La première série d’été du Grand Continent est consacrée à l’une des figures les plus impressionnantes du XXe siècle, l’ancien directeur du laboratoire de Los Alamos en charge du Projet Manhattan, J. Robert Oppenheimer. Chaque jour de cette semaine, nous vous donnerons accès à un texte inédit en français : des implications géopolitiques et techniques de la bombe, jusqu’à ses effets philosophiques, du portrait des physiciens qui l’ont rendu théoriquement possible.
Après le long texte sur le contrôle international de l’atome, qui lance la série, nous vous proposons de prendre du recul et de découvrir, outre le magnifique essai qui a inspiré le film de Nolan American Prometheus, des livres qui peuvent accompagner les réflexions sur Oppenheimer — et, pour les Italiens et les Grecs, la grande attente de sa sortie en salle fin août.
Littérature, philosophie et imaginaires nucléaires
Leonardo Sciascia, La Disparition de Majorana (La scomparsa di Majorana, 1975), traduit par Mario Fusco, Paris, La Quinzaine littéraire, 1976. Rééd. Paris, Allia, 2012
« Depuis le 26 mars 1938, on a perdu la trace, entre son départ et son arrivée sur un bateau reliant Palerme à Naples, du physicien sicilien Ettore Majorana, âgé de 31 ans, qu’Enrico Fermi n’hésitait pas à qualifier de génie, de la stature de Galilée et de Newton. Suicide, comme les enquêteurs de l’époque veulent le croire et le laisser croire, ou fuite volontaire du monde et des terribles destins qu’un tel esprit a pu lire dans l’avenir – et le futur proche – de la science atomique ? Majorana a-t-il abandonné la physique lorsqu’il a compris que la fission nucléaire conduirait à la mise au point de la bombe atomique ? C’est sur cette question que Sciascia construit l’un de ses plus beaux livres, avec une intensité d’analyse et une quasi-identification aux motivations inavouées, à la logique et à l’éthique secrète des personnages qui frise l’incandescence de la vérité. »
Friedrich Dürrenmatt, Les Physiciens (Die Physiker en allemand), 1962
« Sous ses dehors burlesques où se côtoient savants fous et agents secrets, cette comédie propose une réflexion sur les dangers que représentent le progrès scientifique et son usage à des fins politiques. Bien qu’écrite en pleine guerre froide, la pièce la plus connue de Dürrenmatt n’a rien perdu de son actualité. »
Kazuo Ishiguro, A Pale View Of Hills (Lumières pâle sur les collines), Folio
« Après le suicide de sa fille aînée, Etsuko, une Japonaise installée en Angleterre, se replonge dans les souvenirs de sa vie.
Keiko, née d’un premier mariage au Japon, ne s’est jamais acclimatée à l’Angleterre, et surtout elle n’accepta pas le remariage de sa mère avec un homme qu’elle considéra toute sa vie comme un parfait étranger. Mais peut-être l’explication du drame demeure-t-elle enfouie dans le Japon de l’après-guerre, à Nagasaki, ville martyre qui se relevait des plaies de la guerre et du traumatisme de la bombe, durant cet étrange été où, alors qu’elle attendait la naissance de Keiko, Etsuko se lia d’amitié avec la plus solitaire de ses voisines, Sachiko, une jeune veuve qui élevait sa fille, la petite Mariko.
Premier roman du Prix Nobel de littérature Kazuo Ishiguro, Lumière pâle sur les collines est de ces livres dont on ne sort pas indemne. Écrit dans un style dépouillé, limpide, tout en demi-teintes et en non-dits, reflet d’un passé mystérieux, il possède un rare pouvoir d’envoûtement. »
Virginie Ollagnier, Ils ont tué Oppenheimer, Folio, 2023
« - Les idées doivent se partager, se mâcher, se contredire.
– Nous ne sommes plus à l’université, docteur, on parle du plus grand secret de notre époque.
– Alors, créez une université secrète.
