L’attaque iranienne contre Israël a eu lieu le 13 avril, il y a presque un mois. Elle n’a pas conduit à l’escalade majeure que beaucoup craignaient. Comment expliquez-vous la désescalade des deux côtés, ou du moins l’absence d’escalade majeure ?
Il ne faut pas se tromper : l’attaque de l’Iran contre Israël était une attaque majeure, avec plus de 300 armes, dont 110 missiles balistiques. Certains se plaisent à dire que cette attaque était symbolique : il n’y a rien de symbolique à envoyer 110 missiles balistiques contre le territoire d’un autre État.
Ce qui a permis d’éviter l’escalade, c’est d’abord le manque de succès de l’attaque. Plus de la moitié des missiles balistiques ont explosé en vol — soit juste après leur lancement, soit très rapidement dans leur trajectoire vers Israël — et n’ont pas atteint leur cible. Israël, ses alliés et ses voisins ont également réussi à détruire en vol un grand nombre de ces armes. Nous ne connaissons pas l’étendue réelle des dommages causés à Israël, mais nous savons que certains missiles ont atteint un objectif, entre sept et neuf. Certains ont touché une base de l’armée de l’air, mais aucun d’entre eux ne semble avoir causé de dommages importants.
Ensuite, si l’on en croit les rapports publiés, Israël voulait tout de même mener une réponse plus importante, mais l’administration Biden a fortement encouragé les Israéliens à ne pas répondre du tout. Par conséquent, Israël a réagi de manière largement symbolique en lançant ce qui semble être une seule arme ou quelques armes sur le territoire iranien, causant quelques dégâts mineurs à une batterie de défense anti-aérienne. Le but de l’opération semblait être, davantage que de causer des dommages, de faire passer le message qu’Israël pouvait frapper l’Iran s’il le souhaitait.
Enfin, et c’est le point clef, aucune des parties ne souhaite une guerre. Dans un jeu de réponses et de représailles, chacun essaie de faire tout ce qu’il peut mais sans franchir un certain seuil. Ce seuil est très gris et flou — plus nous avançons dans ce conflit, plus les altercations pourraient être dangereuses.
Vous avez récemment expliqué cette attaque en disant que les faucons du Sépâh — le Corps des Gardiens de la Révolution Islamique, ou Sepâh-e Pâsdârân-e Enghelâb-e Eslâmi — avaient acquis une plus grande influence sur les décisions de politique étrangère à Téhéran. Qui sont-ils, et comment expliquer leur gain d’influence ?
Le spectre idéologique de la République islamique est très étroit. Je parle ici surtout du spectre idéologique au sein du Sepâh et du régime. Par régime, j’entends les institutions non élues du pouvoir en Iran, c’est-à-dire le Sepâh et le Bureau du Guide suprême. On peut inclure d’autres institutions comme le Conseil des gardiens ou la justice, mais elles sont toutes essentiellement une extension de l’autorité du Guide suprême.
Lorsqu’on parle de faucons, de modérés ou de pragmatiques au sein du régime d’aujourd’hui, les marges de différence sont en réalité très fines. Ces marges sont si fines qu’il est très difficile de les décrire en français. J’ai du mal à trouver un terme pour les décrire, car on pourrait dire « conservateurs », « ultra conservateurs », « ultra-ultra conservateurs » — mais cette gradation finit par n’avoir aucun sens.
Les faucons politiques du Sepâh se trouvent principalement au sommet de la hiérarchie du Sepâh, très proches du Guide suprême. Ce sont ses hommes. Ce sont eux qu’il a placés aux commandes, en raison de leur mérite, mais surtout de leur engagement idéologique en faveur de ses intérêts, à savoir une politique étrangère intransigeante à l’égard des États-Unis et d’Israël et une politique étrangère très ambitieuse au Moyen-Orient et à l’échelle mondiale.
