Vous étiez à Tel-Aviv samedi. De nombreux militants de votre parti politique sont établis dans les kibboutzim du sud du pays, près de Gaza. Quelles sont les dernières informations ?
Je connais personnellement des gens qui ont été enlevés et tués par le Hamas depuis le 7 octobre. Ce sont des amis, des collègues, des connaissances ou des compagnons de route, y compris des personnes âgées, des personnes fragiles. De nombreux kibboutzniks autour de la bande de Gaza font en effet partie de mon mouvement politique, le Meretz. Cela rend les choses très personnelles, très dures. À Tel-Aviv, mes parents âgés habitent dans une maison où il n’y a pas d’abri pour se protéger lorsque des barrages de roquettes s’écrasent sur la ville. À chaque nouvelle salve, à chaque fois que le bruit des sirènes retentit, ils paniquent, ils sont désorientés. Cette guerre nous touche tous, elle n’a rien de théorique ou d’abstrait.
C’est peut-être la singularité de ce qui arrive depuis samedi par rapport à l’état de menace permanent dans lequel vit Israël : cette fois-ci, tous les Israéliens ou presque sont directement touchés.
Il faut en effet prendre la mesure de la magnitude de cette attaque. C’est la première fois depuis 1948 que des localités israéliennes sont de fait occupées par des troupes ennemies. Des habitants tués ou enlevés, des maisons brûlées, des ennemis qui occupent des kibboutzim et les brûlent, c’est tout à fait inédit. Même les chiffres, avec un bilan du nombre de morts israéliens qui augmente de jour en jour, sont absolument sans précédent.
Tout cela est redoublé par toutes les images, toutes les vidéos prises et diffusées par le Hamas et d’une cruauté inouïe — des enfants capturés, des femmes âgées nues, terrorisées, violées. Je n’irais pas jusqu’à dire que cela évoque la Shoah, mais c’est clairement un niveau de barbarie que nous n’avions plus vu depuis des temps très reculés.
Ces milliers de morts dans un pays où nous nous sentions quelques heures plus tôt relativement en sécurité — cela fait naître un sentiment d’humiliation et d’angoisse.
Partagez-vous le constat fait par le journal Haaretz qui lie l’attaque de samedi matin à l’aveuglement de la politique de Netanyahou, dont vous êtes par ailleurs un opposant politique ?
Les responsables de ces atrocités sont les terroristes du Hamas. Mais du côté israélien, la faiblesse que le Hamas a réussi à identifier et à exploiter est liée à mon sens à deux raisons : un échec total du renseignement militaire et un échec de la politique de Netanyahou.
J’ai été membre du cabinet de sécurité et ministre jusqu’à décembre de l’année dernière. Dans ces fonctions, j’ai eu l’occasion d’être bien informé sur l’installation et l’infrastructure israélienne autour de la bande de Gaza. Il est proprement hallucinant d’imaginer qu’une telle chose, connaissant ce dispositif, ait pu arriver. Que des centaines de combattants terroristes, armés et véhiculés, franchissent au même moment la frontière, cela s’appelle une invasion — et je n’arrive toujours pas à comprendre comment elle a pu être possible. C’est la première chose. La deuxième, c’est qu’une attaque comme celle perpétrée par le Hamas depuis samedi se prépare depuis de longs mois : il faut s’approvisionner en armes, entraîner des soldats, faire des plans, répéter l’opération, etc. Que notre renseignement ait été incapable de voir cela me laisse avec beaucoup de questions.
Mais ce qu’il se passe est aussi un échec de la politique de Netanyahou. En Israël, ce mois d’octobre marquait le dixième mois d’un mouvement civique sans précédent contre le coup d’État juridique de Benjamin Netanyahou. Ce que j’appelle coup d’État juridique, c’est le spectre de toutes les tendances anti-démocratiques et fascistes au sein du gouvernement actuellement au pouvoir. Le mouvement d’opposition a agrégé des millions de citoyens, y compris des officiers, y compris l’élite de l’État — des pilotes, des médecins, des ingénieurs, des représentants du secteur des hautes technologies, etc.
