Arrivée en tête avec 29,5 % des voix avant le décompte des votes des Portugais installés hors du Portugal, la coalition de centre-droit AD a fêté dimanche 10 mars une victoire en demi-teinte. Sur sa droite, le parti nationaliste radical Chega avait emporté 18 % des voix, se plaçant en troisième position et empêchant toute majorité de centre-gauche comme de centre-droit — un parti avec lequel l’AD, au contraire de ses homologues espagnols ou italiens, se refuse pour l’instant catégoriquement à collaborer. Après plus de huit ans de gouvernement socialiste dirigé par António Costa, une nouvelle page s’ouvre pour la politique portugaise, pleine d’incertitudes. Entre croissance de l’extrême droite, hésitation au centre droit, diversification du système de parti et mutation des clivages socio-démographiques, le Portugal éprouve la plupart des grandes dynamiques qui parcourent l’espace politique européen.
Premier épisode de notre nouveau podcast hebdomadaire, « Décoder 2024 ».
La participation lors de ce scrutin a été particulièrement élevée : 66 %, en hausse de 15 points par rapport aux précédentes élections en 2022, et le chiffre le plus élevé depuis 1995. Comment comprendre ce regain de participation ?
Dans les derniers jours de la campagne, les deux grands partis de gouvernement — PS et PSD — ont vivement appelé la population à se rendre aux urnes, développant un discours autour de l’importance de l’acte civique et de la proximité avec le cinquantième anniversaire de la Révolution des œillets. La première élection après la révolution avait atteint presque 92 % de participation, et beaucoup se réclamaient en quelque sorte de cette filiation. Il faut dire aussi que le taux de participation avait été de plus en plus faible au fil des législatures. Il y a deux ans, lors des législatives anticipées, la participation n’avait été que de 51,5 %.
Reste à savoir à qui cette participation a profité. Au soir du vote, un certain nombre de responsables politiques de centre-gauche comme de centre-droit ont multiplié les déclarations extrêmement positives, interprétant ce résultat comme un signe que l’esprit des Œillets était encore bien présent. Toutefois, voyant la mobilisation via les réseaux sociaux en faveur de Chega, il est possible qu’en définitive cette participation ait surtout profité à l’extrême droite.
Chega est passé de 12 à 50 sièges en l’espace de deux ans, et de 7 à 18 % — un quasi triplement au vu de la participation en hausse. Le parti est affilié, au niveau européen, au parti Identité et démocratie, dont font également partie le RN français, le FPÖ autrichien ou le PVV néerlandais. Ses positions sont-elles comparables à celles de ces partis ?
Chega a beaucoup emprunté à ces partis et n’en fait pas mystère. Vous avez cité quelques-unes de ses sources d’inspiration. J’évoquerais aussi Orbán, qui constitue pour Chega un modèle fort, y compris pour son rapport à la nation. André Ventura, leader de Chega, ne s’en cache pas. Lorsque le parti a été créé en 2019, Salvini avait également été une figure de référence, à laquelle beaucoup de thèmes et d’éléments de langage ont été repris. Au sein de la lusophonie, le parti a naturellement regardé du côté de Bolsonaro. Et enfin, Trump a bien sûr joué un rôle.
Ventura, le leader de Chega, est un homme qui, comme son homologue de Vox en Espagne, vient du du centre droit, en l’occurrence du PSD. Il y a fait le début de sa carrière et y a été adoubé, protégé par l’ancien Premier ministre Passos Coelho. Il en retient également un certain fond politique. Ventura, de fait, apparaît très plastique dans dans ses prises de position, capable de varier les effets dans son discours pour conquérir une audience la plus large possible. Grâce à cette flexibilité, il a littéralement siphonné le fond électoral du CDS-Parti populaire, qui avait développé dans le passé tout un discours sur la grandeur bafouée du Portugal, la perte de l’outre-mer, la nostalgie des retornados, ces rapatrié qui auraient été « humiliés » par la nouvelle société, la nouvelle démocratie portugaises.
