La question de la « place » sociale assignée, des déplacements dans l’espace social et de leurs effets est au cœur de votre œuvre, elle a même servi de titre à l’un de vos livres les plus connus 1. Cette problématique, comme d’ailleurs celle de la « honte sociale », rejoint les préoccupations de certains sociologues… 2
J’ai le sentiment qu’il y a en effet une sorte de cheminement parallèle entre la sociologie de la domination, pour le dire vite, et mes travaux. Je dis « travaux » parce que l’écriture est un travail [rire] ! Comme les sociologues dont vous parlez, j’ai été amenée à écrire sur la question des déplacements dans l’espace social entre le monde des dominés et ce que l’on peut appeler le monde des dominants, ceux qui dominent par la culture et le savoir. C’est la question la plus importante pour moi. J’ai ressenti avec violence ce déplacement. Mais lorsque j’ai commencé à écrire, je n’ai pas écrit d’abord là-dessus. C’est venu plus tard, par un jeu de circonstances qui m’ont donné cette révélation de la place que j’occupais dans le monde social et du déplacement qui avait été le mien, mais aussi de la honte sociale que j’éprouvais. L’idée de honte m’est venue plus tardivement. Elle était latente dans tout ce que j’ai écrit jusqu’aux années 1990. Mais ça ne deviendra le sujet d’un livre qu’en 1998 3. La rencontre avec la sociologie critique n’a évidemment pas été étrangère à ma démarche. Au début, j’ai eu un premier contact assez vague avec la discipline en suivant des cours de sociologie en 1963-1964 à l’Université de Rouen, mais je dois dire très sincèrement que la sociologie – essentiellement américaine, Parsons etc. – qu’on m’avait enseignée alors ne m’avait pas donné conscience (sourire) de mon propre déplacement – déclassement social. Même si cette démarche est toujours difficile, je peux dire rétrospectivement qu’il y a une sorte de cheminement, de la lecture en 1965 du livre de Pérec, Les Choses, qui constitue aussi un moment très important puisqu’il me donne une autre idée de la littérature, jusqu’à la rencontre nette et précise en 1972 avec les deux ouvrages de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers 4 et La Reproduction 5. À l’époque, j’étais jeune professeur de lettres, j’avais déjà écrit un roman qui n’avait rien à voir avec la sociologie et la question de ma position dans l’espace social. Il y avait eu aussi le décès de mon père le 25 juin 1967, deux mois après ma réussite au C.A.P.E.S., et aussitôt après, le sentiment que je devais écrire sur cette perte. Cet événement m’avait permis de découvrir brusquement que j’étais passée dans un autre monde, que j’avais laissé le premier monde avec la disparition de mon père. À ce moment-là bien sûr, tout cela est à penser, à écrire, c’est problématique, c’est un sentiment très violent pour moi. Je commence à écrire au cours de l’été qui suit la mort de mon père sur ce passage entre deux mondes, sur cette séparation, sur cette distance particulière qui s’était progressivement creusée entre nous au cours des années, sans que cesse pourtant l’affection mutuelle. Je pars du point d’arrivée, mon statut de prof certifiée, mon premier poste de professeur à l’automne 1967 qui met en face de moi des classes de B.E.P. aides-comptables-secrétariat et de 6ème que l’on dit mauvaises, la prise de conscience du lien entre l’origine sociale et les scolarités de relégation, mon appartenance à la petite bourgeoisie intellectuelle, mai 68 et son effervescence, à laquelle je participe assez peu parce que j’habitais en province et que j’étais enceinte… C’est à ce moment-là que je lis Les Héritiers, La Reproduction et L’Ecole capitaliste en France de Christian Baudelot et Roger Establet 6.
Il y a alors une énorme prise de conscience sans retour, le sentiment encore très difficile à expliquer aujourd’hui que ces ouvrages révèlent la vérité de ce que j’ai ressenti. Très curieusement, je n’ai jamais possédé ces deux livres, La Reproduction et Les Héritiers, ils appartenaient à la bibliothèque du C.E.S. (sourire). Mais j’ai gardé longtemps les petites feuilles de notes que j’avais prises sur ces deux ouvrages, trois fois rien en fait par rapport à l’impact assez extraordinaire et bouleversant que ces livres ont eu sur moi. Ils m’ont en quelque sorte obligée à faire ce que j’avais à faire, c’est-à-dire écrire tout ce que je traînais depuis cinq ans. Et puis il y a eu un voyage dans le Chili d’Allende, un engagement politique de plus en plus important, mon mariage bourgeois qui battait de l’aile. Et d’une certaine façon, tous ces événements allaient dans le même sens, celui du refus du monde bourgeois où j’étais arrivée, même si la lecture de ces livres a eu un rôle peut-être plus déterminant. Je me suis mise à écrire en avril sur la question de la place. J’ai relu Les Héritiers après la mort de Bourdieu, et j’ai reparcouru La Reproduction. C’est curieux de constater qu’en fait, il n’y a pas de rapport direct, étroit entre ces livres et celui que je vais alors écrire, Les Armoires vides 7. Mais il y a une phrase de Bourdieu qui m’avait vraiment marquée, quand il parle du sentiment d’irréalité qu’éprouvent les transfuges – je ne sais plus s’il utilise ce terme -, les étudiants boursiers, tout au long de leurs études supérieures. Et ça, c’est quelque chose que j’avais retenu, parce que je l’avais ressenti moi-même. Ça a été déclencheur. Cela rejoint sans doute d’autres choses très profondes pour moi, qui nourrissent mon écriture, ce sentiment de ressentir à nouveau et de rendre compte des choses réelles vécues dans le premier monde