Se dirige-t-on vers une nouvelle guerre au Sahel après la décision de la CEDEAO de poser un ultimatum aux putschistes ?
Il est difficile, à l’heure actuelle, en ce lundi 7 août, d’y voir clair. Jamais, lors des récents coups d’État menés au Mali, en Guinée et au Burkina Faso, les chefs d’États et de gouvernements de la CEDEAO n’avaient été aussi fermes. Au fil des jours qui ont suivi leur réunion extraordinaire, le 30 juillet, l’hypothèse d’une intervention militaire au Niger pour rétablir l’ordre constitutionnel a pris du poids. Certains dirigeants ouest-africain semblaient vraiment résolus, parmi lesquels le président du Nigeria, Bola Tinubu, qui est aussi le président de la CEDEAO depuis début juillet. Ils semblaient par ailleurs bénéficier du soutien de certains partenaires occidentaux, à commencer par la France. Mais le Sénat nigérian, consulté par Tinubu, a exprimé le 5 août ses réserves quant à une intervention militaire — réserves également formulées par de nombreux notables du nord du pays.
Cette position a fragilisé le président nigérian. Plus largement, elle illustre les débats qui traversent les sociétés ouest-africaines, y compris les élites politiques et militaires, quant aux conséquences d’une telle guerre, qui pourraient être majeures : outre les pertes civiles, militaires et matérielles qu’elle pourrait occasionner, elle risquerait de faire imploser la Cedeao et le relatif consensus qui régnait dans la sous-région depuis plusieurs années.
Après le Burkina et le Mali, le putsch au Niger et les développements auxquels nous assistons depuis marquent-ils la fin de ce que vous avez appelé « le mirage sahélien » ? Assiste-t-on à un changement d’époque ?
La fin d’une époque et le début d’une autre, peut-être. Il semble que l’Afrique de l’Ouest, comme d’autres régions du monde au demeurant, traverse une crise majeure. Cette crise est profondément politique : dans un contexte de fortes inégalités, de pauvreté endémique et de corruption généralisée, mais aussi de mondialisation du savoir et de généralisation de la propagande, le modèle de la démocratie occidentale tel qu’adopté — ou parfois imposé — dans cette région du monde est aujourd’hui remis en cause par une partie des populations ouest-africaines, et notamment par la jeunesse. Cette remise en cause prend différentes formes. Les coups d’État militaires, qui bénéficient d’une relative bienveillance auprès de cette jeunesse, et parfois d’un réel soutien, en sont une. Les insurrections djihadistes en sont une autre. C’est ce que les dirigeants français n’ont pas voulu comprendre : ils n’ont perçu, dans l’émergence des groupes djihadistes sahéliens, que l’aspect idéologique. « Ce sont des fous de Dieu, des terroristes, il est impossible de discuter avec eux » : voilà ce que l’on a longtemps pensé — et ce que certains pensent encore — à Paris. Or les discours des djihadistes, mais aussi les réalités sur lesquelles ils s’appuient pour gagner des partisans, sont bien plus complexes que cela. Pour certains de leurs partisans, il s’agit de renverser la table, de « dégager » des systèmes politiques qui ne leur ont jamais donné quoi que ce soit de bon, voire qui les ont opprimés. La France n’a pas voulu prendre en compte cet aspect. Elle est restée figée sur l’idée qu’il s’agit d’une guerre antiterroriste et rien d’autre. Comme je l’explique dans mon livre, il s’agit d’un mirage. L’exécutif français a fini par le comprendre, mais trop tard, et de manière partielle.
Que signifierait une intervention armée de la CEDEAO pour la politique de la France au Sahel ?