Nous étions tous opposés à cette attaque contre la démocratie et c’est pour cela que nous nous sommes levés ; nous l’avons fait pour défendre, pour protéger la démocratie israélienne contre un gouvernement qui avait franchi toutes les lignes rouges — y compris celle d’accuser l’armée, les services de sécurité et ce qu’ils appellent le deep state de comploter contre l’intérêt des Israéliens. Ce gouvernement a divisé le peuple israélien, il a augmenté le niveau de haine à l’intérieur du pays à un niveau difficilement supportable.
La carte d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Pensez-vous que c’est l’image qu’il laissera ?
Oui, car ces deux facteurs combinés expliquent à mon avis comment le Hamas a fait pour réussir son opération terroriste. Et les deux se rejoignent : Netanyahou et ses proches ont déjà commencé à critiquer et à dénoncer l’appareil sécuritaire du pays en le tenant pour responsable. L’histoire nous apprendra quel a été le rôle de chacun dans cet échec mais, en dernière instance, c’est lui l’ultime responsable.
Sa responsabilité est en réalité double : avoir failli à son rôle sur le moment et avoir creusé la fracture depuis des années au sein de la société israélienne.
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Le système Netanyahou — qui reposait sur la croyance dans une certaine forme d’invulnérabilité — s’est donc effondré : diriez-vous qu’obsédé par son maintien au pouvoir, il a négligé la sécurité du pays ?
Pendant le mouvement civique contre le coup d’État juridique, les chefs de l’armée israélienne ont approché Netanyahou en lui disant que ce qu’il faisait était en train de déchirer et d’affaiblir les forces d’Israël, qu’il y avait un taux sans précédent de soldats, de pilotes, d’officiers qui déclaraient qu’ils refusaient de servir et de se mobiliser. Netanyahou a exploité ce sentiment de défiance, en expliquant que c’était de là que venait la traîtrise. Cela peut paraître fou vu de l’extérieur, mais il a en quelque sorte suivi le manuel politique de Trump.
Sa stratégie vis-à-vis du Hamas s’est elle aussi complètement retournée contre Israël, comment l’expliquez-vous ?
En ce qui concerne Gaza, la politique de Netanyahou, contrairement à la nôtre lors du gouvernement précédent, a été explicitement de renforcer le Hamas pour approfondir la tension entre le Hamas et l’Autorité palestinienne à Ramallah, qui est tout de même notre interlocutrice principale depuis les accords d’Oslo. Avec Netanyahou, un gouvernement de colons et de fascistes a cru qu’il réussirait à instrumentaliser le Hamas pour affaiblir l’Autorité palestinienne. Voilà le résultat. Je suis triste d’employer ces mots, mais je le fais parce que j’aime mon pays et qu’il faut que cela soit dit.
La doctrine de Netanyahou — exprimée très clairement devant les membres du Likoud en 2019 — a été de renforcer le Hamas en payant tous les mois des millions de dollars à l’organisation pour essayer de mettre un coin entre les Palestiniens de Gaza et ceux de Cisjordanie. Il faut dire qu’il n’était pas le seul à penser cela. Une partie de l’establishment militaire le croyait aussi — Israël avait réussi une opération assez musclée contre le Hamas il y a quelques années et pensait que cela suffirait à dissuader l’organisation terroriste. C’est ce qui a conduit aveuglément à la décision de déplacer nombre de soldats qui étaient basés autour de la bande de Gaza vers les colonies en Cisjordanie en territoire occupé. Une jeune militaire me racontait qu’elle voyait, impuissante, sur ses écrans et ses radars les membres du Hamas pénétré sur notre territoire car la frontière était dégarnie. Son poste de commandement a été attaquée. Elle a réussi à s’enfuir en courant et à échapper à la mort. Mais elle est aujourd’hui blessée, à l’hôpital.
