Écrire l’histoire immédiate d’une guerre en cours, comme vous vous y êtes essayés à propos du conflit ukrainien dans votre ouvrage L’ours et le renard, est-il un exercice très différent que d’écrire, comme vous l’avez tous les deux fait par le passé à de nombreuses reprises, sur des conflits plus éloignés dans le temps ? Les méthodes employées, les problèmes auxquels on est confronté, sont-ils les mêmes ?
Jean Lopez
Pour comparer avec mon travail d’historien de l’armée rouge, ce à quoi nous n’avons pas eu accès dans le cas présent, ce sont les ordres écrits de la direction politico-militaire — donc les intentions. Nous n’en disposons ni du côté russe, ni du côté ukrainien. Il faut donc inférer de la situation sur le terrain, telle qu’elle remonte au travers des sources ouvertes, les intentions des uns et des autres. C’est une différence considérable avec l’écriture de l’histoire de guerres plus anciennes. Une deuxième chose nous échappe, que l’on peut considérer en miroir de l’analyse des grandes offensives soviétiques : aujourd’hui, on dispose à leur sujet de retours sur ce qui se passait dans les arrières — l’organisation économique, la production de guerre, le recrutement, tous les phénomènes de fond qui permettaient d’alimenter la guerre depuis les tréfonds d’un pays. Pour le conflit ukrainien actuel, les sources permettant de documenter ces enjeux sont extrêmement parcellaires ; on peut les déduire — il y a certes des choses qui transparaissent — mais il est évident que cette histoire immédiate est lacunaire.
Michel Goya
L’histoire immédiate de la guerre est mon métier depuis dix-neuf ans : cela s’appelle le retour d’expérience. J’ai été payé par les armées pour faire de l’histoire immédiate sur les conflits du moment ; j’ai écrit un livre sur la guerre américaine en Irak, un autre sur la guerre entre Israël et le Hezbollah en 2006. C’est un exercice particulier, avec des limites, mais qui a vocation à fournir à chaud une première analyse dont on peut considérer qu’elle est une description à 80 % de la vérité, sachant que même l’histoire tout court n’atteint jamais les 100 %. Il faut donc être conscient des limites de l’exercice mais aussi de son intérêt.
Existe-t-il des exemples, à propos de conflits passés, d’essais d’histoire militaire immédiate qui ont passé l’épreuve du temps et peuvent toujours être considérés comme pertinents ?
Jean Lopez
On pourrait sans doute remonter à Thucydide qui fut un acteur de la guerre du Péloponnèse dont il nous a livré un récit demeuré essentiel. Plus proche de nous dans le temps, certaines parties des Bulletins de la grande armée peuvent à certains égards faire figure d’histoire immédiate. C’est une première analyse à chaud, certes en partie biaisée et truquée, mais particulièrement éclairante, notamment sur le phénomène de la bataille. De manière générale, la presse joue ce rôle d’élaboration d’une histoire immédiate des conflits : durant la Seconde Guerre mondiale, les journaux ont fourni un énorme travail en la matière. Pensons notamment au formidable travail réalisé en anglais par un immigré allemand réfugié à Londres, Sebastian Haffner. Il y a toujours eu des tentatives pour mettre de l’ordre dans le chaos des événements et leur donner de la profondeur et Haffner en est un bon exemple. Évidemment, cela manque cruellement de chiffres et de données précises, mais ce sont déjà des tentatives de réfléchir à ce qui est en cours, avec beaucoup moins de sources que ce dont on dispose aujourd’hui.
Michel Goya
Pour la Première Guerre mondiale, on pourrait aussi évoquer la monumentale série d’ouvrages sur Les armées françaises dans la Grande Guerre, réalisée tout de suite après le conflit par les armées françaises. C’était quelque chose d’assez nouveau ; les Allemands ont d’ailleurs fait la même chose. Il s’agissait d’écrire l’histoire de ce qui venait de se passer, l’avantage étant que les acteurs étaient toujours là et de nombreux documents accessibles. Il s’agissait non seulement de restituer ce qui avait été fait, mais aussi d’en tirer des enseignements ; il y a toujours une dimension normative dans ce genre d’exercice.