À cet instant précis, Groves avait su qu’il croisait le regard de celui qui, comme lui, trouvait des solutions aux emmerdements. » Quand s’achève la Seconde Guerre mondiale, la célébrité de Robert Oppenheimer est immense. Mais ce brillant scientifique, à l’esprit fougueux et au charme magnétique, s’oppose au détournement de la recherche nucléaire par l’armée. En représailles, on lui retire son accréditation Secret Défense. Un procès s’ouvre alors : le père de la bombe atomique parviendra-t-il à rester maître de sa terrible invention ? »
Günther Anders, Hiroshima est partout, Éditions du Seuil, 2008
« Ce livre, plaidoyer passionné, profond et précurseur contre la bombe atomique, comprend trois textes de genre très différent.
L’Homme sur le pont – « quelque chose » qui n’a ni tête ni mains mais joue de la musique… – est le journal écrit par Anders lors de sa visite au Japon, à Hiroshima, en août 1958. Journal d’une virulence terrible contre la bombe, la guerre, les techniques de destruction modernes.
Hors limite reprend les lettres d’Anders au pilote de l’avion d’Hiroshima, Claude Eatherly, devenu une victime de la bombe, interné pour avoir refusé d’être traité en héros, ainsi que les réponses d’Eatherly.
Les Discours sur les trois guerres mondiales (1964) anticipent les réflexions récentes sur le rôle « éthique » de la peur, de la « panique », de l’effroi, qu’on trouvera plus tard chez un Hans Jonas.
Anders le reconnaît dans l’introduction de 1982, ces pages écrites plus de trente ans avant appartiennent à la « préhistoire » de la mouvance antiatomique. Pourtant, comme Jean-Pierre Dupuy le montre avec rigueur dans sa préface, elles restent d’une puissante actualité. »
Louisa Hall, Trinity, Ecco, 2018 (traduction française Gallimard, 2020)
« 15 juillet 1945, Los Alamos, Nouveau-Mexique. Robert Oppenheimer, brillant scientifique et créateur de la bombe atomique, compte les heures, les minutes. Il attend le lancement de l’essai nucléaire Trinity.
Un agent du FBI, une journaliste ou encore sa secrétaire particulière témoignent de celui qu’il était. À travers sept récits s’élabore par petites touches le portrait kaléidoscopique d’un homme de l’ombre qui a transformé le destin de l’humanité. Trinity explore les confins de la culpabilité, son influence sur les corps et les esprits. Ici, les histoires personnelles des narrateurs se mêlent à l’histoire mondiale, et les fantômes des victimes des bombes d’Hiroshima et Nagasaki surgissent à chaque page.
En interrogeant le rapport entre réalité et fiction, intime et universel, Louisa Hall compose un grand roman sur le monde terrifiant engendré par l’arme qui aurait dû en finir avec toutes les armes. »
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Céline Jurgensen (dir.), Imaginaires nucléaires. Représentations de l’arme nucléaire dans l’art et la culture, Odile Jacob, 2021
« Ce livre s’intéresse aux représentations de l’arme nucléaire dans l’art et la culture, et à la manière dont elles façonnent nos perceptions et notre imaginaire collectif. Réunissant 35 auteurs aux profils et aux modes d’expression très divers (chercheurs, diplomates, artistes, critiques, conservateurs, etc.), tels le dessinateur Plantu ou le réalisateur Antonin Baudry (Le Chant du loup), il dresse un vaste panorama invitant à penser la représentation de l’arme nucléaire : lire les œuvres littéraires, les romans, la bande dessinée qui la mettent en scène ; regarder la bombe sur le grand et le petit écran, au cinéma et dans les séries télévisées ; écouter la musique qui en parle ; ou jouer aux jeux vidéo qui la représentent. Ses chapitres s’intéressent aussi à ceux qui montrent la bombe, par la photographie ou l’exposition ; qui bâtissent les villes en fonction de cette menace et les bunkers pour s’en protéger ; qui la promeuvent dans des stratégies nationales ; et la contestent par l’humour, l’art et la culture. Cet ensemble inédit et les 170 illustrations qui l’accompagnent font de cet ouvrage de référence un objet unique en son genre. »
René Girard et Benoît Chantre, Achever Clausewitz, Grasset, 2007 (réédition augmentée 2022)
« Lorsqu’au printemps 2006, René Girard et Benoît Chantre décidèrent d’écrire un livre sur Carl von Clausewitz (1780-1831), la perspective d’une catastrophe nucléaire s’était bien éloignée des esprits. La Guerre froide semblait révolue. Quant à la « vieille Europe », elle feignait de penser qu’elle avait exorcisé ses conflits séculaires. Lancé en octobre 2007, Achever Clausewitz fut très bien accueilli et traduit en de nombreuses langues : un succès que ne garantissait pas a priori la violence de son propos. Délibérément apocalyptiques, ces entretiens sur la destruction de l’Europe, l’échec du christianisme historique et le crépuscule de l’Occident s’achevaient sur un plaidoyer pour la relation franco-allemande et les figures qui l’incarnèrent. Or personne n’attendait sur le terrain géopolitique un auteur qu’on croyait plus préoccupé par les origines de l’humanité que par la fin de l’histoire occidentale.