Cette attaque terroriste a donc été rendue possible par une série de choses qui ont fait que la sécurité d’Israël, dans une stratégie globale qui faisait fausse route, s’est retrouvée complètement dégarnie.
Il y a des responsabilités imputables à Netanyahou, mais il y a aussi, dans ce moment terrible, un sentiment de rassemblement, d’unité nationale dans le deuil. Pensez-vous que le contexte justifie de travailler, au sein du gouvernement d’unité nationale qui a été annoncé aujourd’hui, avec le Premier ministre, ou considérez-vous qu’il soit allé trop loin ?
Même si je crois qu’il en est incapable car il n’est pas honnête et qu’il a un procès en cours, il serait grand temps que Netanyahou quitte le pouvoir. Je pense d’ailleurs qu’il finira par partir.
Toutefois, nous sommes en guerre. Les combats se déroulent en ce moment même. Et il me semble urgent en effet de travailler avec le gouvernement d’unité nationale, tout simplement parce qu’on ne peut pas laisser Netanyahou gérer cette guerre tout seul : lui et son gouvernement en sont incapables. Malgré tout ce qu’on peut lui reprocher, il faut mettre cela de côté et travailler à un gouvernement d’unité nationale — malheureusement avec Netanyahou. Notre priorité absolue doit être, collectivement, de gagner la guerre.
Le gouvernement d’unité correspond-t-il à vos attentes ?
La mise en place d’un gouvernement d’unité était inévitable. À ce stade, il est avant tout important d’empêcher Netanyahou de mener seul la guerre. Il en est incapable.
Un tel gouvernement, avec la coopération de Gantz et d’autres membres de son parti, pourrait apaiser un peu les tensions internes dans le pays, ce qui est également crucial à l’heure actuelle. Après une accalmie dans les combats, la principale tâche politique sera de remplacer Netanyahou. Il n’y a pas d’échappatoire et il le sait. Il va tenter dès maintenant de manœuvrer pour s’en sortir, mais son sort politique est décidé.
Même s’il quitte le pouvoir, Netanyahou laissera-t-il un héritage durable au sein de la droite israélienne — un peu comme Trump a fini par « trumpiser » le parti républicain ?
J’espère que non. D’ailleurs, le fossé, la crise profonde, existe déjà au sein de la société — qui est en un sens encore plus clivée que la société américaine puisque certains parlent régulièrement de « deux Israël »
Au bout du compte, c’est une question de leadership. Je veux continuer à croire que Netanyahou quittera le pouvoir et qu’il sera remplacé par un gouvernement raisonnable en Israël. Il y a deux jours, un ami sondeur m’a montré une enquête encore inédite qui montre que la majorité des Israéliens souhaitent un gouvernement d’unité nationale. C’est bon signe. Cela veut dire que Netanyahou a perdu la confiance des Israéliens et qu’il est incapable, en l’état, de gérer la guerre. C’est rassurant : la majorité de la population a, je crois, compris le danger qui nous guette.
Comment voyez-vous le futur politique du pays dans une guerre qui s’annonce particulièrement longue et difficile ?
Il y a deux chemins possibles. Une possibilité est l’accélération des actions militaires : elle conduira à un bain de sang au Proche-Orient et à l’émergence des tendances extrêmes en Israël et ailleurs. C’est un chemin très dangereux, mais qui est possible. L’autre chemin est celui qui, je l’espère, se réalisera : calmer les choses et revenir à la raison. Mon espoir, au fond, est que la guerre qui a lieu ces jours-ci permettra de faire évoluer la société israélienne. Nous sommes tous sous le choc de l’horreur de cette attaque, mais si nous perdons l’espoir dans un avenir meilleur, alors la catastrophe sera encore plus grande — et l’ennemi aura définitivement gagné.