C’est important pour les acteurs qui sont engagés dans un conflit et qui n’ont donc pas forcément de vision globale de ce dans quoi ils sont entraînés, de disposer de telles analyses donnant du sens à leur action. À l’échelon inférieur, les soldats engagés dans le combat ont souvent du mal à saisir la logique d’ensemble des opérations et il faut donc une mise en perspective, extérieure ou postérieure, pour faire comprendre aux gens ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont vécu. Et il faut le faire le plus à chaud possible.
Où avez-vous décidé de fixer le début de la guerre ukrainienne dans votre travail ?
Jean Lopez
Les opérations de grande envergure mettant directement aux prises l’armée russe et l’armée ukrainienne, avec un rôle très secondaire pour les unités locales de combat, commencent le 24 février 2022. Mais nous avons mis cette date en perspective, en rappelant que la guerre du Donbass et les événements de Crimée en 2014 ont déjà apporté de vastes enseignements qui ne peuvent être ignorés. On peut notamment imaginer que les militaires russes ont tiré de leur adversaire une vision assez fausse, en capitalisant trop sur ce qui s’était produit en 2014-2015 et n’ont pas saisi la transformation en profondeur de leur adversaire dont les capacités de résistance les ont donc surpris.
Écrire l’histoire d’une guerre aboutit généralement à en distinguer les principales phases. Le conflit ukrainien n’est pas terminé mais, à ce stade, quelles en ont été les grandes séquences ?
Michel Goya
Ce sont des séquences d’un à trois mois. La première, évidemment, est la guerre de mouvement offensive russe, qui change de forme autour du 1er avril ; toute cette période est très rapide — elle dure 5 semaines. On bascule ensuite assez brutalement vers une guerre de position qui étire les évènements. La seconde phase court d’avril à juillet : les Russes ont à nouveau l’initiative, leur objectif affiché étant de conquérir le Donbass. S’ensuit une période d’équilibre au mois de juillet, où il ne se passe pas grand-chose, les Russes étant au bout de leurs capacités. Les Ukrainiens eux sont en train de monter en puissance — les courbes se croisent donc à ce moment-là. Juillet et août sont donc des mois d’équilibre. En septembre-octobre, c’est la période de contre-offensive ukrainienne ; les forces changent un peu, notamment autour de Kharkiv et Kherson. Arrive ensuite l’hiver — novembre et décembre — qui est une nouvelle période d’équilibre pendant laquelle on constate néanmoins un certain épuisement ukrainien et un renforcement russe. Vient ensuite l’opération Donbass II qui commence en janvier et dont on peut dire qu’elle se termine aux alentours de mars-avril ; les Russes essaient de reprendre l’initiative des opérations. C’est la période de la bataille de Bakhmout, nouvelle phase d’équilibre. Et puis désormais, on est entré dans une nouvelle séquence où les Ukrainiens prennent l’initiative.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Chaque séquence arrive au bout de son potentiel au bout de quelques mois, en partie parce que le rapport de forces est finalement assez équitable. Les forces en présence ne sont jamais suffisantes pour emporter une victoire ferme. Cela s’explique notamment par les difficultés d’approvisionnement des deux troupes : les ressources se réduisent mécaniquement, ce qui ralentit l’opération. Pour lancer une offensive comme celle qui est en cours, il faut en avoir accumulé beaucoup.
S’agissant des bornes spatiales de votre analyse, comment intégrez-vous la dimension globale de cette « guerre étendue » qu’est le conflit ukrainien à votre analyse centrée sur les théâtres d’affrontements armés ?