L’intérêt que ce livre continue de susciter, quinze ans après sa parution, tant dans les cercles militaires et stratégiques qu’auprès des littéraires, des philosophes ou des anthropologues, est l’occasion d’en publier une version revue et augmentée. Mais le contexte a beaucoup changé. En 2007, c’était les actes suicidaires du djihad que Girard et Chantre interrogeaient en relisant De la guerre. L’invasion de l’Ukraine par les troupes russes, en février 2022, tout en s’inscrivant dans la brèche ouverte par le 11-Septembre, laisse présager un conflit d’une ampleur inédite depuis 1945. Nous voici entrés dans une nouvelle ère de la violence où se profile, avec une part de hasard beaucoup plus grande que dans les années 1960 et 1970, la possibilité d’une « guerre absolue », plus encore que d’une « guerre totale ». Ces entretiens riches et denses n’ont donc malheureusement pas pris une ride. »
Jean-Pierre Dupuy, La guerre qui ne peut pas avoir lieu. Essai de métaphysique nucléaire, Desclée de Brouwer, 2019
« Nous sommes plus près d’une guerre nucléaire que nous ne l’avons jamais été pendant la Guerre froide, mais la plupart des gens sont aveugles à ce danger. Ils ont appris que les armes nucléaires ne servent qu’à une chose : empêcher que les autres les emploient. C’est ce qu’on appelle la dissuasion. Ils pensent aussi que ces armes sont trop destructrices pour qu’on soit tenté de les utiliser. Telles sont les illusions qui leur permettent de dormir tranquilles.
Entre l’été 2017 et janvier 2018, nous avons plusieurs fois frôlé une guerre nucléaire que ses protagonistes, Donald Trump et Kim Jong Un, ne voulaient nullement, pas plus que ne la voulurent Kennedy et Khrouchtchev pendant la crise de Cuba. Les intentions des acteurs comptent en effet très peu. Des « machines apocalyptiques » décident aujourd’hui pour nous, des systèmes de déclenchement semi-automatique où le faux calcul, la mauvaise interprétation ou l’accident jouent un rôle déterminant.
On repose donc ici à nouveaux frais la question de l’efficacité et de la moralité de l’arme nucléaire. »
Martin Heidegger, « La question de la technique », dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, coll. « Tel » (no 52), 1993, p. 9-48
« Ce livre est l’une des œuvres maîtresses de Heidegger, celle où l’abondance et l’originalité des vues, la hauteur poétique du langage s’affirment avec le plus de maîtrise et d’aisance. Dans ces Essais et conférences, les sujets affrontés s’enchaînent avec une inexorable nécessité.
La science qui poursuit et harcèle la nature, la technique qui la met à la raison pour mettre en sûreté des « fonds », à quel appel de l’Être obéissent-elles ? Comment l’homme habite-t-il aujourd’hui sur terre et qu’est-ce pour lui qu’habiter ? Où prend-il les mesures de son habitation et de sa pensée et de l’Être, de l’Être et des choses qui sont, des choses et du monde ?
Ainsi peu à peu le cercle se resserre autour des questions essentielles. Dans des textes qui se situent dans le même horizon de pensée que Chemins qui ne mènent nulle part, les questions se pressent et se croisent, nous conduisant non à des réponses, mais à des échappées et à des perspectives. »
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Une carte interactive
Alex Wellerstein, NUKEMAP
NUKEMAP est un simulateur en ligne des effets des armes nucléaires créé en 2012 par Alex Wellerstein. Selon ses propres termes : “Il s’agit essentiellement d’un ‘mash-up’ de l’ouvrage de Samuel Glasstone et Philip J. Dolan The Effects of Nuclear Weapons (1977) et de programmes de cartographie en ligne (initialement Google Maps, aujourd’hui MapBox)”.