Ventura a apporté à ce discours déjà présent des touches supplémentaires. Empruntant aux méthodes de Salvini ou d’autres, il a fortement concentré sa communication sur les réseaux sociaux et y a exalté une certaine idée de la nation, empruntant dans ce registre certaines idées à la pensée salazariste. En outre, il a développé une logique identitaire très prononcée, à mi-chemin des thématiques salazaristes et du modèle trumpien d’un « make Portugal great again », s’opposant à un européisme qui conduirait, selon lui, à une dilution de l’identité portugaise éternelle. Enfin, Ventura a fait usage d’un discours xénophobe et a multiplié dans ce domaine les punchlines, les mots d’ordre simples et forts, entretenant une parole « sans détour » à laquelle la population a fini par s’habituer.
La dynamique de normalisation du discours de Chega qui en découle est essentielle pour comprendre le phénomène. Le parti recycle un discours préexistant, mais auquel il confère une légitimité renforcée par les dynamiques européennes et mondiales autour de ce type de discours. Il s’adresse directement aux jeunes via les réseaux sociaux, ce qui lui permet d’acquérir une plus grande dynamique. Ventura s’est entouré d’un certain nombre de jeunes femmes et hommes politiques pour structurer son parti, tout en prenant comme conseillers, sinon comme idéologues, d’anciens salazaristes qui ont fait le coup de main contre la révolution des œillets, y compris en posant des bombes. Au bilan, le profil de Chega est conforme à l’image de cette « extrême droite 2.0 » qu’avait identifiée Steven Forti.
À côté de la croissance de Chega, l’élection de ce dimanche a été marquée par une nouveau duel entre le PS (socialiste) et le PSD (centre-droit). Le PSD a vu sa part de voix augmenter nettement, même s’il n’a pas atteint les scores de la grande époque où il était clairement majoritaire. Le PS, quant à lui, a enregistré des pertes importantes. On se rappelle que toute cette séquence électorale a été lancée par une série d’affaires de corruption présumée qui visaient des proches du premier ministre Costa, aux affaires depuis huit ans. Quelles dynamiques ont contribué à l’affaiblissement du PS et au renforcement du PSD ?
La question de la corruption a sans doute joué ; en tous cas, elle a donné de l’élan à un certain discours populiste. Ventura avait choisi comme slogan de campagne « Limpar Portugal », « nettoyer le Portugal » — les nettoyer surtout de ces élites supposément corrompues, gauchistes, socialistes.
Par ailleurs, le PS a, sans aucun doute, des difficultés à tourner la page Costa. En 2022, la victoire électorale avait été celle d’António Costa à titre presque personnel, et c’est aussi pour ça que le chef de l’État (PSD) Rebelo de Sousa avait décidé de dissoudre le parlement plutôt que de permettre l’émergence d’un nouveau chef de gouvernement issu du PS. Costa avait gagné l’élection de 2022 par son charisme, par sa capacité à rassembler, par sa bonhomie naturelle et son habileté proverbiale. La situation était d’autant plus délicate pour le PS que, malgré ces qualités, la longue présence de Costa à la tête du gouvernement, commencée à l’automne 2015, a aussi créé une forme de lassitude.
Si le PS a beaucoup décru, il ne s’est toutefois pas totalement effondré. Les socialistes portugais sont résilients et peuvent compter une assise locale très forte qui leur a permis de résister dans certains territoires. Ces réseaux locaux, une forme de socialisme municipal, perdurent malgré la crise du leadership.
Pour le PS, trouver un successeur à Costa, c’était un peu ouvrir la boîte de Pandore, car l’ancien premier ministre parvenait à opérer la synthèse entre différentes sensibilités. Il existe au sein du PS une aile gauche et une aile plus centriste, qui se sont affrontées, certes de manière relativement policée, lors de la primaire organisée au mois de décembre dernier. Celui qui l’a emporté, par ailleurs assez largement, Pedro Nuno Santos, est l’homme d’un dialogue possible avec la gauche de la gauche, qui pouvait rebuter une partie de son électorat très modéré. On a vu le PS au cours de la campagne s’efforcer de ne pas afficher ses divisions. Pour autant, il était très difficile pour Nuno Santos d’imposer une nouvelle marque après huit ans de présence de Costa sur le devant de la scène politique.
