Ankara, Téhéran, Dakar : bientôt Niamey ?

En 2010, chez Albin Michel, Jean-François Bayart1 associait les trois capitales ci-dessus dans le partage de la compatibilité de l’Islam et du modèle républicain d’organisation de la société politique. Du point de vue de la Turquie de 2021, les dernière élections au Niger traduisent la mise en œuvre d’un processus qui dépasse les frontières tribales et reconstruit l’unité nationale dans la coalition partisane.

Cette partie de l’Afrique n’est pas étrangère à la Sublime Porte comme les questions sociétales qui s’y posent. Jean-Louis Triaud rappelle comment la confrérie Sanûsiyya, qui prend naissance en Cyrénaïque (Libye orientale) apparait très tôt une alliée des «  boches  », et donc des empires centraux2. «  Elle a mis, directement ou indirectement, les forces françaises à dure épreuve dans l’est du Sahara algérien, à Agadès, au Niger, et dans le nord du Tchad, avant et pendant la Première Guerre mondiale  »3. Il va en ressortir un combat de l’administration coloniale contre l’Islam en contradiction avec les principes républicains. Ceux-ci vont offrir ensuite un instrument d’affranchissement pour les élites nigériennes. Il est trop rapide de relier le PNDS à ce mouvement historique de  détachement de la revendication nationaliste et de l’affirmation musulmane. Mais Mouhamadou Issoufou, l’ex-président du Niger qui vient de céder son fauteuil à Mohammed Bazoum était venu manifester à Paris en 2015 pour dire «  nous sommes tous Charlie  ».

Mais au-delà de cette belle histoire de l’exportation réussie des idéaux français sans doute trompeuse, l’agence Anadolu, l’organe officiel de presse turc4, a brisé un tabou en titrant que le Niger venait d’élire son premier président arabe5. C’est une bonne analyse qui a le mérite de la franchise en reconnaissant de plus que le nouveau président Bazoum est issu d’un groupe ethnique qui représente à peine 1 % de la population. La nationalité nigérienne de Bazoum a été contestée et son aspect arabe permet d’en faire un argument électoral, fut-il peu sympathique. «  Les gens ont raté l’occasion d’ouvrir le débat sur le plan juridique et judiciaire. La passion politique l’a emportée sur la raison », estime Amadou Hassan Boubacar, enseignant-chercheur à l’Université de Niamey et constitutionnaliste. « Pour avoir la nationalité, il suffit que votre mère ou votre père soit Nigérien. Or le jugement supplétif de Mohamed Bazoum et celui de sa mère indiquent qu’ils sont Nigériens », poursuit-il. Face à ces attaques à l’odeur de soufre, le candidat du PNDS ne lâche rien. « Je suis Nigérien et je suis arabe, les deux ! », affirmait-il lors de la campagne du premier tour. Il ajoutait face à la presse internationale, le 16 février dernier à Zinder, que cette « tribalisation » du débat, née de la « campagne haineuse de Hama Amadou n’aura aucun impact sur les résultats ».

Les résultats obtenus selon l’article d’Anadolu Agency (AA) relèveraient du ralliement d’une cinquantaine de petits partis à la candidature du représentant du PNDS. Le PNDS est un parti historique nigérien assez proche depuis une vingtaine d’années du PS français6. Lorsque la gauche française «  en métropole  » l’emportait, le PNDS organisait un méchoui — ou du moins les plus aisés de ses entrepreneurs que Mahamadou Tanja7 était loin de maltraiter. Il représentait une couche de cadres plus intellectuels que fonctionnaires, plus commerçants que propriétaires, liés au modèle de développement de l’uranium et au pacte du CEA puis d’AREVA avec une élite du Nord. Un moyen pour le groupe atomique nucléaire de se démarquer des conflits de Niamey avec les rébellions touareg tout en fréquentant des personnalités issues des régions troublées d’Agadez et de Tahoua. 

Le détail du scrutin vu d’İstanbul  insiste sur la contribution de ces deux régions à la victoire de Bazoum, issu de la tribu arabe des «  Oulad Souleymane  ». Les Arabes nomades présents au Niger ont migré des limites de la Libye et sont d’abord implantés au Tchad et au Mali avec des effectifs importants. Les troubles et les sécheresses du Sahel les ont incité à se réfugier au Niger où ils sont considérés comme des allogènes menacés d’expulsion8 depuis les années 1990. L’arrivée d’Issoufou va rebattre les cartes de la place d’un groupe politique, social et économique qui a besoin d’une masse de manœuvre qui se construit en dehors  de deux grands ensembles ancrés à l’Ouest et à l’Est du Niger. Le quotidien français L’Opinion dont les analyses sont souvent parmi les plus pertinentes concernant le continent africain ignorait cette dimension et retenait la face partisane du PNDS  : «   L’élection probable de Mohamed Bazoum évitera l’extinction d’une gauche laïque et républicaine en recul sur le continent — comme ailleurs — devant la poussée des nationalistes et des populistes opportunistes surfant sur les frustrations collectives. Elle fait l’affaire de Paris, qui combat la montée de l’islamisme politique et joue la continuité au Sahel au nom de la stabilité nécessaire à la lutte contre le terrorisme. »9

La carte électorale des élections de 2021 reproduit largement celle de 2016 avec le second mandat d’Issoufou.