Il y a deux manières de répondre à cette question. Sur le plan de la perception, la France a tout à y perdre, dans le sens où une partie des populations ouest-africaines s’est déjà fait une religion en la matière : pour elles, la CEDEAO n’est que le pantin de la France, et une intervention militaire serait forcément le fait d’une volonté de la France. La réalité est bien plus complexe — qui peut en effet imaginer que le Nigeria soit soumis à Paris ? —, mais dans le contexte actuel, elle n’a que peu de poids. Il suffira à ceux qui défendent cette idée de rappeler que la France dispose de 1 500 soldats au Niger, dont une grande partie sont positionnés au sein de l’aéroport de Niamey – un lieu stratégique —, ou encore de renvoyer au précédent ivoirien, lorsque l’armée française était intervenue dans le conflit opposant Alassane Ouattara à Laurent Gbagbo en 2011, pour affirmer qu’une fois de plus, Paris s’ingère dans les affaires intérieures de ses anciennes colonies.
Ce qui semble certain, c’est que si elle jouait un rôle actif — opérationnel ou en matière de renseignement — dans cette éventuelle intervention, elle se tirerait une balle dans le pied. Déjà que son image est fortement dégradée dans la région, qu’elle est devenue quasiment inaudible, elle achèverait d’elle-même le processus de rupture entre les sociétés civiles ouest-africaines et la France, et risquerait même de mettre en danger les ressortissants français qui vivent dans ces pays.
[ABONNÉS] : Explorez notre cartographie sur les réactions au putsch au Niger.
En tout état de cause, le coup d’État au Niger questionne les choix qui ont été faits par l’exécutif après le retrait des troupes françaises du Mali en août 2022, et la fin de l’opération Barkhane en novembre 2022. En décidant de continuer à jouer un rôle dans la guerre contre les groupes djihadistes — sans en discuter avec la représentation nationale, et dans un cadre opérationnel très flou, soit dit en passant — la France n’a pas pris la mesure des critiques, de plus en plus virulentes, dont elle est l’objet ; mais en plus, elle a fragilisé ses propres alliés, à commencer par le président du Niger renversé, Mohamed Bazoum. Nombre d’analystes mais aussi de conseillers l’avaient pourtant prévenu : il est risqué d’afficher une coopération si étroite avec la France. Cela suscite des frustrations au sein de toutes les couches de la société. Bazoum l’assumait pleinement, et la France en parlait comme d’un « laboratoire »… Si le coup d’État n’est pas lié à cette collaboration, ses auteurs s’en servent aujourd’hui pour gagner en popularité et ainsi bénéficier d’une sorte de bouclier civil face à une éventuelle intervention armée.
De manière générale, comment analysez-vous le positionnement de la France dans cette séquence ?
Maladroit, comme toujours depuis plusieurs années. L’exécutif aurait dû se faire le plus discret possible. Au lieu de cela, on a eu droit, encore une fois, à des déclarations intempestives voire martiales, perçues comme des menaces à peine voilées d’intervention armée, de la part d’Emmanuel Macron d’abord, puis de Catherine Colonna. Le choix de tenir un conseil de défense consacré au Niger le 29 juillet à l’Élysée — et de le faire savoir — a été très mal perçu en Afrique de l’Ouest. « Le Niger n’est pas un département français », ont réagi de nombreux commentateurs. Le choix également d’annoncer l’évacuation des ressortissants français et européens, le 31 juillet, mais pas celui des 1 500 soldats présents dans le pays, a été interprété comme la volonté de peser dans ce conflit et de conserver des positions militaires qui ne sont aujourd’hui plus tolérables pour beaucoup.
La France est dans une position délicate en Afrique : quoi qu’elle dise, quoi qu’elle fasse, cela se retourne contre elle. Cette situation n’est pas qu’une conséquence de la « guerre informationnelle » menée par la Russie, comme voudraient le faire croire une partie des dirigeants français. C’est surtout le résultat d’une longue histoire d’ingérences, d’incompréhensions et d’humiliations, durant la colonisation mais aussi et surtout depuis la décolonisation, qui rendent aujourd’hui la France inaudible. Dans un tel contexte, il faudrait peut-être apprendre à se taire et à faire preuve d’humilité, et envisager de revoir de fond en comble ce que l’on appelle la « politique africaine » de la France, ainsi que son fondement, le désir d’influence.