dominé. J’avais moi-même ressenti extrêmement fortement le passage par la culture, l’école, les études supérieures, comme extérieur, irréel, relevant de l’abstraction, je dirais même de l’effraction. C’est ce que je voudrai rendre ensuite dans l’écriture, une écriture très matérielle, où le corps va compter beaucoup. Dans Les Armoires vides, c’est net ! C’est donc très important que j’ai eu cette prise de conscience dans les années 70, grâce à Bourdieu en particulier. Mais après cela, j’ai arrêté de lire de la sociologie pendant longtemps en fait, j’ai perdu contact avec ça, pour la retrouver après. Jusqu’à ce que je lise en 1980, quelques mois après sa parution, La Distinction 8 de Bourdieu, je n’avais plus lu de sociologie. Mon premier livre Les Armoires vides avait été publié sans aucune difficulté. Mon entrée dans la littérature avait été consacrée. À l’époque, j’avais l’impression qu’il n’y avait rien à apprendre ni rien à prendre dans la sociologie, j’avais l’impression que j’avais trouvé ma propre expression, ce qui me faisait écrire… Pourtant, mes livres suivants ont continué à tourner bien évidemment autour de cela, du premier monde, de sa confrontation avec les valeurs du monde dominant, notamment La Femme gelée 9, où le rôle du social est forcément très important. Ce qui fait d’ailleurs que le livre n’a pas du tout été compris [rire] ! J’ai lu La Distinction parce que la presse en parlait beaucoup, notamment Le Monde, je mesuis souvenue que c’était l’auteur des Héritiers, et là, Bourdieu a resurgi, d’une certaine façon ! Or à ce moment-là, j’étais confrontée depuis longtemps à ce projet d’écriture sur la vie de mon père. Par la suite, en 1983-1984, je m’abonnerai à Actes de la recherche en sciences sociales quand mon fils commencera des études de sociologie. Et depuis, j’ai toujours gardé l’abonnement (sourire). Parfois, ça me paraît un peu difficile à lire, mais j’espère que la revue va continuer.
Vous avez souvent dit votre admiration et votre reconnaissance par rapport à l’œuvre de Pierre Bourdieu, en raison de ce que vous venez précisément de rappeler, son « évidence »pour vous. C’est une sociologie qui manifestement « vous parle »… Vous évoquez aussi son effet libérateur… Selon vous, elle « défatalise l’existence », elle bouleverse le regard que l’on porte sur le monde social et la place qu’on y occupe, même si le choc de cette découverte ne constitue pas forcément un plaisir, elle s’apparente à quelque chose de plus violent que cela, vous parlez « d’arrachement à soi », de l’idée d’un voile qui se déchire… Pouvez-vous préciser tout cela ?
Oui, il y a effectivement ce sentiment très fort d’évidence, qui n’est en rien comparable avec le rapport que j’ai entretenu avec la philosophie que j’ai pourtant pas mal fréquentée mais qui n’avait rien réglé, par rapport notamment à Sartre et à l’existentialisme qui ont pourtant compté beaucoup dans ma jeunesse, dès l’âge de 17 ans jusque 23-24 ans… Avec Les Héritiers de Bourdieu, j’ai le sentiment de découvrir quelque chose de l’ordre de la vérité ontologique, vitale, une parole qui se fonde sur presque toute votre vie, qui fait écho, qui résonne. Un jour, j’ai lu un très beau livre dans la mouvance du nouveau roman, de Ferdinando Camon, un écrivain italien qui a connu un déplacement social encore plus important que le mien, parce qu’il est issu d’une famille très pauvre dans l’Italie d’avant-guerre, sa mère ne savait pas lire… C’est aussi quelqu’un de très engagé politiquement. Il se pose une question : qu’est-ce que c’est qu’être pauvre. Pour lui, être pauvre, ça veut dire très simplement que tes parents étaient pauvres, les parents de tes parents étaient pauvres. Quand j’ai lu ce livre, immédiatement, comme lorsque je lisais des récits d’avortements, je me suis dit : oui, c’est ça ! Il n’y a rien d’autre à dire ! Sur un plan intellectuel, quand j’ai lu Les Héritiers de Bourdieu, j’ai eu ce même sentiment d’évidence. Voilà pourquoi ça a été si fort et si violent, mais d’une violence libératrice, parce que je me suis sentie obligée de faire quelque chose de cela. Et le seul endroit où je pouvais faire quelque chose, c’était évidemment dans l’écriture. Mais ça n’a pas été un plaisir, plutôt un choc vraiment violent, parce que c’était ma propre situation, ma propre place de professeur qui transmet un héritage culturel lettré — héritage qui a pourtant été si violent pour moi quand je l’ai reçu — qui se trouvait mise en jeu, objectivée, avec toutes les formes d’humiliations que j’avais moi-même subies, mais également mon mariage avec quelqu’un qui appartenait à la bourgeoisie. La sociologie bourdieusienne, dans la mesure où elle explicite ces processus, produit un vrai arrachement à soi, brutal. Toutes les croyances sur lesquelles on a fonctionné avant, sur lesquelles on a bâti sa vie, son avenir, son projet d’existence, tombent brusquement. C’est un voile qui se déchire, oui… Tous les gens qui ont vécu cela le disent ! Personne avant Bourdieu n’avait produit sur moi — comme sur plein d’autres, j’imagine – un tel effet de résonance. Et je n’ai jamais retrouvé l’équivalent dans d’autres types de réflexion sociologique. Et ça fait une grande différence… Contrairement à ce que peuvent dire un certain nombre de détracteurs qui l’accuse d’être trop réductrice, déterministe et de ne pas laisser de marge aux acteurs, cette sociologie défatalise l’existence, elle a changé complètement mon regard sur le fonctionnement global de la société, sur ses hiérarchies, sur les usages du langage… En tant que prof par exemple, cela m’a obligée à revoir