Le prophète du tsar : un confesseur occulte au service de Poutine

Sur Youtube, une icône pop reçoit un dirigeant religieux ultra-conservateur. Il soutient qu’il y a une continuité entre la résistance de Byzance à l’Occident et la politique étrangère russe ; que l’invasion de l’Ukraine était prophétisée par les « starets » ; qu’autant d’années nous séparent du début de la perestroïka que les quarante où Moïse a marché dans le désert.

Pour prendre la mesure de la politisation de l’Église orthodoxe, nous traduisons et commentons les échanges entre Ksenia Sobtchak et le métropolite Tikhon — fidèle de Poutine et probable successeur du patriarche Kirill.

Auteur
Marlène Laruelle
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Tikhon, Poutine et Kirill © Alexei Druzhinin/Sputnik, Kremlin Pool Photo via AP

La proximité entre pouvoirs temporel et spirituel dans le monde orthodoxe hérité de Byzance est bien connue et la Russie contemporaine en démontre l’actualité. Le nouveau ministre de la Défense russe, Andreï Belooussov, récemment nommé par Vladimir Poutine pour remplacer Sergueï Shoïgu et gérer le coût de la guerre de manière plus efficace, est par exemple connu pour sa pratique religieuse.

De nombreuses personnalités politiques russes affichent ainsi leur religiosité — sincère ou cultivée — et Vladimir Poutine, réputé pour avoir plusieurs confesseurs, met lui-même régulièrement en scène son identité orthodoxe. Sergueï Kirienko, le maître d’œuvre de l’Administration présidentielle, a quant à lui créé une sorte de club religieux pour élites politiques et culturelles autour du monastère de Diveevo, près de Nijni-Novgorod… On pourrait multiplier les exemples dans ce sens. 

À l’œuvre dans ce rapprochement entre Église et politique, on trouve bien évidemment le Patriarche Kirill lui-même mais également celui qui est souvent présenté comme son potentiel successeur : le métropolite Tikhon — de son nom complet Gueorgui Alexandrovitch Chevkounov — de Simferopol et de Crimée, considéré comme un proche de Poutine. 

Depuis plus d’une décennie, Tikhon a été à l’avant-garde de la politisation de l’Église, engageant l’institution dans la production idéologique à destination du régime. L’un des ses principaux succès a été le parc à thème « La Russie, mon histoire », un parc historique qui existe maintenant dans plus d’une vingtaine de villes de Russie et qui dépeint sous une forme ludique et interactive une histoire russe réinterprétée à la sauce du Kremlin — marquée par l’anti-occidentalisme et la défense des valeurs conservatrices. Tikhon vient en effet des cercles ultra-réactionnaires de l’Église russe et n’a jamais fait mystère de ses convictions monarchiques. 

Dans l’extrait que nous vous proposons ici, daté de mai 2023, Tikhon est interviewé par Ksenia Sobtchak, une personnalité mondaine bien connue en Russie. Au cœur de la jet set russe et se positionnant dans  un jeu permanent d’opposition factice et de loyauté au Kremlin, Sobchak est à la fois présentatrice de télévision, journaliste, influenceuse, actrice, et… ancienne candidate à l’élection présidentielle de 2018. Cet entretien paru sur sa chaîne YouTube « Attention : Sobtchak » permet de prendre toute la présence des thèmes religieux dans les argumentaires idéologiques de la Russie poutinienne.

Ksenia Sobtchak

Chez beaucoup de Russes, il existe une certaine nostalgie de l’Union soviétique. Vous avez vous-même dit un jour — j’ai retrouvé votre citation de 2017 — « c’est notre histoire. Le peuple russe ne sait rien faire d’autre que de construire des empires ». Essayons de distinguer la partie de l’histoire soviétique dont vous êtes fier de celle dont vous ne l’êtes pas.