Enquêtes scientifiques et journalistiques
Kai Bird et Martin J Sherwin, American Prometheus : The Triumph and Tragedy of J Robert Oppenheimer, Atlantic Books, 2008 (traduction française aux éditions du Cherche-Midi, 2023)
« La biographie qui a inspiré le film Oppenheimer de Christopher Nolan.
Le génie est parfois une malédiction. Robert Oppenheimer fut l’un des plus grands physiciens de son temps. Peu d’hommes pouvaient rivaliser avec son intelligence exceptionnelle et sa fantastique intuition scientifique. Ce talent hors norme l’a mené vers l’invention ultime, capable d’éradiquer la planète : la bombe atomique. Que penser d’un don qui conduit à la destruction universelle ? D’une soif de connaissance dont l’aboutissement est l’extinction de la vie elle-même ? Aucun homme n’a été confronté si directement à un tel dilemme.
Avec cette biographie, sacrée par le prix Pulitzer, Kai Bird et Martin J. Sherwin sondent la vie du père de la bombe atomique. Ils en explorent toutes les facettes, intimes et professionnelles, pour décrire un destin unique qui, à lui seul, résume toute l’histoire du xxe siècle : la folie de la guerre et la paranoïa du maccarthysme, la soif inextinguible de progrès et la course vers l’abîme. »
Ran Zwigenberg , Nuclear Minds : Cold War Psychological Science and the Bombings of Hiroshima and Nagasaki, University of Chicago Press, 2023
« En 1945, des chercheurs en mission à Hiroshima dans le cadre du United States Strategic Bombing Survey ont interrogé des survivants de l’attaque nucléaire. C’est le début des efforts déployés à l’échelle mondiale par les psychiatres, les psychologues et d’autres spécialistes des sciences sociales pour étudier les effets complexes de l’avènement de l’ère nucléaire sur l’esprit humain. Un réseau de recherche transpacifique voit le jour qui produit des quantités massives de données sur le largage de la bombe et les essais nucléaires qui ont suivi dans la région du Pacifique et ses environs.
Ran Zwigenberg retrace ces efforts et la manière dont ils ont été interprétés différemment par les communautés de chercheurs et de victimes. Il explore la manière dont l’impact psychologique de la bombe sur les survivants a été compris avant que le concept de syndrome de stress post-traumatique n’existe. En fait, les recherches psychologiques et psychiatriques sur Hiroshima et Nagasaki faisaient rarement référence au traumatisme ou à des catégories similaires. Les contraintes institutionnelles et politiques – notamment l’enchevêtrement des sciences psychologiques avec la science de la guerre froide – ont conduit les chercheurs à se concentrer sur les dommages à court terme et les réactions somatiques, voire, dans certains cas, à nier la souffrance des victimes. En conséquence, très peu de médecins ont essayé de remédier à cette souffrance. »
James L. Nolan, Jr., Atomic Doctors : Conscience and Complicity at the Dawn of the Nuclear Age, Harvard University Press, 2020
« À la mort de son père, James L. Nolan Jr. a pris possession d’une boîte contenant des documents familiaux privés. À sa grande surprise, ces petites archives secrètes contenaient un trésor d’informations sur le rôle de son grand-père médecin dans le projet Manhattan. Il s’est avéré que le Dr Nolan était un personnage important. Gynécologue-obstétricien de talent, il a soigné les scientifiques du projet, organisé les plans de sécurité et d’évacuation pour l’essai Trinity à Alamogordo, escorté la bombe « Little Boy » de Los Alamos aux îles du Pacifique et a été l’un des premiers Américains à pénétrer dans les ruines irradiées d’Hiroshima et de Nagasaki.