Venons-en au grand contexte. Sans commencer complètement in medias res, votre ouvrage Le mirage sahélien revient assez peu sur la genèse de la guerre au Mali. Pourquoi ce choix ?
Je ne me suis pas trop arrêté sur le processus de déclenchement de l’opération Serval, principalement pour deux raisons. Je trouve d’abord qu’il a été relativement bien documenté. Entrer en guerre au Mali, un ouvrage collectif sous la direction de Grégory Daho, revient notamment en détail sur ce processus. Par ailleurs, je raconte dans le livre ce que j’ai vu sur le terrain durant ces dix années en tant que journaliste. Je ne connaissais que très peu le monde militaire français en 2013. Je ne couvrais pas les questions de politique intérieure française, parce qu’à l’époque je travaillais à Jeune Afrique, essentiellement en Afrique de l’Ouest : je n’étais pas spécialiste des questions militaires. Enfin, je n’ai commencé à couvrir le Mali qu’à partir du déclenchement de l’opération Serval en janvier 2013. Voilà pourquoi je n’ai pas voulu raconter la genèse de la guerre. Je m’y intéresse évidemment, parce qu’on ne peut pas parler de dix ans de guerre sans évoquer son déclenchement, mais je ne me suis pas arrêté sur tous les facteurs qui ont abouti à cette opération.
Le lobby militaire en faisait-il partie ?
Bien sûr. L’armée a joué un grand rôle dans le déclenchement de cette guerre, qu’elle avait préparée en amont. Mais j’aborde davantage ce lobbying dans le chapitre sur la transformation de l’opération Serval en opération Barkhane, en août 2014, où le lobby militaire a joué un rôle important. François Hollande avait pourtant assuré que cette opération ne pourrait pas durer dans le temps. Il a finalement changé d’avis, pour des raisons de politique intérieure et de géopolitique, mais aussi parce que les militaires l’y ont poussé. Pour les militaires, l’intérêt était avant tout budgétaire et opérationnel. Il était aussi, en quelque sorte, historique, c’est pourquoi j’aborde longuement l’aspect assez peu traité de l’héritage de la colonisation, qui est très présent dans l’armée française.
Diriez-vous que cet héritage a joué un rôle structurant dans l’élaboration de la stratégie française ?
Je me suis rendu compte à la fois en discutant avec des officiers sur le terrain mais aussi en lisant des documents de doctrine ainsi que des récits d’officiers publiés ces dernières années, que la conquête coloniale de cette région occupe encore aujourd’hui une place très importante au sein de l’armée de Terre. Tant en matière de doctrine que d’imaginaire.
Je suis notamment tombé sur toutes ces références à Lyautey dans les documents stratégiques qui ont été écrits avant 2013. La figure de Lyautey revient en force ; elle est omniprésente dans les propos des officiers avec lesquels j’ai discuté. Cet anachronisme à le convoquer alors que cette opération n’est pas censée avoir de rapport avec la conquête coloniale de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle m’a fait réfléchir. C’est presque une lapalissade que de le dire : cent ans se sont écoulés et la situation sur le terrain est complètement différente. Les militaires français sont arrivés avec leurs lunettes coloniales et ont développé des tactiques et une stratégie qui étaient en partie alimentées par cette vision. C’est ce que j’essaie de raconter avec un regard critique qui est celui d’un journaliste de terrain et non d’un spécialiste de la chose militaire.
Trouviez-vous dans vos recherches et sur le terrain des références explicites à la doctrine de la contre-insurrection et à des penseurs comme Galula — dont la redécouverte a joué un rôle clef dans la doctrine militaire américaine de contre-terrorisme ?
Galula est beaucoup plus cité par les officiers américains que par les officiers français, qui préfèrent faire référence à Lyautey et à Gallieni. En fait, il n’a jamais été cité dans le contexte sahélien. Galula n’a pas joué un rôle au Sahel. Il a évolué dans un contexte beaucoup plus maghrébin que subsaharien. Et si Lyautey n’a pas joué un rôle prépondérant au sud du Sahara, il a eu un impact dans la perception des populations sahariennes. Je sors d’un débat avec un général qui parlait encore du Mali comme d’un pays coupé en deux : d’un côté il y aurait les « blancs » (Touaregs, Arabes, …), et de l’autre les « noirs ». Cette guerre dure depuis une décennie, et pourtant cette vision caricaturale du Mali demeure.
