Points clefs
  • Aux Européennes, au Portugal, Chega n’a devancé Iniciativa Liberal (IL) que de moins de 30 000 voix. Les deux partis sont positionnés sur le même créneau.
  • Au soir du 9 juin, aucun des deux grands partis de gouvernement — PS et PSD — n’a reçu de signal clair de l’électorat. Aucun n’est certain de pouvoir tirer avantage d’une nouvelle dissolution en cas de blocage sur le budget en octobre.
  • Depuis le 19 juin, par le jeu des institutions, André Ventura est membre du Conseil d’État portugais — organe consultatif important. Malgré le succès inattendu d’IL, il serait prématuré de parler d’une chute de Chega.

Don’t Stop Me Now a beau retentir dans le grand hôtel de Lisbonne où André Ventura prononce son allocution le 9 juin au soir, le cœur n’y est pas. Son geste de la main en forme de V sonne faux. Son parti, Chega, a perdu plus de 700 000 électeurs depuis les législatives anticipées du 10 mars (386 600 voix contre 1,17 million en mars). Il n’atteint pas le seuil symbolique des 10 % (9,8 % contre 18,8 % en mars) et ne devance que d’une courte tête le parti Iniciativa Liberal (IL) pour la troisième place. Certes, avec 2 eurodéputés élus, il fait son entrée au Parlement européen, Chega n’existant pas encore au printemps 2019 lors du précédent scrutin.

Mais, à la droite de la droite, dans le match qui l’oppose à IL, il est devancé par celle-ci dans une quarantaine de municipalités. Et, au sud du Tage, en Algarve et en Alentejo où il avait fortement progressé en mars dernier, il régresse, perdant même sa seconde place comme à Faro et Portalegre. À Elvas (Alentejo), où il avait réalisé son meilleur score aux législatives avec 36,5 %, il perd même dix points.

Après avoir assisté à la messe de 19 heures à la Basilique d’Estrela comme il en a pris l’habitude les dimanches d’élection, André Ventura se contente d’un laconique « Ne nous laissons pas affecter par un résultat qui n’a pas été une aussi grande victoire » en cette soirée du 9 juin. Don’t Stop Me Now en somme. La marche en avant, sinon triomphale, du moins dont il se rengorgeait depuis cinq ans, a-t-elle pris fin ? Avec une abstention supérieure à 63 %, quels enseignements tirer d’un scrutin européen dominé par une série de matchs nuls entre le PS et le PSD autour de 31 %, entre Chega et IL autour de 9 %, entre le Bloc de Gauche et le PC, autour de 4 %  ?

La marche en avant triomphale de Chega a-t-elle pris fin ?

Yves Léonard

« Não passarão  ! »

Après avoir assumé ce résultat décevant, André Ventura et sa garde rapprochée n’ont pas tardé à en imputer la responsabilité à la tête de liste, un ancien diplomate de 71 ans inexpérimenté en politique, António Tânger Corrêa — choisi avant tout par souci de respectabilité et pour ne pas faire d’ombre au leader de Chega. Ils omettaient au passage la forte présence médiatique de celui-ci et sa photo bien en évidence sur toutes les affiches et documents de campagne. Au point d’éclipser la tête de liste parodiée en « Où est donc Charlie  ? » par un humoriste sur la chaîne de télévision SIC. Et pour mieux faire taire quelques timides critiques en interne, dénonçant la verticalité d’un parti entièrement dévoué à son chef, de même que l’absence de débat et de relève. Pour mieux se dédouaner aussi d’une campagne sans relief, reprenant le slogan des législatives en mode européen — « L’Europe a besoin d’un nettoyage » —, tout en peinant à remobiliser l’électorat autour de ses trois grands thèmes de prédilection — corruption, immigration, sécurité —, avec un scrutin peu favorable pour Chega dans un pays où l’Europe rassemble et où le sentiment européiste est supérieur à la moyenne européenne. Cet enthousiasme, toutefois, ne se traduit pas dans les urnes par une participation élevée aux élections européennes, à la fois « par manque d’intérêt et aussi un certain manque de conscience de citoyenneté européenne », comme l’a souligné la politologue Marina Costa Lobo1.

