Le syndrome impérial de la Russie selon Jin Yan

Doctrines de la Chine de Xi | Épisode 11

L'invasion de l'Ukraine par la Russie a agité les milieux intellectuels chinois. Dans ce texte, l'historienne Jin Yan exprime une position plutôt favorable à Moscou mais qui dessine en filigrane un avertissement pour les Chinois : la Russie a l'ambition de "redorer" son empire — c'est un mauvais choix stratégique au niveau mondial, qui crée une situation potentiellement plus dangereuse que la guerre froide.

Auteur
David Ownby
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© Sergei Savostyanov/TASS/Sipa USA

Jin Yan (née en 1954) est professeur à la faculté des sciences humaines de l’Université des sciences politiques et du droit de Chine (中国政法大学). Éminente spécialiste de l’histoire russe et soviétique, elle a notamment publié de nombreux ouvrages sur l’histoire de la Russie mais aussi sur sa période contemporaine et plus généralement concernant l’Europe de l’Est, rédigeant souvent des textes en commun avec son mari, le célèbre historien Qin Hui.

Le texte traduit ici 1 est l’un des nombreux textes publiés par des intellectuels publics chinois depuis le début de la guerre en Ukraine et qui cherchent à expliquer les racines du conflit sans prendre explicitement parti. En d’autres termes, ils ne soutiennent, ni ne critiquent, la position du gouvernement chinois. Ils ne condamnent pas vocalement l’agression de la Russie non plus. Jin parvient néanmoins à faire comprendre son point de vue, que l’on peut entrevoir dès le titre de son texte, qui signifie littéralement « refaire les dorures » en mandarin. Il s’agit ici d’une référence aux icônes dorées que l’on trouve dans les temples bouddhistes en Chine. Bien que  la nuance soit difficile à transcrire en français, Jin voulait sûrement comparer la notion d' »empire » en Russie à un symbole religieux, et suggérer que la Russie ne fait que « restaurer le temple de son propre empire » et donc ne fait que tenter de recycler son propre passé. Ainsi, même si l’auteure exprime une certaine sympathie pour la position russe et pour la guerre, elle souhaite marquer une distance vis-à-vis de l’idée d’une restauration de l’empire russe comme perspective future.

L’argument de Jin est fondamentalement historique : l’Union soviétique s’est effondrée, ne laissant que la misère et une quasi-anarchie dans son sillage. Lorsque le libéralisme et la démocratie n’ont pas opéré leur magie, « l’empire » est venu combler le vide et offrir une justification de la grandeur passée et future de la Russie. Jin ne se concentre pas particulièrement sur Poutine dans ce texte, mais souligne que l’acceptation de l’idée d' »empire » est très répandue parmi les intellectuels et l’opinion publique. Laissant de côté l’OTAN ou les considérations de sécurité, elle reprend à son compte l’idée souvent mobilisée par les partisans du Kremlin que, lorsque, dans les années 1990 et 2000, la Russie — et Poutine — ont tendu la main à l’Occident pour obtenir de l’aide (adhésion à l’OTAN, exemption de visa pour les voyages en Europe), l’Occident aurait généralement rejeté la Russie. Jin soutient que l’Occident aurait pu mieux jouer ses cartes, en proposant un nouveau plan Marshall pour aider la Russie à traverser une période de grandes difficultés. En l’absence d’une telle assistance, Poutine — et une grande partie de la Russie — se sont montrés hostiles à l’égard de l’Occident et ont décidé de défendre leur identité de grande puissance par d’autres moyens.

Jin Yan commence et termine son essai par un appel subtil aux dirigeants chinois à faire preuve de prudence. Il ne s’agit pas d’une nouvelle guerre froide, insiste-t-elle, mais Poutine représente une incarnation de la Russie dont le sentiment ne disparaîtra pas même si le dirigeant du Kremlin devait quitter le devant de la scène. Le monde pourrait donc finir par se diviser à nouveau en « camps » définis non pas par l’idéologie mais par leur attitude envers la Russie. Jin pose ici une question fondamentale : quel camp la Chine veut-elle rejoindre ?