Des personnes comme le commandant en chef du Sépâh, Hossein Salami, ou le commandant de l’aérospatiale, Amir Ali Hajizadeh, sont des individus qui croient fermement aux objectifs de la République islamique et souhaitent étendre son influence et son pouvoir au Moyen-Orient, en utilisant les capacités militaires croissantes de l’Iran afin de réduire le pouvoir des États-Unis et de leurs partenaires.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
À cet égard, l’attaque du 13 avril est l’aboutissement d’années de frustration au sein du Sepâh. Israël répond aux agressions iraniennes depuis une dizaine d’années. Les forces aériennes israéliennes ont frappé les positions et les cargaisons d’armes des Gardiens en Syrie. Le Mossad a pour sa part conduit de nombreuses opérations de sabotage et d’assassinat à l’intérieur même de l’Iran. Israël a tué d’éminents responsables comme Mohsen Fakhrizadeh, le plus haut responsable nucléaire du Sepâh, en 2020. Il faut rappeler qu’en 2020 toujours, Israël a également participé à l’assassinat de Qassem Soleimani. Israël a réussi à placer des bombes à l’intérieur de l’installation nucléaire de Natanz. Il a kidnappé des officiers des Gardiens, les a interrogés et les a peut-être tués. La liste est longue, en particulier au cours des cinq dernières années pendant lesquelles Israël a pu pénétrer la sécurité iranienne et exposer la porosité des défenses de l’Iran.
Dans tous ces cas, l’Iran n’a pas été en mesure de riposter contre Israël. Il ne peut pas infiltrer Israël directement. Il ne peut pas assassiner ses fonctionnaires. Il ne peut pas saboter ses installations militaires. Ils ont essayé à de nombreuses reprises de tuer des Israéliens à l’étranger, en Turquie, en Azerbaïdjan, à Chypre, en Inde, en Thaïlande et en Europe : presque toutes ces tentatives ont échoué. Ils ont réussi à attaquer des navires israéliens dans l’océan Indien et en mer Rouge, mais ce n’est pas grand-chose au regard de ce qu’ils veulent accomplir.
C’est en partie pour cette raison qu’ils ont célébré le 7 octobre comme s’il s’agissait d’un acte qu’ils avaient accompli eux-mêmes — sans que l’on sache vraiment s’ils ont été impliqués ou non. C’était une expérience cathartique. Leurs clients, leurs mandataires, le Hamas ont pu faire quelque chose qu’ils n’avaient jamais réussi à faire. Parce que les Gardiens avaient armé et entraîné le Hamas, et financé leur armée, ils ont perçu ce succès comme le leur.
Dans ce contexte général de frustration, l’attaque contre Israël a été le moment où le Guide suprême a permis aux militaires d’attaquer autant qu’ils le voulaient, ce qu’ils ont fait, en lançant tous les types d’armes qu’ils possédaient et pouvaient atteindre Israël.
Cette attaque ratée suffira-t-elle à apaiser la frustration accumulée ?
Les Gardiens aiment imaginer des situations difficiles et tenter d’en tirer le meilleur parti. Ils ont probablement été frustrés par cet échec. D’un autre côté, ils ont prouvé qu’ils pouvaient le faire. Ils ont surtout prouvé qu’ils avaient la volonté de le faire, qu’ils étaient prêts à prendre le risque. Ils ont frappé Israël, même si ce n’était pas avec toutes leurs armes. Plus encore, ils ont prouvé que les États-Unis et Israël hésitent à laisser la guerre aller plus loin. En termes de combat de rue, Israël les a frappés, ils ont pu riposter, puis les États-Unis se sont interposés et les ont séparés.
Par conséquent, ils ne considèrent pas du tout cela comme un échec. Ils considèrent cela comme le plus grand succès qu’ils aient jamais connu. CNN vient d’être invitée par le Sépâh à filmer les armes utilisées contre Israël. Ils tirent tous les avantages qu’ils peuvent en tirer — et Israël doit désormais prendre en compte la possibilité d’une attaque directe sur son territoire.
Dans votre livre Vanguard of the Imam, vous vous appuyez sur le concept de comitatus pour aider à comprendre le fonctionnement du Sepâh. Qu’est-ce qu’un comitatus ? Ces derniers événements confirment-ils l’idée que vous avez défendue en 2016 ?
À l’époque classique, un comitatus était l’avant-garde ou le cercle intérieur des guerriers et des commandants de l’armée d’un roi. Dans les cas les plus extrêmes, à la mort du roi, le comitatus se suicidait rituellement. Ils ne pouvaient pas exister sans le roi. L’ensemble des Routes de la soie, si vous trouvez l’argument de Christopher Beckwith convaincant 1, a consisté à enrichir le comitatus. Selon lui, l’autonomisation des élites était en effet le moteur de cette économie. Si le suicide rituel a progressivement cessé d’exister, l’intense relation entre le chef et ses commandants militaires est demeurée une caractéristique de la période islamique.
