Dans le cadre de la série de publication « Kaboul, deux ans après », nous avons rencontré Fatimah Hossaini, lauréate du Prix Habib Sharifi – SNBA (Société nationale des Beaux Arts). Cette bourse, créée en l’honneur du poète et universitaire Habib Sharifi, portée par l’Association Gondishapour, fondée par Sina Abedi et présidée par Amir Sharifi, vise à donner une voix aux artistes marqués par l’épreuve de l’exil et du déracinement. La bourse est ouverte aux artistes de toutes les nationalités. 

En tant que lauréate du Prix, Fatimah Hossaini compose une œuvre photographique autour d’un poème de Habib Sharifi, « Le Cri » (داد), qui sera visible à partir du 14 septembre 2023 au Salon des Beaux Arts, qui se tiendra cette année au Réfectoire des Cordeliers, rue de l’Ecole de Médecine.

Le Cri1

Si seulement ce vin, sang au cœur de la coupe pouvait me secourir
Alors que je dois boire au calice de la vie l’amertume des temps
Cette nuit
Aux flammes de la coupe, je brûlerai le cahier des noms et du renom
Pour libérer mon âme des pensées illusoires
Cette nuit
Si mon destin échu est celui que je sais
Si seulement ce destin pouvait en cette coupe trouver sa fin
Enfin, cette nuit
On dit que celui-là qui sait le sens des choses est un sage mature
Moi, le cahier des sens, je l’ai lavé au vin jeune de la coupe
Cette nuit
Toute notre prudence n’est que folle insouciance
Moi, j’ai choisis le vin sans souci de ma fin ou
peur de l’au-delà
Cette nuit
Je ne regarde plus la destinée fatale, cette vieille séductrice
Car elle ne mérite, femme de mauvaise vie, que dédain et mépris
Cette nuit
Et ne serai plus le jouet du destin qui change chaque jour
J’ai passé cette nuit
Un pacte intime et sûr avec le vin vermeil : ni désir, ni regret !

Pourriez-vous partager avec nous les grandes étapes de votre carrière en tant que photographe ? Pourquoi avez-vous fait le choix d’aller à Kaboul en 2013 ?

Mes grands-parents ont quitté l’Afghanistan durant la guerre contre l’Union soviétique et mes parents ont grandi en Iran. Je suis donc née et ai passé mon enfance loin de l’Afghanistan. J’ai pris conscience que je devais retourner en Afghanistan au moment où je me suis rendu compte que je ne m’étais jamais sentie reconnue iranienne, autour de 13 ans. En Iran, un système permet chaque année aux trois meilleurs élèves d’une classe de pouvoir partir étudier dans un prestigieux établissement. Mes parents accordaient une grande importance à notre réussite scolaire et j’étais donc bien souvent la première de la classe. J’aurais donc dû partir étudier dans cet établissement. Or à l’annonce des résultats, j’ai compris que j’avais été remplacée par un élève iranien. Je me suis rendue au bureau du proviseur pour lui demander des explications et il m’annonça que je ne pouvais pas être sélectionnée puisque j’étais « une étrangère ».

Depuis ce jour, j’ai compris ce que signifiait être afghane en Iran. Avant cet événement,  il ne s’agissait pour moi que d’un passeport et de quelques histoires racontées par mon père.

J’ai pris conscience que je devais retourner en Afghanistan au moment où j’ai réalisé que je ne m’étais jamais sentie reconnue comme iranienne.

Fatimah Hossaini

En 2013, alors que j’étudiais à l’Université de Téhéran, j’ai dû retourner en Afghanistan pour des formalités administratives pour la première fois. Lors de ce premier retour au pays natal, j’ai retrouvé une forme de connexion avec l’Afghanistan. J’ai alors recherché activement toutes les occasions d’y retourner. Après la fin de mes études en photographie à l’université de Téhéran, que j’avais commencées après avoir fini des études d’ingénieur industriel, je me suis vue offrir un poste à l’université de Kaboul, où je me suis définitivement installée à partir de 2018. Ma vie s’est alors construite entre Kaboul et Téhéran.

Mon travail est centré autour des questions d’identité et de genre. Lorsque je vivais en Iran, l’image qu’on me dépeignait des femmes afghanes était toujours très sombre. Or, quand je me suis rendue en Afghanistan pour la première fois, c’est une toute autre réalité qui m’est apparue. C’est pour cette raison que j’ai décidé de débuter mon projet « Beauty amid war », qui consiste à mettre en avant la force des femmes, leur résistance et leur beauté. 

Fatimah Hosseini, Pearl In The Oyster, Beauty Amid War, 2021

Il était difficile de mener ce projet entre l’Afghanistan et l’Iran. Même si ces deux pays sont proches géographiquement, la condition des femmes à Kaboul, même pendant la période de la République, n’avait rien de comparable à l’éducation et au niveau de vie des femmes iraniennes. Bien souvent, lorsque je prenais des photos en Afghanistan, je devais me soumettre au bon vouloir d’un mari, d’un oncle, d’un frère qui considérait que telle ou telle photographie n’était pas appropriée. La plupart des femmes dont j’ai pu publier les photographies étaient des artistes, des actrices ou des musiciennes car ce sont les seules à accepter que leur visage apparaisse publiquement. 