La Russie contemporaine a un héritage commun avec la Russie tsariste et l’Union soviétique. Cependant, elle s’inspire davantage de l’empire tsariste que de l’expérience soviétique.

La similitude des politiques de Poutine avec les politiques intérieures et extérieures des Tsars ne fait plus aucun doute. Des poupées, des peintures et des sculptures rappelant l’ère tsariste sont visibles partout dans les rues en Russie, et dans chaque attraction touristique, les voyageurs se pressent pour prendre des photos avec des personnes déguisées en Pierre le Grand ou Catherine. Les symboles et les slogans de l’empire ont fait leur retour, tous les tsars sont devenus des figures positives, et Nicolas II a été « canonisé » et fait désormais l’objet d’un culte. Soixante-dix ans de travail idéologique du Parti communiste de l’Union soviétique ont été balayés par un vent froid sibérien. À l’heure actuelle, les « valeurs impériales » sont définitivement une idéologie nationale positive en Russie.

Reconstruire l’Empire

Le nationalisme est désormais la seule bannière sous laquelle la Russie d’aujourd’hui peut rallier ses troupes, et c’est l’arme magique utilisée par Poutine. Cela vaut également pour le monde intellectuel. Il a été noté que peu d’intellectuels russes ont pu échapper au piège d’un « étatisme » excessif lorsqu’il s’agit de questions nationales ; même les meilleurs et les plus brillants cessent de réfléchir et s’égarent.

Sous l’impulsion de Poutine, l’intelligentsia russe a embrassé un « slavisme » culturellement conservateur, et les individus à l’intérieur et à l’extérieur du gouvernement se démenaient pour redéfinir le concept d' »empire » en tant que science politique et lui donner un nom approprié. La « fièvre de l’empire » battait son plein, et des termes comme « empire indépendant », « empire libre » et « empire national » ont fait fureur, et les universitaires affirmaient alors que « l’empire est enraciné dans l’ADN de la Russie » et discutaient de la rationalité de la construction d’un empire. Le politologue Andrei Saveliyev (né en 1962) est allé jusqu’à affirmer que « l’empire est le destin de la Russie » et que « l’esprit national russe a toujours été ancré dans l’empire. »

Dans les entretiens qu’elle a réalisés pour son livre, Svetlana Alexievitch (née en 1948), qui a remporté le prix Nobel de littérature en 2015, s’est entendu dire par ses interlocuteurs que : « J’aime l’empire, et sans lui ma vie n’aurait aucun sens » ; « Les gènes de l’impérialisme et du communisme sont dans nos cellules spirituelles » ; « La Russie a besoin d’une idée qui fasse trembler – l’empire » ; « La Russie était, est et sera toujours un empire » ; « De toute façon, je suis une impérialiste, et oui, je veux vivre dans un empire. »

La Russie a commencé à se qualifier d’empire sous le règne de Pierre le Grand (1672-1725), qui a mené la Grande Guerre du Nord pendant 21 ans, transformant la Russie d’un pays continental en une grande puissance maritime. Le 22 octobre 1721, en reconnaissance de ses réalisations, le Sénat l’a officiellement nommé « Grand empereur de toute la Russie », et à partir de ce moment-là, le tsar a été officiellement appelé « l’empereur russe ». Les traits les plus distinctifs de l’Empire russe sous Pierre le Grand et Catherine la Grande étaient la répression interne et l’expansion territoriale externe, alors qu’ils se battaient pour l’hégémonie de l’Europe. Sous le règne de Catherine, la Russie a mené six guerres étrangères – trois partages de la Pologne, deux guerres russo-turques et une guerre russo-suédoise – et le territoire de l’empire est passé de 730 000 km2 au milieu du 18e siècle à 17,05 millions de km2 à la mort de l’impératrice.

Après l’arrivée au pouvoir des communistes, la vision russe traditionnelle de l’empire a été complètement discréditée. La description par Lénine de l’impérialisme comme étant parasitaire et sur le point de mourir était bien connue des gens de l’époque. Pour le dire simplement, les États impériaux étaient parasitaires, monopolistiques, contestataires et prédateurs. La conclusion de Lénine était que « l’impérialisme annonce l’aube de la révolution sociale prolétarienne » qui signalait inévitablement son effondrement final. À partir de ce moment, « empire » est devenu un terme péjoratif, un signal pour la révolution dans les pays capitalistes en décomposition. Bien sûr, ces deux « empires » ne sont pas exactement la même chose.