ma façon d’enseigner. Mais ça a surtout été très important pour ma façon d’écrire. Si je n’avais pas eu ce choc, je n’aurais sans doute pas écrit de la même façon, ni peut-être la même chose. Il y a eu une congruence en quelque sorte… Et je persiste à penser que quelque chose de très important s’est joué là pour toute mon existence… Une façon libératoire de voir le monde, une délivrance, une solitude que l’on brise… Ça a eu un effet libérateur, dans la mesure où savoir les choses, connaître le fonctionnement de la domination, simplement comprendre pourquoi on a ressenti tel sentiment d’infériorité sociale, cela vous arrache d’un seul coup aux explications psychologiques, individuelles, l’explication autrement dit par une expression que l’on employait beaucoup dans les années 50-60, le fameux complexe d’infériorité… Tout cela, ça ne marche plus, ça ne va plus de soi ! L’explication reposait dorénavant sur des causes sociales objectives, extérieures aux individus. Cela éclaircit, élucide les fondements sociaux de sentiments de difficulté d’être, de malaise qui, jusqu’alors, étaient vécus dans l’obscurité, dans l’opacité, dans la souffrance aussi. À partir du moment où on peut expliquer socialement les choses, d’un seul coup, c’est une immense bouffée de liberté ! Pour revenir à ce sentiment d’évidence très profond dont je parlais tout à l’heure, à ce sentiment d’arrachement à soi que j’ai eu en découvrant la sociologie de Bourdieu au début des années 70… si je l’ai eu, c’est précisément parce que ce travail scientifique renvoie à des choses que j’ai vécues intrinsèquement, dans toute mon existence, dans toute ma trajectoire, de tout mon corps. C’est tout cela qui a été brusquement révélé, même si je n’aime pas beaucoup ce mot (sourire)… Ce travail validait scientifiquement ce qui était pour moi des souvenirs, des sensations diffuses, douloureuses. Il est certain que la sociologie va me servir à me renforcer, à me donner un langage même, même si elle ne peut pas se substituer à ce qui me fait écrire. Mais je dis franchement mon rapport à la sociologie, je ne « vole » pas… Je dirais que c’est une rampe pour moi… une main-courante, qui me permet de ne pas me sentir seule, et c’est une force, ça ! Et croyez qu’il m’en faut beaucoup quelquefois (sourire) ! Des attaques, j’en ai eu beaucoup ! La sociologie critique me donne de la force pour dépasser tout cela ! Cela fait tout de même 28 ans [rire] que j’écris, il y a quelque part quelque chose d’indestructible [rire] !
Précisément, sur cette question, vous avez souvent dit que la lecture des ouvrages de Pierre Bourdieu avait eu pour vous un effet « déculpabilisant », que cette sociologie vous avait incitée à écrire, qu’elle vous avait donné un droit, et même un devoir d’écrire, de mettre en mots et d’objectiver votre trajectoire sociale. Vos récits pourtant autobiographiques mettent en fait en forme et en mots une forme de destin épistémique, commun à toute une communauté de personnes, les « transfuges de classe », les déclassés par le haut, par l’acquisition de titres scolaires. Constamment soucieuse de vous « arracher au piège de l’individuel », au travers l’usage de ce que vous nommez un « je transpersonnel », vous signifiez à vos lecteurs que votre « cas », comme le leur, n’est pas isolé, singulier, qu’ils sont des cas parmi d’autres, qu’ils ne sont que des cas parmi d’autres. Pouvez-vous préciser ce projet, qui vous rapproche là aussi de la sociologie ?
Il est vrai que quand j’ai commencé à écrire Les Armoires vides, je ne me posais pas énormément de questions, j’étais mue par le désir de faire toute la lumière sur le passage d’un monde à un autre par l’intermédiaire de l’école, puis de l’université, de la fréquentation de la bourgeoisie dans le monde étudiant. C’était d’abord utiliser ce droit et cette injonction que m’avait donnés la lecture des Héritiers, de La Reproduction et de L’École capitaliste en France. Cela m’avait donné de l’audace, je me sentais légitimée dans mon projet d’écriture. Je me disais que ce que j’avais à dire était fortement personnel, c’était l’histoire d’une fille unique dont les parents étaient ouvriers puis étaient devenus petits commerçants. Il n’était pas question alors de faire quelque chose qui aurait été de l’ordre de l’épure ou de l’abstraction, c’était vraiment plonger dans tout ce qu’il y avait de plus individuel au départ. Mais en même temps, il y avait ce désir d’en sortir des lois plus générales. Et plus j’ai écrit — si l’on excepte Ce qu’ils disent ou rien 10, qui représente ma seule velléité de faire un roman —, plus j’ai eu le sentiment qu’à travers moi, à travers ce qu’il pouvait y avoir d’individuel, il y avait quelque chose de plus général, de plus collectif, partagé par d’autres. Il y a un effet qui n’est pas seulement littéraire de ce que l’on écrit. À partir du moment où j’ai écrit Les Armoires vides, il est évident que même ma propre vision des choses a changé ! L’écriture engendre sa propre vision des choses. La vision que j’avais avant d’écrire Les Armoires vides n’était plus la même après. C’est l’effet du texte, de l’écriture, c’est l’effet aussi assez important de la réception des Armoires vides. Tout cela m’incite à penser d’une façon de moins en moins personnelle, alors même que je songe à entrer dans une forme explicitement autobiographique, mais d’une forme un peu particulière. Je vais alors rechercher ce qui dans l’individuel, le singulier, l’intime, est aussi plus général. Mais je sais que dégager des lois générales, c’est aussi tout le projet de la sociologie (sourire) !