Comment expliquez-vous la persistance de cette vision caricaturale ?
J’ai moi-même été trompé par ce discours — en tout cas au début. Tout le monde voulait y croire parce qu’il y avait, à l’époque, quelque chose d’inacceptable. Les groupes djihadistes avaient pris le contrôle d’une partie du nord du Mali et notamment de trois villes principales. Ils y faisaient régner une forme de terreur : les mains coupées à Gao, le couple lapidé dans le nord du Mali… À cette période, on craignait que le Mali ne tombe en grande partie sous le joug de ces groupes djihadistes. Au début de janvier 2013, il y avait eu l’attaque sur le complexe gazier d’In Amenas en Algérie. Les groupes djihadistes ont pratiqué la stratégie de l’attentat, ont eu recours aux enlèvements et aux prises d’otages. Personne ne voulait de ces groupes, ni en France, ni au Mali, ni dans le reste de l’Afrique. L’intervention française a été applaudie parce qu’on voulait s’en débarrasser.
C’est pourquoi on a fermé les yeux sur les conditions qui l’ont permise. Il y a eu ces fameuses colonnes djihadistes dont on disait qu’elles descendaient sur Bamako, alors qu’aucun élément ne permettait de l’affirmer. Il y a eu la lettre de Dioncounda Traoré, le président de la transition au Mali, qui a été remaniée à la demande de la France pour permettre une intervention au sol. Au début, le Mali demandait plutôt un appui aérien pour freiner l’avancée des groupes djihadistes.
Tout le monde voulait y croire, y compris le Nigeria et l’Afrique du Sud, alors qu’historiquement ces deux pays sont très critiques de l’interventionnisme français en Afrique. Les principales puissances comme la Russie et la Chine se taisaient à l’époque ; les États-Unis ont appuyé au maximum l’intervention parce qu’ils ne voulaient pas d’un nouveau sanctuaire djihadiste. Il y a eu une sorte de consentement, appuyé de surcroît par les journalistes qui, à l’époque, étaient très peu critiques. Pendant longtemps, j’ai été le seul à dénoncer des exactions, rares, mais réelles. C’est seulement vers la fin que les médias ont commencé à couvrir cette opération avec un œil critique.
Dans le chapitre intitulé « La faillite des élites maliennes », vous revenez sur la réaction d’une partie de la diplomatie européenne à la corruption de certains dirigeants au Sahel. Pourriez-vous expliciter et revenir sur cette relation ?
Les autorités françaises ne critiquent la corruption d’un régime que lorsqu’il commence à être dérangeant. La corruption au Tchad ne dérange pas les autorités françaises, la corruption au Mali sous ATT (Amadou Toumani Touré) puis sous IBK (Ibrahim Boubacar Keïta) ne les dérangeait pas non plus, parce qu’elles estimaient que la priorité était la stabilité. Il s’agit d’une erreur d’analyse majeure, parce que la corruption participe à l’instabilité du pays. Elle est généralisée au Mali, non seulement au niveau des responsables politiques, mais aussi dans l’armée, chez les élus et dans la justice. Prenons le cas du trafic de drogue : une grande partie des élites — nationales, locales, politiques, militaires ou économiques — ont un intérêt à le faire perdurer. Amadou Toumani Touré était un bon élève de la démocratie, il organisait des élections. En 2012, il était censé ne pas se représenter et transmettre le témoin au candidat qui aurait été élu. C’est pourquoi la communauté internationale a volontairement ignoré la très forte corruption. C’était une erreur.
Une figure est souvent citée chez les officiers : Bernard Lugan — un écrivain d’extrême droite, pourtant à l’écart du terrain et du sérieux scientifique. Est-ce l’héritage d’un discours issu d’une génération antérieure et réactionnaire qui perdure ?