Métropolite Tikhon

En 2017, je l’ai dit dans le contexte du centième anniversaire de la révolution de février. Le tsar a été renversé, les Bolcheviks sont arrivés. Et lorsque nous nous sommes un peu éloignés de la guerre civile, nous avons commencé à construire — avec une énergie frénétique — la seule chose que nous savions faire : un nouvel empire. La Russie est un pays impérial. Qu’est-ce qu’un empire ? Il faut chercher la définition du mot « empire ». Je ne m’en souviens pas par cœur mais c’est à peu près cela : un empire est un pays qui réunit plusieurs nations. Plusieurs peuples sur le territoire d’un État sont unis par une même économie, une même puissance et une même langue. Il existe une sorte d’impérialisme quand un pays tente de s’étendre aux dépens d’autres, d’attaquer, de conquérir, d’annexer territorialement. C’est le cas lorsque, simplement à la suite d’une guerre, il annexe le territoire d’un autre pays ou l’annexe politiquement. L’empire américain est aujourd’hui un empire classique dont le pouvoir s’étend à de nombreux autres pays. Ils y sont parvenus. Ils sont vraiment la Rome de notre époque. 

Ksenia Sobtchak

Mais la Russie est aussi un empire aujourd’hui. 

Métropolite Tikhon

La Russie est un empire aujourd’hui comme elle l’a toujours été. Pour qu’elle cesse d’être un empire, il faudrait la démembrer — c’est que souhaitent certains. Mais nous unissons les Tatars, les Bachkirs, les Yakoutes, ainsi que les Russes et bien d’autres peuples. Par définition, nous sommes un empire, et nous ne pouvons pas vivre autrement que selon les lois de l’empire. Nous ne pouvons pas fonctionner selon les lois de la Suisse, du  Danemark, ni même de l’Inde. Qu’on le veuille ou non, c’est dans notre nature — et l’on ne peut rien y changer.

Le débat sur la nature impériale ou non de la Russie n’est pas si commun en Russie même : dans l’espace public et dans les manuels scolaires, le terme « empire » est appliqué à la Russie tsariste, aussi bien pour décrire la nature de son régime autocratique et dynastique que pour évoquer son expansion territoriale — mais il n’est pas employé pour parler de la Russie de manière générale. Le terme reste considéré comme offensif et appliqué — comme le veut la tradition soviétique — au colonialisme des pays européens et à la domination néo-impériale des États-Unis. Mais dans les cercles nationalistes, conservateurs et impérialistes russes, auxquels appartient Tikhon, la notion d’empire est au contraire vue comme positive et promue pour valoriser la nature exceptionnelle de la Russie et de son identité « d’État-civilisation ». C’est pourquoi Tikhon défend avec véhémence l’idée d’une identité impériale russe tout en affirmant que la guerre en Ukraine ne relèverait pas de l’impérialisme.

Ksenia Sobtchak

Ce qui se passe en Ukraine n’est pas de l’impérialisme selon vous ? 

Métropolite Tikhon

Non, je ne pense pas. Je suis même catégorique : ce n’est pas de l’impérialisme. Il a été annoncé que les « trains de l’amitié », remplis de nazis, allaient se rendre en Crimée pour massacrer tous les Russes. Ils [le gouvernement ukrainien] ont promis d’interdire la langue russe. 98 % des électeurs [en Crimée] ont voté en faveur de l’unification avec la Russie. Je crois à ce chiffre, parce que j’ai souvent été en Crimée et je connais tout cela. Là-bas, de manière générale, presque tout le monde était content. 

Il s’agit d’une fake news évoquant un train de nationalistes ukrainiens se rendant en Crimée pour y tuer des Russes. Ce récit a été exprimé par un politicien ukrainien de droite radicale, Ihor Mosiychuk, le 24 février 2014. Sa chaîne TikTok a été classée par le Service de sécurité de l’Ukraine comme diffusant de la désinformation. Le pseudo-vote auquel fait allusion le métropolite n’est pas reconnu par la communauté internationale.