Alors en quoi précisément votre projet se distingue de la sociologie ? Par exemple, celle de Richard Hoggart ?
Ce qui m’en distingue ?… (sourire) J’ai lu deux livres de Richard Hoggart, La Culture du pauvre 11, qui est très novateur, et le livre d’analyse qu’il a écrit sur son enfance, dans une forme autobiographique traditionnelle, 33 Newport Street 12. Je dirais que ce qui m’en distingue, ce sont les moyens d’exploration que j’utilise, les outils, qui relèvent de la spécificité de la littérature, c’est sans doute la façon d’envisager et d’engager l’écriture… C’est assez difficile à expliquer, je n’ai pas d’abord quelque chose à dire… en fait, la chose à dire, immédiatement, nécessite une certaine forme. Pour moi, il y a un souci formel très fort. Je pense que c’est sur ce plan-là peut-être que je me distingue le plus de la sociologie en général et de celle de Richard Hoggart en particulier. Si je prends un livre par exemple comme La Honte, au fond, il reprend beaucoup de choses qu’il y a déjà dans mes livres précédents, mais en même temps, j’ai besoin de dire autre chose, de faire un geste violent… C’est toujours pour cette raison au fond que j’ai eu envie d’écrire… depuis l’âge de 20 ans… Et ça, ce n’est pas du tout sociologique (sourire) ! Il y a une part de mystère finalement qui résiste, ce qui se met en jeu au moment où j’écris, que les sociologues essaient de percer [rire], mais…
Ce qui est aussi très frappant dans votre écriture, c’est précisément la réflexion sur le style, sur la forme. Vous parlez d’« écriture de la distance », qui renvoie à la fois à un style (la fameuse « écriture blanche », « plate ») et à une méthode quasi ethnographique parfois,qui font votre marque, mais qui vous ont aussi été reprochés par une partie de la critique. Vous semblez brouiller les frontières entre deux genres traditionnellement ennemis, la littérature et la sociologie, qui se sont construits, qui plus est, l’un contre l’autre…
Je n’utilise pas dans mes ouvrages une terminologie sociologique, alors que je peux le faire ailleurs, en entretien… C’est une terminologie que j’ai acquise un peu sauvagement (sourire). À force de lire de la sociologie, il y a des mots qui vous semblent les plus aptes à signifier les choses dont on parle. Lorsque j’écris, il m’arrive quelquefois d’employer certains mots de la sociologie, mais pas systématiquement, parce qu’en fait, lorsque j’écris, les choses ne se présentent pas à moi sous leur forme abstraite… Si je vous parle ici par exemple de domination ou de violence symbolique, lorsque j’écris, ce n’est pas du tout le terme intellectuel, sociologique, qui pourrait me venir ; ce qui me vient, ce sont des scènes, ce sont des sensations, pour lesquelles je vais déployer des mots qui décrivent, des mots qui font voir, qui sont souvent des mots très matériels, qui renvoient à des scènes vécues, des choses vues, des phrases entendues. L’écriture de la distance, c’est une façon d’objectiver ma situation : distance avec mes parents survenue à l’adolescence, distance de l’enfant que j’avais été avec la femme adulte que j’étais devenue, distance entre le monde d’origine et le monde bourgeois, intellectuel, entre la culture originelle et celle de maintenant qui me permet d’écrire… La « distance objectivante » — c’est un terme qu’utilise Bourdieu —, je crois l’avoir pratiquement découverte moi-même dans le noir, à tâtons, au moment d’écrire La Place. Par un long travail réflexif, qui a été une prise de conscience de la distance, une forme d’arrachement accompli dans la solitude, donc extrêmement douloureux aussi parce que cela s’apparentait à l’impuissance d’écrire. J’ai réfléchi alors à ma position d’écrivain-narratrice transfuge, issue du monde dominé mais appartenant maintenant au monde dominant, qui écrit (et donne à lire, c’est très important) sur quelqu’un qui appartient au monde dominé, mon père, qui m’a été proche, alors que les lecteurs appartiennent, eux, au monde dominant, à la culture bourgeoise et ça n’était pas facile. Ce positionnement était même difficile à comprendre pour moi, de l’intérieur… Comment rendre de telles sensations par l’écriture ?Je me suis rendue compte alors que ce n’était pas simple pour un transfuge d’écrire sur le monde d’où il vient. A fortiori quand il ne s’agit pas de parler de lui-même, mais en l’occurrence de mon père… ou, plus tard, de ma mère 13… Écrire dans la distance, objectiver, sans jugement de valeur, c’est devenu la seule position possible, la seule posture d’écriture possible. Je l’ai ensuite généralisée à l’ensemble des sujets que j’ai abordés, y compris quand le sujet du texte paraissait échapper aux déterminations sociales, comme la passion dans Passion simple 14. C’est vrai que c’est toute l’ambiguïté de la posture des autobiographies littéraires« d’en bas »… puisque précisément, elles émanent de gens qui en sont sortis. Alors que la langue, l’écriture, le langage, ce sont