Jean Lopez
Nous n’opérons pas de changement d’échelle ni d’analyse géopolitique. Comme nous faisons de l’histoire militaire, nous nous intéressons à un champ de bataille, l’Ukraine donc, en particulier les zones de combat, qui s’étendent sur quelques centaines de kilomètres de profondeur, formant un grand arc de cercle qui va de l’ouest de Kiev jusqu’à l’ouest du Dniepr.
C’est notre terrain d’investigation privilégié, mais l’on constate qu’à partir d’un certain moment, les Ukrainiens prennent de l’assurance et commencent à mener des actions dans la profondeur du territoire russe ; c’est très ponctuel et très spectaculaire, comme à Belgorod. Le conflit prend ainsi une dimension nouvelle. Cela a un gros impact politique, psychologique, médiatique, militaire aussi, sans doute, bien que dans une moindre mesure.
Nous nous sommes contentés de signaler la fermeture de la mer d’Azov — devenue un lac russe — et le blocus de décembre, qui a mis fin à un trafic très important pour le reste du monde, celui des céréales et de certaines matières grasses. C’est une conséquence de la guerre, mais ça n’est pas l’objet du livre.
Michel Goya
On a en fait distinguer trois cercles : le premier est l’Ukraine et particulièrement le front dans l’est ; le deuxième est la périphérie — la Biélorussie, la Russie proche, la mer Noire et éventuellement la Transnistrie ou la Moldavie, qui apparaissent dans le paysage et sont susceptibles d’engagements — ; le troisième est le reste du monde, le cadre global de la confrontation par la guerre entre la Russie et les Occidentaux. Dans ce cercle, on fait pression sur ses adversaires, sans se faire directement la guerre : c’est là aussi que s’alimente le conflit. Certes, l’aide militaire occidentale est un élément fondamental de l’effort de guerre ukrainien, et donc de la guerre en soi, mais l’on ne s’étend pas dessus : nous n’en parlons que dans la mesure où cela influence directement les opérations.
Jean Lopez
Il y a un débat sémantique sur ce qu’est la guerre à laquelle les Russes ont beaucoup réfléchi. Pour eux, la guerre, c’est le combat : le sang coule, les armées s’affrontent. Tout le reste relève de la confrontation. Aujourd’hui, en lisant certaines analyses, on a l’impression que la Russie a étendu le concept pour l’identifier à celui de guerre hybride, ce qui relève de la guerre économique, de la cyberguerre, de différentes méthodes pour influencer les opinions adverses. Cependant, si tout devient guerre, le concept perd de son contenu, or l’histoire doit avant tout restituer la nuance, partout et toujours. Ce n’est pourtant pas compliqué : il n’y a qu’un peuple qui sait vraiment qu’il est en guerre totale, c’est le peuple ukrainien, parce que les hommes partent massivement au front, parce qu’il compte des millions de réfugiés, parce que presque toutes les villes sont bombardées. Les Polonais ne savent pas qu’ils sont en guerre ; ils n’en ont pas conscience. Les Russes commencent eux à le comprendre. C’est précisément l’enjeu pour les Ukrainiens, via des opérations comme celle de Belgorod : amener le peuple russe à comprendre progressivement qu’il est engagé dans une guerre avec tous les risques que cela comporte.
Michel Goya
C’est en effet très ambivalent. D’un côté, il existe un discours russe très militariste et nationaliste, qui célèbre ad nauseam la grande guerre patriotique. Mais dans le même temps, il y a un souci de préservation de la majorité de la population russe — du moins russe centrale. C’est une situation un peu étrange. Ibn Khaldoun disait que la particularité des empires est de démilitariser leur population pour réserver l’emploi de la force à des troupes étrangères ou à des guerriers. La Russie engage dans cette opération spéciale un contingent relativement petit de troupes professionnelles, préservant le reste de la population. Il faudra attendre octobre pour envisager la mobilisation des forces, ce qui montre bien qu’il y a une extrême réticence à impliquer complètement la nation dans la guerre : le Kremlin souhaite maintenir la dissociation. Il y a aussi des raisons politiques à cela : on démilitarise la nation pour éviter qu’elle ne se révolte. C’est un véritable paradoxe : on chauffe à blanc la population dans le discours, mais on ne l’implique pas réellement dans la guerre qui reste périphérique pour la majorité des Russes.