Tout cela est d’autant plus incompréhensible en regard des accords de Minsk. Beaucoup d’Ukrainiens — et je le sais, j’en ai parlé avec eux — nous disent : « Mais pourquoi n’avons-nous pas accepté ces accords de Minsk ? » Ce qui est amusant, c’est que de nombreuses personnes ne savent même pas de quoi il s’agit. Les accords de Minsk prévoient que le Donbass et Lougansk continueront à faire partie de la République ukrainienne, tout en étant autorisés à parler russe et bénéficiant d’une autonomie partielle. En d’autres termes, ils pourraient choisir leur propre chef plutôt que d’avoir un dirigeant nommé par l’ouest de l’Ukraine. C’est une pratique courante, comme le Québec au Canada qui est francophone, ou l’Alsace et la Lorraine en France qui sont germanophones. Pourquoi ne pas laisser les gens vivre ainsi ? La Russie avait tout signé, elle a dit : « Faisons ceci et rien d’autre ». Donc, je ne pense pas qu’il s’agisse d’une guerre impérialiste.

Tikhon reproduit là les thèmes classiques de la vision russe du conflit, suivant lesquels une autonomie du Donbass, c’est-à-dire une forme de fédéralisation de l’Ukraine, aurait été une solution aux tensions qui ont suivi la révolution de Maïdan en 2013-14 et aurait évité la guerre de 2022.

L’expression « République ukrainienne » renvoie quant à elle à la terminologie soviétique.

Ksenia Sobtchak

Il s’avère alors que la Russie ne peut plus ne pas être un empire. La Grande-Bretagne a préservé ses anciennes colonies sous une forme ou une autre. Oui, elles sont quasi-indépendantes, mais il y a des bases militaires britanniques partout, de l’argent britannique. Même quelque part sur l’île d’Antigua, il y a de la monnaie avec la Reine. 

Métropolite Tikhon

Ou la circulation à gauche !

Ksenia Sobtchak

Ils ont trouvé une forme de soft power pour préserver leur histoire post-coloniale. La Russie n’a-t-elle pas cette option ? 

Métropolite Tikhon

Autant que je sache, nous avons essayé de le faire. Ce n’est un secret pour personne que l’Ukraine a reçu beaucoup d’argent de la Russie pour nous soutenir, pour que nous restions ensemble. Mais ensuite, il y a eu « l’Ukraine pour l’Europe », « l’Ukraine n’est pas la Russie ». Nous disions : « D’accord, l’Ukraine n’est pas la Russie, très bien ». Mais les relations doivent être bonnes et normales. Des forces tierces ont fait évoluer les choses différemment. Les Criméens m’ont raconté avec quels manuels ils avaient étudié — on y enseignait la haine de la Russie. De plus, des gens leur ont rendu des visites, c’étaient des agitateurs spéciaux. Il existait une force tierce qui a essayé de créer des obstacles. […]

On retrouve ici une interprétation classique en Russie du manque d’autonomie de l’Ukraine vis-à-vis de ses soutiens occidentaux. L’idée que Kiev n’aurait pas choisi une voie pro-occidentale mais serait restée dans le giron russe si les États-Unis n’avaient pas poussé le gouvernement ukrainien à prendre ses distances envers Moscou est communément admise en Russie. Elle reflète la vision russe que les gouvernements des États postsoviétiques seraient essentiellement des pions manipulés par les grandes puissances, sans autonomie de décision par eux-mêmes. Cette lecture empêche le Kremlin de prendre la mesure des mécontentements populaires qui secouent l’espace postsoviétique car elle ne les lit que sous l’angle de la conspiration géopolitique.

Ksenia Sobtchak

Dans quelle mesure les autorités laïques russes écoutent-elles aujourd’hui votre avis, ainsi que celui d’autres ecclésiastiques ? Quelle est l’importance de vos réflexions, de vos points de vue pour les personnes qui prennent les décisions ? 

Métropolite Tikhon

Je pense que les opinions de l’Église exprimées par Sa Sainteté le Patriarche Kirill sont certainement écoutées et prises en compte. 