les ressources et les instruments de la culture dominante. C’est ce que Jean Genêt avait appelé « la langue de l’ennemi ». Quand j’ai écrit Les Armoires vides avec une extrême violence, j’ai utilisé une langue qui charrie à la fois des mots normands, des mots très vulgaires, très grossiers, avec en plus la question de l’avortement… Je fais alors table rase de toute la culture académique, cette culture que je transmets en tant que professeur. Il y a un retour également à la violence originelle subie. Dans le texte, elle se retourne d’une manière inconsciente sous forme d’une punition qui unit le sexuel et le social, l’avortement. Il y a un jeu dont je n’ai pas du tout conscience à ce moment-là, sauf pour la langue de destruction que j’utilise pour le dire. Ce que je veux détruire, c’est aussi la littérature, sinon je n’écrirais pas [rire] ! J’avais écrit en 1962 dans un journal intime que je voulais écrire pour venger ma race… J’étais d’une révolte absolument incroyable à la fin des années 70, j’ai encore plein de brouillons où je suis d’une violence absolument effroyable [rire] contre l’institution scolaire, la langue de l’ennemi justement… C’est très dur de trouver la posture d’écriture qui sera la plus juste… la place… ma place juste dans l’écriture pour ne pas trahir ce monde d’où l’on vient, d’en être une sorte de témoin impartial… mais en disant les choses tout de même ! Le matériel qui m’a beaucoup servi pour écrire La Place, ce sont justement les phrases de mes parents dont je me souvenais, la langue commune du monde populaire, que j’avais partagée avec eux. Assez spontanément, sans y réfléchir beaucoup, quand je fais le récit de la vie de mon père et de mes grands-parents, ce qui me vient, c’est la langue d’en bas ! Sauf qu’elle est correcte, la syntaxe est classique, mais le vocabulaire, c’est celui-là ! J’emploie les mots qui sont les leurs ! Je me resitue dans cette langue-là, dans cette violence-là… Je me sers des ressources syntaxiques classiques, mais afin de m’immerger moi et le lecteur dans la réalité des rapports sociaux dont j’ai eu l’expérience dans mon premier monde, dans la vision et les limites du monde de mon père, j’utilise ce vocabulaire pour dire leur monde. Il s’agit là d’un choix politique. Et c’est en pensant au lecteur que j’utilise les italiques pour ces mots-là ! Cela évidemment, j’en ai pleinement conscience, même si je ne pouvais pas prévoir l’impact que cela aurait !
La démarche auto-socio-analytique initiée notamment par Pierre Bourdieu en sociologie rencontre un fort écho dans votre travail et le rapproche une nouvelle fois de la sociologie. Comment utilisez-vous ou détournez-vous cette démarche-là en littérature et est-ce cette posture qui permet précisément selon vous d’éviter le double écueil misérabiliste et populiste ?
Mon objectif quand j’écris La Place, c’est d’éviter la complicité, la connivence de classe, avec le lecteur supposé dominant, c’est l’empêcher de se situer « au-dessus » de mon père. C’est un choix politique, nécessaire, intransigeant. Je ne veux pas faire passer mon père pour quelqu’un de pittoresque. J’avais conscience du danger. D’abord parce que la littérature des années 70 avait été très nourrie par des récits biographiques, notamment régionalistes, qui tombaient dans cet écueil du populisme. Je savais bien qu’à partir du moment où un écrivain, donc appartenant en quelque sorte au monde dominant, présente, par l’intermédiaire d’un texte littéraire, quelqu’un du monde dominé à un public qui appartient lui aussi au monde dominant, ce quelqu’un devient un objet, il est constitué en objet « exotique », infériorisé… J’avais le souci d’éviter cela. D’où ma stratégie d’écriture qui vise par exemple à gommer complètement tout ce qui était très personnel, psychologique, affectif, émotionnel, tout ce que l’on trouve généralement dans l’écriture autobiographique. Cela ne m’intéressait pas de dire que mon père était gai, maisplutôt de dire comment se manifestait cette gaieté, les types de plaisanteries qu’il faisait, notamment avec les femmes etc… Mais absolument pas d’anecdotes, aucune anecdote qui ne serait que cela… Pour moi, c’était absolument impensable de le livrer comme une chose ! Parce que sinon, tout de suite, ce monde est l’objet de stigmatisation et de condescendance. C’est en écrivant La Place que je me suis rendue compte que le misérabilisme et le populisme étaient les deux écueils principaux. Mais je n’emploie pas ces deux mots, misérabilisme et populisme, dans La Place, parce que ce n’est pas comme cela que se présentaient à moi les problèmes. Laquestion que je me posais, c’était : ce monde-là que je décris, est-ce que c’était le bonheur ou est-ce que c’était le malheur ? Alors oui, c’était le bonheur, mais c’était aussi le malheur ! C’était les deux ! Et donc je vais plutôt d’un bord à l’autre, mais pas à un seul moment ne me vient à l’idée que d’un côté, je risque le