La participation au projet a mis à l’épreuve les instincts de guérisseur du Dr Nolan. Lui et ses collègues médecins étaient souvent déchirés entre leur devoir et leur désir de gagner la guerre d’une part et leur serment qu’ils avaient prêté de protéger la vie de l’autre. Atomic Doctors suit ces médecins dans leurs efforts pour maximiser la santé et la sécurité des personnes exposées aux radiations nucléaires, tout en étant au service de dirigeants déterminés à minimiser les délais et à maintenir le secret. Appelés à la fois à se prémunir contre les effets nocifs des radiations et à en minimiser les risques, les médecins se sont heurtés à l’éthique de la fin de la plus meurtrière des guerres en utilisant la plus létale des armes. Leur travail est devenu un drame très humain d’idéaux, de cooptation et de complicité. »
S. S. Schweber, In the Shadow of the Bomb : Oppenheimer, Bethe, and the Moral Responsibility of the Scientist, Princeton University Press, 2007
« En 1945, les États-Unis ont largué la bombe et les physiciens ont été contraints d’envisager des questions inquiétantes sur leur rôle et leurs responsabilités. Lorsque la guerre froide a suivi, ils ont été confrontés à des exigences politiques concernant leur loyauté et aux menaces du maccarthysme pesant sur la liberté académique. En examinant comment J. Robert Oppenheimer et Hans A. Bethe – deux hommes aux antécédents similaires mais aux aspirations et caractères divergents – ont lutté contre ces dilemmes moraux, S. S. Schweber raconte l’histoire de la physique moderne, du développement des armes atomiques à la guerre froide.
Oppenheimer et Bethe ont mené des vies parallèles. Tous deux ont reçu une éducation libérale qui mettait l’accent sur l’épanouissement moral et intellectuel. Tous deux étaient d’excellents théoriciens qui ont travaillé sur la bombe atomique à Los Alamos. Tous deux ont conseillé le gouvernement sur les questions nucléaires et se sont opposés au développement de la bombe à hydrogène. Tous deux étaient, dans leur jeunesse, favorables aux causes libérales, et tous deux ont été appelés plus tard à défendre les États-Unis contre le communisme soviétique et leurs collègues contre les croisés anticommunistes.
Pourtant, leurs réactions à l’utilisation de la bombe atomique, aux essais de la bombe à hydrogène et à la trahison de la politique intérieure diffèrent sensiblement. Bethe, qui tirait sa confiance de ses réalisations scientifiques et de son intégration dans la communauté des physiciens, a conservé une profonde intégrité. En acceptant un rôle modeste, il a continué à influencer la politique et a contribué au traité d’interdiction des essais nucléaires de 1963. En revanche, Oppenheimer a d’abord incarné un nouveau personnage scientifique – le scientifique qui crée des connaissances et des technologies affectant l’ensemble de l’humanité et qui s’attaque avec audace à leur impact – puis il n’a pas pu en assumer le fardeau. Son désir de conserver son statut d’initié, combiné à son isolement du travail créatif et de la communauté scientifique collégiale, l’a conduit à compromettre ses principes et, ironiquement, à perdre son prestige et à devenir la victime d’autres initiés. »
Cynthia C. Kelly, Manhattan Project ; The Birth of the Atomic Bomb in the Words of Its Creators, Eyewitnesses, and Historians, Black Dog & Leventhal
« La création de la bombe atomique pendant la Seconde Guerre mondiale, sous le nom de code « Projet Manhattan », a été l’une des entreprises scientifiques les plus importantes et les plus clandestines du XXe siècle. Ce programme, dirigé par le physicien J. Robert Oppenheimer, a changé à jamais la nature de la guerre et jeté une ombre sur la civilisation.
Ce recueil d’essais, d’articles, de documents et d’extraits d’histoires, de biographies, de pièces de théâtre, de romans, de lettres et d’histoires orales constitue la collection la plus complète de sources primaires sur la bombe atomique. Il comprend notammment des contributions d’Edward Teller, Enrico Fermi, Richard Feynman, Richard Rhodes, Niels Bohr, J. Robert Oppenheimer, Winston Churchill, Franklin D. Roosevelt et Albert Einstein. »
Priscilla J. McMillan, The Ruin of J. Robert Oppenheimer ; And the Birth of the Modern Arms Race, Johns Hopkins University Press, 2018
« Le 12 avril 1954, les Américains ont été stupéfaits d’apprendre que J. Robert Oppenheimer était accusé d’atteinte à la sécurité nationale. Le directeur du projet Manhattan, le visionnaire qui avait dirigé les efforts de fabrication de la bombe atomique, pouvait-il vraiment être un traître ? Priscilla J. McMillan s’appuie sur des documents du gouvernement américain récemment déclassifiés et sur des documents provenant de Russie, ainsi que sur des entretiens approfondis, pour exposer p la conspiration qui a détruit l’un des scientifiques américains les plus illustres.