Ksenia Sobtchak

Ce n’est pas vraiment ce que je voulais dire. Il est clair que s’il y a des questions importantes concernant l’Église, vous pouvez toujours intervenir. Naturellement, n’importe quel président de n’importe quel pays tiendra compte de cette opinion. Mais, comme l’a dit Poutine : « il n’a personne à qui parler… »

Métropolite Tikhon

« … car Mahatma Gandhi est mort ! » 

Ksenia Sobtchak

Même les personnes de haut rang ont toujours besoin d’avoir des conversations spirituelles — pas seulement sur des questions pratiques comme ce qu’il faut donner à qui, approuver le budget ou adopter des lois, mais aussi sur la vie, les valeurs, l’histoire, la révolution du XVIIe siècle, la foi. Avez-vous de telles opportunités, par exemple ?

Métropolite Tikhon

Le Saint Patriarche en a l’opportunité. Il rencontre régulièrement Vladimir Vladimirovitch pour discuter des affaires ecclésiastiques. Je suis sûr qu’en plus des questions de relations entre l’Église et l’État, il y a aussi des conversations sur des sujets importants. Quant aux autres prêtres, je sais que Vladimir Vladimirovitch se rend à Valdaï et qu’il était très inquiet quand l’un des moines du monastère de Valdaï  avec lequel il était en contact, est mort du Covid-19. Le père Pankraty, l’higoumène du monastère de Valaam, [les moines] du mont Athos, où il se rendait assez régulièrement — bien que ce soit maintenant plus rare — ont aussi des conversations avec lui. 

Pour ma part, cela arrive parfois, parce que je connais Vladimir Vladimirovitch depuis 1990 : quand il travaillait à côté du monastère Sretensky à la Loubianka, il venait parfois au temple. Parfois, nous arrivons à parler. Mais, bien sûr, les gens au sommet sont très seuls. C’est pourquoi il dit qu’il n’y a personne à qui parler. Le Mahatma Gandhi au sens figuré, au sens collectif… il est difficile de trouver quelqu’un avec qui partager ces sujets, ces questions, ces sentiments, ces responsabilités colossales que nous ne pouvons même pas imaginer. Que pouvons-nous donc dire ? Bien sûr, il pose des questions sur la vie de l’Église, sur ce qui se passe dans le monastère, sur ce qui se passe à Pskov, à Petchory. Il nous a rendu visite. […]

Tikhon a longtemps été en charge du monastère Sretensky à Moscou, proche des quartiers généraux du FSB (l’ancien KGB), et connu pour être un endroit de rencontre et de dialogue entre les services de sécurité et le personnel écclesiastique.

Vladimir Poutine lui-même est réputé pour avoir plusieurs « confesseurs », même si sa religiosité semble limitée comparée à celle de son ancien Premier ministre Dmitri Medvedev, qui avait soutenu le lobby de l’Église orthodoxe russe pendant sa présidence. Cette proximité idéologique entre Église et politique s’est accrue depuis le début de la guerre de 2022 : le Patriarcat de Moscou s’est aligné entièrement sur le discours officiel justifiant la guerre et lui a offert une légitimation théologique, tandis que de plus en plus de personnalités politiques font démonstration publique de leur foi.

«  Je connais Vladimir Vladimirovitch depuis longtemps.  » Accompagné de l’archimandrite Tikhon, alors chef de la mission orthodoxe russe à Jérusalem, Poutine visite le lieu du baptême de Jésus dans la vallée du Jourdain le 13 février 2007. © AP Photo/ITAR-TASS, Dmitry Astakhov, Presidential Press Service

Ksenia Sobtchak

À votre avis, le 24 février était-il inévitable ou y avait-il une possibilité pour la Russie de l’éviter ? 

Métropolite Tikhon

Je pense que, bien sûr, il était possible de l’éviter d’une manière ou d’une autre. Mais personne n’a su le faire. Nous, les orthodoxes, étions au courant depuis longtemps. 