populisme, c’est-à-dire montrer ce monde comme débarrassé de l’aliénation, et de l’autre, le misérabilisme, c’est-à-dire de ne le montrer qu’aliéné ! Ces deux mots ne me viennent pas du tout, bien que je les connaisse (sourire), mais je ne ressens pas les choses comme cela. Pour en revenir à quelque chose que l’on évoquait tout à l’heure, c’est peut-être là la différence entre la science sociale et l’écriture littéraire, où les choses se présentent à vous d’abord sous forme de souvenirs, de sensations, mais pas sous forme de mots abstraits, de concepts. Mettre des mots dessus, cela vient après. Mes lecteurs ne sont pas forcément des lecteurs habituels de sociologie, ils s’attendent à trouver de la littérature, je leur fais un coup (sourire) ! D’après la réception dans le courrier des lecteurs, les gens ne se posent pas la question de savoir si c’est de la sociologie ou de la littérature, la plupart du temps, ils lisent un texte, point. Mais j’ai eu l’impression effectivement que ça leur faisait l’effet qu’a eu sur moi dans les années 70 la lecture des Héritiers et de La Reproduction de Bourdieu, c’est-à-dire que mes lecteurs ont àce moment-là un effet de dévoilement, d’arrachement à eux-mêmes. Je pense toujours qu’il y adans tout ce que j’ai vécu, dans tout ce que j’ai éprouvé, pensé, quelque chose qui ne m’appartient pas, qui n’est pas à moi. Evidemment, ce sentiment est renforcé par ma connaissance de la sociologie. Je suis effectivement le produit d’une histoire, je suis le produit d’une trajectoire qu’on peut objectiver. Les pensées que j’ai eues durant mon enfance etaprès ne sont pas l’expression d’une pure subjectivité. Le travail d’écriture, c’est perpétuellement cette mise au jour, cette mise en mots de cette chose-là qui ne m’est pas personnelle. Il y a quelques années, j’ai trouvé une bonne définition de cela dans les Méditations pascaliennes 15 de Bourdieu, lorsqu’il évoque de manière très dure les autobiographies traditionnelles (sourire) et où il dit que la seule possibilité, c’est de faire ce qu’il appelle une « confession impersonnelle ». J’aime beaucoup ce terme-là. J’ai eu une réflexion tout à fait spontanée lorsque Didier Eribon a donné un texte de Pierre Bourdieu au Nouvel Observateur 16 juste après sa mort, en le présentant comme une confession inédite, unrécit de sa jeunesse. Immédiatement, quand je l’ai lu, j’ai vu pourquoi cela pouvait être du pain béni pour Le Nouvel Observateur (sourire) ! C’était un texte qui n’avait pas vocation à être publié comme cela ! Il faut toujours faire attention au lieu où tombe un récit dans lequel l’auteur se présente comme dominé, comme issu du monde « d’en bas », quels sont les usages qui peuvent en être faits ! C’est ce que j’ai expliqué d’ailleurs personnellement à Didier Eribon, qui n’avait sans doute pas pensé à cela. C’est aussi pour cela que j’essaie moi-même un peu d’anticiper la réaction du lecteur… La contrôler, de toute façon, on ne peut pas !
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Au cours des recherches que j’avais menées dans le cadre de ma thèse 17, l’une de vos lectrices fidèles, enseignante, m’avait dit un jour en entretien : « Annie Ernaux, c’est Bourdieu en roman »… Cette formule m’avait beaucoup marquée… 18
Évidemment, le terme « roman » ne va pas, mais je pense qu’elle voulait dire « en littérature », « dans une forme littéraire »… Ça pourrait être une bonne formule, oui (sourire)…
Pour définir votre projet d’écriture, vous dites souvent que vous souhaitez « faire exploser le refoulé social ». Là encore, cette perspective n’est pas très éloignée de celle de la sociologie de Pierre Bourdieu, il y a un fort écho…
Oui, le terme « refoulé social », c’est évidemment dans la sociologie bourdieusienne que je l’ai trouvé. J’ai beaucoup parlé sur un texte comme La Place, et les mots qui me semblaient les plus justes et les plus appropriés pour évoquer ma démarche quand je produisais ce para-discours ou ce métadiscours sur mon travail – c’est curieux, mais avec les termes de linguistique, j’ai plus de mal, je les retiens moins bien que les termes sociologiques [rire] ! -, je les trouvais dans la sociologie, comme cette notion de « refoulé social » que je trouvais effectivement très appropriée à ma démarche. Mais ces termes me viennent toujours après coup… Le social, l’appartenance sociale sont pour moi les choses les plus déterminantes. C’est en tout cas cela qui m’intéresse de mettre en avant… Je crois que c’est plus déterminant que le genre, même si le genre a évidemment énormément d’importance. Je m’en suis rendue compte notamment dans la violence que me font subir les critiques ! Je ressens cela très fortement depuis Passion simple et, plus récemment, avec L’Événement 19 à propos de l’avortement. Mais là, je me suis dit que si je n’écrivais pas ce texte que j’avais envie d’écrire depuis 20 ans, si je n’allais pas jusqu’au bout, je me soumettais à la domination masculine.
