qu’elle soit ennuyeuse. En moins de deux mois, nous avons vu : l’ancien Président et candidat républicain se faire condamner pour un crime (30 mai) ; un débat catastrophique au cours duquel l’actuel président, Joe Biden, s’est montré incapable de mener campagne efficacement (27 juin) ; une tentative d’assassinat dont Donald Trump a réchappé de justesse (13 juillet). Aujourd’hui (21 juillet), le Président Biden se retire de la course et soutient sa vice-présidente, Kamala Harris, pour le poste. À ce rythme, il serait très imprudent de faire des prédictions sur l’issue de cette course à la Maison Blanche.

Bien imprudemment, nous nous risquerons néanmoins à en faire trois sur ce qui pourrait se passer au cours des prochaines semaines et à l’approche de la convention nationale du Parti démocrate qui se tiendra à Chicago au mois d’août.

Une relance pour les démocrates ?

Tout d’abord, comme on pouvait déjà le constater sur les réseaux sociaux dans les heures suivant, la réaction immédiate des ténors démocrates à la décision de Joe Biden a été un immense soupir de soulagement et un nouvel élan d’enthousiasme pour les chances du parti en novembre. Les démocrates ont collecté plus de 5 millions de dollars en un peu plus d’une heure après l’annonce du président des États-Unis. Cette réaction est tout à fait raisonnable. Comme je l’ai déjà écrit dans ces pages, avec Biden comme candidat, à moins d’un événement imprévu et catastrophique, les démocrates étaient certains de perdre. Aujourd’hui, beaucoup de choses sont en suspens — ce qui signifie qu’ils ont, au moins, une chance de gagner.

Kamala Harris est perçue comme une personnalité compétente et sérieuse, ancienne procureure et sénatrice. Si elle était élue en novembre, elle deviendrait à la fois la première femme présidente, la deuxième personne noire et le premier président américain d’origine asiatique — sa mère, originaire du Tamil Nadu, avait la nationalité indienne.

Elle présente aussi un immense avantage par rapport à l’actuel président : la question de l’âge, qui faisait si mal à Biden, peut désormais être retournée contre Trump qui, à 78 ans, est la personne la plus âgée jamais nommée candidate à la présidence dans l’histoire des États-Unis. Le discours d’investiture que Trump a prononcé à la convention républicaine à Milwaukee, ce jeudi — sinueux, mensonger et souvent incompréhensible — commence déjà à figurer dans les spots de campagne des démocrates — qui n’ont désormais plus à craindre que les républicains ne contre-attaquent avec des clips d’un Biden vieillissant. 

Kamala Harris bénéficiera par ailleurs d’un nouveau boost au moment où elle choisira son candidat à la vice-présidence. Il s’agira très probablement d’un gouverneur populaire — Jay Pritzker dans l’Illinois, Joshua Shapiro en Pennsylvanie, Gretchen Whitmer dans le Michigan ou encore Andy Beshear dans le Kentucky. 

Enfin, Joe Biden lui-même est aujourd’hui salué comme un patriote qui a fait passer l’intérêt national avant le sien — le fait qu’il ait été poussé à le faire à cor et à cri est savamment négligé. Les dons au parti démocrate, qui diminuaient à mesure que les chances de Joe Biden s’amenuisaient, ont d’ores et déjà rebondi : cinq millions de dollars ont été récoltés pour le Parti dans l’heure qui a suivi l’annonce de son retrait1

L’effet gueule de bois

Cet élan d’enthousiasme sera probablement suivi d’une sorte d’effet gueule de bois marqué par un regain d’incertitude, de doutes et même de regrets de la part des démocrates.

On se souviendra que Kamala Harris, malgré toutes ses qualités personnelles, n’a pas mené une campagne très impressionnante pour l’investiture présidentielle en 2020, et qu’elle s’est retirée de la course assez tôt. On se souviendra aussi que son bilan comme Vice-Présidente n’est pas marquant — ce qui, en soi, n’est pas inhabituel pour un poste sans grandes responsabilités, que le premier colistier de Franklin Roosevelt avait comparé à un « pitcher of warm piss ». On se souviendra également que, jusqu’à présent, elle n’a pas obtenu de bons résultats auprès des électeurs indépendants et des électeurs des swing states ; que les préjugés à l’égard des femmes et des personnes de couleur lui coûteront inévitablement quelques points de pourcentage de soutien en novembre. On soulignera que les électeurs des primaires démocrates ne l’ont pas choisie et il y a des chances que ses adversaires qualifient sa nomination d’antidémocratique — les républicains portent déjà contre elle cette accusation2.