Ksenia Sobtchak

Vous saviez qu’il y aurait… 

Métropolite Tikhon

Nous savions que tout cela se produirait. Si vous consultez les sources, nous avons au sein de l’Église un phénomène, un trésor, une institution : les starets.

Dostoïevski a écrit à leur sujet. Ce sont des ecclésiastiques, des prêtres qui ont tellement réussi dans la vie spirituelle, qui sont tellement unis à Dieu, que le passé et le présent s’ouvrent pour eux — là où, pour nous, ils restent fermés.

Les starets d’Ukraine ont prévenu dès les années 1940 qu’il y aurait une guerre entre l’Ukraine et la Russie, qu’il y aurait une scission. Par exemple, Lavrentiy de Tchernihiv, mort en 1950, parlait de ces terribles événements. Il disait qu’il y aurait un schisme dans l’Église russe. Il insistait pour que la Russie, l’Ukraine et le Bélarus s’unissent à tout prix, même si elles étaient divisées et que des événements terribles se produisaient. Au début, c’était dans le samizdat, puis ces écrits ont été publiés. Franchement, lorsque nous avons lu cela, nous disions : « Quelle absurdité, écoutez ». C’était l’Union soviétique — d’autant qu’il écrivait cela à l’époque de Staline. Mais de plus en plus de choses du même genre étaient publiées. Je ne parlerai pas de prédictions mais de prophéties faites par les personnes spirituelles les plus dignes de confiance — des starets

En 2002, le schiarchimandrite Zosima Sokour est décédé. Il est mort dans le monastère de la Sainte Dormition Saint-Nicolas-Vasiliev — qu’il avait construit dans les années 1990 dans la région de Donetsk. Aujourd’hui, ce monastère est presque entièrement détruit par les bombardements. Il avait écrit : « À notre époque, les troubles commenceront à Kiev, la mère des villes russes, et de là, ils s’étendront sur toutes les terres russes. Il y aura de la folie partout, mais la Russie résistera. Même les forces de l’Antéchrist ne vaincront pas l’Église orthodoxe russe ». Dans son testament, il a écrit : « Il y aura des schismes, il y aura des divisions, vous serez éloignés de l’Église orthodoxe russe. Si l’Ukraine s’éloigne de Moscou, quelle que soit l’autocéphalie — c’est-à-dire une église indépendante — légale ou non, il faut automatiquement rompre le lien avec le métropolite de Kiev ». […]

Ce commentaire du métropolite révèle combien la tradition des starets est restée importante dans la Russie contemporaine, malgré les efforts athéistes de l’Union soviétique, et combien ces « prophètes » peuvent jouer un rôle de « conseiller politique » ou plus exactement combien leurs discours peuvent être interprétés de manière plus temporelle que spirituelle. Le Patriarche Kirill lui-même a longtemps joué des ambiguïtés entre une vision spirituelle et une interprétation plus politique de la notion de « Sainte Russie » et du « Monde russe », défendant l’unité spirituelle — mais également, implicitement ou explicitement, politique et nationale — des Russes, Ukrainiens et Bélarusses.

Ksenia Sobtchak

J’aimerais vous poser une question concernant ma génération, car je sais que beaucoup de gens sont préoccupés par ce sujet. Nous en discutons beaucoup dans certains cercles. Pour de nombreuses personnes qui mènent une vie paisible à Moscou, à Saint-Pétersbourg, dans les grandes villes, il y a un autre grand problème, en plus de l’horreur de tout ce qui se passe. Ces gens ont vécu pendant de nombreuses années dans le même paradigme, celui des valeurs occidentales. Ils sont habitués à Apple Pay et aux réseaux sociaux. Pour certains, cela peut sembler une petite chose, mais pour eux, c’est toute une génération qui a grandi de la même manière que leurs pairs à Madrid, à New York, à Londres — ce n’est pas comme en Chine, à Shanghai et à Pékin.