Elle fait revivre les années difficiles, de 1949 à 1955, durant lesquelles Oppenheimer et un groupe de scientifiques libéraux ont tenté de contrer la cabale des responsables de l’armée de l’air, des politiciens anticommunistes et des scientifiques rivaux, dont le physicien Edward Teller, qui essayaient de prendre le contrôle de la politique américaine et de fabriquer des armes nucléaires de plus en plus meurtrières. Elle affirme que les efforts déployés pour discréditer Oppenheimer, au plus fort de l’ère McCarthy et sanctionnés par un président Eisenhower mal informé, ont marqué un tournant dans la guerre froide, empoisonnant la politique américaine pendant des décennies et créant des dangers qui nous hantent encore aujourd’hui. »
John Hersey, Hiroshima : Lundi 6 août 1945, 8h15, Tallandier, « Texto », 2019
« À exactement huit heures et quinze minutes le matin du 6 août 1945, heure locale, au moment où la bombe atomique explosa sur Hiroshima, Miss Toshiko Sasaki, employée au service du personnel de la East Asia Tin Works, venait juste de s’asseoir à son bureau en tournant la tête pour parler à sa collègue. »
En août 1946, un an après le bombardement d’Hiroshima, le reporter John Hersey se rend dans la ville martyre afin d’interviewer six hibakusha, nom donné aux survivants du chaos : un prêtre jésuite, une veuve brodeuse, deux médecins, un diacre et une jeune employée d’usine. Publié en intégralité dans le New Yorker le 31 août 1946, l’article connaît un immense retentissement au sein de la population américaine qui prend conscience de l’horreur vécue par l’ennemi japonais.
Ce récit magistral retrace les instants qui précédèrent et suivirent l’explosion de la bombe H, évoquant sa dimension politique et philosophique à travers six expériences entrecroisées. En 1985, conscient du devoir de mémoire, John Hersey retourne sur les lieux et reprend contact avec les victimes. Il raconte cette ultime rencontre dans un dernier chapitre publié la même année. John Richard Hersey (1914-1993) fut le correspondant en Asie pour Time Magazine, Life Magazine et le New Yorker. Il remporta le Prix Pulitzer en 1945. Il a été l’un des tous premiers journalistes occidentaux à se rendre à Hiroshima après le 6 août 1945. Son récit sur Hiroshima fut élu meilleur article du XXe siècle par un jury de 36 membres réunis par le département journalisme de la New York University.
G. Pascal Zachary, Endless Frontier : Vannevar Bush, Engineer of the American Century, The Free Press, 1997
« Vannevar Bush (1890-1974), l’un des technocrates qui ont façonné le développement de l’Amérique en tant que puissance mondiale, a supervisé le projet Manhattan. Mathématicien et ingénieur électricien, Bush est devenu professeur au MIT en 1919 et, en l’espace d’une décennie, s’est trouvé à la pointe de la technologie des calculateurs qui a engendré la révolution informatique. En 1940, Roosevelt le nomme président du Conseil de recherche de la défense nationale nouvellement créé. Son rôle ne fut pas celui d’un inventeur mais d’un facilitateur : tout en organisant le projet de la bombe atomique, il coordonna également d’autres interactions complexes en temps de guerre entre des communautés militaires, politiques et scientifiques qui n’avaient aucun paradigme pour travailler ensemble.
Zachary, un journaliste du Wall Street Journal ayant une vaste expérience dans le domaine des technologies de l’information, dépeint de manière convaincante et sympathique son protagoniste comme un archétype de l’ingénieur en tant que « polymathe public », la figure centrale d’une nation désormais postmoderne. Bush était un homme d’action. Comme beaucoup d’autres de sa génération, il se méfiait de la démocratie participative, préférant un modèle élitiste de prise de décision. La conviction que l’humanité n’est pas condamnée à répéter ses comportements est l’héritage le plus important de Vannevar Bush — et ce n’est en aucun cas un héritage ignoble ».