La condition des femmes à Kaboul, même pendant la période où les talibans n’étaient pas au pouvoir, n’avait rien de comparable à l’éducation et au niveau de vie des femmes iraniennes.

Fatimah Hossaini

Avez-vous pu constater des améliorations entre 2013 et 2021 concernant la condition des femmes en Afghanistan ?

En 2013, lorsque que je m’étais rendu au département des arts de l’université de Kaboul, je n’ai pas vu beaucoup de femmes présentes sur le campus. Mais après 2018, lorsque j’ai commencé à enseigner à l’université, j’avais bien souvent devant moi plus d’étudiantes que d’étudiants. Autour de l’université, il y avait beaucoup de cafés tenus par des femmes. Le souvenir de cette période est d’autant plus tragique lorsque l’on constate le rôle auquel les Talibans ont relégué les femmes depuis leur retour au pouvoir.  Encore aujourd’hui, des femmes afghanes luttent pour continuer d’étudier. La République des vingt dernières années a eu le mérite d’encourager les femmes à ne pas renoncer à leurs libertés.

Le souvenir de cette période est d’autant plus tragique lorsque l’on constate le rôle auquel les Talibans ont relégué les femmes depuis leur retour au pouvoir.

Fatimah Hossaini
Fatima Hossaini, Pearl In The Oyster, Beauty Amid War, 2021

En quoi consiste le travail de l’association « Mastoorat » que vous avez créée ?

J’ai créé l’association « Mastoorat » en 2019  avec un collègue de Kaboul. Le nom de notre association Mastoorat est inspiré de la première école pour femmes, que la reine Soraya (1899-1968) avait établie. J’ai décidé de créer cette association pour encourager les femmes à s’accomplir à travers l’art. En temps de guerre, les femmes, l’art et la musique sont bien souvent les premières victimes. Grâce à Mastoorat, nous avons organisé des expositions dans différents pays en Asie. Nous avons reversé une partie des fonds collectés aux familles des victimes des attentats perpétrés par les Talibans. Nous avons reçu un grand soutien de France, d’Allemagne, du Royaume-Uni, des Nations unies. Aujourd’hui, même si nous essayons de poursuivre nos activités, nous avons dû fermer nos bureaux à Kaboul.

Quel souvenir conservez-vous de votre expérience à l’université de Kaboul en tant que professeure de photographie ? Quel était l’état de la scène photographique à Kaboul lorsque vous y viviez ?

L’Afghanistan a attiré des photographes du monde entier. Après le départ des Talibans du pouvoir en 2001, les photographes locaux se sont vus quelque peu délaissés tandis que les photographes internationaux obtenaient de nombreux prix et attiraient sur eux l’essentiel de l’attention. L’intérêt esthétique pour l’Afghanistan n’a donc pas vraiment aidé les photographes afghans à se faire connaître.

À chaque fois que je me rendais à Téhéran, j’essayais de promouvoir le travail de mes étudiants et de ramener des sources photographiques que nous pourrions étudier. Une des grandes figures de cette époque est Reza Deghati, un photographe franco-afghan qui a créé l’ONG « AINA », visant à éduquer les femmes et les enfants afghans, par l’utilisation des médias, de la communication et de l’information, après le départ des Talibans en 2001. 

Le retour des Talibans au pouvoir était-il une surprise pour vous ? 

Cela fait déjà deux ans que j’ai dû quitter Kaboul. J’ai vécu le retour au pouvoir des Talibans comme une tragédie. Je ne pensais pas que Kaboul tomberait. J’étais revenue à Kaboul alors que je venais de passer quelques jours en Iran et que près de 400 villes et villages étaient déjà tombés aux mains des Talibans parce que je n’imaginais pas qu’il soit possible que Kaboul tombe aussi. 

La veille de la prise de Kaboul, je pensais toujours que la situation pouvait s’améliorer. La situation était anormalement calme. Le jour de la prise du pouvoir par les Talibans, je devais partir aux États-Unis pour une exposition. Sur la route de l’aéroport, j’ai vu des files de voitures qui se dirigeaient vers l’extérieur de la ville. Je me suis dit qu’il était peut être préférable que je repousse mon départ et suis rentrée chez moi assez sereinement. Mais, alors que je buvais un thé sur mon balcon, j’ai vu les drapeaux des Talibans dans la rue. J’ai commencé à paniquer. J’ai allumé ma télévision et compris que c’était fini. Très rapidement, j’ai commencé à recevoir des messages de menaces de la part de Talibans sur mon compte Twitter m’indiquant que les photographies que je faisais n’étaient pas appropriées, que mon travail devait cesser.

Alors que je buvais un thé sur mon balcon, j’ai vu les drapeaux des Talibans dans la rue. J’ai commencé à paniquer. J’ai allumé ma télévision et compris que c’était fini.