Or tout d’un coup — car c’est ce qui s’est déjà produit — nous nous tournons vers la Chine. Tout le monde n’est pas prêt à comprendre que nous avons vécu une partie de notre vie de cette manière, et que maintenant nous nous orientons vers l’Est. Nous partons en vacances en Asie, nos voitures sont asiatiques, nos réseaux sociaux sont différents. C’est une transition psychologiquement très compliquée, lorsqu’en tant qu’adulte formé aux valeurs occidentales, vous devez complètement changer de cap. Comment gérer cela ? 

Sobchak amène ici une question sensible sur la table : celle du mal-être des classes urbaines moyennes et éduquées de Russie, qui sont moins convaincues de la nécessité de la guerre et pour qui le poids des sanctions impacte directement leurs modes de vie — ce qui n’est pas le cas des Russes provinciaux et des classes défavorisées, pour qui les produits occidentaux étaient de toute façon hors de portée.

Si le tournant vers l’Asie qu’elle mentionne a suscité des doutes chez les classes moyennes au début de la guerre, il semble bien mieux accepté et intégré aujourd’hui. En outre, le contournement des sanctions a permis à la Russie de continuer à accéder à certains produits occidentaux — réduisant la radicalité du découplage avec l’Occident.

Métropolite Tikhon

Je ne dirais pas que nous avons eu un virage radical, y compris culturel et quotidien, vers la Chine. Ce n’est pas le cas. Nous ne deviendrons pas Chinois, et nous ne deviendrons même pas un semblant de Chinois. Ce n’est tout simplement pas possible. Oui, nous nous sommes développés dans le paradigme de la culture essentiellement européenne et, Dieu merci, de notre propre culture, qui est également issue de la culture byzantine, européenne, etc. 

Ksenia Sobtchak

Si nous sommes plus proches d’eux, pourquoi ne sommes-nous pas avec eux ? 

Métropolite Tikhon

Eh bien, nous avons des partenaires merveilleux qui veulent seulement… Écoutez, vous vous souvenez de l’impératif catégorique de Kant ? L’homme doit être une fin, et non un moyen. Vous ne pouvez pas traiter l’homme comme un moyen, vous devez le traiter comme une fin. C’est drôle mais nous avons traité l’Europe comme une fin en soi — même si elle est vulgaire et un peu bourgeoise, domestique… Or eux nous ont traités exactement, selon les termes de Kant, comme un moyen. L’impératif catégorique a été violé.

La Bible nous parle de l’exode d’Israël, du peuple juif d’Égypte. De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce qu’Israël ? En termes de développement, c’était une province lointaine qui ne pouvait pas se comparer à l’Égypte, avec sa science, sa culture, avec ses pyramides, avec sa puissance. Tout le monde était absolument satisfait de la vie en Égypte, y compris le peuple captif. Et soudain, Moïse arrive et les fait sortir d’Égypte. Presque violemment. Par la violence psychologique, comme on pourrait le dire aujourd’hui, par des miracles, etc. Il les fait sortir d’Égypte. Et que fait-il d’eux ? Il les conduit dans le désert. Ils passent quarante ans à tourner en rond autour d’un morceau de terre. Pourquoi ? Ils se rebellent alors contre lui : « Ramène-nous en Égypte. Les chaudrons de viande y étaient si délicieux ».

Ksenia Sobtchak

… c’était un peu notre McDonald’s… 

Métropolite Tikhon

Oui, c’est ça, notre McDonald’s. « Il y avait tout ce dont nous rêvions et que nous voulions. Pourquoi nous tortures-tu ? ». 

Cette souffrance se prolonge et Moïse s’écrie : « Mon Dieu, je ne supporte pas ces gens cruels. Ils ne comprennent rien. Ils sont stupides. Que puis-je faire ? » Et Dieu lui répond : « Continue, continue ». Et c’est ainsi qu’ils marchent pendant quarante ans. Ils marchent jusqu’à ce que cette génération d’esclaves d’Égypte s’éteigne et que naisse une nouvelle génération plus libre, plus nombreuse. Puis ils entrent enfin dans ce qu’on appelle la Terre Promise. Moïse n’y entre pas : il meurt quand il la voit de la montagne… C’est la même chose. 