Grâce à la théorie de la révolution mondiale de Lénine et à ses idées internationalistes, la révolution russe était fondée sur la négation de l’empire. En réalité, à l’époque de Staline, de nombreux éléments de l’empire traditionnel avaient été intégrés dans le système du Parti communiste soviétique, tandis que le pragmatisme idéologique transformait le marxisme en une couverture des « intérêts russes » sous la bannière de l’internationalisme, en vue de résoudre certains conflits dans la théorie de la révolution. Sous le couvert de la rhétorique révolutionnaire, « l’Empire soviétique a pleinement hérité et porté en avant les aspects internes et externes de l’Empire tsariste » (soit-dit en passant, ceci était aussi le terme utilisé en Chine pour condamner l’URSS dans les années 1970, quand les relations diplomatiques entre les deux pays étaient dégradées). Tout le monde savait que l’Union soviétique était un « empire rouge » dans sa chair, même si le voile de la honte n’avait pas encore été ouvertement retiré.

Il s’agit ici d’un commentaire sur la nature de l’empire soviétique — la forme et en quelque sorte l’idéologie de l’empire auraient été reprises par les communistes — mais aussi un commentaire sur les relations sino-soviétiques, qui furent très mauvaises durant cette période. Aujourd’hui, la Russie renverse ouvertement le verdict sur l' »empire ». Sur ordre de l’idéologie officielle, des universitaires ont écrit des articles à gauche et à droite pour blanchir le nom de l' »empire » que Lénine aurait « détruit et déformé. » Certains pensent que le « nouveau nationalisme » et le « nouvel empire » qui émergent actuellement en Russie représentent des tendances différentes du nationalisme historique et de l’hégémonie impériale.

Pourtant, cette idéologie impériale met en avant la grandeur historique de la Russie et son influence sur le monde d’aujourd’hui. L’objectif est d’intégrer la « nouvelle perspective impériale » dans la spiritualité et l’idéologie nationale. L’idée est de surmonter l’instabilité de l’histoire russe et le problème du « choix civilisationnel » créé par la position de la Russie entre l’Est et l’Ouest, qui explique son propre manque de valeurs fondamentales et la nature « discontinue » de son histoire. Pour surmonter ce problème, il a souvent fallu mettre en place de puissants mécanismes d’intégration.

Pour dire les choses crûment, les « valeurs impériales » sont censées être la base de la cohésion nationale dans l’ère post-soviétique. Le « rideau de fer » de la période de la guerre froide a servi à protéger et à isoler l’Union soviétique dans une certaine mesure, mais il a également fixé l’agenda du régime. Après l’effondrement de l’Union soviétique, les « valeurs impériales » sont redevenues un nouveau moyen d’identifier les frontières extérieures, de sorte que le contenu global du nouvel État russe inclut ces valeurs. Par le passé, ces valeurs étaient enveloppées dans le manteau de l’internationalisme, mais aujourd’hui, il est logique de jouer la « carte de l’empire » afin de surmonter les forces centrifuges.

Certains universitaires ont également fait valoir que la Russie est un pays entouré d’ennemis, et qu’en termes géopolitiques, elle manque de capacité défensive, de sorte que son expansion à l’étranger n’est pas la même chose que le colonialisme occidental, mais plutôt une autoprotection défensive. En ce sens, l' »empire » est un soft power qui sert la stratégie globale de développement et de puissance de la Russie.

Les raisons du retour de l’Empire

Les sondages réalisés après la guerre des cinq jours avec la Géorgie en 2008 et après le conflit Russie-Ukraine en 2014 ont montré que près de 90 % de la population estimait que le déploiement de troupes russes en Géorgie et la dissuasion en Ukraine étaient pleinement justifiés, ce qui constituait le taux d’approbation le plus élevé dont le gouvernement avait bénéficié depuis l’effondrement de l’Union soviétique, et certains médias russes ont même affirmé que le gouvernement aurait été rejeté par la population s’il n’avait pas agi de la sorte.