Au-delà de ces cas extrêmes, le concept de comitatus permet de décrire une relation symbiotique entre le dirigeant et ses commandants. Au sein du comitatus, les commandants faisaient tout pour soutenir le dirigeant par loyauté et service. En retour, le dirigeant créait des conditions telles que tout ce qu’il fait est en partie destiné à ses fidèles. Il les enrichissait, les intégrait, leur donnait du pouvoir. Il faisait tout pour rendre son comitatus heureux, satisfait et à l’aise.
En ce sens, le Sepâh fonctionne comme le comitatus d’Ali Khamenei. Ils le maintiennent au pouvoir et ne permettent à personne de remettre en question son autorité ou sa légitimité. En retour, il leur donne essentiellement les clés du royaume, toutes les ressources dont ils ont besoin, tous les pouvoirs qu’ils demandent et presque toutes les politiques qu’ils préfèrent. En ce sens, le Sepâh est très attaché à Khamenei, parce que ce dernier lui donne la plupart des choses qu’il demande, la plupart du temps. C’était vrai en 2016 et cela l’est encore en 2024. Ce qui change, c’est que Khamenei vieillit progressivement. Un jour, il ne sera plus Guide suprême, qu’il meure en fonction ou qu’il soit frappé d’incapacité.
Le Sepâh devra alors se trouver un nouveau bienfaiteur. Le remplacement du Guide suprême est déjà un processus en cours. Quiconque succèdera à Khamenei et accèdera à la direction suprême aura cependant un rôle très délimité. Certes, le Sepâh veut un Guide suprême qui maintienne la légitimité de la République islamique. Il ne peut y avoir de République islamique sans Guide suprême car le Sepâh ne peut pas diriger directement le pays : cela cesserait de les rendre légitimes. Ils sont les « Gardiens de la Révolution islamique ». Le principe animateur de la Révolution islamique est le rôle central qu’y joue l’autorité religieuse.
Cependant, ils voudront un Guide suprême plus faible que l’actuel. Dans l’ère post-Khamenei, le Sepâh aura moins d’obstacles à surmonter pour obtenir ce qu’il veut. Khamenei a beaucoup de pouvoir et le Sepâh lui est très attaché. J’ai du mal à croire ou à prévoir que le prochain Guide suprême puisse avoir la même relation avec le Sepâh.
Diriez-vous qu’à cet égard Ali Khamenei est une force qui modère les actions des Gardiens, au sein du régime ?
Ali Khamenei est, par son pouvoir et son autorité, une contrainte pour le Sepâh. S’il donne des pouvoirs et des moyens au Sepâh, il lui impose également des contraintes. Il agit comme un parent pour le Sepâh. En ce sens, on peut dire qu’il est une force modératrice, pas en termes d’idéologie, car sa vision du monde est très radicale, mais plutôt de stratégie. Il peut considérer qu’il est sage de ne pas déclencher une guerre avec les États-Unis ou Israël, mais cela ne signifie pas qu’il ne partage pas le désir des Gardiens de la mener.
En ce sens, il est l’adulte dans la pièce. Si dans une pièce se trouve un grand nombre de généraux tête brûlée qui veulent attaquer, il est celui qui invitera à ne pas tomber dans le piège de l’adversaire. À cet égard, il faut reconnaître que l’Iran a réussi à atteindre ses objectifs et à éviter ce qu’il craint le plus — à savoir une guerre avec des puissances plus fortes que lui, telles que les États-Unis.
Pourriez-vous expliquer le titre de votre livre, « L’avant-garde de l’Imam » et les références chiites qu’il suggère ? Comment cela permet-il de comprendre le fonctionnement des Gardiens ?
L’expression « l’avant-garde de l’imam » a un double sens.
D’une part, il s’agit d’une référence à Khomeini et à Khamenei. Lorsque Khomeini s’est trouvé à la tête de la Révolution de 1979, il a reçu le titre honorifique d’« imam ». Ce terme peut être utilisé avec une minuscule ou une majuscule. Avec une minuscule, « imam » signifie simplement chef. Dans la culture islamique, un imam est le chef de prière dans une mosquée, comme un prêtre ou un prédicateur dans une église chrétienne.
Mais « Imam » a une signification beaucoup plus profonde dans le chiisme. Les débuts de l’islam sont marqués par un conflit à propos de la succession du prophète Mahomet. Les chiites pensaient que le cousin et gendre de Mahomet, Ali, devait être le successeur. La majorité des musulmans de l’époque n’était pas d’accord et a choisi des successeurs connus sous le nom de califes — terme qui signifie simplement « successeur ». Les califes ont fini par diriger la très grande majorité de la communauté musulmane, les sunnites.