L’autre paradoxe tient au fait que dans le discours russe, on dit qu’on est en guerre contre les États-Unis et l’Occident, mais on use d’euphémisme comme « opération militaire spéciale » pour désigner l’action en Ukraine. Il faut être clair sur ce qui relève de la guerre. Il y a en effet une certaine confusion : la guerre est un affrontement politique impliquant de la violence à grande échelle. Le reste relève d’affrontements d’autres natures : on agit alors sur l’autre par des sanctions économiques, des embargos ou des cyberattaques. Il s’agit de guerre uniquement si vous y rajouter des combats car c’est la nature de la guerre est d’être violente.
On peut aussi se frotter un peu. Il y a deux ans, la Chine et l’Inde se sont affrontés dans l’Himalaya – il y a eu une dizaine de morts de part et d’autre mais on restait cependant encore aux limites préliminaires de la guerre. De même, la Russie et les États-Unis se sont littéralement affrontés en Syrie : Wagner a attaqué une base américaine. Mais on n’était pas en guerre pour autant, on restait sur la marge entre confrontation et guerre.
Lorsque l’offensive russe a été déclenchée le 24 février, la plupart des observateurs pensaient que les Ukrainiens plieraient assez vite. Ce n’est pas ce qui s’est produit. Comment l’expliquer ?
J’ai d’abord eu moi-même cette impression que l’armée ukrainienne plierait en trois semaines. Cela n’aurait pas signifié une victoire pour autant. Je pensais au contraire que la guerre durerait longtemps, mais sous d’autres formes. J’étais de cet avis par manque de travail. J’avais étudié les évènements de 2014-2015 et j’en avais gardé le souvenir des militaires russes qui s’étaient imposés de manière écrasante dans le Donbass où ils étaient intervenus par deux fois. À chaque fois, ils avaient battu l’armée ukrainienne de manière nette. L’on peut aussi songer à ce qui s’est produit lorsque les Russes se sont emparés de la Crimée : il y avait là 16 000 soldats ukrainiens et pourtant rien ne se passa, ils ne bougèrent pas. C’est une situation qui paraissait inconcevable.
Considérant les conflits passés, je n’ai pas vu — tout comme les Russes — que la défaite avait été un stimulant du côté ukrainien. J’ai donc négligé le fait que l’armée russe évoluait lentement tandis que l’armée ukrainienne s’était entretemps transformée, de manière extrêmement rapide. Il est toujours difficile de savoir comment se comporteront des armées dans le futur, lors de leur rencontre : c’est comme imaginer deux équipes de football qui se rencontreront dans deux ans et chercher à prédire l’issue du match en sachant qu’elles ne joueront aucun match entretemps.
Dans ces situations, on se concentre sur le visible : on voit les parades, qui sont impressionnantes, et le matériel russe que l’on peut essayer de recenser. Mais on ne voit pas l’invisible : les compétences, l’organisation et les méthodes, qui sont essentielles dans la réalité de la guerre. Celle-ci agit ainsi comme un révélateur, au sens chimique : on voit ce qui se passe.
Rétrospectivement, cette opération de février était-elle vouée à l’échec ou avaient-elles des chances de succès si elle avait été mieux menée par les assaillants ?
Est-ce que les Russes auraient pu l’emporter ? L’opération a été réussie dans le Sud où ils ont conquis une grande partie de la région de Kherson et de Zaporijia en quelques jours. De même, ils ont reconquis une grande partie du territoire autour de Lougansk. Mais l’opération de plus grande échelle était autour de Kiev et ce fut désastreux pour eux. S’ils avaient été mieux organisés – avec une planification plus longue, un emploi plus efficace des forces aériennes, qui fut au départ un échec total – ils auraient peut-être pu mieux réussir. Il faut toutefois rappeler que c’est la première guerre menée à cette échelle depuis 1945 par la Russie : certes, en Tchécoslovaquie en 1968, 500 000 hommes furent mobilisés pour étouffer le pays mais les combats étaient de toute autre nature. Une opération de cette échelle, nécessitant une formation et un savoir-faire de ce type, est une première.