Un regard sur la carte des résultats montre une division nord-sud assez claire, entre un nord plus marqué au centre-droit et un sud plus favorable aux socialistes. Mais c’est aussi dans le sud qu’on trouve les espaces de force de Chega. Comment s’explique cette division ?
Ce clivage nord-sud, avec le Tage pour ligne-frontière, est traditionnel. Il est en partie hérité de temps très anciens, lors de la construction de l’État monarchique portugais. Le sud du Tage, l’Alentejo, est, dans l’extension de l’Estrémadure, un pays de latifundiaires, alors que le nord du Tage se caractérise par un catholicisme plus fervent.
Pour expliquer l’essor du PS dans le sud, il faut aussi rappeler que cet essor s’est en partie réalisé au détriment d’une autre formation politique, le Parti communiste portugais (PCP), qui avait en Alentejo ses bastions traditionnels. Dans les grandes plaines de l’intérieur, le PCP avait, une fois la révolution passée, pu profiter de son maillage développé dans la clandestinité, dans l’opposition au régime de Salazar. Plus tard, le PCP a perdu une partie de son électorat au profit du PS.
Aujourd’hui, le phénomène majeur pour la gauche de gouvernement, en particulier dans le sud, est le vieillissement de son électorat. Ce sont principalement les plus de cinquante-cinq ans qui votent pour le PS, pour partie en raison du souvenir de la dictature et d’une logique de vote utile, mais aussi parce qu’ils considèrent le PS comme une valeur sûre pour préserver certains fondamentaux, notamment la protection sociale. Chez les jeunes, ces logiques ont moins de prises, et on a observé des taux d’abstention de plus en plus élevés dans ces territoires du sud du Tage. Dans ces mêmes régions, Chega semble aujourd’hui en mesure de récupérer une partie du vote antisystème très présent chez les jeunes.
La région de l’Algarve, à l’extrême sud du Portugal, est connue pour le poids important qu’y occupe le secteur touristique. Lors de cette élection, Chega y a remporté le plus grand nombre de voix. Or la présence d’un fort vote d’extrême droite dans des régions fortement dédiées au tourisme est plutôt rare à l’échelle européenne. Comment expliquer cette singularité ?
Ce vote dans l’extrême sud du pays doit être rapporté à la mise en avant par Chega — certes avec moins de succès que dans d’autres pays — des questions migratoires. Dans ces territoires, Chega a beaucoup joué sur la corde de l’immigration comme facteur d’insécurité, de menace pour ceux que Ventura appelle « les Portugais de bien ». Ce discours a rencontré un certain succès dans une région où le marché de l’emploi est marqué par une précarisation croissante. Une partie de la population multiplie les petits emplois dans le secteur de l’hôtellerie et de la restauration. Le PS n’est pas parvenu à réguler le marché du travail, et a de fait maintenu dans le secteur touristique des structures qui avaient été mises en place par les politiques très austéritaires du début des années 2010.
L’élection du 10 mars ouvre la séquence de l’après-Costa. Un peu comme au Pays-Bas, où la succession de Mark Rutte est toujours ouverte quatre mois après les élections de novembre, le Portugal fait face aujourd’hui à une configuration parlementaire dépourvue de majorités absolues claires. Le futur parlement portugais comptera trois blocs principaux, tous minoritaires : un bloc PS et un bloc PSD de tailles à peu près égales, et un bloc Chega d’une cinquantaine de députés. À ce stade, et contrairement à ce qu’on a pu observer à la fois aux Pays-Bas et en Espagne, les dirigeants du PSD ont exclu toute coalition avec Chega. Quelles sont les raisons qui président au maintien de ce « cordon sanitaire » ?
Cela s’explique en partie par l’histoire. Quand on compare le Portugal et l’Espagne, on trouve d’une part une transition par rupture, de l’autre une transition pactée, négociée. Le PSD, parti de gouvernement traditionnel au Portugal, est né de la Révolution des œillets et de la transition démocratique qui l’a suivie. Les élites traditionnelles du salazarisme, dont certaines se retrouvent aujourd’hui dans l’entourage rajeuni de Chega, ont été mises de côté. La droite, en tout cas la droite salazariste, était disqualifiée ; elle a été empêchée de jouer un rôle politique dans la séquence 1975-1976. À l’époque, on ne pouvait plus vraiment parler de droite au Portugal, et les partis qui émergeaient devaient se réclamer d’autres héritages.