En outre, Kamala Harris va devoir commencer à se positionner sur des questions majeures et clivantes. Dans certains cas, elle perdra inévitablement des soutiens, comme sur le conflit israélo-palestien qui, de toute évidence, ne peut pas être évoqué aux États-Unis aujourd’hui sans s’attirer de nombreuses condamnations. On peut également anticiper un certain degré de confusion et de retard — peut-être même des contestations juridiques — lorsque les Démocrates se démèneront pour réorganiser leur convention et transférer à Kamala Harris les fonds et l’organisation mis en place pour Biden. Ces doutes iront-ils jusqu’à conduire un autre démocrate à contester sérieusement l’investiture de Harris ? Cela semble peu probable, car ces candidats seraient immédiatement accusés de semer la discorde et de trahir l’héritage de Joe Biden. Même si cela reste possible à ce stade, il faudrait que Harris commette un faux pas majeur pour véritablement susciter une contestation sérieuse.

Face à la contre-attaque trumpiste

Enfin, les Républicains lanceront immédiatement un tir de barrage féroce contre Harris, à grand renfort de sifflets misogynes et racistes.

Il est peu probable que Trump considère que le retrait de Biden serve ses intérêts. Depuis le débat du 27 juin, il surfait sur la vague de la sénilité de son adversaire et menait dans les sondages, tant au niveau national que dans la plupart des États clefs. Toute sa stratégie de campagne reposait sur l’hypothèse qu’il aurait à affronter Biden — il va maintenant devoir se réorganiser. Les Républicains auraient pu profiter du chaos si Biden n’avait pas immédiatement désigné Harris : cette tergiversation aurait conduit à une lutte désordonnée lors de la convention et peut-être à un candidat différent. 

Pour autant, Trump préfère probablement faire face à Harris plutôt que d’avoir maille à partir avec un gouverneur démocrate populaire. De toute évidence, il peut facilement lier Harris à l’administration « ratée » de Biden et aux politiques qu’il n’a eu de cesse de déformées avec mauvaise foi avec tout au long de la campagne — comme la prétendue « ouverture » de la frontière sud par Biden ou sa prétendue tolérance à l’égard d’une inflation « incontrôlable ». Les Américains sont d’humeur maussade et ont largement désapprouvé la présidence de Biden — ou plutôt la présidence Biden-Harris comme les Républicains vont désormais l’appeler. Trump et les républicains du Congrès accuseront également Kamala Harris pour avoir prétendument caché l’état de santé du président des États-Unis. Ils pourraient même penser utiliser cet argument comme base à une procédure d’impeachment.

Enfin, on peut s’attendre à ce que des membres du parti républicain commencent à faire circuler de fausses allégations sur l’éligibilité de Kamala Harris à la présidence, comme l’a proposé pour la première fois en 2020 l’avocat de Donald Trump, John Eastman3 — qui a été inculpé et risque la radiation du barreau pour son rôle dans l’assaut contre le Capitole du 6 janvier 2021. En effet, la Constitution américaine limite l’accès à la présidence aux citoyens « nés naturellement » aux États-Unis — ce qui est généralement interprété comme « personnes nées aux États-Unis », comme c’est le cas de Kamala Harris même si aucun de ses parents n’était citoyen américain à l’époque de sa naissance — son père était jamaïcain, sa mère indienne. Or Eastman a affirmé de manière douteuse que, pour cette raison, elle n’aurait pas dû acquérir automatiquement la citoyenneté américaine. Toute contestation juridique de son éligibilité est susceptible d’échouer devant les tribunaux — même s’il faut s’attendre à tout après la dernière décision de la Cour suprême en faveur de Donald Trump. Mais l’obtention d’une décision de justice, d’une condamnation légale de la candidate n’est pas l’objectif principal des controverses fabriquées par les « birthers » — comme celles qui avaient émergé autour de la naissance de Barack Obama et qui avaient contribué à mettre Donald Trump sur le devant de la scène politique. L’objectif le plus immédiat est de mettre en évidence la dimension prétendument étrangère et non américaine de cette personne. Un parti dont les membres les plus extrémistes attaquent déjà leur propre candidat à la vice-présidence, J.D. Vance, pour avoir épousé une Sikh4, n’aura guère de scrupules à faire bien pire à Kamala Harris sur ce point.

À ces trois prédictions, il semble naturel d’en ajouter une dernière : quoi qu’il arrive, il faudra s’accrocher. Les prochaines semaines, les prochains mois seront particulièrement turbulents aux États-Unis d’Amérique.

Sources
  1. Sarah Ewall-Wie, « Democrats have raised more than $5 million in just over an hour with Biden’s announcement he’s exiting the race », X (ex-Twitter), 21 juillet 2024.
  2. Mike Johnson, « At this unprecedented juncture in American history, we must be clear about what just happened », X (ex-Twitter), 21 juillet 2024. Notons que, selon cette logique, les partis ne pourraient jamais changer de candidat, même si la personne choisie à l’origine venait à mourir ou à devenir totalement incapable.
  3. John C. Eastman, « Some Questions For Kamala Harris About Eligibility », Newsweek, 12 août 2020.
  4. Kiara Alfonseca, « JD Vance’s wife faces racist online backlash from far-right social media posts », ABC News, 20 juillet 2024.