Les officiers le sont souvent de père en fils et en petit-fils, il y a donc une culture qui se transmet. L’héritage, c’est quelque chose d’essentiel dans l’armée. Il faut ajouter que l’Afrique occupe une place très importante pour l’armée de terre, et que la conquête coloniale y est encore aujourd’hui considérée comme une période glorieuse. Lugan, qui glorifie cette histoire dans ses écrits et qui défend toujours l’honneur de l’armée — durant la colonisation comme dans la période contemporaine, au Rwanda notamment — est très populaire parmi les officiers. Par ailleurs, il a l’avantage de proposer des solutions « clef-en-main » aux militaires. Il propose une vision binaire des sociétés africaines, une vision recherchée par les militaires sur le théâtre des opérations car ils ont besoin de savoir sur qui compter. Il répond à une forme d’urgence alors que les militaires reprochent souvent aux universitaires d’être trop complexes. Lugan a enseigné l’Afrique à Saint-Cyr, l’école de référence des officiers, pendant de longues années. Sous Hollande, il y a eu des directives du Ministère de la défense pour l’exclure des institutions militaires, mais il a continué à donner des cours et des conférences de manière officieuse.
Sa lettre, L’Afrique réelle est très lue dans l’armée et l’État-major. Elle donne une grille de lecture très simpliste mais appréciée. En 2018, le chef de la force Barkhane se servait tous les mois de L’Afrique réelle pour alimenter les briefings de l’État-major de l’opération. Lugan a donc un poids réel, même si l’ensemble de la communauté des chercheurs estime qu’il n’est pas sérieux et rappelle qu’il refuse la critique de ses pairs. Il est considéré comme un usurpateur et de fait, sur le terrain, on se rend compte que ses théories sont fumeuses. Mais les militaires continuent à les percevoir comme intéressantes et comme étant les seules valables.
Dans ce contexte, même les chercheurs finissent par avoir des œillères idéologiques tendant vers un biais favorable à l’imam Dicko, alors même qu’il s’agit d’un individu trouble et ambigu. Diriez-vous que vous avez vous-même pu avoir ce biais ?
Oui, probablement, pour une raison assez simple mais critiquable : l’imam Dicko a été considéré par les diplomates français comme le diable absolu, représentant l’antithèse de ce qu’il faudrait pour le Mali. Qui sont-ils pour décider de cela ?
Pour moi il s’agit d’une erreur. Certes, l’imam Dicko, que j’ai rencontré à plusieurs reprises, est très ambigu. Il n’affiche pas totalement la couleur, on ne sait jamais ce qu’il souhaite réellement pour son pays, même s’il a clamé vouloir faire du Mali une République islamique. Mais il représente un courant très puissant, financièrement et politiquement, et il est très populaire. Le débat sur la place de l’islam au Mali est aujourd’hui très fort. L’imam Dicko pèse de tout son poids pour que l’islam occupe une place de plus en plus importante. Il verbalise un sentiment général de rejet de la démocratie malienne telle qu’elle a été mise en place ces trente dernières années, ainsi que de la corruption. Par ailleurs, ce n’est pas aux Français de décider qui doit parler ou avoir un rôle politique au Mali. C’est un peu le fil de mon livre. Si je peux paraître bienveillant avec l’imam Dicko, c’est parce que j’ai été choqué d’entendre des diplomates français se prononcer sur des domaines qui ne les concernaient pas. Ils ont voulu couper les ailes de Dicko dans une période où la France jouait un rôle important parce que son armée se battait sur le territoire malien et que politiquement IBK était en partie soumis aux dirigeants français : c’est de l’ingérence dans des affaires de politique intérieure et sur lesquelles seuls les Maliens devraient avoir à se prononcer.
À propos des chercheurs, vous faites référence à Soto-Mayor qui voit Al-Qaïda rentrer dans un processus de djihad endogène plus respectueux des intérêts de la population. N’est-ce pas une vision dogmatique de chercheurs que de s’imaginer qu’Al-Qaïda serait une formation politique capable de faire des arbitrages en faveur des populations ?