Enfin, les semaines qui ont suivi les législatives du mois de mars ont montré les limites du positionnement d’un leader en quête avant tout de reconnaissance personnelle et d’affirmation de son leadership à droite. Le nouveau premier ministre Luís Montenegro a refusé de l’appeler au gouvernement, comme il le réclamait, arguant une nette domination de l’ensemble des partis de droite à l’Assemblée de la République — 60 % des sièges contre 40 % pour l’ensemble de la gauche, alors que la seule Alliance démocratique (PSD et CDS) n’avait obtenu que 35 % des sièges. Autant par dépit que par calcul politique, André Ventura s’est réfugié dans son positionnement habituel antisystème de dénonciation du bipartisme PS/PSD. Tout en misant sur la fragilité de ce nouveau gouvernement minoritaire de droite — au risque même de devoir joindre, ici et là, ses voix à celles du PS sur des projets de lois dans une démarche qualifiée de « Cheringonça » par des responsables du CDS, en écho à la « geringonça » ayant rapproché les partis de gauche de l’automne 2015 à 2019. Autrement dit, en quête de respectabilité et de participation gouvernementale, André Ventura a semblé peiner à trouver un second souffle après le séisme du mois de mars et à positionner Chega comme troisième force politique — une première au Portugal depuis quarante ans et l’effacement du PRD, le parti du général Eanes, président de la République de 1976 à 1986.  Si le résultat obtenu le 9 juin marque bien un coup d’arrêt pour Chega, il pourrait se traduire par une prudence accrue dans les prochains mois à renverser le gouvernement, de peur d’une réplique du score des européennes et de perdre une partie de ses 50 députés.

Ces dernières semaines ont montré les limites du positionnement d’un leader en quête avant tout de reconnaissance personnelle et d’affirmation de son leadership à droite.

Yves Léonard

D’autant que la fragmentation de la droite a plutôt profité lors de ce scrutin européen à un concurrent de Chega, le parti Iniciativa Liberal, créée en 2017, et qui se positionne également comme alternative et troisième force politique. D’où la longue attente au soir du 9 juin pour savoir si IL l’emporterait sur Chega qui l’a finalement devancée de moins de 30 000 voix, avec deux eurodéputés élus également. Ce parti ultra-libéral, autoritaire et pro-européen a largement profité de la notoriété de sa tête de liste, João Cotrim de Figueiredo, avec son slogan « L’Europe, un espace de liberté » vantant son professionnalisme et sa connaissance des rouages européens. Iniciativa Liberal est apparue comme la surprise de ces élections — le véritable vainqueur. Seul parti à avoir gagné des électeurs par rapport aux législatives de mars (40 000 voix) avec une moindre participation (36,5 % contre 59,9 % en mars), IL ne compte pas en rester là avec ses 8 députés à l’Assemblée de la République (5,2 % des suffrages en mars 2024). L’objectif est désormais bien de concurrencer Chega comme troisième force en captant un électorat jeune et diplômé et en tirant profit de la fragmentation de la droite en cours depuis 20192 — tout en lorgnant du côté de l’Argentine et de son président Javier Milei.

Pour Chega, il y a donc loin de la coupe aux lèvres. Les sondages le créditaient pourtant d’un score compris entre 12 et 15 %. André Ventura claironnait même à Madrid le 19 mai, lors du congrès Europa Viva 24, qu’il serait « le prochain premier ministre du Portugal. » Rejetant toute étiquette de radical et d’extrémiste, il déclarait alors  : « Nous ne sommes pas la droite la plus radicale d’Europe, nous sommes les seuls — les seuls ! — à nous être levés pour défendre la liberté de l’Europe et la liberté du monde entier ! »3 Manière de concurrencer aussi sur ce thème Iniciativa Liberal qui en a fait son cheval de bataille. Outre le contexte général d’élections européennes peu favorable au Portugal pour un parti nativiste comme Chega, le fait que son leader n’ait pas mené la liste a une nouvelle fois souligné sa centralité.