À ce stade du conflit, quel est le rapport de force dans les trois théâtres d’opérations de la guerre que sont la mer, l’air et la terre ?
Jean Lopez
En ce qui concerne la mer et l’air, les Russes ont eu au départ une supériorité écrasante ; en termes de matériel, mais aussi de points d’appui, si l’on raisonne en termes de bases navales et aériennes, on avait ainsi l’impression que cela leur donnerait un gros avantage. Or, on a pu être surpris que ce soit le combat terrestre qui détermine le succès de la guerre. En définitive, air et mer se sont révélés être les parents pauvres de la guerre. D’abord parce qu’on avait surestimé la flotte russe de la mer Noire qui avait beaucoup vieilli. Concernant l’aviation, c’est plus compliqué. Les Russes ont essuyé de fortes pertes au départ, plusieurs centaines d’appareils sont allés au tapis, mais ils n’ont pas osé engager massivement leurs avions, parce qu’ils n’ont pas été capables de liquider la défense antiaérienne ukrainienne. Celle-ci est restée intacte et elle n’a cessé de se renforcer.
Nous avons été amenés à penser – depuis les campagnes sous égide américaine en Irak et en Serbie – qu’une domination forte dans les espaces marin, aérien ou cyber suffisait à obtenir un effet stratégique. Les forces terrestres n’auraient été là que pour conclure une victoire acquise en amont par une paralysie totale obtenue grâce au cyber, aux raids aériens, et aux centaines de missiles tombant sur les bases ennemies… La France a ainsi été habituée à cet état de choses : entre 1990 et 2011, elle a participé à cinq guerres, dans cinq coalitions dominées par les Américains. Il n’y a jamais eu un soldat français qui soit tombé au combat face aux balles ennemies parce que tout s’était très largement décidé avant l’engagement des forces terrestres.
Nous sommes donc avec la guerre d’Ukraine dans une situation d’anomalie. Pourquoi ? Parce qu’en face des troupes russes, il y a des moyens de défense, des systèmes anti-accès qui bloquent toutes les avancées dans les espaces fluides. La défense antiaérienne ukrainienne est très solide et rend rapidement l’avancée dangereuse. Les Russes n’ont pas réussi à la neutraliser. Il semble ainsi très périlleux, voire presque impossible pour les avions et les hélicoptères russes, de pénétrer à l’intérieur du territoire ukrainien. C’est valable aussi pour la flotte : on a une défense antinavire à base de missiles et d’artillerie, menée à partir des côtes, qui rend leur approche malaisée. Dans le domaine des communications et du cyber, les Ukrainiens résistent. Les Russes ont été incapables de couper le système de communication ukrainien, parce que le système spatial leur échappe.
Au bout du compte, peut-être par contraste, on est revenu à une prépondérance des opérations terrestres pour amener à une supériorité. Or sur ce terrain, les forces étaient plutôt équilibrées, ce qui a amené rapidement la guerre de mouvement à se muer en guerre de position. On est donc revenu à une forme archaïque de guerre, toutes les autres formes ayant été neutralisées en amont.
Dans l’affrontement sur terre, qu’est-ce qui fait la différence ? La qualité de l’armement, notamment grâce à l’aide occidentale ou plutôt la stratégie employée pour l’utiliser ?