Ainsi, le CDS se présentait d’abord comme un parti démocrate-chrétien qui puisait ses racines dans un catholicisme réformiste qui avait été présent dans les dernières années de la dictature. Le PSD, dont le sigle signifie « Parti social-démocrate », avait demandé à l’époque son rattachement à l’Internationale socialiste. De ce fait, il existe au sein du PSD toute une génération de membres historiques très influents qui restent très fortement opposés à toute idée de rapprochement avec Chega.
Pour autant, il faut bien admettre que le parti social-démocrate s’est droitisé au fil du temps dans son discours, avec en point d’orgue le gouvernement de Passos Coelho (2011-2015). Ce n’est pas le fruit du hasard que Ventura vienne justement du petit cénacle qui l’entourait. De ce fait, le parti connaît une importante crise du leadership, déterminée par des stratégies politiques divergentes. Tandis que l’aile modérée souhaite rester au centre pour tenter de capter une partie de l’électorat de centre-gauche, une aile plus radicale souhaite quitter le centre pour faire concurrence au CDS-PP et surtout à Chega. S’agissant d’une possible coopération avec Chega, le leader actuel du parti, Luís Montenegro, a répété haut et fort « non, c’est non ».
Mais voilà, il y a une arithmétique qui fait que pour gouverner, tant le PS que l’Alliance démocratique (AD) dont fait partie le PSD aux côtés du CDS-PP ont besoin de partenaires. Or un accord PS-AD semble d’autant plus délicat que les deux forces sont arrivées au coude à coude, rendant un accord difficile à négocier. Le PSD pourrait bien tenter de s’appuyer sur l’Initiative libérale (IL), mais le parti n’a que huit députés et compte bien négocier durement son soutien à un gouvernement de centre-droit. De fait, les solutions viables sont principalement au nombre de deux : soit l’AD tente de s’accorder avec Chega, qui fait aujourd’hui monter les enchères et semble disposer à une telle collaboration, soit elle tente des débauchages au centre-gauche, en espérant former une sorte de bloc central.
Le PS a jusque-là formellement exclu de former un tel bloc central. Pedro Nunos Santos a insisté sur le fait que son parti était dans l’opposition et qu’il comptait bien diriger cette opposition lors de la législature à venir, pour ne pas laisser ce rôle à Chega. Et il faut bien admettre que la constitution d’un bloc central, en plaçant Chega dans une position d’opposant numéro un, lui donnerait un rôle dont il raffole, parce qu’il sert son discours anti-système : celui d’unique opposant au bipartisme.
La présence de trois grands partis est une situation nouvelle au Portugal depuis le milieu des années 1980. La situation à l’époque était du reste différente, avec un parti, le PRD, qui obtenait des scores autour de 16-17 % des voix et n’était pas du tout sur la ligne de Chega. Il s’agissait au contraire d’une force centriste qui appuyait le président de la République de l’époque, le général Eanes, et pouvait conclure des accords au centre-gauche comme au centre-droit. Depuis la disparition du PRD, le Portugal n’a plus connu de situations similaires. Soit les gouvernements qui se sont succédés disposaient d’une majorité absolue, soit ils ont été minoritaires, mais dans un contexte bipartisan et avec une « base arrière » composés de plus petits partis. Désormais, Chega, avec ses 18 %, pèse de telle manière que la droite traditionnelle pourrait craindre l’éclatement — un éclatement que Chega recherche, lui qui souhaite, sa normalisation une fois achevée, établir une nouvelle hégémonie sur la droite portugaise.
La capacité du PSD à conclure des accords formels ou informels sur sa gauche pourrait être la clef de la séquence qui vient. Existe-t-il au Portugal une culture de compromis entre les grands partis susceptibles de faciliter un tel processus, comme on le connaît par exemple en Allemagne ?