Le parallèle fait par Tikhon entre l’exode d’Egypte des Juifs et le « chemin de croix » de la Russie depuis la perestroïka est intéressant.

Il s’inscrit dans la tradition russe d’une compétition avec les Juifs pour le titre de peuple élu, et d’un messianisme russe qui s’appuie sur des références bibliques. Plus prosaïquement, Tikhon exprime ici une opinion courante, celle d’interpréter la chute de l’Union soviétique et les trois décennies qui l’ont suivie comme un « Temps des Troubles » et une erreur historique que Vladimir Poutine serait aujourd’hui en train de réparer. L’idée d’une rédemption après des décennies d’errance idéologique est bel et bien présente.

Ksenia Sobtchak

Si je comprends bien : nous devons tous mourir ?

Métropolite Tikhon

Non, non, il ne faut pas aller jusque-là. Mais nous avons dû passer par ce même parcours. Il faut dire que ces défis durent depuis presque quarante ans : nous avons commencé la perestroïka en 1985. Je ne suis pas numérologue — mais nous célébrerons en 2025 ces quarante années d’errance.

J’ai regardé vos conversations avec les prêtres, et lors de votre rencontre avec le père Andreï Kouraev, vous avez dit : « Maintenant  j’ai l’impression que je ne parle pas à un prêtre mais à un informateur politique ». Allons-nous aborder d’autres sujets ? 

Ksenia Sobtchak

Bien sûr, nous parlerons de la foi…

Métropolite Tikhon

C’est le plus important. 

Ksenia Sobtchak

Je me demandais juste ce que vous pensiez de l’évolution de ce conflit. 

Métropolite Tikhon

Je ne prétends pas avoir une perspective unique, mais beaucoup de gens ne sont pas d’accord avec Kouarev — y compris des amis proches et des personnes qui partagent en général les mêmes idées. Dans les années 1990 et jusqu’aux années 2000 — disons même jusqu’à 2010 — nous avons été chaleureusement accueillis par la communauté occidentale. Tout le monde était enthousiasmé et voyait cela comme le choix le plus juste, le meilleur, le plus heureux… sauf ceux qui connaissaient bien l’histoire des relations entre l’Occident collectif et la Russie.

J’insiste sur l’Occident collectif — c’est-à-dire la politique de certains pays occidentaux et des forces supranationales qui, j’en suis profondément convaincu, existent et qui dirigent des personnes influentes comme les présidents américains. Cet Occident collectif n’a jamais perçu la Russie comme un partenaire, mais comme un outil à exploiter. Pouchkine, Tioutchev, Dostoïevski et de nombreux écrivains, penseurs et hommes politiques russes ont écrit à ce sujet. Je ne vais pas les énumérer tous maintenant : des hommes d’État, d’Alexandre III aux slavophiles et même aux occidentalistes.

Ksenia Sobtchak

Comment expliquez-vous cette perception ?

Métropolite Tikhon

C’est une longue histoire. Encore une fois, je ne donne pas mon opinion personnelle sans réserve, mais ma conviction profonde est que cela remonte  à une époque très ancienne : l’époque byzantine, dont nous sommes les héritiers. L’Occident a longtemps été en retard par rapport à Byzance en termes de développement, de science, de pouvoir et de culture. La confrontation entre ces deux mondes était absolument inconciliable du point de vue occidental.

La métropolite Tikhon a été l’architecte central de la réactualisation du parallèle entre Byzance résistant à l’Occident catholique et la Russie d’aujourd’hui — il en a même fait un documentaire engagé dès 2008 qui a depuis été largement diffusé sur les chaînes de télévision publique.