En 2011, la cote de popularité de Poutine est tombée à 42 % avant de remonter à 86 % après la guerre en Ukraine. Les sanctions occidentales et l’évocation renouvelée par Poutine de l’idée que la Russie est « isolée » et « assiégée » l’ont rendu populaire chez lui, et sa cote de popularité est montée en flèche. Poutine a déclaré que l’effondrement de l’Union soviétique « a exposé nos faiblesses, et les personnes faibles sont toujours battues ». Le retour du pays à l’empire a été accueilli avec une rare unanimité par pratiquement tous les groupes. Même le libéral Anatoly Chubais (né en 1955) affirme qu’un « empire libre » devrait devenir l’objectif national de la Russie et l’idéologie post-soviétique.

Le chef du parti communiste russe, Guennadi Ziouganov (né en 1944), a déclaré : « Depuis les temps anciens, la Russie se considère comme l’héritière et le défenseur d’un héritage impérial et la Russie ne devrait pas renoncer au sentiment de grandeur qui existe depuis de nombreux siècles. »

L’ancien président Dmitry Medvedev (né en 1965) a lui déclaré : « La Russie a sa propre place dans le monde. Elle doit avoir sa propre sphère d’intérêts, et il est impensable de le nier. » Le 4 novembre 2013, le Congrès mondial des Russes a décerné à Poutine le « Prix pour la défense du statut de grande puissance de la Russie », ce qui constitue une reconnaissance de sa position consolidée.

Sous des titres tels que « L’Union soviétique n’est pas vraiment morte », les médias occidentaux ont noté qu’il est de plus en plus clair que l’idéologie d’État de la Russie subit « un changement vers les valeurs impériales tsaristes traditionnelles. » Des commentaires provenant de l’extérieur de la Russie affirment que la Russie souffre actuellement d’un « nouveau syndrome impérial ». En 2008, le journal français Les Échos a utilisé le titre « Le retour de l’empire » pour parler de la Russie, affirmant que « l’empire résurgent de la Russie pourrait poser un défi plus difficile que la guerre froide » et que cet empire pourrait bien être plus dangereux que l’Union soviétique. La diplomatie devrait tirer les leçons de l’histoire et les prendre au sérieux.

Les raisons du retour de la Russie à l’Empire sont complexes

Premièrement, le peuple russe a un fort sentiment de fierté nationale, ayant historiquement vaincu Napoléon et Hitler, et étant devenu l’une des deux superpuissances mondiales pratiquement du jour au lendemain. Les Russes ont l’habitude de se voir comme des grands frères, ont toujours eu un “complexe du sauveur”, et sont extrêmement sensibles aux questions de sécurité territoriale. Comment peuvent-ils ne pas être indifférents à la réduction du territoire du pays, au fait que l’Occident et les Etats-Unis ignorent l’existence de la Russie et font pression sur les « zones d’intérêt privilégié » de la Russie ? Comment cela ne peut-il pas enflammer les Russes ?

L’héritage soviétique est l’un des éléments importants de la construction de l’image nationale actuelle de la Russie, qui mêle les thèmes tsaristes au sentiment de domination qui a marqué l’ère soviétique. En ce sens, le drapeau tricolore de l’empire russe et la faucille et le marteau de la période soviétique se chevauchent, le résultat étant la synthèse d’un « nouveau syndrome impérial ».

Deuxièmement, lorsque, dans les années 1990, Boris Eltsine a proposé les quatre grands objectifs de « démilitarisation, non-bolchevisation, privatisation et libéralisation », l’Occident n’a pas adopté un plan Marshall comme après la Seconde Guerre mondiale pour aider la Russie à surmonter ses difficultés économiques, mais a plutôt suggéré que « la Russie soit comme la Turquie après la chute de l’Empire ottoman » et « se limite strictement à son environnement propre. »

Au début, la Russie a tendu un rameau d’olivier à l’Occident : en 2000, Poutine a invité le secrétaire général de l’OTAN George Robertson (né en 1946) à Moscou, en 2001, l’OTAN a installé une station de renseignement à Moscou, suivie d’une mission militaire en 2002, et les relations de la Russie avec l’Europe occidentale étaient très cordiales. En 2002, le président Poutine a envoyé une lettre au président de la Commission européenne, parlant de l’intention de la Russie d’approfondir la coopération mutuelle avec l’UE, et Poutine a demandé à rejoindre l’OTAN.