Je ne connais aucun chercheur qui valide le modèle de gouvernance d’Al-Qaïda ou de l’État islamique. En revanche, beaucoup se sont intéressés aux causes qui font qu’un certain nombre de personnes rejoignent ces mouvements. Ils se sont aussi intéressés à leur forme de gouvernance une fois qu’ils avaient conquis les territoires ruraux, qui sont aujourd’hui très importants. Au Mali, le centre du pays est — hormis les grandes villes — administré par la katiba macina qui est liée au JNIM qui est lui-même lié à Al-Qaïda.
Al-Qaïda et l’État islamique sont une menace pour les populations. Les premières victimes de ces groupes sont les civils, les notables, les élus, les représentants de l’État qui ont été tués en nombre lors de l’arrivée de ces groupes. Mais on ne peut pas s’arrêter à cette seule vision. J’ai discuté avec beaucoup de personnes qui vivent dans ces zones, y compris des gens qui avaient dû fuir parce qu’ils étaient menacés par les djihadistes. Ils ont une vision beaucoup plus complexe que cela. Ces groupes font régner une forme de terreur mais ils répondent en même temps à une révolte des populations. Un responsable d’ONG m’a fait la remarque selon laquelle, pour les bergers du centre du Mali, à choisir entre suivre les règles très strictes des groupes djihadistes et perdre ce qui les fait vivre, leur bétail, en raison de l’insécurité, ils préfèrent la première option.
L’État au centre du Mali n’existe pas, ou bien lorsqu’il existe, c’est uniquement en tant que système prédateur. Ce sont soit les militaires qui font usage de violence ou qui sont corrompus, soit les juges qui sont aussi corrompus. Il y a également des écoles mais très peu d’enfants, notamment parmi les populations nomades ou semi-nomades, sont scolarisés dans cette région. Pour beaucoup de gens, l’État tel que celui qui a été mis en place depuis l’indépendance est mal perçu. C’est peut-être une erreur que de penser que les djihadistes peuvent offrir une alternative intéressante, il n’empêche qu’un certain nombre de gens se laissent séduire par cette possibilité. Malgré toutes les idées qu’on peut avoir sur cet islam salafiste extrêmement strict et non respectueux des droits humains, on ne peut pas ignorer le fait qu’ils arrivent à séduire une partie des populations — dans des proportions impossibles à quantifier et qu’ils arrivent parfois à résoudre les problèmes de ces populations. Je le dis d’autant plus facilement que je suis arrivé avec mes lunettes de Français qui, comme beaucoup de Français, ont en horreur tout ce qui touche à une forme de gouvernance politico-religieuse. Mais il faut entendre ce que les gens vivent au quotidien. Certains se battent contre ces groupes ; ils estiment que c’est une menace, qu’il ne faut absolument pas accepter leur diktat. Mais il y a aussi des gens qui pensent qu’ils apportent une forme d’alternative à un système oppresseur.
Comment expliquer un certain storytelling de l’armée française qui ne cesse de considérer les djihadistes comme des narcotrafiquants ?
Au début de l’opération Serval, et pendant quelques années après, le grand discours était de les présenter comme des narco-djihadistes. C’était une manière de délégitimer le combat de l’ennemi, de le dépolitiser et de les réduire à du banditisme à grande échelle. Les premiers groupes djihadistes venus d’Algérie, installés au nord du Mali, ont effectivement joué un rôle dans le narcotrafic pour créer des liens avec les populations locales et amasser des sommes d’argent.
Le Mali est une route majeure qui relie l’Amérique centrale ou l’Amérique du Sud à l’Europe et aux pays du Golfe. Ils ont effectivement participé à ce trafic en sécurisant les convois de drogue. Mais pendant plusieurs années, on a voulu les présenter comme les acteurs majeurs de ce trafic alors qu’ils ne l’ont jamais été. Parmi les acteurs vraiment très importants, on retrouvait beaucoup plus de responsables politiques ou militaires et des hommes d’affaires que des djihadistes, qui eux, n’étaient qu’une petite composante dans l’immense chaîne de cette économie. J’estime que cela fait partie d’une stratégie de délégitimation de l’ennemi : pour lui ôter son combat politique ou religieux, on en fait un brigand. Ce récit se retrouve dans les écrits des officiers qui ont été sur le théâtre des opérations. Il est intéressant de noter que le même argumentaire a été utilisé à l’époque de la colonisation.