Cette logique était fortement présente avant 1985-1987. L’un des premiers gouvernements de l’ère démocratique a été mené par Mário Soares, membre du PS alors minoritaire qui s’était au fil des mois rapproché du CDS, le parti démocrate-chrétien alors très puissant. Et puis, le même Mário Soares a dirigé, entre 1983 et 1985, un autre gouvernement minoritaire du PS qui s’était rapproché du PSD, ou du moins de certains transfuges du PSD de l’époque, pour former ce qui est resté dans la mémoire politique portugaise sous le nom de « bloco central ». C’est à cette période qu’a été signé le traité d’adhésion aux Communautés européennes, en juin 1985, à la veille de la démission de Soares qui venait de perdre sa majorité.
La réalité contemporaine pose certains obstacles à la répétition d’un tel modèle. D’abord, sur les questions sociales. L’une des grandes lignes de fracture pendant la campagne électorale a concerné le système national de santé. Comment faire en sorte que ce système national de santé, héritage de la Révolution des œillets, perdure, qu’il reste universel et gratuit ? Tandis que la gauche modérée, et notamment António Costa et Pedro Nuno Santos, apparaît toujours très attachée à ce projet, la droite évolue de plus en plus vers des solutions de semi-privatisation.
D’un autre côté, même Pedro Nuno Santos, qui fut l’homme du dialogue avec la gauche radicale, a laissé entendre que le Portugal a retrouvé une place, une audience, un rôle de modèle en Europe précisément parce qu’il a réussi à incarner une forme de stabilité gouvernementale. S’il n’a évidemment pas prôné le bloc central, Nuno Santos a donc envoyé des signaux qui suggèrent que, face à la menace Chega, il est possible au cas par cas de construire des accords entre tous ceux qui, au centre, pourraient s’entendre.
Comme dans la plupart des États européens, les élections européennes se dérouleront au Portugal le 9 juin prochain. La participation y a été faible depuis plusieurs législatures, s’établissant à seulement 30,7 % en 2019. Quelques mois seulement après les élections législatives, les élections européennes pourront-elles mobiliser l’électorat portugais ?
Il y a fort à parier qu’on observe cette fois un regain d’intérêt, pour au moins trois raisons.
Le premier élément, la toile de fond qu’il ne faut jamais oublier au Portugal, c’est que le pays connaît un sentiment pro-européen supérieur à la moyenne européenne, relevé par toutes les études d’opinion. Les Portugais dressent majoritairement un constat plutôt positif du lien avec l’Europe, ce qui pèse évidemment sur un parti comme Chega. Même Chega, dont on a rappelé tout à l’heure qu’il y a une dimension très opportuniste, se rendent bien compte que prôner un discours antieuropéen maximaliste qui aille au delà de la seule rhétorique de « l’Europe des nations » et de « l’immigration zéro » n’est sans doute pas la meilleure stratégie.
Par ailleurs, en l’absence de démission d’António Costa, la campagne européenne devait être un moment important parce qu’elles constituaient, selon le calendrier électoral originellement prévu, une forme d’élections de mi-mandat. Évidemment, l’élection anticipée a complètement bouleversé la donne. Si cette dimension a disparu, les européennes donneront en revanche la possibilité aux électeurs de réagir aux événements qui suivront la formation du prochain gouvernement. Si ce gouvernement ne passe pas le cap du vote du premier budget, tout est possible ; les tendances observées lors des législatives pourraient être, soit corrigées, soit amplifiées. Les électeurs pourraient éventuellement décider de revenir davantage aux partis de gouvernement, confirmant la fameuse résilience du système politique portugais dont les deux principales forces trustent depuis des décennies les sièges de députés européens. Mais il est bien plus probable que la troisième force, Chega, obtienne cette fois des députés dans une logique d’amplification et de confirmation du vote du 10 mars, lui qui avait depuis longtemps indiqué qu’il comptait faire de ce scrutin une démonstration de force électorale.
Enfin, pour Chega, cette élection est aussi importante parce que le parti entend bien apporter son écho et sa contribution à la famille politique européenne dont elle fait partie. C’est pour cela qu’on a vu se multiplier les échanges, les allées et venues, les visites et les réunions à Lisbonne ces dernières semaines. Le parti ne fait pas mystère de ce qu’il lui faut maintenant, comme le RN et comme d’autres partis en Europe, être présent à Bruxelles, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent.