Mais l’Occident a refusé, craignant en quelque sorte que d’avoir un “renard dans le poulailler” serait un désastre. Contrairement à la chaleur de la Russie, la réaction de l’Occident a été beaucoup plus indifférente et réservée. L’UE a été réticente à céder sur la question des exemptions mutuelles de visa, laissant les Russes avec le sentiment qu’ils avaient été snobés, ce qui a conduit à des attaques russes contre le libéralisme occidental, et entraînant une réaction nationaliste/populiste.

La plupart des Occidentaux pensent que si la Russie se voyait accorder le statut d’Européen, l’homogénéité culturelle et intellectuelle de l’Europe serait sapée et le fondement de la légitimité de l’Union européenne serait ébranlé. Les pays d’Europe de l’Est ont leurs propres raisons de ne pas vouloir s’impliquer à nouveau avec les Russes. Comme le dit un ancien ministre de la défense polonais 2, « la civilisation européenne a des limites, et l’Église orthodoxe russe est trop éloignée de la civilisation européenne. La culture russe est en opposition avec la culture occidentale ».

De plus, les États-Unis, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France sont revenus sur l’engagement verbal qu’ils avaient pris auprès de Gorbatchev de ne pas étendre l’OTAN, ce qui a choqué l’élite russe, après quoi sont survenues les révolutions de couleur, le déploiement de systèmes antimissiles, la crise ukrainienne… Du point de vue des Russes, leur changement de stratégie unilatéral n’a pas reçu la réponse attendue, et les Européens ont continué à les considérer de la même manière que Churchill, c’est-à-dire comme des « enfants de Gengis Khan venus des régions sauvages d’Asie ». Ils n’avaient jamais vu les Russes comme des Européens et leur position était « de ne pas leur permettre de traverser le Rhin pour entrer en Europe. »

La catégorisation de « révolutions de couleurs » pour désigner une série de soulèvements populaires ayant causé pour certains des changements de gouvernement entre 2003 et 2006 en Eurasie et au Moyen-Orient — la révolution des Roses en Géorgie en 2003, la révolution orange en Ukraine en 2004, la révolution des Tulipes au Kirghizistan, etc. — est contestée et tend à être de moins en moins utilisée. Dans les thèses conspirationnistes, ces soulèvements, dont certains ont été soutenus notamment par des ONG américaines, seraient le seul fait des États-Unis. Jin Yan semble utiliser ici cette expression pour désigner la prétendue implication des États-Unis — et de l’Occident en général — sur les changements de régime dans ces pays.

Il est clair qu’il y a toujours eu une distance considérable entre l’image de soi de la Russie et la perception de la Russie par l’Occident. La Russie avait autrefois envisagé d’entrer dans le « courant principal de la civilisation humaine » par le biais d’une transformation politique et économique. Finalement, face à la définition occidentale de la Russie comme un « acteur marginal », la Russie a effectué une sorte de « retour à l’histoire » d’une manière tout à fait résolue. On avait l’impression qu’ils allaient courageusement à contre-courant.

L’attitude des États-Unis et d’autres pays occidentaux a grandement stimulé les sentiments anti-occidentaux de nombreuses élites russes et du peuple en général, ce qui a renforcé ces éléments anti-occidentaux et anti-latins qui sont depuis longtemps enracinés dans la psyché nationale russe. Dans le même temps, au cours du difficile processus de transition économique, la Russie a progressivement pris conscience de la nature destructrice de l’image idéalisée de l’Occident, comprenant que, sur deux fronts fondamentaux, les valeurs occidentales ne pouvaient pas informer le développement futur de la Russie. Premièrement, l’Occident et la Russie ne partagent pas les mêmes intérêts, et deuxièmement, le système idéologique occidental ne pouvait pas être appliqué directement aux réalités russes. Par conséquent, il était nécessaire de redonner à la nation russe le sens positif du mot « empire », et non de le rejeter complètement, comme l’avait fait le Parti communiste soviétique.