Que se passe-t-il en janvier 2015 dans ce que vous appelez « l’insurrection du centre du Mali » ?
Les objectifs de l’opération Serval avaient été atteints : au bout de quatre mois, les groupes djihadistes ne comptaient plus que quelques sanctuaires au Mali. Ils s’étaient, pour beaucoup, repliés en Libye. À la tête de ces groupes, il y avait des personnes très intelligentes, qui connaissaient parfaitement la sociologie et les territoires maliens. Pendant un an et demi, ils se sont terrés sans rester inactifs pour autant. En 2012, lorsqu’ils contrôlaient le nord du Mali, ils en avaient profité pour recruter localement, ce qu’ils n’avaient pas fait avant — il s’agissait auparavant essentiellement d’Algériens ou de Sahraouis.
En janvier 2015, au début de ce que j’appelle l’insurrection du centre du Mali avec la création de la katiba macina, directement rattachée à Iyad Ag Ghali, le conflit a changé de nature. Il est devenu très local, avec toujours le même objectif : un islam strict et rigoureux. Ils ont recruté localement et ont surtout essayé d’administrer les zones rurales, à bas bruit. C’est le fruit d’une stratégie dans laquelle Iyad Ag Ghali joue un rôle majeur. Anciennement rebelle touareg, il a rallié le pouvoir de Bamako avant de s’en éloigner. Il s’est radicalisé petit à petit. Il joue un rôle secondaire en 2012, à l’époque, les chefs d’Aqmi sont pour la plupart étrangers : Algériens, Sahraouis… Une fois qu’un certain nombre de ces chefs ont été tués par l’armée française et que les Algériens ont perdu de leur pouvoir, Iyad, qui connaissait très bien le pays, a pris les choses en main. Les Français n’ont pas voulu voir que la donne avait changé et qu’en face, l’ennemi avait de nouveaux modes opératoires. Cette période charnière intervient six mois seulement après la transformation de Serval en Barkhane. Dès le début, Barkhane se trouvait engagé dans un conflit qui n’était plus le même.
L’État malien et les services de renseignement — notamment Soumeylou Boubèye Maïga (ministre de la Défense d’IBK, puis Premier ministre, décédé en mars 2022)— n’en ont pas pris conscience ?
Soumeylou Boubèye Maïga était un homme très bien informé et très fin politiquement, il s’en était rendu compte. À cette époque, je discutais avec lui et il m’avait expliqué qu’il s’agissait d’une poudrière, que c’est vraiment très dangereux. Au niveau de l’appareil d’État, tout le monde n’en était pas convaincu. IBK avait un grand désintérêt pour tout ce qui se passait au Nord, il était plutôt concentré sur l’organisation de son pouvoir au sud du Mali. Il avait une vision « mandingue » des choses pour reprendre le mot du regretté journaliste malien Adam Thiam. En outre, l’armée ne s’étant pas reconstruite, elle n’arrivait pas à contenir militairement les groupes djihadistes. L’État dans ces zones centrales du Mali n’était plus accepté par les populations : personne n’avait de solution à apporter.
N’est-ce pas pas prêter beaucoup à Ag Ghali d’être derrière la Katiba Macina ?
Le chef de la Katiba Macina, Amadou Koufa, est un prêcheur originaire du centre du Mali qui connaît parfaitement la zone. Pendant des années, il l’a parcourue, notamment la zone inondée du delta du Niger, de mosquée en mosquée, en y faisant des prêches. Koufa est apprécié par les Peuls, la communauté dont il est issu. Il s’exprime en peul, lit des poèmes et des prêches en peul à la radio. Or Koufa est un lieutenant extrêmement fidèle d’Ag Ghali. C’est un religieux, il n’a pas de connaissances militaires contrairement à Iyad Ag Ghali. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas une forme d’autonomie de la part de Koufa et des chefs qui sont en dessous de lui mais ils restent très disciplinés à la stratégie d’Ag Ghali.