On a évoqué tout à l’heure l’effet déculpabilisant qu’a exercée sur vous la sociologie de Pierre Bourdieu, qui vous a donné, comme vous le dites, un droit et même un devoir d’écrire…Il semble que toute cette œuvre fonctionne pour vous comme une injonction à agir : injonction à écrire, on l’a dit, mais aussi injonction à s’engager socialement et politiquement… La littérature semble pour vous intrinsèquement politique, elle est indissociable d’un engagement « dans le siècle »…
Oui, j’aime bien la notion d’injonction et celle d’engagement. Le mien date de la guerre d’Algérie, il préexiste largement à l’écriture ! Il a été renforcé par la prof de philo marxiste et chrétienne – nobody is perfect [rire] ! – que j’ai eue au lycée de Rouen. Elle a eu une importance, parce qu’avec elle, je me suis occupée concrètement en 1958 d’une famille algérienne qui habitait dans un baraquement à Rouen. Par la suite, l’écriture est devenue pour moi une forme d’engagement politique total, c’est un acte politique depuis les années 70. C’est un autre point commun entre moi et la sociologie de Bourdieu : on a reproché à Bourdieu son engagement politique parce que c’est un savant ! Les bras m’en sont tombés parce qu’il est évident que cette sociologie, dans la mesure où elle dévoile la violence symbolique, les hiérarchies sociales à travers par exemple l’analyse des pratiques culturelles dans La Distinction, la domination sociale…, a toujours été politique ! Quand Bourdieu s’est engagé sur le terrain du mouvement social de décembre 1995, c’était pour moi une évidence ! Il avait déjà pris position en faveur de la candidature de Coluche aux élections présidentielles. Et puis bien avant, il s’était engagé au moment de la guerre d’Algérie, même si je l’ignorais à l’époque… Cet engagement est donc très ancien ! Nathalie Sarraute avait dit une fois qu’elle avait des engagements politiques qui s’exprimaient au moment du vote, mais que l’écriture, c’était autre chose. Pour moi, c’est impossible ! L’écriture a forcément un sens politique. Il y a toujours un sens politique à ce que j’écris, parfois même indépendamment de moi-même. Cela m’a été reproché parce que l’engagement politique des écrivains n’est plus si courant que cela à l’heure actuelle ! C’est même presque incongru d’accoler les deux termes, « engagement » et « écrivain »… Par exemple, le D.A.L., l’association Droit au Logement, m’a appelée il y a une quinzaine de jours, parce qu’ils vont essayer l’année prochaine de rassembler des nouvelles pour les vendre et avoir des sous pour l’association. La personne m’a demandé si je ne pouvais pas lui donner des noms d’écrivains qui seraient d’accord pour participer, parce qu’à part moi, elle ne voyait pas, elle n’avait pas de nom [rire] ! Il y a très peu d’écrivains qui s’engagent politiquement. Mais je crois que ce qui a été le plus dérangeant pour une partie de la critique littéraire parisienne et des journalistes, c’est que mes livres ne délivrent pas de message politique clair, ce ne sont pas clairement des livres politiques, au sens militant du terme, comme ceux d’André Stil par exemple. Ce n’est pas : voilà ce à quoi je crois, voilà quels sont mes engagements [rire] ! Mais ils sentent bien au fond qu’ils sont politiques quand même (sourire), même s’ils ne voient pas clairement par où ! J’ai été qualifiée de « stalinienne » très vite, en 1984, au moment où j’ai publié La Place, dans une émission de Michel Polac, et dans Le Nouvel Observateur 20, à l’époque de la sortie de La Honte et de « Je ne suis pas sortie de ma nuit » 21, Jérôme Garcin estime que je suis « le dernier écrivain français vraiment communiste » [rire] ! Toutes proportions gardées, c’est un peu ce qui se passe avec la sociologie de Bourdieu ! C’est pour cela que les mêmes individus ne la supportent pas, parce qu’elle remet précisément en cause ce qui est institué. Après l’article que j’ai publié dans Le Monde après la mort de Bourdieu 22, alors que personne ne me l’avait demandé et que je ne propose jamais de textes au Monde, si je ne me suis pas fait que de amis, j’ai aussi reçu beaucoup de lettres de gens me disant qu’ils avaient ressenti ce que j’avais écrit. C’était important que je le fasse, j’étais poussée par une injonction là encore à laquelle j’ai répondu (sourire), c’était comme un devoir ou une dette à acquitter ! Il y a eu une vraie onde fraternelle, très forte, après la mort de Bourdieu, y compris — et c’est très intéressant — auprès de gens qui ne l’avaient pas forcément lu, mais pour lesquels Bourdieu représentait le gardien, le défenseur de quelque chose dans lequel ils se retrouvaient, qui était important pour eux. Bourdieu était des leurs, quelque part…
C’était vrai notamment pour des gens qui avaient un engagement politique ou syndical, pour des autodidactes. C’est incroyable, ça ! C’est très fort ! Personnellement, je ne l’ai jamais rencontré. Mais les gens qui comptent le plus pour moi, comme Simone de Beauvoir à un moment donné pour la condition des femmes, ou Pierre Bourdieu, je ne les ai jamais rencontrés. L’année dernière, cela aurait pu se faire quand j’ai participé au colloque de Cerisy, j’aurais pu le rencontrer, mais le planning a fait que nous n’étions pas présents les mêmes jours et ça ne s’est pas fait finalement… Mais je le regrette profondément [visiblement très émue]… Au fond, c’est peut-être la raison pour laquelle j’ai écrit cet article dans Le Monde…
Considérez-vous qu’in fine, la littérature, à l’instar de la sociologie, même si différemment, puisse servir d’« instrument de vigilance » ?
Vigilance, c’est même un terme faible, je trouve [rire] ! Bien sûr, mais j’irais même plus loin… Pour moi, c’est une arme de combat !
Sources
- Ernaux (A.). La Place, Paris, Gallimard, 1984.
- Cet entretien a été publié dans : Gérard Mauger, Rencontres avec Pierre Bourdieu, Éditions du Croquant, pp.159-175, 2005.
- Ernaux (A.). La Honte, Paris, Gallimard, 1998.
- Bourdieu (P.) et Passeron (J.-C.). Les Héritiers – Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964.
- Bourdieu (P.) et Passeron (J.-C.). La Reproduction – Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit, 1970.
- Baudelot (C.) et Establet (R.). L’École capitaliste en France, Paris, Maspéro, 1971.
- Ernaux (A.). Les Armoires vides, Paris, Gallimard, 1974.
- Bourdieu (P.). La Distinction – Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
- Ernaux (A.). La Femme gelée, Paris, Gallimard, 1981.
- Ernaux (A.). Ce qu’ils disent ou rien, Paris, Gallimard, 1977.