Michel Goya
Les deux, mais dans tous les cas, il faut bien distinguer ces facettes. Pour donner un exemple, on entend parfois dire que pour attaquer, il faut être à trois contre un. En vérité, c’est une erreur. Certes, au niveau opérationnel, si vous avez 300 000 hommes contre 100 000, c’est préférable, mais au niveau tactique cela ne marche pas ainsi. On s’aperçoit dans le combat moderne que les rapports de forces sont assez équilibrés. Il ne sert à rien de concentrer les forces sur un point donné — vous multipliez simplement les pertes. En revanche, ce qui fait vraiment la différence, c’est la qualité humaine, tout le capital invisible, dont la capacité de commandement. Il ne faut donc pas compter en volume de forces, mais en niveaux tactiques. Les unités qui ont un niveau de tactique supérieur sont celles qui, systématiquement, vainquent le niveau inférieur.
Vous pouvez compenser cela en étant sur la défensive, en étant retranchés, en ayant des appuis extérieurs – et certes, il est possible de contrebalancer le tout. Mais, pour l’essentiel, la seule chose comptant est la qualité militaire des hommes qui se battent. Au niveau du personnel, c’est effectivement autre chose : c’est là que la coordination des moyens compte. Mais dans les deux cas, même en étant tactiquement supérieur — au point de gagner toutes les batailles – si vous n’êtes pas assez nombreux ou n’arrivez pas à coordonner le tout au niveau global, vous perdez tout de même la guerre.
Jean Lopez
Dans cette équation il y a un élément important pour les Russes : celui de l’information dont on dispose sur l’adversaire. Un des apports des Américains est d’avoir mis toute leur imagerie satellite à disposition des Ukrainiens. Celle-ci est active en permanence, via des satellites radar, donc par tous les temps, y compris la nuit grâce aux infrarouges et aux rayons gamma. De l’autre côté, les Russes n’ont que des satellites qui passent par bandes, et dont les Ukrainiens connaissent les heures de passages – ce qui leur permet d’arrêter les mouvements pendants ces moments. Ceci pose beaucoup de soucis aux Russes, notamment dans le contexte de la contre-offensive actuelle : les Ukrainiens sont mieux renseignés sur leurs adversaires que l’inverse.
Michel Goya
Ils sont aussi mieux renseignés par la population : les opérations se passent à l’intérieur du territoire ukrainien, uniquement dans des zones occupées. Les téléphones portables y jouent un rôle important : c’est un moyen incontrôlable, il permet de maintenir le lien entre le partisan et le gouvernement central. Il y a donc une supériorité de renseignement incontestable du côté ukrainien, alors qu’on pensait au départ que celle-ci se situait du côté russe en raison de complicités et parce qu’ils ont passé des années à noyauter les réseaux et systèmes de sécurité ukrainiens — non sans succès, pour être franc, ce qui a contribué à la victoire dans le Sud.
Quel est le rôle de l’arme nucléaire dans ce conflit ?
Jean Lopez
Elle n’a pas été employée, mais elle représente une présence constante : ne serait-ce que par les précautions que les États-Unis et l’OTAN sont obligés de prendre en permanence vis-à-vis de la Russie. On ne peut traiter cette dernière comme l’Irak. Si la Russie n’avait pas eu d’armes nucléaires, les États-Unis auraient mis des bottes sur le terrain.
Michel Goya
Lorsque l’Irak envahit le Koweït, on a pu dire que c’était inadmissible du point de vue du droit international. Or, ce qui se passe en Ukraine est sensiblement la même chose du point de vue du droit international. On dit pourtant dans les capitales occidentales que ce n’est pas la guerre. La différence entre les deux cas, c’est que l’Irak ne disposait pas de l’arme nucléaire, ce qui change beaucoup la donne. L’arme nucléaire est comme la reine sur un jeu d’échecs : même si elle ne bouge pas, tout le monde la voit et elle influence tout le jeu. La différence néanmoins, c’est que Poutine montre parfois qu’il en dispose. Les effets demeurent pourtant les mêmes.