En 2017 et 2018, l’armée française a appuyé deux milices, le GATIA et le MSA, qui se battaient contre les groupes djihadistes. Pourriez-vous revenir sur les liens entretenus par la France avec les groupes armés maliens ?
Pour contextualiser, le MSA et le GATIA sont deux milices armées qui sont présentées comme fidèles à Bamako. Elles se sont constituées après 2013-2014 pour se battre dans le Nord du pays. À cette époque-là, énormément de groupes armés sont soit en opposition aux groupes djihadistes, soit plus ou moins liés, et tous se battent pour un agenda politique local ou national. Le GATIA est un groupe qui est créé à l’instigation de Boubèye ; il estime que, l’armée étant impuissante, il revient aux groupes armés fondés sur une base communautaire de s’organiser pour y suppléer. Le MSA est né d’une scission au sein du MNLA pour des questions d’ordre communautaire : des groupes s’estimaient sous-représentées au niveau du commandement du MNLA. Le MSA et le GATIA ont fini par trouver un terrain d’entente. Ce sont deux groupes qui sont principalement actifs dans la zone de Ménaka.
Ils font partie de cet écosystème de groupes armés dont les alliances fluctuent au gré de l’agenda politique ou des intérêts économiques. Ils peuvent jouer un rôle dans le narcotrafic dont on a parlé tout à l’heure. En 2017, ils jouent un rôle important dans cette zone de Ménaka parce que l’armée malienne est complètement absente. Ils sont en première ligne contre les groupes djihadistes et commencent à prendre un poids assez important. C’est à ce moment que l’armée française décide de coopérer avec eux sur le terrain, voyant qu’ elle ne peut pas compter sur l’armée malienne.
Le Niger veut également coopérer avec ces deux groupes — d’ailleurs, leurs chefs sont plus souvent à Niamey qu’à Bamako. Le principe hérité de la colonisation selon lequel il faut compter sur des communautés pour combattre d’autres communautés est réactivé. Cela devient problématique parce que ces groupes armés, même s’ils sont fidèles à Bamako, sont complètement autonomes. Ils ont leur propre agenda. Surtout, ils commettent des exactions contre des civils, essentiellement des peuls, comme tous les groupes armés de la zone. Ce sont des zones où il y a des conflits anciens entre communautés, notamment pour des questions d’accès aux ressources naturelles. Ils commettent des exactions au moment même où l’armée française les soutient. Elle ne participe pas directement aux actions, elle n’y assiste pas non plus, en revanche elle est là en soutien. J’estime que c’est une des fautes majeures de l’opération Barkhane que de s’être rendue complice de ces exactions, même indirectement.
Que deviennent ces groupes et leurs dirigeants aujourd’hui ?
On a aujourd’hui l’impression de revenir en 2012-2013. L’armée française n’opère plus au Mali donc les groupes qui se battaient contre les djihadistes n’ont plus ce bouclier, notamment le soutien aérien qui n’était pas négligeable. L’EIGS, qui est très actif dans la zone de Ménaka a repris son activité. Le JNIM l’affronte donc : deux groupes djihadistes qui ont un agenda politique différent. Iyad Ag Ghali, qui a toujours gardé une forme d’aura dans le nord du Mali malgré sa dérive, cherche à fédérer autour de lui. Comme en 2012, il pourrait y avoir une alliance de groupes tels que le MNLA, le MSA, le GATIA, Ansar Dine et le JNIM pour combattre les éléments de l’EIGS.
Que va-t-il se passer ensuite ? Cette alliance pourrait, comme en 2012, se retourner contre l’armée malienne. C’est une possibilité. Les discours guerriers à Bamako enjoignent à reprendre Kidal comme s’il s’agissait d’une priorité alors qu’une grande partie du pays est hors de contrôle.