Pour les chiites, douze Imams se sont succédé à partir d’Ali. Descendants de Mahomet par sa fille Fatima, ils étaient tous considérés comme les véritables chefs légitimes de l’islam, même s’ils n’ont jamais vraiment exercé le pouvoir après Ali, qui l’a exercé pendant une courte période. En somme, dans le chiisme, « Imam » ne désigne pas un simple chef religieux mais aussi les successeurs légitimes du prophète Mahomet.
Dans la forme particulière de chiisme que l’on trouve en Iran, le chiisme duodécimain, on considère que le douzième imam — Muhammad Mahdi ou Imam Mahdi — est entré dans une occultation spirituelle. En d’autres termes, il a disparu, soustrait par Dieu à la vue de l’humanité. La croyance veut qu’il revienne à la fin des temps. L’islam, tout comme le christianisme et le judaïsme, comporte une prophétie apocalyptique sur la fin des temps. Au cours de cette période, l’imam Mahdi est censé revenir.
Ainsi les chiites s’attendent toujours au retour du Mahdi, notamment lors de périodes de bouleversements. La révolution islamique de 1979 a été l’une de ces périodes, au point que certains pensaient que l’ayatollah Khomeini lui-même, descendant du Prophète, était l’Imam caché.
Or les chiites attendent le retour de l’imam pour qu’il ramène l’islam à sa juste pratique, que le chiisme s’impose dans le monde entier, que les sunnites deviennent chiites et que le monde, après une phase de violence, atteigne la paix universelle, une fois la guerre gagnée par l’Imam et ses alliés.
Les gens pensaient que Khomeini était peut-être l’Imam. Lorsqu’un journaliste étranger lui a demandé s’il était l’Imam, Khomeini s’est abstenu de répondre. Je pense quant à moi que Khomeini savait qu’il n’était pas l’Imam, mais qu’il ne voyait pas d’inconvénient à ce que les autres le pensent. Lorsque les gens ont commencé à l’appeler Imam, cela signifiait qu’il était un dirigeant vénéré, mais suggérait aussi qu’il était une figure messianique.
Le Sepâh a été constitué comme l’armée privée de Khomeini et comme l’armée de la nouvelle théocratie qu’il a établie. En ce sens, ils ont agi comme son avant-garde, comme sa force de première ligne. C’est ce que l’expression « avant-garde de l’imam » signifie : ils sont la force de première ligne de Khomeini lui-même, mais s’inscrivent aussi dans un horizon eschatologique chiite. Ils sont les protecteurs à la fois d’un dirigeant et d’une figure potentiellement messianique.
Juste après l’attaque contre Israël, Mohammad Baqeri a déclaré que si Israël voulait attaquer l’Iran, il y aurait une nouvelle contre-attaque à partir du territoire iranien contre Israël. Il n’a cependant pas été très clair dans sa définition des intérêts vitaux de l’Iran. Quelle est la géographie politique du Sepâh et sa définition des intérêts vitaux iraniens ?
Le Sepâh considère la plupart des endroits où il opère comme des territoires stratégiques, mais pas nécessairement comme son « domaine » propre — il n’adopte pas un langage impérialiste et ne s’identifie pas à ces régions.
Le Liban et la Syrie font partie intégrante de la géographie stratégique des Gardiens. Ils sont absolument vitaux pour ce que le Sepâh veut accomplir vis-à-vis d’Israël, mais aussi dans la région. Si les positions du Sepâh étaient menacées dans ces pays, ils ressentiraient le besoin de réagir. C’est la raison pour laquelle l’Iran est intervenu si fortement pour protéger Bachar el-Assad après le printemps arabe. Il considérait que la Syrie était absolument vitale pour sa dissuasion élargie et ses ambitions stratégiques.
L’Irak est également devenu crucial, en raison là aussi de sa proximité avec l’Iran. C’est aussi un espace que les Iraniens disputent depuis longtemps aux États-Unis. Ils ont appris à gérer leurs intérêts dans ce pays. Les États-Unis n’y ont pas nécessairement une présence militaire, de sorte qu’ils ne menacent pas leur présence, mais ils constituent une nuisance et un facteur contraignant.
Le Yémen est un nouveau terrain d’importance stratégique pour le Sepâh. Lorsqu’il s’est impliqué dans le conflit au Yémen, il ne donnait pas l’impression qu’il allait tout faire pour aider les Houthis. Mais au fil du temps, les Gardiens ont trouvé un moyen de rendre leur assistance utile et efficace dans la guerre avec les Saoudiens et les Émiratis, notamment en leur fournissant des armes balistiques, des systèmes de ciblage et des drones que les Houthis pourraient utiliser en dehors de leurs frontières.