Fatimah Hossaini

Pendant deux jours, je me suis retrouvée bloquée dans mon appartement, ne sachant que faire. J’ai commencé à envoyer des messages à des ambassades pour savoir si je pouvais obtenir leur protection et quitter le pays. J’ai fini par me rendre à l’aéroport où la situation était apocalyptique. J’ai retrouvé une connaissance qui travaillait pour la PBS et qui m’a permis d’entrer à l’intérieur de l’aéroport. J’ai vu des troupes françaises passer et j’ai crié « Artiste, artiste ! ». Ils m’ont alors récupérée, et conduit dans le groupe d’artistes qui étaient exfiltrés vers la France. J’ai rencontré David Martinon à l’aéroport qui était le dernier ambassadeur présent après la chute de la République.

Je me suis donc réveillée à Paris, complètement désorientée. En quelques instants, ma vie a basculé.  J’ai dû accepter que je ne pourrais plus vivre en Afghanistan. 

Fatima Hossaini, Pearl In The Oyster, Beauty Amid War, 2021

Quelles ont été les dernières séries de photographies que vous avez réalisées en Afghanistan ? Dans quels courants artistiques vous inscrivez-vous ? 

Dans bon nombre de mes photographies j’utilise des robes traditionnelles afghanes. Les fleurs brodées sur ces robes représentaient le travail de femmes qui cherchaient à habiller et mettre en valeur d’autres femmes. Je m’inspire du travail et des parcours de vie magnifiques de femmes artistes comme les photographes Shirin Neshat et Shadafarin Ghadirian, par exemple.

Les rapports entre communautés et ethnicités font-elles partie de votre réflexion et de votre travail ?

La société afghane est une société fragmentée. Je ne pense pas qu’une réunification soit possible. C’est une triste réalité. Il y a énormément de communautés ethniques en Afghanistan qui se font face. De nombreux génocides ont été commis en Afghanistan contre des minorités et les peurs et le ressentiment persistent. L’émigration de mes grands-parents vers le Pakistan avant de se rendre en Iran était liée à ces discriminations. Mes grands-parents étaient Hazara et ont été forcés par des Pachtounes de quitter leur terre. Durant la période de la République, les nouvelles générations ont tenté de réduire l’écart entre les communautés. Mais tout ce travail a été balayé par le retour au pouvoir des Talibans qui veulent imposer une langue et une religion unique en Afghanistan. Les Talibans visent des aires de la communauté Hazara, de la communauté Ouzbek du Nord ouest du pays.

Comment comprenez-vous, de votre point de vue d’artiste, l’échec de la construction de la République afghane entre 2001 et 2021 ?

Je ne suis pas experte en politique mais je constate qu’au moment de l’arrivée des Américains en 2001, des millions de dollars ont été versés dans l’économie afghane. Il y a eu énormément de corruption. L’argent a été dépensé par des politiciens qui ne connaissaient pas leur population et ses besoins. A l’échelle du pays, j’ai constaté que de nombreuses personnes avaient été placées à des positions de pouvoir sans avoir les compétences nécessaires. D’une certaine manière, il s’agissait pour moi d’une démocratie fictive.

Fatima Hossaini, Pearl In The Oyster, Beauty Amid War, 2021

Pourquoi avoir choisi de venir en France ?

Je travaillais avec des artistes français et j’avais pu réaliser une exposition à l’ambassade de France à Kaboul.  La France était le pays qui avait mis le plus d’artistes sur la liste des personnes à évacuer en priorité. J’étais déjà sur la liste d’artistes à évacuer que l’ambassade de France avait mise en place dès juin. Mais oui, j’étais si confuse que je n’ai pas vraiment réfléchi à la destination vers laquelle j’allais. Quand je me suis retrouvée dans la file dédiée aux ressortissants américains j’étais entourée de marines et je n’ai pas pu m’empêcher d’éprouver une forme de trahison. J’ai donc choisi la France.

Je suis très reconnaissante  envers la France pour m’avoir sauvé la vie et sauvé ma voix en tant qu’artiste.

Fatimah Hossaini

Comment s’est organisée votre vie artistique à Paris au cours des deux dernières années ?

Avant le retour au pouvoir des Talibans, je n’étais jamais venue à Paris mais j’avais travaillé avec des journaux français. Je suis très reconnaissante envers la France pour m’avoir sauvé la vie et sauvé ma voix en tant qu’artiste. Très rapidement, je me suis vu proposer de nouveaux projets. Je bénéficie actuellement d’une bourse de deux ans qui me permet d’avoir mon propre studio d’artiste à Paris. J’ai terminé un projet photographique que j’avais initié en Afghanistan sur l’exil entre Téhéran et Kaboul. Cette série devrait être exposée au salon des beaux-arts à l’occasion de la remise du prix Habib Sharifi. J’ai pu discuter avec des artistes français, exposer dans des musées. En tant qu’artiste, je n’aurais pas pu trouver meilleure ville d’accueil. Je souhaite travailler sur le rapport des femmes à leurs racines à travers la mode. Je vais partir en Asie centrale et au nord de l’Afrique pour rencontrer des femmes et tenter de comprendre leur héritage culturel à travers leur façon de se vêtir et les restrictions auxquelles elles font face.

Sources
  1. traduction de Leili Anvar