Du point de vue d’un observateur, l’erreur stratégique courtermiste de l’Occident dans les années 1990 a été d’accélérer les conditions extérieures encourageant le nationalisme russe, ce qui a intensifié le déséquilibre psychologique du peuple russe qui avait déjà perdu sa fierté d’être une grande puissance. Cela a à son tour stimulé un retour de bâton nationaliste et le « syndrome du nouvel empire » s’est rapidement répandu parmi le peuple, de sorte que l’humeur du public a rapidement basculé vers les valeurs impériales russes traditionnelles après avoir fait l’expérience de la perte de l’effondrement de l’Union soviétique. On pourrait dire que l’Occident n’était pas assez amical au départ lorsque des relations amicales étaient possibles, et qu’il n’est pas assez dur aujourd’hui lorsque la dureté est requise. En d’autres termes, il n’a pas soutenu activement la démocratisation et la commercialisation de la Russie dans les années 1990 lorsque celle-ci avait besoin d’aide.

Aujourd’hui, lorsque la Russie nuit à d’autres pays, l’Europe doit être plus dure, mais souvent, la dureté rhétorique est inversement proportionnelle à l’action. La Russie d’aujourd’hui est comme l’Allemagne après la Première Guerre mondiale, lorsque l’accord de Versailles a été trop dur pour le pays, entraînant la montée des nazis et un militarisme exacerbé qui a pris le dessus sur l’ensemble de la nation. Comme l’Allemagne, l’attitude de la Russie est qu’elle n’a rien à perdre. C’est autour de cette attitude que joue Poutine lorsqu’il se montre en train de piloter des avions et de combattre des tigres.

Caractéristiques du syndrome de l’Empire russe

Au cours des deuxième et troisième mandats de Poutine, le « nouveau syndrome impérial » de la Russie a progressivement évolué. Ses caractéristiques sont les suivantes :

Premièrement, il existe un état d’esprit dans lequel « un sentiment d’infériorité s’est transformé en un sentiment d’arrogance » qui surestime le degré de développement national. Valery Tishkov (né en 1941), qui a occupé le poste de ministre des nationalités sous Eltsine, a un jour fait remarquer que la tradition impériale de la Russie est très profonde, que « si l’empire est mort, le gène demeure » et que, surtout à un moment où la puissance de la Russie a décliné, les notions d’empire peuvent servir les objectifs de cohésion nationale et fournir la mobilisation sociale nécessaire aux spectacles politiques.

Deuxièmement, il y a aussi une sorte d’auto-valorisation qui nuit souvent aux relations avec les peuples voisins et tend à créer de nouvelles tensions.

Troisièmement, il y a une tendance à externaliser les griefs, qui se nourrit d’une hostilité à l’égard de la culture occidentale/latine, et le fait de chercher ailleurs les réponses à leurs problèmes s’accompagne d’une faible capacité d’autoréflexion. Dans les années 1950, Mao Zedong a fait remarquer que « les dirigeants soviétiques ont toujours pensé qu’ils étaient les meilleurs, que tout ce qu’ils faisaient était juste et que les erreurs étaient toutes commises par quelqu’un d’autre ». Il semble qu’il y ait encore quelque chose à dire à ce sujet.

Lors de notre visite en Russie en 2013, le responsable de la Fondation Heinrich Böll à Saint-Pétersbourg 3 a noté qu’il ne faisait absolument aucun doute que Poutine avait renforcé l’autorité centrale et la capacité du gouvernement, et qu’en termes de contrôle économique et de contrôle social, il y avait de nettes améliorations par rapport à ses deux premiers mandats. Ainsi, après que le pouvoir politique de l’État ait connu un certain nombre de fluctuations depuis la chute de l’Union soviétique, les choses sont maintenant revenues à la situation russe traditionnelle dans laquelle un pouvoir centralisé concentré est aux commandes. Le gouvernement central s’impose désormais comme le principal mécanisme d’intégration, mettant fin à une période de fragmentation. Le gouvernement russe actuel dispose donc d’une plus grande capacité d’action et est essentiellement en train de se transformer en un gouvernement de la ligne dure.