Les électeurs de Chega, souvent d’anciens abstentionnistes, votent avant tout pour André Ventura, convaincus qu’il est le seul à « pouvoir agir » dans une logique antisystème, retrouvant ainsi dans le vote une « affirmation de soi ». Autrement dit, le vote Chega se révèle volatile, nombre d’abstentionnistes semblant disposés à se réfugier de nouveau dans cette option lorsque l’enjeu apparaît secondaire, voire à reporter leurs suffrages sur d’autres formations, comme IL. Pour autant, il semble très prématuré, sinon illusoire, d’évoquer un recul de cette droite radicale populiste au Portugal. Il s’agit tout juste un coup de semonce pour André Ventura.

Il semble très prématuré, sinon illusoire, d’évoquer un recul de cette droite radicale populiste au Portugal. Il s’agit tout juste un coup de semonce pour André Ventura.

Yves Léonard

La balle au centre  ?

Les résultats de ces élections européennes se sont finalement soldés par une série de matchs nuls. Entre Chega et IL pour la troisième place. Entre le Bloc de Gauche (BE) et la coalition CDU, autour du PC, pour les accessits à gauche autour de 4 %, chacune de ces formations préservant un siège d’eurodéputé, contre 2 en 2019. Mais sans enrayer leur déclin électoral. Match nul enfin entre le PS et la coalition de l’Alliance démocratique (PSD-CDS), le PS l’emportant d’une courte tête, avec 32,1 % des suffrages et 40 000 voix de plus que l’AD (31,1 %). Une victoire symbolique, saluée par le nouveau secrétaire général du PS Pedro Nuno Santos, trois mois après la défaite — d’une courte tête aussi — aux législatives anticipées (29,3 % contre 30,1 % pour l’AD). La tête de liste du PS, Marta Temido, ancienne ministre de la Santé, a rempli sa mission avec une liste entièrement renouvelée, ne perdant qu’un seul siège — 8 contre 9 en 2019 — mais arrivant en tête dans un contexte tendu de confrontation avec la coalition de droite au pouvoir, trois mois après la perte de la majorité absolue à l’Assemblée et une dégringolade de 13 points entre les législatives de janvier 2022 et celles du 10 mars. Difficile d’en dire autant de l’Alliance démocratique dont la jeune tête de liste — présentée comme un atout maître pour élargir l’électorat —, Sebastião Bugalho, un journaliste et éditorialiste de 28 ans, n’a pas réussi à devancer le PS, ni à convaincre les électeurs de droite et du centre-droite qu’il était un meilleur candidat que le maire de Porto depuis 2013, Rui Moreira, 67 ans, un temps pressenti pour mener la liste. L’opération jeunesse tentée n’a pas pleinement réussi et pour l’AD la question de la pérennité de son gouvernement minoritaire reste entière à l’horizon du vote du budget, présenté comme une véritable « épreuve du feu » en octobre prochain.

Pour l’AD, la question de la pérennité de son gouvernement minoritaire reste entière à l’horizon du vote du budget, présenté comme une véritable «  épreuve du feu  » en octobre prochain.

Yves Léonard

Car les options sont peu nombreuses pour le chef du gouvernement. 

Il pourrait faire alliance avec Chega — hypothèse écartée jusqu’ici par Luís Montenegro, sous le regard sourcilleux du président de la République, Marcelo Rebelo de Sousa, qui avait décidé la dissolution de l’Assemblée en novembre dernier, suite à la démission d’António Costa. Mais le courant passe mal avec le Premier ministre, pourtant du même bord politique, le PSD. Sous couvert d’un activisme fébrile, multipliant les annonces de mesures — sur l’immigration, la corruption — le chef du gouvernement a non seulement cherché à asseoir son autorité en montrant sa capacité à gouverner, mais aussi à droitiser pour partie son discours afin de couper l’herbe sous le pied de Chega — avec lequel il a déclaré refuser toute compromission.