Comme nous l’avons vu avec la guerre à Gaza, les Houthis ont utilisé le Yémen comme base pour attaquer les navires, en particulier autour du Bab-el-Mandeb et dans la mer Rouge. Dans toutes ces attaques, les Houthis appuient peut-être sur la gâchette, mais c’est le Sepâh qui fait tout le reste. Aujourd’hui, si les Houthis étaient en danger au Yémen, l’Iran s’en préoccuperait, bien plus qu’il y a dix ans, car le Sepâh a compris que le Yémen pouvait aider à repousser les États-Unis, cibler Israël et faire pression sur le transport maritime mondial.
Ce sont les domaines qui intéressent le plus le Sepâh. L’Iran s’intéresse également à des régions plus petites. L’ouest de l’Afghanistan, par exemple. Herat est important. Il y a des barrages dans l’ouest de l’Afghanistan et des problèmes d’eau qui sont importants. Le trafic de stupéfiants est important pour le Sepâh de différentes manières, à la fois en termes de lutte et de facilitation.
Comment évaluez-vous les effets de ces attaques contre Israël sur le soft power du Sepâh ? D’une part, il s’agit de la seule puissance étatique prête à combattre directement Israël et désireuse de le faire. D’autre part, le Sepâh semble moins menaçant que le Hamas ou le Hezbollah.
Bien sûr, l’attaque et son impact ont été limités, mais peu de pays veulent s’essayer à nouveau à ce genre d’opérations. Personne n’a envie de voir à nouveau le Sepâh lancer une centaine de missiles balistiques sur Israël.
Le Sepâh a fait preuve d’une grande prudence et d’un grand sens du calcul. Les frappes ont été longuement préparées. Ils ont annoncé ce qu’ils allaient faire, du moins dans une certaine mesure. Mais l’ampleur de l’attaque était peut-être inattendue. Ils ont lancé une série de drones, de missiles de croisière et de missiles balistiques, qui ont des trajectoires, des altitudes et des vitesses différentes. Ce mélange peut submerger les radars et embrouiller les détecteurs.
Les Gardiens pourraient également agir différemment à l’avenir. Là, ils ont tout tiré depuis l’Iran, mais ils auraient pu tirer depuis l’Irak, la Syrie, le Liban. Si l’attaque contre Israël avait été combinée à des tirs de roquettes du Hezbollah, de l’artillerie et des drones en provenance de Syrie, il aurait été beaucoup plus difficile pour Israël de réussir à tout détruire. À cet égard, je pense que l’impact ou l’effet de l’attaque iranienne a été plus ou moins ce qu’ils espéraient.
Les prochaines étapes dépendent de la manière dont Israël analyse la situation. Si Israël considère que ce n’était pas important et qu’ils pourraient repousser aisément d’autres attaques, c’est un problème pour le Sepâh, car cela signifie que l’attaque n’a pas eu d’effet réel.
Je pense qu’Israël prend la chose au sérieux et se rend compte que cela aurait pu être pire. Même si la moitié des missiles balistiques a échoué, cela pourrait ne pas se produire la prochaine fois. Le Sepâh va tirer les leçons de ces expériences. Il faut bien voir que tout ce que font les Gardiens est aussi une forme d’entraînement. Le Sepâh n’a pas lancé beaucoup de frappes de missiles en dehors de ses frontières. C’est la quatrième ou cinquième fois qu’ils le font, et c’est de loin la plus importante. À chaque tentative, ils apprennent, ils acquièrent des connaissances et affinent leurs capacités. Si cela devait se reproduire, les choses ne se passeraient pas de la même manière.
Vous allez bientôt publier un livre intitulé Wars of Ambitions : United States, Iran and the Struggle for the Middle East. Dans cet ouvrage, vous considérez que l’invasion de l’Irak lancée par les États-Unis en 2003 est l’une des principales causes de la politique iranienne dans la région. Dans quelle mesure cela explique-t-il le conflit actuel et les vives tensions contemporaines ?
À bien des égards, ce conflit a commencé en 1979. Après la Révolution, l’Iran a nourri l’ambition de détruire Israël comme État juif et de mettre fin à la présence des États-Unis comme puissance au Moyen-Orient. Ils avaient également l’ambition de mettre au défi les pays occidentaux pour renverser l’ordre mondial. Ce désir de changer le monde a été occulté par la guerre Iran-Irak, qui a obligé l’Iran à se préoccuper avant tout de sa survie. La guerre a ruiné l’Iran, qui a passé la majeure partie des années 1990 à réparer les dommages et à se concentrer sur sa politique intérieure.