On observe comme en 2021 que le gain du PNDS, pourtant au pouvoir est dérisoire dans les grandes villes du pays où le degré d’éducation, la mixité ethnique et l’histoire politique ont formé des terroirs sociologiques où les anciennes formes du pouvoir perdurent.

Les observateurs10 se sont focalisés sur l’ampleur des votes remportés par Bazoum à Tahoua et Agadez. «  La mobilisation en apparence très forte avec des taux de participation anormalement élevés dans certaines régions notamment dans des zones nomades de Tahoua et Agadez, zones où les représentants de l’opposition ont été chassé, jettent de sérieux doutes sur la crédibilité́ des résultats compilés, hâtivement annoncés par la CENI et dénoncés par le candidat de l’opposition comme un hold-up électoral. Ainsi, dans la région d’Agadez où a été annoncé un taux de participation de 67,66 %, certaines communes ont affiché́ des taux peu crédibles à l’image de Timia où 103,07 % de la population a voté selon la CENI. Dans 12 communes de la région de Tahoua, les représentants de l’opposition ont refusé de signer les procès verbaux en raison des graves irrégularités constatées.11 »

Ce qui semble plus contestable en ordre de grandeur dans l’influence sur le verdict final réside dans les scores urbains que Bazoum s’assure sans que l’intégrité des votes soient assurée. Autre point peu relevé sinon pour son bilan macabre, la zone de Tillabéry qui est un site privilégié du MNDS longtemps opposée au PNDS a été attaquée pendant les élections et se trouve le principal foyer d’actions des groupes armés venant du Malien. Bazoum incarne un régime qui n’a pas endigué dans l’Ouest ni à la frontière nigériane les agressions des groupes armés sahéliens et de Boko Haram. Mais il peut cependant se prévaloir d’une bande Agadez-Tahoua où les actions des groupes armés semblent relativement moins nombreuses. Bazoum et l’État peuvent y récolter la prime d’une moins grande fracture géopolitique qu’au Mali. 

Cependant il est difficile de ne pas tenir compte que l’arabité de Bazoum ne se construit pas sans la diabolisation des Peulhs et la restructuration ethnique de l’armée. Plus les mariages interethniques, la présence des Émirats Arabes Unis et de la Turquie fabriquent une classe somptuaire d’un pays où le pétrole et les trafics de drogue produisent des richesses fulgurantes. Celle-ci est dans ses vêtements, ses habitudes et ses traits beaucoup plus proche d’une société nomade occidentalisée que du paysannat nigérien qui est supposé avoir élu Bazoum.

Sources
  1. L’islam républicain : Ankara – Téhéran – Dakar, Albin Michel, Paris 2010
  2. Jean-Louis Triaud, « Une laïcité coloniale. L’administration française et l’islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) », Presses universitaires de Provence, ID : 10.4000/books.pup.5444
  3. Ibid.
  4. Créée en 1920 par Mustafa Kemal Atatürk pendant la guerre d’indépendance turque, Anadolu Agency est l’agence de presse officielle du pays. Anadolu Agency offre une couverture de qualité de l’actualité turque et internationale dans les domaines de la politique, de l’économie et du sport.
  5. https://www.aa.com.tr/fr/afrique/election-du-premier-président-arabe-au-niger-les-alliances-politiques-lemportent-sur-le-tribalisme-analyse/2163854# ! 1/3
  6. https://www.lopinion.fr/edition/international/niger-mohamed-bazoum-dernier-survivant-l-internationale-socialiste-en-236432
  7. Mamadou Tanja est le président du Niger avant qu’un coup d’État ne mette fin à son projet de prolongation de mandat et n’ouvre la voie à Issoufou et au PNDS dans leur conquête du pouvoir par les urnes. (Voir Olivier Vallée, le Grand Continent, Les EUA et les élections au Niger).
  8. https://reliefweb.int/report/niger/niger-suspends-decision-deport-arabs-chad
  9. https://www.lopinion.fr/edition/international/niger-mohamed-bazoum-dernier-survivant-l-internationale-socialiste-en-236432
  10. NIGER, «  Deuxième tour des élections présidentielles, entre violences et vol de voix : un hold-up électoral ?  » L’Observatoire du Processus Électoral (OPELE), mars 2021
  11. Ibid.