L’autre option pour survivre serait de négocier au coup par coup le soutien ponctuel du PS, afin d’éviter l’adoption d’une motion de censure, notamment sur le vote du prochain budget, en concédant quelques mesures ayant les faveurs du PS. Autrement dit : gouverner au centre en format une sorte de nouveau « bloc central », comme naguère de 1983 à juin 1985 avec Mário Soares chef d’un gouvernement PS minoritaire. Quelques signaux sont donnés ici et là, comme le soutien résolu apporté par le chef du gouvernement – et l’ensemble de la classe politique, hormis Chega – à la candidature de l’ancien premier ministre PS António Costa comme président du Conseil européen, pour succéder au Belge Charles Michel. Dès le 9 juin au soir, à peine les résultats proclamés, Luís Montenegro déclarait avec emphase soutenir la candidature d’António Costa, masquant ainsi quelque peu la défaite de l’Alliance démocratique sous un appel à l’union sacrée en faveur de son prédécesseur à São Bento.

De fait, aucun des deux grands partis de gouvernement — PS et PSD — n’a reçu de signal clair de l’électorat au soir du 9 juin. Aucun n’est certain de pouvoir tirer avantage d’une nouvelle dissolution en cas de blocage sur le budget en octobre. Aucun n’est à l’abri d’un rebond de l’extrême-droite dans une dynamique anti-establishment attisée par André Ventura qui vient par ailleurs d’être nommé membre du Conseil d’État, suite à la percée électorale de Chega aux législatives. 

Au soir du 9 juin, aucun des deux grands partis de gouvernement — PS et PSD — n’a reçu de signal clair de l’électorat. Aucun n’est certain de pouvoir tirer avantage d’une nouvelle dissolution en cas de blocage sur le budget en octobre.

Yves Léonard

Organe consultatif qui a pris en 1982, avec le Tribunal constitutionnel, la succession du Conseil de la Révolution, le Conseil d’État est consulté par le président de la République sur des actes importants, comme la dissolution de l’Assemblée, la démission du gouvernement ou une déclaration de guerre. Aux membres de droit — dont les présidents de la République, de l’Assemblée, du Tribunal constitutionnel, Premier ministre — s’ajoutent des membres désignés, 5 par le président de la République, 5 par l’Assemblée.

Le renouvellement de celle-ci a propulsé André Ventura au Conseil d’État, non sans réticences, les trois principaux partis ayant établi une liste de 5 noms — dont Pedro Nuno Santos pour le PS et Carlos Moedas, maire de Lisbonne, pour le PSD — approuvée seulement par 168 voix sur 208, le 19 juin. C’est le signe aussi d’une normalisation à l’œuvre ces dernières années, depuis l’irruption de Chega sur le devant de la scène à l’automne 2019 — normalisation qui explique pour partie la progression électorale de ce parti présidé de façon autocratique par André Ventura4. La pression sera être forte sur le PS pour éviter d’aggraver la crise politique en provoquant une énième dissolution qui pourrait ternir la fin du dernier mandat du président Rebelo de Sousa. Alors, au terme de ces matchs nuls, la balle au centre  ?

Sources
  1. Documentaire : « Portugal na Europa – raízes e horizontes », Fundação Francisco Manuel dos Santos, RTP, 2024.
  2. Cf. Marina Costa Lobo, Lea Heyne e Luca Manucci, “A evolução política do eleitorado de direita”, in Marina Costa Lobo et Ana Espírito Santo (dir.), Eleitorado Português no Século XXI, Lisbonne, Tinta da China, 2024, p. 279-303.
  3. Cf. Steven Forti, «  Prendre l’Europe par l’élection. L’extrême-droite mondiale à Madrid  », Le Grand Continent, 22 mai 2024.
  4. Cf. Vicente Valentim, “Parliamentary Representation and the Normalization of Radical Right Support”, Comparative Political Studies, vol. 54, n°14, 2021. The Normalization of the Radical Right : A Norms Theory of Political Supply and Demand, Oxford University Press, 2024. En portugais, O Fim da Vergonha. Como a direita radical se normalizou, Lisbonne, Gradiva, mars 2024.