Le traumatisme du pillage de Constantinople par les Croisés en 1204 a marqué l’histoire intellectuelle en Russie, ancrant l’idée que le danger venait toujours de l’Occident. Cette interprétation présentiste du passé domine aujourd’hui l’espace public russe, avec une longue liste de doléances envers l’Occident qui s’étend sur plusieurs siècles pour aboutir au conflit contemporain. Cette lecture permet aux idéologues d’insister sur le caractère inévitable de la guerre d’aujourd’hui.

L’Occident catholique — à l’époque, il n’y avait pas d’autre Occident opposé à l’Orient orthodoxe — s’est fixé pour objectif de soumettre Byzance. Le pape romain devait être le chef de l’ensemble du monde chrétien. En 1204, Constantinople a été capturée et pillée par les croisés occidentaux. En grande partie, la puissance et le développement de l’Occident, comme la Renaissance, se sont basés sur le pillage des immenses richesses de Byzance.

L’Occident barbare n’est devenu civilisé qu’après avoir conquis, pillé, détruit et absorbé l’Empire byzantin. En parallèle avec cette lutte entre l’Occident et l’Orient, comme le disait Kipling dans The Ballad of East and West  : « l’Occident est l’Occident, l’Orient est l’Orient ». Il y a une lutte mondiale pour l’héritage romain. Si vous allez aux États-Unis d’Amérique, à Washington, vous remarquerez le nombre d’aigles romains qui s’y trouvent. Des aigles romains. Pourquoi un pays démocratique aurait des aigles impériaux romains partout ? Quel est le nom de leur principale institution législative ?

Ksenia Sobtchak

Le Sénat. Et ils se considèrent comme un empire ? 

Métropolite Tikhon

Oui. Et le Sénat se trouve sur une colline appelée le Capitole. Et il y a une rivière qui coule en bas. Vous savez comment elle s’appelle ? Le Tibre. Pourquoi cette référence ? Quel est le jeu ? 

Au G8, la Russie devait être comme l’Ukraine aujourd’hui — mais face à la Chine. Un proxy de l’Occident. Toutes les tentatives pour influencer ou réguler d’une manière ou d’une autre la politique chinoise — sanctions, tentatives de révolutions colorées et autres moyens — n’ont pas fonctionné. C’est un pays trop puissant.

Le parallèle entre « l’empire américain » et Rome joue parfaitement sur les codes de la rhétorique complotiste en poussant toutefois un peu loin son pseudo-raisonnement. S’il n’y a évidemment pas de « Tibre » à Washington D.C., Tikhon semble faire allusion à un affluent du fleuve Potomac appelé Tiber Creek. Rattaché au canal de Washington en 1815, il coule aujourd’hui souterrainement dans des tunnels sous l’un des grands axes de la capitale américaine.

Ksenia Sobtchak

Alors pourquoi n’avons-nous pas suivi ce chemin ? 

Métropolite Tikhon

La Russie n’a tout simplement pas voulu de cet affrontement. Il est apparu clairement que nous étions préparés et dirigés pour affronter la Chine. Nous voyons maintenant que la situation est déjà tendue, une pré-guerre entre la Chine et l’Occident.

Ksenia Sobtchak

Quels sont les signes qui montrent qu’on nous préparait ? Pouvez-vous nous donner un exemple de la façon dont, dans les années 2000, l’Occident collectif a essayé de pousser la Russie contre la Chine ? 

Métropolite Tikhon

Je ne peux pas fournir d’exemples concrets. Peut-être que cela dévalorisera tous mes propos précédents, mais je ne peux pas dire qu’on nous aurait imposé un traité ou qu’ils auraient essayé de nous faire entrer dans des alliances spéciales. Mais l’évolution des relations, ainsi que la situation actuelle, montrent clairement que ce conflit entre l’Occident collectif et la Chine était inévitable. Et, bien sûr, il était crucial pour l’Occident d’avoir un dirigeant obéissant en Russie afin de bloquer les frontières nord et ouest de la Chine. 

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