Le 11 septembre a changé la donne, en obligeant les États-Unis à adopter une politique interventionniste au Moyen-Orient. Quand ils ont envahi l’Afghanistan en 2001, l’Iran n’était initialement pas trop gêné par cette situation. Ils ont même proposé d’aider les États-Unis, considérant les Talibans comme des ennemis.
Lorsque les États-Unis ont envahi l’Irak, il y avait des forces américaines de part et d’autre de l’Iran et un président américain au pouvoir qui avait parlé de Téhéran comme faisant partie de l’« Axe du mal ». L’invasion de l’Irak représentait un danger pour l’Iran, mais aussi une opportunité. L’Iran avait essayé pendant huit ans de vaincre Saddam Hussein et réfléchi aux conséquences de sa potentielle disparition. Ils voulaient instaurer une république islamique en Irak. L’invasion de 2003, qui a renversé Saddam Hussein, a donné à l’Iran l’occasion de poursuivre cet objectif.
L’Iran est entré en Irak avec trois objectifs principaux : premièrement, il voulait s’assurer que les baasistes ne reviendraient jamais au pouvoir et que Saddam et ses acolytes seraient éliminés. Deuxièmement, ils voulaient s’assurer que leurs alliés qu’ils avaient hébergés en Iran, ces expatriés irakiens qui vivaient en Irak depuis près de vingt ans, retourneraient en Irak et feraient partie du nouvel Irak. Troisièmement, ils voulaient empêcher les États-Unis d’accomplir ce qu’ils souhaitaient en Irak : construire une démocratie pro-américaine et pro-occidentale.
Ils ont poursuivi cet agenda en développant un réseau à l’intérieur de l’Irak, un nouveau groupe de combattants. Ces militants ont combattu les États-Unis de 2004 jusqu’à la fin. Lorsque les États-Unis ont quitté l’Irak en 2011, l’Iran y a vu une victoire. Et l’Irak est devenu le point de départ d’une politique étrangère très ambitieuse qu’ils ont commencé à mener dans toute la région.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Le printemps arabe leur a ouvert de nouvelles portes. En Syrie et au Yémen, ils profitent du chaos. Grâce à un effort acharné et déterminé, ils ont progressivement réussi à étendre leur influence, à développer des proxys et des clients, et à déployer leurs armes sur une vaste zone géographique au Moyen-Orient. Ce faisant, ils ont pu renverser l’ordre politique dans ces pays et empêcher leurs adversaires, y compris les États-Unis et leurs alliés, de s’y implanter.
Depuis 2003, on assiste à une compétition entre deux puissances ambitieuses, l’une, une grande puissance, les États-Unis, et l’autre, une puissance mineure, l’Iran, avec deux agendas différents quant aux objectifs à atteindre au Moyen-Orient.
Les États-Unis voulaient répandre la démocratie et la liberté. Ils voulaient répandre un type de politique et de gouvernance au Moyen-Orient qui fasse passer le Moyen-Orient du stade où il se trouvait à un stade plus occidental, plus ouvert, moins chaotique, moins violent à l’égard des populations qui y vivent, etc. L’Iran veut rendre le Moyen-Orient plus conforme à sa politique, à son idéologie.
L’Iran a eu beaucoup plus de succès. Depuis l’administration Obama, les États-Unis ont abandonné la plupart de leurs efforts pour changer le Moyen-Orient, ils se sont contentés de gérer le chaos, alors que l’Iran a avancé en ligne directe, s’efforçant d’obtenir ce qu’il voulait dans la région.
Dans mon livre, je décris l’affrontement de ces deux agendas. Avec le temps, l’Iran a surpassé les États-Unis et ses alliés dans la plupart des conflits. Nous sommes à un moment où rien ne s’oppose à la croissance de l’influence de l’Iran et à la mise en œuvre de son agenda.
Téhéran continue à utiliser la force et la violence pour accroître son rôle, tandis que les pays voisins ne souhaitent plus s’y opposer. Le seul État qui tente d’empêcher l’Iran d’atteindre ses objectifs est Israël, parce que un des objectifs centraux de l’agenda de l’Iran est d’affaiblir Israël et de mettre fin au projet d’État juif par la violence.