Sur les grandes thématiques qui devraient faire la campagne — défense, pacte vert, migration notamment —, quelles sont les lignes de conflit qui séparent les différents partis ?
Sur la défense, il existe un consensus historique sur l’atlantisme. Le Portugal a été membre fondateur de l’OTAN en 1949. C’est une constante qui n’a jamais été remise en question, ni évidemment du temps de la dictature, ni même au moment de la transition démocratique, excepté peut-être brièvement pendant l’été 1975 où on a senti ici et là une forme d’hétérodoxie. Sur le conflit ukrainien, il y a unanimité, y compris du côté de Chega, qui n’a pas émis de voix particulièrement dissonante sur ce type de problématique.
Il est plus probable que ce soient les enjeux migratoires et de sécurité qui constitueront la principale ligne de fracture, y compris au sein de la droite institutionnelle. À l’une des extrémités du spectre, on trouve bien sûr le discours maximaliste de Chega, et de l’autre, les positions de la gauche. Et puis, il y a une droite qui n’avait pas tenu de discours anti-immigration particulièrement marqués jusqu’à présent, mais qui, au fil des mois, a eu tendance à instiller dans son discours et dans ses positionnements des déclarations qui pourraient laisser entendre qu’il fallait durcir le ton.
Sur les enjeux environnementaux, la gauche peut disposer d’une forme d’avantage. Toutefois, une partie de la droite, au risque d’être un peu contradictoire, tient désormais dans ce domaine un discours qui renvoie à cette idée d’un exceptionnalisme portugais. Ce discours consiste à dire : « nous sommes le territoire par excellence des énergies renouvelables ». On observe dans ce domaine une forme de fierté de consensus entre les partis, qui défie le clivage droite-gauche. Ce consensus existe aussi concernant les richesses majeures sur lesquelles compte énormément le Portugal pour les années qui viennent. C’est notamment le cas du lithium, auquel sont liés les scandales touchant les proches de Costa, et qui présentent de forts enjeux environnementaux. Dans ce domaine, le clivage droite-gauche n’est pas non plus totalement opératoire, parce qu’il existe un consensus institutionnel autour de l’exploitation de ces ressources naturelles. Cela conduira sans doute à des tensions, notamment lorsque ces gisements sont situés dans des secteurs environnementalement protégés.
L’élection qui vient d’avoir lieu ouvre-t-elle un nouvelle ère dans la politique portugaise ?
Dans la rhétorique du discours politique, on utilise souvent au Portugal le mot terramoto, qui signifie « tremblement de terre » , « séisme ». Même si les signaux avant-coureurs étaient multiples et qu’on voyait bien le caractère exponentiel de la progression de la droite radical-populiste, c’était une chose et de l’imaginer une autre chose et de le voir advenir.
Ce calendrier, évidemment, est assez traumatisant au regard de la commémoration du cinquantième anniversaire de la Révolution des œillets, parce qu’elle met au premier plan un parti qui ne fait pas mystère de sa volonté de briser le système politique né du 25-avril, date honnie par la droite radical-populiste. Pour Chega, la constitution de 1976, c’est le mal absolu. S’il y a bien un discours puisant ses racines dans le salazarisme, c’est surtout ce discours anti 25-avril qui est très prononcé.
Il y a deux ans, à l’Assemblée de la république, les députés Chega se sont levés au moment où retentissait Grândola, l’hymne de la révolution qui chante « em cada rosto igualdade » (« sur tous les visages l’égalité ») et « o povo é quem mais ordena » (« c’est le peuple qui commande »). Ils se sont levés et ont quitté l’hémicycle. Ils n’étaient alors que douze, et lors de la précédente législature Ventura était seul. Ils seront au moins quarante-huit dans le prochain hémicycle.
Le 25-avril est l’événement fondateur de la démocratie portugaise. Le consensus autour de cette date est fort au sein de la population. Comment ceci va-t-il évoluer avec la présence massive au parlement d’une force politique qui n’a jamais fait mystère, depuis sa création, de son hostilité totale au 25-avril ?