- Hoggart (R.). La Culture du pauvre, Paris, Minuit, 1971.
- Hoggart (R.). 33 Newport Street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises, Paris, Seuil / Gallimard, 1991.
- Ernaux (A.). Une Femme, Paris, Gallimard, 1987.
- Ernaux (A.). Passion simple, Paris, Gallimard, 1992.
- Bourdieu (P.). « Post-scriptum 1 : Confessions impersonnelles », in Méditations pascaliennes, Paris, Seuil/Liber, 1997, pp. 44-53. Notamment ce passage, souvent cité par A. Ernaux : « Je ne parlerai doncque très peudemoi, de ce moi singulier en tout cas, quePascaldit ‘haïssable’. Et si je ne cesse pourtant de parler de moi, il s’agira d’un moi impersonnel que les confessions les plus personnellespassentsoussilence,ou qu’ellesrefusent, pourson impersonnalitémême » (p. 44). P. Bourdieu précisait encore : « Celui qui prend la peine de rompre avec la complaisance des évocations nostalgiques pour expliciter l’intimité collective des expériences, des croyances et des schèmes de pensée communs, c’est-à-dire un peu de cet impensé qui est presque inévitablement absent des autobiographies les plus sincères parce que, allant de soi, il passe inaperçu et que, lorsqu’il affleure à la conscience, il est refoulé comme indigne de la publication, s’expose àblesser le narcissisme du lecteur qui se sent objectivé malgré lui, par procuration, et de manière d’autant plus cruelle, paradoxalement, qu’il est plus proche, dans sa personne sociale, du responsable de ce travail d’objectivation » (pp. 44-45).
- Bourdieu (P.). « J’avais 15 ans… », in Le Nouvel Observateur, n° 1943, 31 janvier – 6 février 2002. Texte publié sans autorisation de la famille de l’auteur.
- Charpentier (I.). Une Intellectuelle déplacée – Enjeux et usages sociaux et politiques de l’œuvre d’Annie Ernaux (1974-1998), thèse de doctorat de science politique, sous la dir. de B. Pudal, Amiens, Université de Picardie – Jules Verne, 1999.
- Dans l’entretien, cette enseignante de français en IUFM, âgée de 46 ans, née d’un père bottier et d’une mère concierge, coordinatrice de manuels de Français pour des classes de BEP, de secondes et terminales professionnelles, où figurent en bonne place des extraits des ouvrages d’A. Ernaux, précise : « Ce qu’elle a écrit, Annie Ernaux, ça m’a aidé, ça m’a aidé d’un seul coup à prendre conscience de quelque chose, à comprendre ou en tous cas à mettre des mots derrière quelque chose quime paraissait pas clair… […] Prof de Français de BEP depuis plusieurs années, […] je me posais la question de savoir […] pourquoi j’étais en lycée professionnel et non dans un lycée d’enseignement général, est-ce seulement par hasard ou par paresse, est-ce que c’est un choix, évidemment non, c’est pas un choix, même si on a envie de dire que c’est un choix, et c’est vraique j’avais lu un peu Bourdieu… […] Je crois… je dirais que c’est Bourdieu qui m’aide, qui m’a aidée à comprendre, et puis… il y avait des similitudes avec l’expérience décrite par AnnieErnaux. Et je me disais souvent… Annie Ernaux, c’est Bourdieu en roman ». On retrouve régulièrement cette connivence pointée par les lecteurs dans les courriers qu’ils adressent à A. Ernaux. Nous n’en donnerons que deux exemples : ainsi de cette étudiante en DEA en Sciences de l’éducation, résidant à Paris, qui écrit à A. Ernaux après la parution de Passion simple : « J’ai fait votre connaissance à l’occasion d’un examen, en licence de sociologie (ou en maîtrise ?) de l’éducation : le sujet portait sur un de vos textes, extrait de Ce qu’ils disent ou rien et sur un texte du sociologue Pierre BOURDIEU, tellement, tragiquement important. […] Dans ma pauvre bibliothèque, il n’y a que deux auteurs : vous, à gauche, dans la partie roman ; BOURDIEU, à droite, dans la partie sociologie » ; ainsi encore de cette enseignante en sciences économiques et sociales, âgée de 37 ans, née de parents instituteurs, d’origine rurale, résidant à Bordeaux, qui écrit à A. Ernaux après la parution de La Place : « Évidemment tu t’es fais traiter de stalinienne. As tulu les livres du sociologue P Bourdieu ? Si non, je crois que tu serais très intéressée : il y en a un qui s’appelle ‘la distinction, critique du jugement social’ et un sur les mécanismes de la reproductionsociale(etdel’exclusionlégitimée).Bourdieu estunutilisateurduProustsociologue qui sait si bien signifierles petitesdifférences de gesteset de motsqui font les grandesdistinctions sociales. […] L’exclusion sociale qui ne peut exister que par l’exclusion culturelle, tu la dis très bien ; de l’ensemble restreint des mots nécessaires de ton père tu rends bien compte de ce que Bourdieu appelle ‘l’amour de la nécessité’ ». Extraits parus dans Charpentier (I.), Une Intellectuelle déplacée, op. cit., pp. 450 et s. et p. 352.
- Ernaux (A.). L’Événement, Paris, Gallimard, 2000.
- Garcin (J.). « Annie Ernaux, la haine du style », in Le Nouvel Observateur, 16-22.01.1997.
- Ernaux (A.). « Jenesuispassortiedemanuit »,Paris, Gallimard, 1997.
- Ernaux (A.). « Bourdieu : le chagrin », in Le Monde, 05.02.2002.