Cette peur joue donc en toile de fond, elle fait que nous sommes finalement relativement modérés et n’allons pas trop loin dans notre soutien à l’Ukraine. C’est assez remarquable : même la vague de livraisons des armements s’est faite progressivement. On a peur de la réaction des Russes si bien que les Américains interdisent aux Ukrainiens d’utiliser les armes qu’ils leur envoient pour attaquer le territoire de l’agresseur. Je me rappelle d’une réunion de brainstorming à laquelle j’ai participé au début de la crise, pendant laquelle on s’imaginait ce que les Russes pourraient faire en représailles contre le soutien de la France à Zelensky. Tous les scénarios possibles avaient été revus – attaque bactériologique, attaque cyber, soutien au terrorisme, sabotage… Il ne s’est finalement pas passé grand-chose. Par peur du dérapage, l’Occident cherche à ne pas avoir d’incident sur la ligne de contact Russie/OTAN.
Jean Lopez
On l’a bien vu lorsqu’un missile est tombé sur un village polonais. Les Américains ont fait preuve de retenue. Mais il faut aussi compter avec la question des centrales nucléaires. Les Russes n’ont pas hésité à faire sauter un barrage, avec les risques que cela comporte. Un incident de centrale nucléaire serait une manière pour les Russes de créer une panique sur les arrières — via un nouveau Tchernobyl.
La rébellion de Prigojine constitue-t-elle un tournant dans la guerre ? Que nous apprend-elle de l’état de l’armée russe ?
À court terme, cette rébellion vite avortée ne change rien au rapport de force militaire sur le terrain. Aucune troupe n’a été retirée du front pour faire face à la marche de Prigojine qui s’est avérée être un feu de paille. Toutefois, cette affaire met en lumière l’existence en Russie d’une contestation de la gestion poutinienne de la guerre dont Prigojine se fait le porte-parole, en accusant le pouvoir de ne pas assumer la guerre qu’il a engagé, de ne pas mettre le paquet pour la gagner, de ne pas faire comprendre à la population russe qu’elle est engagée dans une guerre totale et qu’il faut mobiliser les ressources humaines et économiques en conséquence. La voix de Prigojine porte d’autant plus qu’il est, côté russe, la seule figure héroïque de cette guerre. Face à cette ligne maximaliste défendue par Prigojine, la ligne Poutine consiste au contraire à dire que cette « opération militaire spéciale » qui n’était censée durer que quelques jours s’éternise, mais qu’il faut continuer à en minimiser les effets en Russie, la cantonner aux lisières du cœur du pouvoir poutinien — la grande Moscovie.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Par ailleurs, la révolte de Prigojine met à jour l’état de division des forces armées russes. Le noyau militaire institutionnel, héritier de la tradition militaire soviétique et russe, n’est qu’un élément dans un ensemble où cohabitent de nombreuses forces autonomes qui ne dépendent ni du ministre de la défense Sergueï Choïgou ni du chef d’État-major Valeri Guerassimov : Wagner, Kadyrovtsy, Garde nationale, FSB, SRB (les services spéciaux extérieurs). Cette fragmentation est le décalque militaire de la situation oligarchique dans laquelle vit la Russie : une série de fiefs économiques tenus par des individus très puissants qui sont chacun en mesure de se doter d’une force armée qu’ils rémunèrent eux-mêmes. Même le ministre de la Défense, Choïgou, qui devrait être celui qui défend le pré-carré de l’armée professionnelle, possède sa milice privée, Patriot. En temps de paix ou lorsqu’on ne fait que des opérations extérieures lointaines — ce qui était la fonction première de Wagner —, cela fonctionne à peu près. Mais dans cette guerre ukrainienne, cela tangue car l’armée russe s’avère trop faible et qu’il n’y a donc pas d’autres solutions que de faire appel à ces autres armées, qui peuvent vite s’avérer incontrôlables.
Jean Lopez, si vous étiez aujourd’hui à la place du chef d’état-major de l’armée russe, que suggéreriez-vous de faire au président Poutine ?