Le ton politique de base de Poutine est progressivement devenu plus clair. La situation passée dans laquelle sa position politique était peu claire et son identité doctrinale ambiguë, dans laquelle il était en quelque sorte une « variable inconnue », appartient désormais au passé. Pour résumer succinctement sa position, il est « méfiant à l’égard de la mondialisation, résiste à l’occidentalisation et limite la démocratisation ». Il poursuit des intérêts nationaux, cherche à exercer une influence régionale et mondiale, et pratique le protectionnisme et le mercantilisme. Ayant perdu la guerre froide, la Russie tentera d’utiliser toutes les occasions possibles pour réécrire l’histoire.

Avec la chute des prix du pétrole, l’économie russe est en difficulté, la dépendance énergétique de l’Europe à l’égard de la Russie continue de diminuer et la Russie se replie sur elle-même. Cela intensifie l’état d’esprit d’encerclement par des forces extérieures hostiles, ce qui ne fait que rendre la Russie d’autant plus fermée et isolée. Le nombre de personnes xénophobes et paranoïaques affirmant que « la Russie est malheureuse » a considérablement augmenté, créant un climat social de ressentiment auto-imposé et d’aliénation du système mondial.

Ce passage pourrait faire référence pour le lecteur chinois à un certain nombre d’ouvrages ultranationalistes chinois publiés au cours des années 1990 et 2000. Ces livres consistent en des dénonciations fortes contre l’Occident. En l’occurence, l’expression « La Russie est malheureuse » est, pour le lecteur chinois, une référence évidente au livre « La Chine malheureuse » de Song Jiang, publié en 2009, populiste et anti-occidental.

La gauche et la droite réagissent de manière excessive lorsqu’il s’agit de questions nationales. Poutine est représentatif de ce climat social. Après que l’Occident a imposé des sanctions économiques à la Russie, Poutine a proposé de réduire les salaires du gouvernement de 10 %, mais a également insisté sur le fait que les dépenses militaires ne diminueraient pas. 20 % du budget sont consacrés aux dépenses de défense, ce qui représente le montant le plus important de l’ère post-soviétique.

Certains disent que Poutine fabrique une nouvelle guerre froide, et qu’après l’incident en Ukraine, nous sommes entrés dans un « nouveau contexte de guerre froide ». La guerre froide était un produit de l’idéologie, une confrontation entre le socialisme et le capitalisme, et la Russie d’aujourd’hui ne combat manifestement pas l’Occident à des fins idéologiques. La Russie ne se bat ni pour le libéralisme ni pour le socialisme, ce qui signifie que la situation actuelle n’est pas une guerre froide. Mais elle est potentiellement plus dangereuse que la guerre froide, car si d’une part l’idéologie peut être agressive, d’autre part l’idéologie peut réguler le comportement de l’État et celui de la population.

Les conflits de la Russie contemporaine avec les pays voisins ne sont évidemment pas liés à la défense de certaines croyances, et Poutine ne croit pas au socialisme, mais cela ne réduit pas le danger de l’expansionnisme russe. La Russie se souvient aujourd’hui de la période tsariste, lorsque le patriotisme du tsar russe faisait trembler ses voisins de peur, ce qui les poussait à devenir plus pro-occidentaux et conservateurs du point de vue de la sécurité nationale. Le paysage mondial pourrait à nouveau être divisé entre deux camps, dont le centre de gravité serait leur position vis-à-vis de la Russie.

Sources
  1. 金雁, « 为帝国重塑金身,俄罗斯的 ‘新帝国综合征, » publié initialement sur la chaîne WeChat commune de Qin Hui et Jin Yan, 秦川雁塔, republiée sur le site Web Dunjiao (qui fait partie du groupe de médias Fenghua, basé à Pékin), le 7 mars 2022.
  2. Jin Yan fournit le nom du ministre de la Défense – Nuoshen/诺什.
  3. Jin Yan fournit le nom du représentant-Yanci/晏茨.
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