J’aurais tendance à lui dire la même chose que von Rundstedt à Hitler : faites la paix. Mais pour entrer davantage dans votre hypothèse, je pense qu’il ne faut pas sous-estimer l’appareil militaire russe. Il a fait son travail, ils ont utilisé les méthodes qui ont réussi en 1943 : une solide défense multicouches, en profondeur, notamment via le minage permanent du champ de bataille. À l’époque, des membres du génie allaient, via des camions, mettre des mines sous les chars allemands là où on avait déminé ; désormais, cela se fait via des missiles pour reminer là où les Ukrainiens ont déminé. L’armée russe a donc fait ce qu’elle a pu. Si j’étais un chef d’état-major russe et que j’étais issu du sérail nationaliste, je pousserais à l’extension ; je demanderais au président d’augmenter les moyens humains et économiques pour l’armée. C’est la pente naturelle du militaire.
Et vous Michel Goya, si vous étiez placé à la tête des forces ukrainiennes, que décideriez-vous de faire ?
Michel Goya
Pour l’état-major ukrainien, le problème, c’est que plus on avance dans la guerre, plus les options se réduisent. Je pense que les militaires ukrainiens ont eu tort de vouloir s’accrocher absolument au terrain à partir du mois d’avril. Ils ont été excellents dans la bataille de Kiev, une phase mobile où ils furent très supérieurs aux Russes, en raison d’une plus grande souplesse et densité de forces. Ils échappaient de cette manière à l’arme principale des russes qu’est l’artillerie. Les Ukrainiens ont néanmoins renoncé à ce type de combat en décidant de ne rien lâcher sur le terrain ; là, ils ont subi des pertes considérables qui ont contribué à enrayer la montée en puissance ukrainienne. Il eut fallu laisser venir, laisser attaquer le Donbass, puis harceler, contre-attaquer et reprendre le terrain.
Sur cet aspect, les Russes agissent différemment : autant au niveau le plus bas, on sent qu’il y a un mépris de la vie des hommes, autant au niveau opératif, il y a plus de souci de préserver leurs forces. Les Russes n’ont jamais hésité à se replier lors de situations critiques. Il est vrai qu’ils ne sont pas chez eux et que c’est donc plus facile. C’est ce qui s’est passé autour de Kiev, autour de la tête de pont de Kherson aussi ; lorsqu’ils ne tiennent pas sur le terrain, ils font de la défense en profondeur, les premières positions ne devant pas être tenues absolument. Les Russes préservent donc plus leurs forces que ne le font les Ukrainiens.
On est dans une situation où, opérativement, il n’y a pas beaucoup de solutions pour les Ukrainiens ; il leur faudrait une grande victoire, planter le drapeau sur Marioupol par exemple, de sorte que l’on puisse atteindre un point d’équilibre dans les négociations avec la Russie, qui soit acceptable par elle, par exemple, la ligne de départ du 24 février, sans avoir à pénétrer dans des choses politiquement plus complexes comme le Donbass ou la Crimée. On a donc peut-être le potentiel pour une ou deux opérations de grande envergure — mais la clé sera peut-être de songer à des compromis diplomatiques, quitte à faire une nouvelle guerre ensuite quand on aura accumulé suffisamment de forces.
Jean Lopez
Il y a une contradiction dans le discours ukrainien ; la volonté d’intégrer au plus vite l’OTAN signifie qu’il faut que la guerre se termine auparavant — l’OTAN ne pouvant accepter un pays en guerre, sous peine de déclencher la clause de défense mutuelle de l’article 5. En même temps, il faut savoir qu’une fois entrée dans l’OTAN, il serait quasiment impossible pour l’Ukraine de reprendre le combat : l’Alliance ne soutiendra pas une attaque en sens inverse. Pour les Ukrainiens, il est donc indispensable de l’emporter maintenant.
Le titre de votre ouvrage, L’ours et le renard, fait penser à une fable de La Fontaine. Quelle en serait la morale ?
Disons que l’ours a eu bien tort de penser n’avoir en face de lui qu’un petit renard. Et que le renard aurait tort de vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué.